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Discuter de la territorialité au sens strict, c’est invoquer la qualité juridique ou politique propre tenant à un objet géographique polymorphe, le territoire, qualité établie selon quelques caractères généralement admis de ce qu’il est (ou pourrait être). Cela dit, on peut admettre que de nouvelles territorialités émergent dans nos sociétés autant que dans le discours des géographes. Cela changera-t-il pour autant les caractéristiques de définition, d’élaboration et de représentation de ce qu’est un territoire ? Ou ne s’agira-t-il pas encore que de métaphores auxquelles emprunteront les diverses sciences sociales dissertant sur leur aspect spatial ?
D’après Le nouveau Petit Robert (2004), le territoire est d’abord une « étendue de la surface terrestre sur laquelle vit un groupe humain ». Au sens étroit, il peut n’être que la « surface d’une subdivision administrative » ou d’un espace sous juridiction, même s’il est plus ou moins organisé, déterminé, délimité ou temporaire [1]. Et plus précisément, c’est une « étendue sur laquelle s’exerce l’autorité [physique ou morale] d’une communauté politique ou économique » dont l’existence même dépend (ibid.) ; c’est l’assis de cette communauté qui et, par conséquent, s’y identifie et s’y investit. Normalement, un territoire porte un nom propre, un toponyme, qui s’applique à ses gens et s’adapte à sa géographie.
Un territoire est l’élément constitutif et définitoire principal d’une communauté [2], parce que formant l’extension spatiale et la limite de sa juridiction, sa compétence, sa sécurité, sa capacité de contrôle et d’exercice de ses activités privilégiées. Il est le contenant et le contenu de ses conditions physiques d’existence et de ses ressources. C’est un espace de vie et d’action essentiel pour ses membres qui y réfèrent sans cesse, même si le territoire ainsi reconnu n’en jouxte pas d’autres équivalents. Le territoire et la complexe relation de territorialité sont tout à la fois : enjeu, emprise, appartenance, identité et argument de conflits.
Ce qui définit et caractérise un territoire structure en bonne partie la communauté qui l’a fait sien en le déterminant (sens des lieux, limites de référence, finalité, voisinage, etc.), le délimitant (en soi, relativement, par découpage, en partition, ou en front seulement tout en délaissant son arrière-pays ou son intérieur), le démarquant (frontières, architecture), le nommant et même en le défendant au besoin. Toutes des activités géospatiales fort différentes ! Il faut voir le territoire comme polysémique ; c’est un terme porteur et pas seulement évocateur ou métaphorique, qui se distingue bien des qualités physiques propres au terroir, lequel n’est considéré qu’à une échelle locale (sauf au sens absolu).
Une dernière définition relève de l’éthologie, soit l’étude du comportement animal : la « zone qu’un animal se réserve et dont il interdit l’accès à ses congénères », le sens de zone référant ici à un contenu spatial, pas seulement à une surface terrestre. Au figuré, c’est « un endroit qu’une personne [ou une famille] s’approprie en y mettant des objets personnels » (ibid.), donc en s’y investissant et en y entretenant une relation spatiale particulière. Autrement dit, en y menant un processus d’élaboration, de prise de conscience ou de réalisation d’une appropriation, à la fois naturelle et délibérée : la territorialisation.
