Comme le suggère opportunément le sous-titre de l’ouvrage, les rencontres entre droit et psychiatrie sont malheureusement trop rares, et c’est une des raisons de nous féliciter de ce livre qui explore la quérulence, aux confins des deux disciplines. Tantôt fléau judiciaire, tantôt dérangement de l’esprit (p. 1), la quérulence interpelle aussi bien l’une que l’autre. Les auteurs soulignent clairement les pré-misses de cette double approche dans la première partie de leur ouvrage. Les psychiatres allemands d’abord, puis les aliénistes français ensuite ont commencé à étudier cette maladie psychiatrique. Les auteurs montrent de manière passionnante que cette naissance en terre allemande n’est pas le fruit du hasard : elle accompagne le formidable essor de la science juridique allemande dans la seconde moitié du xixe siècle. La q uérulence y gagne peu à peu son autonomie, se détachant de la paranoïa et des autres affections mentales. Dans le monde anglo-saxon, ce sont plutôt les juristes qui se sont efforcés d’adopter pragmatiquement des mesures pour limiter ou interdire l’accès au prétoire des quérulents, des vexatious litigants : ils ne peuvent plus déposer une plainte ou engager une procédure nouvelle sans autorisation judiciaire. C’est ainsi que 219 plaideurs sont considérés comme vexatious litigants par la Haute Cour d’Angleterre et du Pays de Galles en 2022 (p. 24), le nombre étant beaucoup plus élevé aux États-Unis (p. 25). La thématique des plaideurs quérulents a inspiré de nombreux articles aux chercheurs, se nourrissant de plusieurs disciplines dans le prolongement des cultural studies. Pourquoi cette absence de médicalisation de la quérulence dans le monde anglo-saxon ? Les auteurs répondent à cette question de manière passionnante et pertinente : l’individualisme qui imprègne le monde anglo-saxon, la méfiance envers l’État, engendrent une certaine tolérance : « ce n’est pas une tare psychique que de défier de façon répétée les plus hautes autorités, même si cela encombre les tribunaux » (p. 29). Les difficultés de tracer une frontière entre liberté et contrainte, individualisme et pathologie ont dominé les débats devant le Law Reform Committee au Parlement de l’État australien de Victoria en 2008 (p. 30). Les auteurs citent les controverses, les doutes et les hésitations des uns et des autres, nécessitant la mise en place d’une véritable stratégie de gestion du déraisonnable (p. 33), engendrant la diffusion de Pratical guides, proposant des conseils pour gérer les différentes attitudes, parfois agressives, des plaideurs quérulents. La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la situation juridique de la quérulence en droit civil et en common law. En droit québécois, les auteurs montrent que l’appréhension de la quérulence a d’abord été rattachée à la théorie de l’abus de droit, usage déraisonnable d’un droit, à travers plus précisément l’abus d’ester en justice. Le terme de quérulence fait officiellement son entrée dans le vocabulaire juridique québécois en 2003, étant ensuite introduit dans le Code de procédure civile de 2009 aux articles 53 et s. Le quérulent est approché par un certain nombre de critères, dégagés par la doctrine et la jurisprudence et confirmés par la nouvelle codification, que reprennent les auteurs en les explicitant. Différentes sanctions prévues par le Code sont évoquées, dommages et intérêts, dommages et intérêts punitifs, sanctions financières à la portée incertaine. Le quérulent peut de manière plus pertinente voir son accès à la justice restreint, mesure sans doute plus efficace si l’on en juge par le désespoir, rappelé par les auteurs, de la comtesse Pimbesche des Plaideurs de Racine lorsqu’elle est privée de procès : « Ah ! Monsieur, la misère ! Je me [sic] sais par quel biais ils ont imaginé, ni tout ce qu’ils ont …
Sylvette Guillemard et Benjamin Lévy, La quérulence. Quand le droit et la psychiatrie se rencontrent, Québec, Presses de l’Université Laval, 2023, 123 p., ISBN : 978-2-76630-211-6.
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Rémy Cabrillac
Université de Montpellier
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