Corps de l’article

Le 10 juin 2016, l’Assemblée nationale du Québec a adopté le projet de loi no 492, Loi modifiant le Code civil afin de protéger les droits des locataires aînés[1]. Pour remplir cet objectif, la Loi limite les droits des propriétaires de logements locatifs dans des cas très précis. Sauf exception prévue par la Loi, elle interdit la reprise du logement par le propriétaire – que ce soit pour se loger, loger un membre de la famille ou encore pour l’agrandir ou le transformer en commerce – quand le locataire (ou son conjoint) est âgé de plus de 70 ans, a de faibles revenus et habite le logement depuis plus de dix ans[2].

À notre connaissance, au moment de l’adoption de la Loi, aucune étude d’impact n’avait été réalisée. Tant et si bien que les députés ne savaient pas combien de locataires étaient potentiellement protégés par cette mesure. On pouvait tout au plus estimer, très vaguement, que la disposition ne protégeait qu’un nombre très limité d’aînés et n’affectait qu’un nombre encore plus infime de propriétaires[3]. C’est peut-être pour cette raison que, évènement exceptionnel pour un texte présenté par un parti d’opposition (Québec solidaire) [4], la Loi a été adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale. Seuls quatre députés de la Coalition avenir Québec (CAQ) se sont abstenus[5].

Mais si la Loi a été l’objet d’une unanimité rare au sein de l’Assemblée nationale, elle a en revanche été vivement contestée par les représentants des propriétaires. Ainsi, l’Association des propriétaires du Québec (APQ), tout en se déclarant « sensible[6] » au sort des aînés, a dit considérer qu’« on ne devrait pas faire assumer ce fardeau par le propriétaire mais plutôt par l’État[7] ». La Corporation des propriétaires immobiliers du Québec (CORPIQ), quant à elle, a renchéri et dénoncé une Loi qui contribuerait à faire perdre de la valeur aux immeubles, une Loi « dommageable pour les aînés[8] », qui instaurait une « véritable discrimination[9] » entre les locataires et les propriétaires de plus de 70 ans et qui rendrait encore plus difficile l’accès des aînés à un logement. Sondage à l’appui, ces associations ont affirmé que la Loi était contre-productive puisque les propriétaires refuseraient de louer des logements à des personnes âgées de peur de se retrouver dans l’impossibilité de reprendre leur logement plus tard[10]. Sur ce dernier enjeu, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) est toutefois intervenue pour rappeler que refuser de louer un logement à un aîné, en raison de son âge, est discriminatoire[11]. Reste que les contrôles publics étant rarissimes et les plaintes en discrimination exceptionnelles, de telles pratiques sont effectivement loin d’être improbables.

Ce qui est certain en revanche, c’est que depuis l’adoption de la Loi les expulsions d’aînés n’ont pas cessé[12], y compris les expulsions pendant la pandémie de COVID-19 et alors même que, dans certains cas, il leur aurait été possible de se prévaloir des dispositions protectrices de la Loi. Simplement à titre d’exemple, en mai 2021, la presse rapportait le cas d’un septuagénaire mort déshydraté dans sa voiture après avoir été harcelé par son propriétaire, puis expulsé de son logement[13]. Plus récemment, des articles ont attiré l’attention sur le sort des 200 locataires de la résidence Mont-Carmel – une résidence privée pour aînés (RPA) située au coeur du centre-ville de Montréal – et qui étaient ciblés par des procédures d’éviction[14]. Le litige est toujours pendant devant les tribunaux, mais une grande partie des aînés, dont les deux tiers ont plus de 75 ans, a déjà quitté les lieux[15].

Aussi, face à ces expulsions médiatisées, des groupes s’organisent et lancent des pétitions pour dénoncer les « failles » de l’article 1959.1 du Code civil du Québec[16]. Un groupe de députés de l’opposition de Québec solidaire a également déposé un projet de loi afin d’élargir la protection offerte par ces dispositions du Code civil afin d’assurer une plus grande protection aux locataires aînés contre les reprises[17].

Malheureusement, plus de six ans après l’adoption de l’article 1959.1 et selon les données dont nous disposons, il n’y a toujours pas de bilan. On ne sait donc pas si cette disposition répond aux objectifs poursuivis par le législateur. On peut tout au plus mentionner une première étude réalisée en 2019 par Julien Simard et Jérémy Dhavernas, qui constate que l’article 1959.1 n’est qu’exceptionnellement mobilisé au Tribunal administratif du logement TAL) avec moins d’une dizaine de dossiers par an (29 dossiers entre 2016 et 2019)[18] et un article de doctrine de Me Pierre Pratte de 2020 qui dénonce une interprétation de l’article 1959.1 par certains magistrats du TAL qui restreint le nombre de personnes pouvant éventuellement bénéficier de la protection de la Loi[19].

C’est dans ce contexte que nous avons décidé de procéder à une nouvelle analyse de la jurisprudence pour tenter de documenter la pratique[20]. En effet, l’avantage de l’analyse de jugements est qu’elle permet non seulement de documenter et d’identifier certains problèmes juridiques qui ressortent des jugements rendus, mais elle permet également, grâce aux témoignages des parties tels que rapportés par les magistrats, de documenter la réalité vécue par les aînés et les motivations des propriétaires qui souhaitent reprendre ou agrandir leurs logements. Il s’agit là d’un précieux matériau, considérant qu’il est difficile d’accéder aux témoignages de propriétaires ou d’aînés impliqués dans des procédures de reprise de logement ou d’éviction et qu’il « existe relativement peu d’études qui traitent des aînés et de l’expulsion, surtout dans le contexte canadien[21] ».