Discuter de la territorialité au sens commun, c’est évoquer l’interaction entre la conscience identitaire d’une collectivité humaine, même indéfinie, envers un lieu ou un espace plus ou moins déterminé mais bien compris par occupation, signification ou usage forts [3]. Il s’agit du pouvoir marquant que cette collectivité développe, exerce (ou non) et projette sur un espace au fur et à mesure qu’elle émerge, se constitue, se nomme, vient en contradiction (par le discours), en concurrence (sur le même lieu) ou en conflit (entre voisins, par delà une limite) avec une autre communauté et le territoire de celle-là (pour elle-même). Dans ce processus, un groupe aussi bien que l’État ont une forte propension à se territorialiser, à croire que le mythe de sa juridiction sur le territoire est historique. Cela justifierait de contester des limites ou emprises de groupes voisins, autant que de s’étendre sur des espaces perçus comme vides, sans droits et incontestés, car on n’y verrait pas de traces d’une autre occupation. À notre époque, les nouveaux territoires émergent surtout en milieux urbains et se révèlent au gré de formes diversifiées de représentation. Des territorialités émergentes surgissent aussi sur de larges espaces hors des villes, soulevant de grands enjeux : la ruralité, l’environnement, la forêt, les territoires autochtones
Le territoire, objet géographique
Un territoire s’élabore, se constitue à tous les niveaux d’échelle géographique [4]. En effet, c’est un construit abstrait (même chez les animaux) car s’étendant hors de la vue immédiate, c’est-à-dire qu’il est plus grand que le lopin de terre individuel ou l’îlot urbain. Quoiqu’il s’agisse d’une expression du pouvoir d’un groupe social (depuis le gang de rue jusqu’à l’empire maritime), il est bien un objet géographique qui nécessite une médiation, donc une représentation telle que la carte. D’ailleurs le sens et l’emploi courants des trois termes : État (plutôt que régime), territoire (plutôt qu’apanage) et carte (et cartographie) se sont développés vers la même époque des XVIIe et XVIIIe siècles. Auparavant, avec peu de cartes et sans cadastres graphiques, les rois et nobles d’Ancien Régime possédaient des terres et des fiefs, pas un territoire.
Quelle que soit la perspective prise pour considérer un territoire objectif ou la territorialité (économique, politique, administrative, juridique, militaire, etc.), même sous des termes tels que marché intérieur, audience, espace de vie, aire de diffusion ou colonie, il s’agit toujours fondamentalement d’un objet géographique dont la prise en compte est essentiellement une tâche de la géographie humaine. Il lui revient d’articuler au mieux les différentes facettes et significations symboliques du territoire, en particulier les nouvelles territorialités émergentes, en permettant d’interpréter les relations d’un groupe social avec l’espace, afin de comprendre un lieu, son sens, et toute situation particulière qui s’y produit, qui y a lieu. De plus, considérer le territoire comme multi-scalaire permet de passer du territoire individuel au territoire collectif, de retrouver les niveaux de pertinence. On ne peut affirmer que le territoire ait une finalité en soi, mais son sens doit certainement changer selon les niveaux d’échelle qui présentent divers degrés de complexité, d’emboîtement ou de perception. À partir du vécu des sujets, on peut voir comment ils se représentent leurs divers territoires et en identifient les limites.
Établir des limites territoriales fortes, par recouvrement entre les délimitations sociales et spatiales, impliquerait le renforcement de l’identité et de l’autonomie des sujets dans la double sphère privative et publique. Il faut pourtant admettre que les découpages (de toutes sortes) et les emboîtements formels (politiques ou administratifs) ne sont pas toujours satisfaisants, car on en change souvent les limites et même le nom. En changeant la définition ou les caractéristiques spatiales d’un lieu, on transforme l’objet géographique et sa signification. Peut-être que les systèmes d’information géographique (SIG) rendront plus aisé le suivi de la couverture et de l’évolution sociospatiale des territoires.
Arguments de méthode envers l’objet géographique
La tension entre une définition générale du territoire, en tant qu’objet géographique, et les modes d’exploration par les géographes des territorialités, celles émergentes autant que plus formelles, exige de dégager des avenues théoriques et méthodologiques à emprunter pour y réfléchir et en débattre. La contribution essentielle de la géographie humaine est alors de s’assurer avec pertinence de la valeur constitutive d’une définition appliquée à un territoire particulier, pour procéder directement à sa caractérisation. La nécessité vient de ce que les autres disciplines ou sciences sociales reposent souvent sur une conception simpliste, idéale et absolue de l’aspect spatial, comme s’il s’agissant d’une dimension donnée en soi. Il y a ainsi une grosse part de discordance et de confusion dans l’emploi d’expressions à la mode ou de l’adjectif territorial pris sans explication. Soumis à un tel opportunisme d’évocation du territoire, celui-ci ne serait pas un véritable objet d’étude, mais seulement un argument de justification externe, considéré neutre, à propos de n’importe quelle étendue.
