FR :
Dans Fanaticism: The Uses of an Idea (2010), Alberto Toscano dénonce la tendance actuelle à qualifier de « fanatique » tout comportement extrémiste, voire d’entêtement sur des questions sociales. Notre époque semble résolue à « écraser l’infâme », à poursuivre le noble combat entamé au XVIII e siècle contre l’intolérance, croisade toutefois bancale car fondée sur une vision réductrice que l’Occident se fait du danger qui la guette. Aveuglée par ce que Slavoj Žižek nomme la violence visible et subjective – par exemple celle d’un attentat à la bombe –, l’époque contemporaine négligerait de considérer la violence systémique, conséquence désastreuse du fonctionnement de nos systèmes économiques et politiques, ceux-là en grande partie, comme le rappelle Toscano, hérités des Lumières. Ce sont ces forces sournoises mais dominantes que Mathias Énard démasque dans son Bréviaire des artificiers (2007), récit autodérisoire de 113 pages qui cherche, dans un concentré de références littéraires et politiques évoquant autant Virgile, Pascal, Hugo et Flaubert que Proudhon, Mao, Ben Laden et Kadhafi, à « éveiller les masses » abruties par la télévision et les actualités qui tendent à laisser penser que la principale menace à la paix séculaire de notre société s’incarne dans la figure du kamikaze ou du tueur de masse. Récupérant l’esthétique d’un conte voltairien et la dialectique maître-esclave hégélienne, et rappelant sur le ton érudico-ironique propre à Énard la genèse des fanatismes contemporains, ce « manuel de terrorisme à l’usage des débutants » contribue, par un volte-face que seul peut-être le permet une oeuvre littéraire, non pas à parfaire la formation de l’individu subversif cherchant à « secouer le joug ancillaire », mais à décrire le climat global de peur et d’insécurité engendré par un terrorisme plus insidieux qu’explosif et à enseigner, à ceux susceptibles d’en bénéficier, les moyens de perpétuer ce monde bâti sur les artifices.