Les objectifs de cette recherche sont toutefois limités et portent sur des enjeux précis et principalement juridiques. Après avoir rapidement présenté le droit applicable (partie 1), nous reviendrons sur les principaux résultats quantitatifs de notre analyse de la jurisprudence. Il s’agira notamment de préciser le nombre de fois où la disposition a été mobilisée au tribunal, pour quels motifs et dans quelle mesure elle a permis aux aînés d’éviter une expulsion (partie 2). Puis nous nous attarderons sur les enjeux juridiques liés à l’interprétation des critères à rencontrer pour se prévaloir des dispositions de l’article 1959.1 (critères du revenu, de l’âge et de l’occupation) par le tribunal. L’objectif ici est de mettre en lumière le fait que les magistrats ne disposent, explicitement, d’aucun pouvoir pour tenir compte de l’« esprit de la loi » et de mettre en balance les intérêts des parties (des locataires comme des propriétaires) et ceux de la société dans son ensemble. Tant et si bien que « malheureusement », pour reprendre le terme employé par nombre de magistrats, ils expulsent des aînés pour quelques dollars de trop ou pour quelques jours manquants, peu importe les conséquences sociales et sanitaires de cette expulsion et peu importe qu’ils aient des « doutes quant à la mauvaise foi » du propriétaire de réellement reprendre son logement (partie 3)[22].

En restituant les arguments et les témoignages des parties dans ces affaires, en mettant en lumière les drames humains qui se nouent derrière ces expulsions, nous souhaitons alors rappeler aux pouvoirs publics que, selon les engagements internationaux du Québec et du Canada, les expulsions sont prima facie contraires aux droits humains. Par conséquent, selon ces dispositions internationales ratifiées par le Canada, comme par le Québec, les magistrats sont tenus non seulement de mettre en balance les intérêts des propriétaires, des locataires et de la société avant de prononcer une expulsion, mais également d’assurer un relogement aux personnes expulsées[23]. Il s’agit là non seulement d’obligations qui découlent des engagements internationaux du fédéral et de la province mais également, pour certains magistrats également, de l’« esprit de la loi » (partie 4)[24].

1 Le droit applicable

Pour protéger les locataires aînés vulnérables, l’Assemblée nationale a choisi de modifier le Code civil afin d’y introduire l’article 1959.1 :

  • 1959.1. Le locateur ne peut reprendre un logement ou en évincer un locataire lorsque ce dernier ou son conjoint, au moment de la reprise ou de l’éviction, est âgé de 70 ans ou plus, occupe le logement depuis au moins 10 ans et a un revenu égal ou inférieur au revenu maximal lui permettant d’être admissible à un logement à loyer modique selon le Règlement sur l’attribution des logements à loyer modique (chapitre S-8, r. 1).

    Il peut toutefois reprendre le logement dans l’une ou l’autre des situations suivantes :

    1° il est lui-même âgé de 70 ans ou plus et souhaite reprendre le logement pour s’y loger ;

    2° le bénéficiaire de la reprise est âgé de 70 ans ou plus ;

    3° il est un propriétaire occupant âgé de 70 ans ou plus et souhaite loger, dans le même immeuble que lui, un bénéficiaire âgé de moins de 70 ans.

    La Société d’habitation du Québec publie sur son site Internet les seuils de revenu maximal permettant à un locataire d’être admissible à un logement à loyer modique[25].

L’article 1959.1 est ainsi censé protéger une catégorie bien déterminée et limitée de locataires. Il s’agit des locataires qui rencontrent – ou dont le conjoint rencontre – cumulativement trois critères : ils sont âgés de 70 ans ou plus, ils occupent leur logement depuis au moins dix ans et ils ont un revenu égal ou inférieur au revenu maximal leur permettant d’être admissibles à un logement à loyer modique (environ 33 000 $)[26]. Bref, l’article ne s’adresse qu’aux aînés dont les revenus sont proches ou en deçà du seuil de pauvreté[27].

Lorsque les trois critères sont rencontrés, ces aînés locataires sont en principe protégés contre deux types d’expulsion. L’article les protège tout d’abord contre les reprises de logement, c’est-à-dire quand le propriétaire veut reprendre le logement pour s’y loger lui-même ou un allié. Il les protège ensuite contre les évictions, c’est-à-dire quand le propriétaire veut agrandir le logement ou le transformer en commerce, par exemple. Certes, les reprises ou les évictions ne sont pas les principaux motifs d’expulsion des aînés ; le non-paiement du loyer reste, semble-t-il, le principal enjeu[28]. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une protection potentiellement importante pour les aînés dans une période qualifiée de « gentrification », où les « réno-évictions » sont dénoncées par tous les groupes de défense des locataires[29]. En effet, certains propriétaires n’hésitent pas à utiliser des moyens frauduleux et des prétextes pour expulser des locataires dont les loyers sont relativement bas (ce qui est souvent le cas des aînés qui habitent depuis longtemps le même logement). C’est notamment ce qui a conduit le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) à réclamer l’interdiction des évictions (pour agrandissement), l’interdiction des reprises de logement quand le taux d’inoccupation est inférieur à 3 %[30] et l’augmentation des indemnités versées aux locataires[31].

Reste, et il convient d’insister sur ce point, que l’article 1959.1 n’empêche nullement les propriétaires de procéder à l’expulsion d’un aîné qui ne remplit pas ses obligations, que ce soit pour des troubles ou des inconvénients ou encore pour non-paiement du loyer, ce qui constitue toujours le principal motif d’expulsion devant les tribunaux du logement[32]. Ainsi, le locataire aîné qui paie fréquemment son loyer en retard, ou qui a plus de trois semaines de retard, « cause un préjudice sérieux » au locateur et sera expulsé (art. 1971 C.c.Q.) ; peu importe qu’en matière de loyer le montant dû soit de 2 $ ou de 50 $, et aucun argument sur sa situation sociale ou sanitaire ne pourra y faire obstacle. Le TAL estime en effet qu’il n’a pas à tenir compte « de considérations qui sont personnelles au[x] locataire[s][33] », peu importe qu’il s’agisse de centenaires, de personnes indigentes ou handicapées[34].

