Dans son étude sur les relations entre Français et Amérindiens en Amérique du Nord, Les indiens, la fourrure et les blancs, Bruce Trigger (1992) nous donne une image éloquente de la matérialité de l’histoire. Parlant des colons du début du XIXe siècle dans ce qui est aujourd’hui l’Ontario, il mentionne comment, en labourant la terre, ceux-ci tiraient du sol des outils et des objets produits par les Autochtones ou obtenus par le biais de la traite avec les Européens. Étant peu conscients de la valeur de ces objets, les colons les considéraient comme des curiosités plutôt que comme des artefacts détenant un intérêt pour les sciences historiques. Seule la partie Nord du comté de Simcoe, où les sites hurons contenaient tellement de haches de métal que des brocanteurs se donnaient la peine de visiter les fermes pour les acheter, suscitait un certain intérêt pour le passé (Trigger, 1992 : 19). La force de l’image de Trigger provient du fait qu’elle illustre à quel point l’expansion géographique des colons – propulsée par leur volonté de remuer la terre pour la mettre à profit – remue également la géographie autochtone. Les artefacts exhumés dans les champs labourés renvoient à des formes d’organisation sociale et territoriale précédant l’arrivée des Européens mais qui se poursuivent également au-delà du contact, comme l’exprime la présence d’objets européens. Toutefois, comment faire parler ces objets ? Muets pour les colons qui ne savent pas les décoder, ils se métamorphoseront sous le marteau du forgeron ou retourneront tout simplement à la terre plutôt que d’être documentés et analysés, comme les archéologues le feront plus tard. Dans une logique binaire, l’ancien monde sera relégué à la géographie, espace de la nature, alors que le nouveau monde prendra le relais de l’histoire et, par conséquent, de la culture, de la politique et de l’économie. Puisqu’elle cherche à intégrer pleinement histoire et géographie, la géographie historique peut-elle donc faire des espaces autochtones du passé son objet d’étude ? Cette question guide en grande partie mes recherches sur la géographie historique du Nord, plus particulièrement du Nord québécois . Si la forme du territoire est déterminante pour l’histoire des peuples, la géographie nous donne ici certains avantages pour recouvrer les paysages originaux des sociétés nomades ayant exploité le territoire. La rigueur du climat, l’étendue des espaces, le manque de repères culturels sur le terrain sont autant d’éléments repoussants pour la frange pionnière européenne et protecteurs pour la territorialité des peuples autochtones de ces régions. Alors que les peuples iroquoiens semi-sédentaires qui occupaient la vallée du Saint-Laurent et le sud des Grands Lacs ont vu leurs territoires investis et progressivement réduits par les Européens à partir du XVIIe siècle, les groupes algonquiens nomades ont pu conserver une plus grande autonomie tout en s’intégrant à une économie de marché – principalement par la traite des fourrures, du moins jusqu’au début du XXe siècle et de l’exploitation à grande échelle des ressources naturelles (Francis et Morantz, 1983 ; Morantz, 2002). Dans ce qui suit, j’aborderai deux angles de questionnement en ce qui a trait à la géographie historique des espaces autochtones et, de façon plus globale, à l’humanisation du territoire québécois. J’explorerai d’abord les mécanismes à travers lesquels l’histoire coloniale contribue à la marginalisation des Premières Nations. Par la suite, j’aborderai comment cette vision étroite du passé et du territoire alimente le maintien d’une logique de diffusion du progrès vers un Nord perpétuellement conçu comme existant en dehors de la modernité. En conclusion, j’examinerai brièvement l’impact de cette vision sur l’écart culturel et économique qui existe entre le Nord et le Sud …
Parties annexes
Bibliographie
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