Les arguments théoriques, méthodologiques ou techniques à envisager réfèrent à tout ce qui touche à des caractéristiques géographiques. Il y a divers types d’échelles, différentes sortes de limites, des subdivisions et des emboîtements, auxquelles s’ajoutent la toponymie, la localisation du coeur significatif (mythique même) et de l’extension perçue du territoire, les réseaux de circulation et d’échange qui le structurent, la distribution spatiale des signes d’occupation (depuis les sites archéologiques et les tracés d’arpentage primitif jusqu’au bâti urbain) sur le terrain et dans la documentation historique. Il y a aussi les caractéristiques d’objets géospatiaux associables à un territoire (du lot à bâtir jusqu’à l’empire colonial). Bref, tout ce qui accorderait une signification, une explication ou une interprétation pour justifier intrinsèquement la relation de territorialité objective par les groupes concernés. D’habitude, cette relation est endo-régulée, surtout s’il s’agit d’une territorialisation par un groupe social émergeant, ou exo-régulée, lorsqu’elle est contrainte par une délimitation externe des pouvoirs, des lieux, des limites, des accès (et même de leur nom).
Un territoire n’est pas un être en soi, immanent, sans lien avec un groupe social. Il peut prendre des formes hétérogènes, même quand il est défini par le pouvoir d’État. Il émerge et évolue comme un processus de construction sociale du groupe qui s’y retrouve. Il doit donc être à chaque fois redéfini par la communauté qui y pratiquera sa territorialité, dans les limites, conditions, caractéristiques et extensions d’un objet géographique qui soient significatives pour cette communauté.
Une société construit son identité sur la base d’un mythe dont font partie son territoire, ses limites et ses confins, et son nom. Cela devient le mythe justificatif dont le territoire est constitutif. Structurellement, tout territoire a son propre mythe. Et si un même espace territorial est objet de la concurrence entre plusieurs sociétés, pouvoirs, mythes et dénominations, il a à cet égard plus d’une mouvance (au sens premier du mot). Un territoire peut également changer de nom (ou d’adjectif locatif), de limites et même se déplacer au gré des époques sur d’autres espaces topographiques. L’ethnographie, l’anthropologie, l’arpentage, la toponymie et l’histoire sont requises pour identifier les caractéristiques de signification de lieux perçus comme étant des territoires, et pour en retrouver les justifications lorsque l’histoire documentaire, les archives, le cadastre ou les traces d’occupation du groupe concerné sont déficientes. Mais dans ces recherches inter- ou multi-disciplinaires, c’est à la géographie que revient la responsabilité de leur fournir une explication de l’aspect géospatial du territoire.
À propos des formes de relations spatiales entretenues par et entre des groupes ayant des perspectives très divergentes, concurrentes ou conflictuelles sur une même portion de territoire, il faut être en mesure de mener une analyse géographique de la situation. On devrait pouvoir rétablir la genèse des limites et du sens de chacun d’eux en ce lieu, et de la divergence dans leurs mythes et leur dénomination, ce qui mènera à préciser le point de contradiction ou d’opposition dynamique dans cette structure socio-spatiale particulière.
On assiste aujourd’hui à une instrumentalisation de la recherche fonctionnelle et de l’activité politique en regard du territoire. On lit et entend de plus en plus des expressions telles que administration ou la gestion du territoire, ressources du territoire, occupation du territoire, sécurité et protection du territoire (homeland), aménagement et développement du territoire, contrôle militaire ou policier du territoire, protection du territoire agricole ou forestier, territoires autochtones. Mais que penser d’expressions qualificatives du genre gouvernance territoriale, équité socioterritoriale, ou cogestion territoriale, sinon l’idée d’un nécessaire partage entre citoyens des responsabilités et des devoirs par rapport aux ressources territoriales. Cela n’est pas surprenant, puisqu’on semble confondre l’assujettissement du territoire (sujet passif de la relation qualifiée de territoriale) avec son instrumentalisation (objet actif), soit la capacité de s’en servir comme moyen d’établir et de pratiquer un pouvoir à l’égard d’un groupes dans un espace particulier. L’enjeu méthodologique devient alors de savoir comment utiliser le concept de territoire, en tant qu’objet géographique et qu’instrument de méthode, pour appréhender, décrire, caractériser et comprendre une situation particulière ou nouvelle sur le terrain.