De surcroît, quand bien même un locataire rencontrerait les exigences de la Loi de 2016, il peut tout de même être expulsé. L’article 1959.1, à son alinéa 2, prévoit en effet trois exceptions en faveur des propriétaires. La première s’applique quand le locateur-propriétaire a lui-même atteint l’âge de 70 ans et qu’il souhaite reprendre le logement pour s’y loger. La seconde exception s’applique quand le bénéficiaire de la reprise a 70 ans ou plus. Enfin, la troisième et dernière exception, renvoie au cas où le locateur-propriétaire a lui-même atteint l’âge de 70 ans, qu’il est propriétaire occupant et qu’il souhaite loger, dans le même immeuble que lui, un bénéficiaire âgé de moins de 70 ans. Ces exceptions ne peuvent être invoquées que dans un cas de reprise de logement (et non d’éviction pour travaux et agrandissement).

Il est à noter que, pour se prévaloir de ces exceptions, les propriétaires doivent dans tous les cas respecter l’ensemble des dispositions pertinentes prévues par le Code civil en matière de reprise. En particulier, les propriétaires doivent convaincre les magistrats que leur intention est réellement de reprendre le logement, et qu’il ne s’agit pas d’un prétexte pour atteindre une autre fin. Ces dispositions visent à éviter que les propriétaires mobilisent ces exceptions au droit au maintien dans les lieux pour se débarrasser de locataires et, par exemple, remettre leurs logements sur le marché tout en augmentant les loyers ; c’est ce que certains appellent les « réno-évictions » et qui sont fortement contestées[35]. Dans le cas contraire, si les locataires se rendent compte du subterfuge, ils peuvent faire un recours et obtenir des dommages-intérêts et des dommages punitifs (art. 1968 C.c.Q.). Ces recours sont cependant exceptionnels, car ils exigent des locataires un véritable travail d’inspecteur, ce qui prend du temps et des ressources[36].

Enfin, toujours concernant le droit applicable, il convient de relever que l’Assemblée nationale a également modifié l’article 1961 du Code civil afin d’exiger des locateurs-propriétaires qu’ils reproduisent systématiquement le contenu de l’article 1959.1 dans leurs avis de reprise ou d’éviction adressés aux locataires : « Ces avis doivent reproduire le contenu de l’article 1959.1[37]. »

Cette disposition claire et impérative vise à s’assurer que les bénéficiaires ont accès à l’information. Ainsi, en l’absence de la reproduction de cette disposition, l’avis de reprise devrait être considéré comme invalide, et le propriétaire devrait redéposer une demande. L’analyse de la jurisprudence révèle cependant que bien souvent les magistrats n’invalident pas l’avis (cela a été le cas dans 33 dossiers sur 54 où la validité de l’avis était contestée)[38]. La plupart du temps, les magistrats considèrent qu’il n’y a pas de préjudice pour le locataire considérant qu’il était « jeune », qu’il était « loin d’avoir 70 ans », qu’il n’était « manifestement pas » une personne âgée ou, plus simplement encore, qu’« il n’avait pas 70 ans »[39]. Reste que, pendant longtemps, la jurisprudence majoritaire du Tribunal considérait que les dispositions relatives à l’information et à l’exercice des recours devaient « être rigoureusement respectées[40] », et n’hésitait pas à annuler systématiquement les reprises si les avis n’étaient pas respectés. Cette jurisprudence stricte à l’égard des propriétaires était un moyen de s’assurer que les locataires avaient accès à toute l’information juridique requise[41].

2 L’analyse quantitative de la jurisprudence

Pour documenter la portée de cette disposition et les enjeux juridiques, nous avons donc procédé à une analyse des jugements rendus depuis l’adoption de la Loi de 2016. Notre analyse porte ainsi sur l’ensemble des jugements rendus par les tribunaux québécois sur l’article 1959.1, sur une période de six années, de juin 2016 à juin 2022. Nous reviendrons successivement sur le nombre de fois où cette disposition a été mobilisée, où elle a permis aux locataires aînés d’éviter une expulsion et sur les principaux motifs juridiques justifiant le maintien dans les lieux.

2.1 Une disposition rarement mobilisée au tribunal

Dans la continuité d’une première étude réalisée sur le sujet[42], il ressort tout d’abord de l’analyse qu’il est exceptionnel que le TAL ait à appliquer les dispositions introduites par la Loi. Nous avons répertorié 123 jugements qui faisaient directement intervenir l’article 1959.1[43]. En d’autres termes, cette disposition n’est mobilisée – par les propriétaires, comme par les locataires – que dans 20 à 25 dossiers par année.

-> Voir la liste des tableaux

Au regard du nombre de dossiers traités par le TAL (51 748), le recours à l’article 1959.1 apparaît ainsi presque infinitésimal. Précisons toutefois d’emblée que cela ne signifie pas en soi que l’impact de la Loi est limité. En effet, certains pourraient avancer que, s’il y a peu de dossiers au tribunal, c’est parce que les locateurs-propriétaires sont au courant de l’existence de ces dispositions et que, par conséquent, ils n’entament pas des procédures de reprise ou d’éviction lorsque leurs locataires (ou les conjoints de ceux-ci) rencontrent ou semblent rencontrer les trois critères de l’alinéa 1 de l’article 1959.1[44]. Une telle hypothèse reste toutefois à être démontrée alors que, en l’absence d’études adéquates[45], on pourrait tout aussi bien développer l’hypothèse que la faible mobilisation de l’article 1959.1 s’explique d’abord par l’ignorance des locataires quant à leurs droits, ou par leur renoncement à les faire valoir[46]. Les données disponibles sur le non-recours au droit et au tribunal, par les locataires, tendent à faire de cette dernière idée une hypothèse forte[47].

