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L’être humain est par sa nature même tributaire d’un environnement. Le pouvoir est par essence un principe d’organisation du vivre-ensemble. Ce vivre ensemble s’exprime et se construit sur le territoire. De là sans doute cette idée, vieille comme le monde, de jumeler géographie et politique. Ainsi, géographie politique, géopolitique, enjeux politiques de la géographie, rivalités de pouvoir et territoires, et d’autres encore font autant d’expressions qui évoquent les influences réciproques du géographique et du politique sur la dynamique interne des sociétés et sur les rapports que celles-ci entretiennent entre elles. Des influences qui n’agissent pas dans le cadre d’une réciprocité déterminée et immuable, mais qui varient dans leurs modalités et leur portée selon les contextes régionaux, historiques et techniques. Mais comme s’interroge Frédéric Lasserre en introduction de son texte, la géopolitique permet-elle encore de comprendre le monde, ce monde qui se transforme profondément sous le coup d’une modernisation qui progresse et qui modifie autant la signification des frontières que les rapports des sociétés et des individus à leur territoire ? Qu’en est-il de ces influences ? De quoi sont-elles signficatives ? Le fait de s’y arrêter procure-t-il un éclairage permettant de mieux comprendre certaines réalités sociopolitiques ? Toute analyse doit tenir compte des transformations profondes qui affectent notre monde, mais le rapport nécessaire entre politique et géographie reste toujours le même. C’est d’ailleurs ce qui ressort des contributions de la table ronde sur les enjeux politiques de la géographie. Chacune à sa manière permet de souligner le lien entre pouvoir et géographie, tant à l’échelle intraétatique qu’interétatique.
Le développement de systèmes cadastraux pour un aménagement durable du territoire
Francis Roy aborde le thème de la table ronde par le biais de l’évolution et du développement des systèmes cadastraux. Cette réflexion constitue une véritable invitation à réfléchir sur les enjeux politiques de la géographie. L’évolution des cadastres tout au long de l’histoire montre bien qu’ils ont été une solution technique à des préoccupations liées à la gestion du territoire. Mais il semble aussi bien évident que le cadastre, peu importe l’époque, est édifié par le pouvoir, soit-il féodal, étatique ou autre, et exprime la volonté de ce dernier de connaître et de recenser les ressources, de connaître et de maîtriser l’occupation du sol et de mettre en valeur de nouvelles terres. Comme pourrait le dire Yves Lacoste, on se rend bien compte que le cadastre ça sert, d’abord, à connaître, contrôler, gouverner.
Il y a aussi l’instrument tentaculaire qu’est devenu le cadastre en raison de ce que Francis Roy appelle une modernisation conceptuelle et méthodologique importante au cours des derniers vingt ans. Avec l’avènement de la géomatique, se sont développés de véritables systèmes d’information qui rejoignent des préoccupations aussi diverses que la description du parcellaire, la fiscalité et la sécurité des titres fonciers, mais aussi la gestion publique du territoire, la planification de l’aménagement, la protection de l’environnement et la mise en oeuvre du développement durable. Nous sommes ici en pleine jonction du géographique et du politique et ce qui frappe est la portée énorme que la géomatique et les systèmes d’information géographique ont conféré au cadastre. Les systèmes d’information géographique sont devenus dans bien des sociétés un instrument incontournable de prise de décision touchant l’aménagement du territoire et le développement régional. De là, l’intérêt qu’il y a, dans toute société qui se veut démocratique, à se préoccuper de l’accès à cette banque inestimable d’information et à cet outil d’analyse irremplaçable pour le mettre à la disposition non pas d’un seul acteur, l’Etat, mais de tous les acteurs ou groupes d’acteurs.
Des rivalités de pouvoir sur des territoires… de la pertinence de la géopolitique
La contribution de Frédéric Lasserre représente un plaidoyer convaincant en faveur de l’approche géopolitique. Plaidoyer fondé sur trois brèves études de cas qui mettent bien en relief les rivalités de pouvoir que peuvent entraîner des données de nature géographique comme un passage maritime en devenir, l’eau et les espaces frontaliers. Qu’il suffise ici d’évoquer brièvement l’un des cas retenu par Lasserre : l’équation changements climatiques/souveraineté dans l’Arctique. On sait que la fonte des glaces arctiques devraient permettre avant longtemps d’ouvrir à la navigation les passages du Nord-Ouest et du Nord-Est entre l’Atlantique et le Pacifique. Or ces routes potentielles représentent pour le Canada et les États-Unis des enjeux commerciaux et stratégiques majeurs. Dans une telle perspective, que vaut la prétention canadienne voulant que les eaux des détroits arctiques soient des eaux intérieures qui relèvent de sa seule souveraineté et, de ce fait, non soumises au droit de passage inoffensif et de transit comme l’est tout détroit international ? On peut donc se demander si la pression américaine, tempérée jusqu’à présent, se fera plus musclée alors que les changements climatiques augmentent grandement la portée géopolitique de la région. Dans le même ordre d’idée, on peut aussi se demander si de tels évènements climatiques ne vont pas avoir des répercussions plus au sud, à l’échelle canadienne cette fois. Songeons ici, par exemple, à une baie d’Hudson devenue navigable à l’année dans vingt-cinq ans et faisant de Churchill au Manitoba un sérieux rival pour le port de Montréal.
Pertinente, la géopolitique ? Pertinente oui sans aucun doute, si elle a comme objectif de mettre en évidence des forces qui parmi d’autres modèlent ou influencent le devenir des sociétés, devenir qui dépend de facteurs à la fois géopolitiques, historiques, économiques, culturels qui se conjuguent de façons diverses et s’avèrent plus ou moins décisifs selon les circonstances. Pertinente donc la géopolitique, si elle évite, comme Frédéric Lasserre prend soin de le souligner, d’« élaborer une quelconque théorie générale et prédictive des relations entre l’être humain, son milieu et l’Histoire ».