La carte est le territoire
Dans les études de sciences sociales et comportementales, le territoire est absent ou négligé, au mieux présenté seulement en tant que simple donnée objective, telle que décidée, dessinée et vue sur la carte par des utilisateurs peu expérimentés. On prétend, de ce côté, que la carte n’est pas le territoire ! Il s’agit d’une fausse évidence qui devient argument creux pour discréditer l’instrument cartographique alors que le concept même de territoire n’a pu se développer sans elle, sans une représentation spatiale avant d’être politique. En effet, la carte est nécessairement la meilleure représentation d’un espace géospatial tel que le territoire, servant à caractériser cet objet de façon méthodique et en donnant une forme reconnaissable et détaillée qui peut ensuite marquer l’observateur.
Une géographie des représentations s’intéresse forcément aux diverses formes de cartes pour comprendre la détermination, l’usage puis l’aménagement du territoire. Elle rejoint le politique et le juridique par divers instruments de représentation et de gestion du territoire, tels que le cadastre, la toponymie, la municipalisation ou la carte topographique d’état-major. Ce sont des moyens pour exercer un pouvoir sur un territoire. Avec la production et la diffusion des cartes se pose le problème de la gouvernance, d’un partage des connaissances, des responsabilités et des devoirs par rapport aux espaces et ressources du territoire ainsi défini et représenté. Carte municipale, routière ou électorale, administrative, toutes les formes de cartes ne rendent pas compte de la même perspective territoriale, et pour cause. Mais nombre de groupes reconnaissent et affirment leur cohésion sociale par leur référence à des cartes montrant leurs limites (d’influence ou administrative), leur contenance, leur nom, leur position relative aux autres groupes.
Le territoire comme espace d’action
Le territoire où chacun s’affaire s’appellerait plutôt un espace d’action. Ce territoire significatif est en fait une multi-localisation parfois éclatée, sans limite sinon celle d’un front, au long d’axes de déplacements quotidiens ou préférés, entrecoupés de lieux éphémères, de zones ignorées, de paysages occultés, de bruit. La continuité de l’espace géographique défini dans des limites politiques ou topographiques se trouve remplacée par les trajectoires d’activités à saute-mouton que mènent les acteurs entre eux, et qu’il est nécessaire de décrire plutôt dans le déroulement de leur action avant que de les représenter sur une carte. On aura par exemple l’espace littéraire d’un récit, le parcours d’un commis-voyageur, l’étalement urbain, une enquête origine-destination, un rapport de mission. D’autre part, le territoire virtuel du cyberespace réfère à un espace d’information qui n’est plus contraint par les réseaux physiques. C’est au géographe de replacer cela dans un contexte géospatial, de recomposer les nombreuses descriptions et représentations d’un espace pour lui donner un sens et un cadre de l’action des individus. On doit interpréter les manquements (apparents, volontaires ou non, indicibles) dans les descriptions individuelles, parfois brèves ou imaginaires, d’espaces d’action autrement complexes. Mais on est bien averti qu’il faut prendre en compte la subjectivité inhérente à toute représentation tout en la confrontant au moins à la carte, sinon aux conditions identifiables sur le terrain.
Nouvelles territorialités urbaines : écho des Chantiers
La territorialité vague, sans définition ferme, ne serait que l’application de quelques modalités d’inscription symbolique, d’activités et d’investissements matériels d’un groupe émergent et de ses membres individuels dans un certain espace géographique. Elle n’est pas nécessairement politique ni économique dans son intention, mais appelle quand même le concept tout aussi émergent de gouvernance. L’enjeu touche aux cohésions territoriales, aux relations entre des collectivités et les territoires qu’elles occupent, aux stratégies spatiales qu’elles déploient, à toutes échelles selon l’unité spatiale concernée : le quartier ou la localité, la ville ou la région entière. Mais c’est souvent à la légère, dans un sens assez dérivé, restreint, métaphorique même, du rapport au territoire que la plupart des acteurs en traitent selon leurs intérêts ou les nécessités de leur discours ou encore de leur action sur le terrain, que ce soit envers leur propre groupe identitaire ou des concurrents territoriaux. La territorialité serait donc opératoire et fonctionnelle, apparaissant au gré de la fragmentation ou de la recomposition (agrégation) de groupes sociaux émergeant dans des milieux préexistants.