Mais, quelles que soient les raisons expliquant ce faible recours au tribunal, le moins que l’on puisse dire, c’est que les nouvelles dispositions n’ont pas engorgé le TAL. Les éventuelles atteintes au droit de propriété, dénoncées par les associations de propriétaires lors de l’adoption de la Loi, semblent avoir été pour le moins marginales. Dans tous les cas, elles n’ont pas été suffisamment conséquentes pour justifier la publication d’études ou de nouveaux communiqués de la part des associations de propriétaires pour dénoncer la portée de la Loi.

2.2 Une soixantaine de locataires protégés par le tribunal en six ans

De fait, non seulement l’article 1959.1 est rarement mobilisé, mais il ne suffit bien évidemment pas pour un locataire de l’invoquer au tribunal pour se voir garantir le droit au maintien dans les lieux. Encore faut-il qu’il remplisse tous les critères et que le propriétaire ne se prévale pas avec succès des exceptions prévues par la Loi.

Ainsi, il ressort de notre analyse que, dans les 123 dossiers où l’article 1959.1 a été mobilisé, les locataires n’ont bénéficié de sa protection que dans un peu moins de la moitié des cas (60/123, soit 48,8 %).

Taux de succès des locataires sur le fond, article 1959.1

Taux de succès des locataires sur le fond, article 1959.1

-> Voir la liste des tableaux

Autrement dit, dans 60 dossiers sur 123, le locataire ou son conjoint rencontrait les trois critères de l’alinéa 1 de l’article 1959.1, et le locateur-propriétaire n’a pas été en mesure de faire valoir une des exceptions prévues par l’alinéa 2 de l’article 1959.1.

Ainsi, en six ans, l’article 1959.1 a permis à 60 locataires (sans compter les conjoints, les colocataires ou les autres occupants des logements concernés[48]) de s’opposer avec succès, au tribunal, à une reprise ou à une éviction. En l’absence de cette disposition, les locataires en question auraient probablement dû quitter leur logement.

2.3 Les limites de la protection offerte par l’article 1959.1 du Code civil du Québec : le poids des exceptions

Certes, on peut toujours voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Force est de constater cependant que, dans plus de la moitié des cas où l’article 1959.1 a été invoqué, le tribunal n’a pas accordé la protection de cet article (63/123 ou 51,2 % des dossiers)[49].

Il y a deux raisons principales à cela. La première est que dans plus de la moitié des cas les locataires ne rencontraient pas l’un ou plusieurs des trois critères de l’alinéa premier (35/63). La seconde est que les propriétaires se sont prévalus à bon droit d’une exception prévue au deuxième alinéa (28/63).

Raisons pour lesquelles l’article 1959.1 n’empêchait pas l’expulsion

Raisons pour lesquelles l’article 1959.1 n’empêchait pas l’expulsion

-> Voir la liste des tableaux

La question des exceptions dont peuvent se prévaloir les propriétaires ne soulève a priori pas de problème juridique particulier. On peut rappeler que, lors des débats précédant l’adoption de la Loi, les parlementaires s’étaient principalement inquiétés des effets potentiels de la troisième exception, soit celle qui permet à un propriétaire qui habite le même immeuble de reprendre le logement pour loger un bénéficiaire de moins de 70 ans[50]. Comme le rapportent Mélanie Samson et Catheryne Bélanger, certains parlementaires « ont fait valoir que cette exception allait à l’encontre du principe même du projet de loi, dans la mesure où celui-ci visait à améliorer le sort des locataires âgés[51] ». Toutefois, cette exception n’est qu’exceptionnellement mobilisée.

En pratique, quand le propriétaire se prévaut des exceptions, c’est pour demander au TAL l’autorisation de reprendre le logement afin de loger un proche parent âgé de plus de 70 ans : c’était le cas dans 17 dossiers sur 28. Plus précisément, dans 11 cas, le propriétaire souhaitait loger sa mère, dans 4 cas, son père, et dans un cas, sa grand-mère. Il est plus rare que les propriétaires demandent la reprise pour se loger eux-mêmes (4 cas) ou loger dans leur immeuble un bénéficiaire de moins de 70 ans (7 cas).

Les exceptions prévues par l’article 1959.1 sont ainsi pleinement mobilisées par les propriétaires. Et sur ce point, on ne peut s’empêcher de relever que ce sont surtout des enfants-propriétaires qui se prévalent des exceptions pour loger leurs parents. A priori, cela peut sembler curieux alors que, comme les députés lors des débats parlementaires, on aurait pu penser que les parents mobiliseraient davantage les exceptions pour loger leurs enfants par exemple (troisième exception).

3 L’application stricte des critères ou l’occultation de l’esprit de la loi

Pour rappel, les aînés locataires qui veulent se prévaloir du droit au maintien des lieux en vertu de l’article 1959.1 doivent remplir trois critères. Ils doivent être âgés de 70 ans ou plus, habiter le logement depuis plus de dix ans et gagner moins qu’un seuil fixé par le gouvernement, grosso modo équivalent au seuil de pauvreté.

