La fermeture matérielle de morceaux de ville et la multiplication d’enclaves résidentielles constitueraient un ferment de fragmentation face à l’unité supposée de la ville. La fragmentation urbaine désignerait ainsi un processus de morcellement et d’éclatement entre des territoires urbains enclavés et enkystés, homogènes, repliés sur eux-mêmes et autonomes, contigus et aux limites étanches (Dorier-Aprill, 2001 ; Navez-Bouchanine, 2002). En Amérique latine, dans le contexte d’un retrait des pouvoirs publics de la protection des individus et de leurs biens, la violence urbaine et l’insécurité, en hérissant les quartiers de murs et de barrières, ont indéniablement contribué à la fragmentation spatiale et sociale de l’espace urbain, démantelant partout la confiance que peuvent avoir les citadins les uns envers les autres. Les résidences sécurisées et fermées sont accusées de contribuer à la fragmentation urbaine. Leurs habitants, retranchés derrière des murs, privilégieraient l’entre-soi et l’homogénéité résidentielle. Ainsi, la résidence sécurisée et enclose constitue un territoire au sens fort du terme : c’est bien un objet délimité en soi, identifiable empiriquement par des formes de fermeture matérielle (grillages, barrières, guérites, etc.), qui marque le retour – en ville du moins – d’une conception sécuritaire du territoire. C’est la matérialité forte de ses limites qui pose problème : elle jouerait supposément un rôle dans la construction identitaire de communautés d’habitants. La frontière matérielle est fréquemment interprétée comme une frontière sociale et identitaire sans que ne soient questionnés les rapports des habitants à ces territoires circonscrits, les rapports aux frontières matérielles qui les délimitent. Pourtant, d’autres processus moins visibles sont aussi à l’oeuvre. Les concepts géographiques de territorialisation et de territorialité s’avèrent particulièrement efficaces pour les analyser. Par rapport à d’autres concepts comme ceux d’espace, de spatialisation, de spatialité, beaucoup plus globaux et abstraits, les mots territoire, territorialisation, territorialité renvoient aux modalités et à la signification matérielles et symboliques du marquage identitaire, social et politique, sur les formes d’appropriation d’un espace et l’identification de celui-ci par des individus, des groupes, des acteurs sociaux. Même si certains géographes (Lévy et Lussault, 2003) ont raison de soutenir que le territoire est souvent un concept vague et trop polysémique, l’identification et l’appropriation constituent le prisme spécifique aux notions de territoire et de territorialité par rapport à d’autres concepts plus généraux ou même spécifiques. Le territoire géographique multiscalaire permet de saisir le passage de l’espace individuel à l’espace collectif quand les sociologues et les anthropologues ont fait des échelles sociales l’un de leurs principaux objets d’étude. C’est parce qu’un espace est délimité, parce qu’il est le support de ressources matérielles, de valeurs et de symboles créés par des acteurs, qu’il peut être le vecteur d’identifications collectives. La territorialité se construit à l’interface de l’individu, des groupes auxquels il appartient et des discours qui l’influencent. La géographie humaine analyse la façon dont les individus territorialisent leur espace par leurs pratiques, la manière dont le discours véhicule des représentations territoriales auxquelles les individus adhèrent collectivement, et enfin le rôle des pouvoirs dans la construction territoriale et dans l’identification des individus au territoire produit. Elle aide à comprendre comment la territorialisation des comportements et des pratiques des individus et des acteurs sociaux peut être un instrument de construction d’aires de compétence et de gouvernementalité politique. L’observation et la compréhension des territorialités des habitants des résidences fermées et sécurisées à différentes échelles de la ville (du logement à la métropole) conduit à interroger l’étanchéité de la limite territoriale, le lien entre sa matérialité et ses dimensions sociale et politique, bref le sens individuel et collectif de la limite. Le territoire n’est pas qu’un espace borné et délimité, soit …
Parties annexes
Bibliographie
- BABY-COLLIN, Virginie (2002) Estar en la ciudad y ser de la ciudad : convertirse en citadino en los barrios populares de Caracas y La Paz. Trace, no 42, pp. 38-53.
- BOUDREAU Julie-Anne, DIDIER, Sophie et HANCOCK, Claire (2004) Homogénéisation résidentielle et indépendance politique : de la sécession urbaine et autres incorporations à Los Angeles. L’espace géographique, vol. 33, no 2, pp. 131-148.
- CAPRON, Guénola (2004) Les ensembles résidentiels sécurisés dans les Amériques : une lecture critique de la littérature. L’espace géographique, vol. 33, no 2, pp. 97-113.
- DONZELOT, Jacques (1999) La nouvelle question urbaine. Esprit, no 258, pp. 87-114.
- DORIER-APPRIL, Élizabeth (dir.) (2001) Vocabulaire de la ville : notions et références. Paris , Éditions du Temps.
- GERVAIS-LAMBONY, Philippe (2003) Territoires citadins : quatre villes africaines. Paris, Belin.
- GOUËSET, Vincent et HOFFMANN, Odile (2002) Communautés, communautarisme. Un concept qui semble poser problème dans la géographie française. Espaces géographiques et sociétés, no 17, pp. 13-21.
- JANOSCHKA, Michael (2002) El nuevo modelo de la ciudad latinoamericana : fragmentación y privatización. EURE, vol. 18, no 85.
- LEHMAN-FRISCH, Sonia (2001) La rue commerçante dans l’expérience urbaine aux États-Unis : transformation et renouveau urbain des quartiers de San Francisco (1950-2000). Thèse de doctorat en géographie, Université de Paris-X Nanterre.
- LÉVY, Jacques et LUSSAUT, Michel (dir.) (2003) Dictionnaire de la géographie. Paris, Belin.
- LYNCH, Kevin (1998) [1960] L’image de la cité. Paris, Dunod.
- NAVEZ-BOUCHANINE, François (dir.) (2002) La fragmentation en question : des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale. Paris, L’Harmattan.
- VIDAL-NAQUET, Pierre et DOURLENS, Christine (2001) Des quartiers « hors-sol » dans la banlieue de Buenos Aires. Annales de la Recherche Urbaine, no 90, pp. 109-116.