Dans les cas cités en exemple lors de la séance sur la géographie des nouvelles territorialités, on aborde à l’échelle locale en milieux urbains (ou en périphérie) des thèmes aussi divers que les représentations sociopolitiques de la participation démocratique et l’analyse multivariée appliquée aux zones de recensement.
Parmi les thèmes cités de nouveaux territoires émergents apparaît un cas caractéristique, bien identifié, mais souffrant d’une définition moralement connotée qui évolue encore, soit une « ségrégation urbaine comme mode de distanciation sociale dans l’espace » (voir la contribution de Guénola Capron plus loin dans cette section). Il s’agit des collectivités urbaines privées ou en copropriété, fermées et même clôturées (gated communities), qui forment des enclos [5] résidentiels sécurisés, que ce soit en milieu urbain dense ou en rase campagne. La création de telles frontières matérielles, témoignant d’une fragmentation à la fois sociale et spatiale par recouvrement, participe à l’évolution récente de la morphologie urbaine partout dans les Amériques. Ces nouveaux territoires endogènes expriment une réactualisation de territorialités différentielles, plus ou moins communautaires ou homogènes selon les échelles, le marché immobilier des alentours, la sécurité, l’identité et l’accès au centre-ville. Même la toponymie de ces collectivités nouvelles, choisie par leurs promoteurs originaux comme des arguments de mise en marché, marque une forte distinction envers l’environnement immédiat ou le voisinage.
À part leurs fortes limites matérielles sensées être à la base de la construction identitaire, une caractéristique géographique intéressante à étudier en ce cas est le réseau spatial que ces résidents entretiennent surtout avec des milieux extérieurs, semblables et attractifs pour eux. Cela se fait au détriment de leur localisation réelle et de leurs rapports avec le voisinage, qui n’ont plus rien à voir avec leur espace d’action éclaté. On sait qu’en général peu d’individus connaissent bien l’ensemble de leur territoire d’appartenance, alors qu’ils sont plusieurs à mener des activités au-delà : leur espace d’action interne ne concordant avec le territoire de leur communauté qu’au coeur et dans quelques portions plus fréquentées. Dans le cas des cités clôturées, leurs limites matérialisées quasi étanches autour d’unités homogènes, si reconnaissables empiriquement, conditionnent des formes hétérogènes beaucoup moins fortes d’identification locale. Du fait que les limites restent poreuses pour eux, bien des résidents développeraient plutôt leur espace d’action externe par des relations complexes vers la ville-centre ou ailleurs, avec pour résultat des territorialités fragmentées, mobiles et indéfinies, suivant diverses échelles et composant des représentations des lieux et réseaux socio-spatiaux en constante évolution. Plusieurs prennent maintenant pour acquis et normal de déménager plusieurs fois, de ne pas habiter un territoire d’identité ou d’appartenance, mais sécuritaire et de convenance.
Le rapport au territoire pourrait s’étudier selon diverses approches (par exemple la phénoménologie et le structuralisme) qui relève d’une géographie des représentations territoriales que le citoyen, le résident, le consommateur a de son milieu de vie. Cela permettrait d’étudier et de discerner un espace vécu parmi des espaces perçus, ou de questionner le sens pratique accordé aux limites physiques ou politiques de la communauté d’appartenance.
Le territoire constituant l’assise spatiale de l’État et de sa juridiction, à toutes échelles, il est dans ses limites le contenant de la citoyenneté et de l’identité. En sociologie politique, par exemple, on peut distinguer trois systèmes selon une échelle urbaine d’espaces locaux vécus ou perçus, plus ou moins délimités et emboîtés : le district électoral, le quartier et le voisinage (Sandra Breux). Leur influence sur le citoyen peut se révéler respectivement par le scrutin municipal, la démocratie participative ou l’engagement associatif. Ces aires formelles, à peu près superposées, pourraient être constitutives du sens géographique d’une territorialité par l’engagement et la gouvernance, qu’elles devraient donc caractériser ou influencer de diverses manières. On cherchera à observer si le confort du citoyen envers des segments de la limite agit comme un repoussoir vers l’intérieur identitaire, et à l’inverse comme un repoussoir des autres au-delà, là où on ne se sent plus chez soi. Alors, la relation au milieu de vie en tant que représentation identitaire (sociocognitive) ou politique (au sens de représentative) sera bien géographique, car certaines des conditions d’une territorialité émergente et qui se construit apparaîtra finalement comme constitutive du sens et d’un engagement possible. Il peut donc y avoir concordance, ou non, entre le territoire institutionnel et le territoire de l’individu, dans le cas des modifications au zonage ou à la toponymie, par exemple.