A priori, il s’agit là de critères chiffrés, difficilement contestables, qui ne devraient pas soulever de problèmes majeurs d’interprétation. L’analyse de la jurisprudence permet toutefois de mettre en lumière certains enjeux juridiques. Elle permet également d’illustrer la réalité des expulsions de personnes âgées et toute la difficulté qu’il y a à articuler le respect des droits des propriétaires à user de leurs biens, d’une part, avec l’objectif de la Loi, soit celui « de protéger les droits des locataires aînés », d’autre part.

3.1 Le critère du revenu et l’expulsion pour quelques dollars de trop

Au tribunal, le critère du revenu apparaît comme un obstacle important pour les locataires qui se prévalent des dispositions de l’article 1959.1. Dans 23 dossiers sur les 35 où un locataire ne remplissait pas l’un des critères, c’était celui du revenu qui a été déterminant.

Pour rappel, afin de bénéficier de la protection, le locataire doit percevoir un revenu lui permettant d’être admissible à un logement à loyer modique selon le Règlement sur l’attribution des logements à loyer modique[52]. Les seuils de revenu varient selon la région et le nombre de personnes[53]. À Montréal, le seuil est actuellement fixé à 38 000 $, qu’il s’agisse d’une personne seule ou en couple. Ainsi, une personne âgée de 70 ans, qui habite son logement depuis dix ans mais qui gagne quelques dollars de plus que le seuil fixé ne pourra pas rester dans son logement si le propriétaire souhaite légitimement reprendre le logement.

C’est par exemple ce qui est arrivé à Mme Henuset. La locataire avait 77 ans et occupait son logement à Laval depuis plus de 23 ans[54] quand elle a reçu un avis de reprise, en 2019. Son propriétaire, qui habitait jusque-là chez ses parents à Montréal, a expliqué au tribunal qu’il souhaitait reprendre le logement (« le moins cher des loyers de l’immeuble[55] » qu’il possédait) afin de « jouir d’une plus grande intimité[56] » avec sa conjointe et pour faire du télétravail. La locataire, quant à elle, a fait valoir qu’il s’agissait là de prétextes pour l’expulser en représailles, notamment, des recours judiciaires déposés par elle (en diminution de loyer) et au fait qu’elle avait déjà obtenu du tribunal que le propriétaire soit condamné à faire des travaux dans l’immeuble.

Finalement, le tribunal, convaincu de la bonne foi du propriétaire, a autorisé la reprise et ordonné l’expulsion de Mme Henuset au motif que les revenus annuels de celle-ci excédaient le seuil maximal de 1 294 $ (30 294 $ au lieu de 29 000 $ à l’époque). Comme la locataire ne rencontrait alors que deux critères sur trois fixés, elle a été expulsée du logement avec une indemnité pour frais de déménagement d’un montant de 1 500 $. On relèvera que Mme Henuset n’était pas représentée par avocat, contrairement à son propriétaire.

3.2 La question du cumul du revenu des locataires

La question du revenu est également un enjeu délicat (et qui n’est toujours pas clairement tranché) quand un couple de locataires se prévaut des dispositions de l’article 1959.1. La question est alors de savoir si le magistrat doit cumuler les revenus du couple ou s’il suffit qu’un seul des deux locataires soit admissible pour bénéficier du droit au maintien dans les lieux en vertu de l’article 1959.1. On gardera en tête que le cumul est particulièrement désavantageux pour les couples puisque le revenu maximal admissible est le même pour une personne seule ou en couple (38 000 $ à Montréal). Comme le revenu moyen des personnes de plus de 65 ans est de 28 800 $[57], si le tribunal considère que l’on doit cumuler les revenus, l’article 1959.1 devient inopérant pour de très nombreux couples à faible revenu.

Il s’agit là d’un enjeu toujours d’actualité même si la question a déjà été longuement discutée dans un article de Me Pierre Pratte[58] publié en 2020 et qu’un jugement rendu par la magistrate Luce De Palma en 2021, régulièrement repris depuis par ses collègues, a clairement affirmé que les revenus ne devaient pas être cumulés[59]. L’analyse de la jurisprudence révèle en effet que certains magistrats ont continué à cumuler (sans justification) les revenus des couples[60], ou à rendre des décisions qui ne permettent pas de savoir s’il y a eu cumul ou non[61]. Parfois, la reprise de logement ou l’éviction a été refusée (pour d’autres motifs)[62], mais parfois il y a eu expulsion.

Un exemple déchirant est celui du jugement Al-Saoub c. Lafrance[63]. Dans cette affaire, les locataires ont tous les deux plus de 70 ans et occupent leur 4 ½ à Saint-Jérôme depuis 12 ans au moment où ils reçoivent par lettre recommandée un avis de reprise de leur logement. Au tribunal, les locataires qui ne sont pas représentés par avocat déclarent simplement qu’ils « ne veulent pas quitter le logement[64] ». Le magistrat précise de surcroît qu’ils « n’ont rien à ajouter au Tribunal en guise de témoignages et ils ignorent combien coûtera leur déménagement[65] ». Quant au propriétaire, pour justifier sa demande de reprise du logement, il fait valoir au tribunal qu’il habite chez ses parents à Montréal, « qu’il a 29 ans et qu’il est temps qu’il quitte le domicile de ses parents[66] » et qu’il a « besoin d’espace, car il travaille de son domicile[67] ».

Dans ce jugement, le tribunal conclut de nouveau que, « [m]alheureusement pour les locataires, le revenu de leur couple est légèrement supérieur au revenu maximal d’admissibilité à un logement à loyer modique[68] ». Le magistrat précise qu’il « ne peut tenir compte, dans sa décision concernant l’autorisation de reprendre le logement, de considérations qui sont personnelles aux locataires et qui ne sont pas prévues à la loi[69] ».