Dans le cas de récits littéraires, les limites du territoire du personnage sont habituellement occultées, même les toponymes des lieux évoqués ne sont souvent que des localisateurs neutres. On y aborde parfois des éléments d’élaboration du sens par des descriptions ou des mises en relation géographique qui ne sont pas seulement liés à la suite dramatique, comme tel édifice ou coin de rues identifiés, ou tel lieu générique à la fonction évocatrice (un bar, le métro, un poste de police). Ainsi, du point de vue de personnages de polars montréalais (Mathieu Le Bel), l’espace urbain chaotique subit une transition dans la signification des lieux (le sense of place) du détective vers la territorialisation de son espace d’enquête. Il évolue d’un récit descriptif et en surface de la ville (tel un chauffeur de taxi), vers un autre type d’exploration de réseaux de connaissance branchés qui constituent un espace d’information (du détective) transcendant l’éclatement des territoires urbains en tant qu’espaces de flux ou d’action (ceux des vilains). Ces lieux morcelés, sans limites (indéfinis, comme le monde interlope et la littérature elle-même) ni échelle, seraient reconnaissables mais peu significatifs ni constitutifs de sens géographique en soi. Par contre, la territorialité émergente exercée par les gangsters serait plus explicite.
À l’opposé des approches qualitatives (politique ou littéraire), l’étude des territorialités émergentes ne peut pas non plus reposer seulement sur des moyens et des méthodes formelles de collecte et de traitement des données sociodémographiques. L’approche des méthodes quantitatives multivariées, appliquées à la désagrégation des données de recensement, se bute au problème du très dense découpage territorial fluctuant d’une campagne à l’autre. Devant les risques, certains doutent de leur capacité réelle à extraire des informations et connaissances fiables, sans autres contrôles, du calcul des tendances de corrélation, d’agglomération, d’isolement, de dispersion ou de concentration géospatiaux à plus grande échelle. Elles ne semblent pas permettre aisément, même avec des assemblages de méthodes et sources de données, de fournir une représentation d’espaces socioéconomiques ou culturels de thèmes tels que le territoire de la pauvreté (Philippe Apparicio) dans une grande ville ou une région. Les analyses spatiales selon de multiples niveaux d’échelles sont aussi en fonction de la localisation, la distance et l’accessibilité (ou mobilité) par rapport aux réseaux de transport et aux zones de services ou d’emploi. Les secteurs de recensement officiel en milieu métropolitain ne permettent pas d’identifier, de localiser, de délimiter ni de qualifier les microzones de pauvreté plus petites, indéfinies et insoupçonnées, alors qu’un tel phénomène transgresse les limites de découpage et d’autres réseaux ou structures sociospatiaux. Par chance, ces limites de secteurs de recensement sont conçues d’habitude pour correspondre à un large jeu de critères sociodémographiques afin de cerner des unités de voisinage représentatives, crédibles et utilisables. Il peut donc y avoir surdétermination. Par ailleurs, les analyses spatiales effectuées sur des bases de données cartographiques (à référence spatiale) deviendraient plutôt un champ relevant de la géomatique et de la visualisation, et pas seulement pour l’affichage des données et des résultats.
Nouvelles territorialités dans le pays
Pour certains, la géographie viserait l’étude du paysage, qui serait le reflet du territoire abstrait et sa médiation avec l’espace concret. Mais le paysage a-t-il, construit-il du sens entre les deux ? Le paysage, devenu un argument identitaire, donne lieu à des conflits permanents, car les gens vivant tous localement dans un même paysage, ils ne l’habitent pas de la même façon et ils s’activent politiquement à le préserver ou à le transformer. On l’a vu au Québec avec les (dé-)fusions municipales récentes, alors que l’identité perdue se confondait avec le paysage, qui devenait un synonyme de la territorialisation. Pour être mieux compris, pour vulgariser et interpeller les citoyens à propos de leur espace identitaire, les paysages seraient des images immédiatement accessibles de portions du territoire et leur donneraient du sens et une valeur. Ces représentations paysagères invoquent la beauté ou l’harmonie et sont donc symboliques, survalorisées alors que d’autres sont déclassées ou menacées. Pour attirer les gens et être contemplé, le paysage doit être accessible, surtout par la route, pour paraître un critère de choix, quoique éphémère ou sélectif, entre des lieux aux avantages comparatifs plus importants mais d’égale valeur.