De fait, les revenus annuels cumulés du couple excèdent alors le seuil maximal d’un maigre montant de 591 $ par an (33 091 $ au lieu de 32 500 $).

3.3 Le critère de l’âge : des aînés trop jeunes de quelques jours

L’article 1959.1 prévoit que le locataire est protégé si, « au moment de la reprise ou de l’éviction », il est âgé de 70 ans ou plus. La question juridique qui se pose ici est celle de savoir si ce « moment » se situe à la date de la réception de l’avis par le locataire ou à la date prévue pour la reprise du logement. Pour le moment, la jurisprudence considère majoritairement que c’est la « date prévue pour la reprise du logement[70] » qui doit être retenue, soit à la fin du bail telle qu’elle a été ordonnée par le tribunal. Par ailleurs, comme « le législateur n’a pas jugé opportun de permettre [aux magistrats] une appréciation de la balance des inconvénients[71] », on retrouve le même problème qu’en ce qui concerne les revenus. Les locataires aînés peuvent être expulsés alors qu’il ne leur manque que quelques jours pour atteindre le seuil des 70 ans.

C’est notamment ce qui est arrivé à Mme Mohamed. Au moment de recevoir un avis de reprise, elle a 69 ans et occupe son logement depuis 14 ans[72]. Elle déclare au tribunal vivre seule, avoir des problèmes de santé, et n’avoir eu aucune visite depuis le départ de sa fille pour l’Égypte, il y a un an. « Elle implore le tribunal de lui permettre de poursuivre son occupation du logement[73] » et de rester dans ce quartier où les commerçants parlent sa langue et où elle peut commander sans problème. La locatrice, quant à elle, déclare au tribunal qu’elle souhaite reprendre le logement pour y loger son fils de 27 ans qui se marie bientôt et qui souhaite emménager avec sa conjointe. Après avoir entendu les parties, le tribunal se déclare « convaincu de l’intention de la locatrice et de son fils[74] » et accorde le droit à la reprise.

Mme Mohamed est expulsée alors qu’il ne lui manquait que 27 jours pour atteindre les 70 ans requis par l’alinéa 1 de l’article 1959.1.

3.4 Le critère d’occupation : une expulsion à quelques jours des dix ans d’occupation

Enfin, comme pour le critère de l’âge, il est rare que le critère d’occupation soit débattu au tribunal. On retrouve cependant les mêmes enjeux que pour les deux critères précédents. Des locataires aînés peuvent être expulsés parce qu’il leur manque quelques jours pour atteindre les dix ans d’occupation requis.

En ce sens, on peut rapporter le cas de Mme Kelly qui avait 70 ans et qui occupait son logement depuis neuf ans au moment où sa locatrice l’informe qu’elle souhaite reprendre ce logement pour s’y loger[75]. Celle-ci habite en Ontario et désire avoir un pied-à-terre lors de ses visites à Montréal. La locataire rappelle qu’elle habite dans l’immeuble depuis plus de dix ans, car elle louait avant un autre condo, dans la même bâtisse. Par ailleurs, elle doute de la réalité du projet de la propriétaire et y voit même une intention frauduleuse :

  • [10] Âgée de 70 ans, elle évoque la possibilité que la locatrice ait formulé sa demande cette année, parce qu’il s’agit de la dernière année avant qu’il ne soit plus possible pour elle d’exercer son droit de reprise en raison des restrictions imposées lorsqu’il s’agit de reprendre un logement occupé par une personne aînée.

    [11] Elle croit aussi que la locatrice puisse plutôt souhaiter vendre son appartement car, mentionne-t-elle, elle lui a manifesté pareille intention à plus d’une occasion dans le passé[76].

Cet extrait illustre les craintes exprimées tant par les représentants de propriétaires que de locataires, craintes selon lesquelles certains propriétaires seraient illégitimement tentés d’expulser des aînés avant leurs 70 ans, afin d’éviter qu’ils puissent prétendre au droit, à vie, au maintien dans les lieux.

Quoi qu’il en soit, le tribunal se déclare convaincu de la réelle intention de la propriétaire de reprendre le logement aux fins mentionnées, tout en rappelant la jurisprudence selon laquelle « les doutes quant à la mauvaise foi ne suffisent pas pour faire échec au droit du locateur de reprendre son logement[77] ». Il octroie alors une indemnité de 4 000 $ considérant « qu’à l’aide de cette somme la locataire pourra s’offrir un déménagement décent et se voir compenser pour les troubles et les inconvénients s’y rapportant[78] ».

4 Le principe de proportionnalité et l’esprit de la loi

Ces différents exemples révèlent que des septuagénaires ou des octogénaires peuvent être expulsés pour quelques dollars de trop en revenu, ou pour n’avoir habité leur logement « que » depuis neuf années, indépendamment des conséquences sociales et sanitaires de ces expulsions.

Dans la quasi-totalité des cas, les magistrats du TAL considèrent en effet qu’ils ne disposent d’aucun pouvoir discrétionnaire pour mettre en balance les préjudices subis par les locataires, les propriétaires ou la société en général. Les magistrats répètent régulièrement que, « malheureusement », le tribunal ne peut tenir compte « de considérations qui sont personnelles aux locataires et qui ne sont pas prévues à la loi[79] » ou qu’il ordonne l’expulsion « malgré l’empathie que peut susciter leur situation personnelle[80] ». Comme le résume la juge Francine Jodoin, « [46] […] le législateur n’a pas jugé opportun de permettre une appréciation de la balance des inconvénients, et l’exercice légitime de la reprise du logement est un droit conféré par la Loi. Le Tribunal n’a pas à s’interroger sur l’opportunité d’une telle reprise lorsque les exigences prescrites par la Loi sont rencontrées comme c’est le cas ici[81] ».