Cela peut influencer les investissements dans l’établissement résidentiel et le développement économique, modifier les flux migratoires et les dynamiques spatiales entre différents territoires, et occasionner des fractures territoriales entre les petites localités, les grandes villes, les banlieues et le monde rural. Bien que le discours engagé sur le paysage soit émergent, celui-ci se distingue du territoire en ce qu’il doit être accessible et réduit à l’échelle locale, qu’il n’a pas de limites autres que le point de vue, qu’il n’est pas aisément cartographiable ni analysable en soi. Le paysage seul ne peut être qu’un argument de caractérisation portant sur la signification d’une portion de territoire.
En revanche, l’omniprésente crise environnementale, qui provoque des transformations sociales et économiques, est aussi une crise de sens géographique qui concerne les rapports société-territoire et qui requiert force de cartographie et d’analyses spatiales. Elle révèle une dé-territorialisation progressive avec la démultiplication des limites applicables à divers écosystèmes et écoumènes et des zones d’exploitation, de protection ou de développement du territoire. Cette nouvelle territorialité engage des significations et des valeurs telles que le développement durable, l’équité économique, la gouvernance démocratique plus participative, la ruralité et le terroir, et la prise en compte d’une identité régionale. La géographie, sous des vocables comme aménagement du territoire, études environnementales ou développement régional est replacée au coeur de l’enjeu.
Il existe tout de même une territorialité divergente mais aussi fondamentale, celle des Autochtones, dont l’esprit et les ressources ne réfèrent ni à un centre ni à des limites, mais à une extension sentie qui se passe de cartographie précise et de toponymes fixes. La signification de leur territorialité est encore sans véritable justification politique mais plutôt liée à la pratique ancestrale d’un territoire auquel on appartient (et non l’inverse), dont on dépend. La rencontre et les rapports entre les autochtones et la société occidentale se fait en dichotomie sur des territoires qui se superposent tout en s’ignorant ; cela ne concerne pas que la manière de vivre. Les autorités civiles ont peur de se faire prendre des territoires par les Autochtones, alors qu’il s’agit de bien d’autres choses que de perdre un pouvoir de taxation. Il faut recourir à l’ethnographie, à l’anthropologie et à la géographie culturelle pour retrouver leurs traces d’occupation et d’identification, souvent sans l’aide de l’histoire documentaire officielle. Pour la géographie, les Autochtones ne se placent plus à la périphérie ; ils réorientent plutôt, à partir du Nord dans ce cas canadien, sa perspective.
Conclusion
Pour étudier la territorialité, la géographie humaine reconnaît au territoire, en tant qu’objet géographique, certaines caractéristiques générales à priori. Celles-ci devraient s’appliquer au territoire défini, délimité et stabilisé des entités politiques, mais permettre aussi de considérer plutôt les territoires émergents, c’est-à-dire révélant des relations de territorialité nouvelle. Les territoires de droit (politiques, administratifs) ont été étudiés dans toute l’étendue de leurs composantes, pas toutes si formelles d’ailleurs : le terroir, l’arpentage des terres et leur appropriation, le sous-sol et l’exploitation des ressources naturelles, le domaine public, les frontières et leurs effets propres, l’espace aérien, les eaux territoriales, les marches militaires et les colonies, l’extraterritorialité. Les territoires économiques et culturels, hors du strict cadre politique des États-nations, sont instables et fluctuants, se superposant au gré de l’accaparement de parts de marchés spatialement distribuées et de la diffusion des langues sans nécessairement avoir de continuité.