Ainsi, le principe de proportionnalité[82], c’est-à-dire le principe juridique selon lequel les juges doivent tenir compte des préjudices des propriétaires, des locataires et de la société dans son ensemble et les mettre en balance, avant de prononcer une expulsion de logement, ne s’applique pas au Tribunal administratif du Québec. Dans le même sens, contrairement à ce qui se fait dans de nombreux pays, les magistrats n’ont aucune obligation de s’assurer que les aînés expulsés disposent d’une solution de relogement. Dans ce contexte et pour conclure, nous souhaiterions revenir sur deux pistes qui pourraient permettre aux magistrats de tenir compte « de considérations qui sont personnelles aux locataires et qui ne sont pas prévues à la Loi[83] » pour reprendre la formule généralement utilisée dans les jugements.

4.1 Le principe de proportionnalité et l’obligation de relogement

Comme le rappelle régulièrement la CDPDJ, le Canada et le Québec ont ratifié le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC)[84]. Ce traité international garantit le droit au logement à son article 11.1. Jusqu’à très récemment cependant, le gouvernement fédéral, comme les tribunaux, refusait de reconnaître une quelconque valeur contraignante à cet engagement. De fait, le droit au logement ne fait pas partie des droits protégés par la Charte canadienne des droits et libertés, et les tribunaux ont déjà eu l’occasion de statuer sur le fait que l’article 7, relatif au droit à la vie et à la sécurité, ne garantissait pas les droits économiques, sociaux et culturels[85]. Bref, le droit au logement ne faisant pas partie des droits protégés par la Charte canadienne et n’étant inscrit dans aucun texte législatif, il était considéré comme n’ayant aucune valeur contraignante. Cependant, depuis l’adoption par le gouvernement du Canada de la Loi sur la stratégie nationale sur le logement le 19 juin 2019[86], le Canada reconnaît explicitement dans un texte législatif le droit au logement : « Le gouvernement fédéral a pour politique en matière de logement : a) de reconnaître que le droit à un logement suffisant est un droit fondamental de la personne confirmé par le droit international[87] ».

L’engagement du législateur fédéral est donc « clair et sans ambiguïté », pour reprendre la formule de la Cour suprême du Canada. La politique canadienne du logement est désormais fondée sur les droits de la personne et en particulier sur le droit au logement, tel que consacré par le PIDESC.

Aussi, au niveau provincial maintenant, la CDPDJ rappelle régulièrement que le droit au logement, tel que consacré par le droit international, « fait implicitement partie[88] » du droit à un niveau de vie décent garanti par l’article 45 de la Charte des droits et libertés de la personne[89]. Le Tribunal des droits de la personne a confirmé cette interprétation : « le droit au logement est un aspect essentiel du droit à un niveau de vie suffisant[90] ». Compte tenu de ces engagements, la CDPDJ conclut ainsi dans son rapport remis à l’Assemblée nationale lors de la réforme de l’article 1959.1 qu’« [i]l apparaît donc indéniable qu’en vertu de leurs engagements de mettre en oeuvre les droits de la personne reconnus en droit international, l’Assemblée nationale et le Gouvernement ont le devoir d’agir pour faire respecter le droit à la protection contre l’expulsion[91] ».

Mais que recouvre concrètement la protection offerte par le droit international en matière d’expulsion ? Sans entrer dans le détail de l’ensemble des obligations qui découlent de cet engagement, on relèvera tout d’abord que le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’Organisation des Nations unies (ONU), chargé d’interpréter le PIDESC, a dégagé un principe clair en matière d’expulsion de logement[92] : « Les décisions d’éviction forcée sont prima facie contraires aux dispositions du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et ne peuvent être justifiées que dans les situations les plus exceptionnelles et conformément aux principes applicables du droit international[93]. »

Ensuite, et conformément à ce principe, le Comité rappelle fréquemment que, lorsqu’une expulsion est considérée comme justifiée, « elle doit se faire dans le strict respect des dispositions pertinentes de la législation internationale relative aux droits de l’homme et en conformité avec le principe général de proportionnalité[94] ».

Aussi, concernant spécifiquement ce principe général de proportionnalité, le Comité souligne fréquemment que les magistrats sont tenus de mettre en balance les conséquences de l’expulsion sur les propriétaires et les locataires comme sur la société dans son ensemble[95]. Cela nécessite donc, minimalement, que le tribunal documente les conséquences de l’expulsion et qu’il motive sa décision en fonction de ce principe. Ainsi, le tribunal ne peut se « content[er] d’indiquer que les arguments avancés [précarité, santé, etc.] par les auteurs ne pouvaient être invoqués dans le cadre de “ce type de procédure”[96] », comme c’est actuellement le cas au Québec. Ils sont tenus de documenter et de prendre en compte la situation sociale et sanitaire des personnes concernées. Par ailleurs, le tribunal doit évaluer le préjudice subi par le propriétaire ; il doit notamment « faire la distinction entre le bien d’une personne qui a besoin d’y vivre ou d’en tirer un revenu vital et le bien d’entités financières[97] ». Enfin, pour que le principe de proportionnalité ait concrètement du sens, il faut que les magistrats disposent du pouvoir « de suspendre ou de reporter l’expulsion[98] », ce qui n’est actuellement pas possible pour les magistrats au Québec ; et, enfin, le Comité oblige « les services administratifs [à] venir en aide aux locataires afin d’atténuer les répercussions de l’expulsion[99] ».