Si le territoire est fondamental et semble pour d’aucuns naturel, il n’est pas pour autant un objet définitif en soi, mais un construit abstrait. La contribution essentielle de la géographie à l’étude de la relation de territorialité devrait donc reposer sur une définition constitutive du territoire. On peut bien considérer l’objet géographique qui en résulte, en le nommant et en reconnaissant quelques-unes de ses limites et son extension, mais il peut surtout servir comme instrument principal pour étudier et comprendre les situations émergentes dans leur rapport à l’espace aux échelles géographiques. Cela contraste avec la perception simpliste, idéale et absolue qu’ont les autres sciences sociales envers l’aspect spatial de leurs propres objets d’étude, d’autant plus que bien des géographes semblent eux aussi prendre le territoire comme allant de soi, l’invoquant absolument dans leur discours.
Or la territorialité, c’est bien encore et toujours un certain ensemble de relations qu’un groupe humain entretient avec un certain espace qu’il perçoit et reconnaît comme particulier et qui, pour lui, vaut la peine d’être choisi, au risque d’avoir à le déterminer, le délimiter, le démarquer et donc à le défendre. Ce sont toutes les activités géospatiales des membres de ce groupe constitué ou formel, ou émergent et en organisation, qui par leur espace vécu et perçu, leur espace d’action, résultent en leur territoire auquel s’identifier. Au géographe de se pencher en suivant la méthode scientifique sur la genèse, l’assemblage et la caractérisation des composantes en jeu lors de la constitution d’un territoire particulier tel que vécu, reconnu et nommé par son groupe d’appartenance, et de celles qui lui manquent ou qui sont contestées de l’extérieur par des groupes concurrents.
Divers types de territoires émergents apparaissent, à peine évoqués d’abord, encore imparfaits, superposés à d’autres territoires antérieurs ou plus formellement établis (politiques ou administratifs) par des groupes d’acteurs en formation, mais contrôlant au moins leur mobilité ou leur localisation. Sans n’être que des redécoupages administratifs ni simplement des évocations éphémères, ils ont quand même des vertus identitaires ou symboliques, mais polysémiques, tout en étant habituellement perçues comme endogènes ou immanentes (par exemple le terroir) à tel groupe en tel lieu. Mais l’espace territorial est trop étendu pour le comprendre directement, il faut recourir à des formes de médiation et de représentation (découpage, récit, modèle), en particulier la carte géographique porteuse des significations propres à ce groupe humain et à son territoire, même encore rêvé.
Le territoire, la territorialité et la territorialisation ne peuvent utilement se résumer à des qualités ou caractéristiques vagues ou très simplifiées de forme, de représentation sociale ou de processus comme : la spatialité, la forme d’implantation du cadre bâti, l’image cartographique, le milieu de vie, le paysage, l’espace d’action, le discours identitaire ou conflictuel, l’environnement, le toponyme ou le cyberespace. Mais on peut voir à travers cela ce qui semble manquer pour générer des connaissances géographiques nouvelles.
La géographie humaine délaisse la simple description des espaces au profit des pratiques qui transforment le territoire, de la compréhension des situations de groupes d’acteurs localisés et de la représentation (cartographique, littéraire, paysagère, toponymique, ou autre) de leurs espaces d’action. Traitant de l’extension et des limites, à différentes échelles spatiales, d’un territoire nommé dans sa signification et son usage, elle étudie les représentations de ce qui est essentiel : une substance géographique de la territorialité, une explication géographique du monde.
Parties annexes
Notes
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[1]
Pensons aux illimités, puis redécoupés Territoires du Nord-Ouest canadien, aux territoires non organisés (TNO) dans les municipalités régionales de comté (MRC) au Québec, aux Territoires palestiniens occupés ; un territoire est alors un espace géographique dépendant et précaire, en attente d’un vrai statut juridique.
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[2]
Le terme communauté recouvre ici le concept d’une collectivité ayant des aspects identitaires forts.
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[3]
On évoque par exemple le territoire national, colonial ou militaire, un territoire libre, le territoire indien.
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[4]
Alors que le terroir n’est considéré qu’à l’échelle locale.
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[5]
Noter que le mot enclave est généralement inapproprié pour décrire une telle situation, sauf s’il s’agissait d’une portion du territoire d’une corporation municipale complètement entourée par une autre.