Enfin, il convient de mentionner ici une dernière obligation qui découle du droit au logement. En effet, ce droit n’impose pas seulement aux magistrats de mettre en balance les intérêts des parties et de la société, mais également de s’assurer d’une solution de relogement. Ainsi, toujours selon le Comité, il ne faut pas que, « suite à une expulsion, une personne se retrouve sans toit ou puisse être victime d’une violation d’autres droits de l’homme[100] ». Le Comité précise ainsi que, « [l]orsqu’une personne ne peut subvenir à ses besoins, l’État partie doit, par tous les moyens appropriés, au maximum de ses ressources disponibles, veiller à ce que d’autres possibilités de logement, de réinstallation [...] lui soient offertes[101] ».

Bref, selon les engagements internationaux du Canada et du Québec, les magistrats sont tenus d’appliquer le principe de proportionnalité avant de prononcer une expulsion, contrairement à l’interprétation majoritaire, voire quasi systématique, du TAL, selon laquelle les magistrats ne peuvent tenir compte « de considérations qui sont personnelles aux locataires et qui ne sont pas prévues à la loi[102] ». Et ils doivent même aller plus loin en s’assurant au préalable de solutions de relogement.

Certes, au regard de la pratique actuelle, nous ne nous faisons aucune illusion sur le succès de cette argumentation devant les tribunaux au Québec. Le droit au logement, le droit à un niveau de vie décent, tel que garanti par l’article 45 de la Charte québécoise ou plus largement le droit international, ne sont pour le moment jamais ou presque mobilisés au TAL. À notre connaissance, le droit au logement, tel que garanti par le PIDESC, n’a jamais été pris en considération par le tribunal du logement, et nous n’avons pas pu trouver une seule référence au PIDESC dans les jugements rendus par le TAL au cours des 15 dernières années. Quant à l’article 45 de la Charte québécoise, les tribunaux considèrent majoritairement qu’il s’agit d’un « droit fondamental symbolique[103] » pour reprendre la formule de David Robitaille et dont le respect ne peut faire l’objet, au mieux, que d’un jugement purement déclaratoire.

Toutefois, rien n’empêche, selon nous, que ces dispositions internationales pourraient minimalement être mobilisées au TAL. À cette fin, il serait notamment possible de s’appuyer sur les dispositions de l’article 2807 du Code civil selon lequel on peut alléguer des accords internationaux, y compris quand ceux-ci n’ont pas force de loi ou ne sont pas interprétés comme contraignants[104]. Une telle allégation autoriserait alors les magistrats à prendre connaissance de ces obligations et à se prononcer sur les engagements internationaux du Québec, notamment sur le principe de proportionnalité et l’obligation de relogement.

4.2 L’esprit de la loi et « la finalité globale du régime juridique du louage résidentiel »

De surcroît, des avocats ou des magistrats du TAL soucieux de faire avancer le droit au logement pourraient s’appuyer sur un jugement de 2021, tout à fait exceptionnel[105]. Dans cette affaire, la magistrate Anne Malfait a radicalement remis en cause l’approche voulant que les magistrats ne puissent tenir compte de considérations personnelles pour s’opposer à une expulsion. Contrairement à la jurisprudence constante du TAL, la magistrate a choisi de s’appuyer sur l’« esprit de la loi[106] » et sur le « concept de l’effet utile de la loi pour conclure à l’invalidité de l’avis d’éviction[107] ». En effet, comme la Cour suprême l’a « maintes fois[108] » répété : « Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur[109]. »

Dans ce jugement, rendu en pleine pandémie de COVID-19, le TAL s’est ainsi interrogé sur les conséquences potentielles de la décision d’expulsion, ce qui est rarissime en matière d’expulsion au Québec. De surcroît, le TAL a mis en balance les avantages et les inconvénients pour les locataires, les propriétaires et la société de prononcer l’expulsion, ce qui est tout aussi exceptionnel :

  • [16] Mais il y a plus. Le Tribunal comprend que le locateur poursuit l’objectif d’évincer pour répondre à une demande lui permettant de louer plus cher, ce qui, en soi, n’est pas interdit à la lecture des articles 1959 et suivants du C.c.Q., mais ce qui, en regard du contexte actuel prévalant dans la société, va à l’encontre de la finalité globale du régime juridique du louage résidentiel : réguler et encadrer le marché locatif afin de favoriser un équilibre social et économique entre les parties contractantes. Or, en ces jours d’incertitude et de vulnérabilité accrue des personnes âgées, le Tribunal doit considérer que celles-ci ne peuvent être soumises à des règles dont l’impact dérogerait à l’esprit de la Loi.

    [17] Évincer deux personnes âgées de plus de 75 ans, avec le risque de multiplier les contacts lors des visites et du déménagement, avec la forte probabilité de ne pouvoir trouver, dans un délai raisonnable, un logement correspondant à leurs capacités financières, le tout pour que le locateur abatte un mur et augmente un loyer de 300 $, apparaît pour le Tribunal aller à l’encontre de l’esprit du chapitre IV du Code civil du Québec[110].

Bref, sans le nommer, la magistrate a clairement mobilisé le principe de proportionnalité pour prendre en considération la situation sociale et sanitaire des aînés.

Tout aussi exceptionnel soit-il, ce jugement illustre concrètement que le choix de la quasi-totalité des magistrats du TAL de ne pas appliquer le principe de proportionnalité, de ne jamais mettre en balance les intérêts des parties et ceux de la société, n’est pas une obligation, et qu’il est possible pour les magistrats de défendre une autre approche, plus conforme aux obligations internationales du Québec, au droit au logement et à l’esprit de la loi.

Conclusion

Pour conclure, force est de constater que l’article 1959.1 n’est que très exceptionnellement mobilisé au tribunal. En six ans, l’article a été plaidé sur le fond dans 123 dossiers et il a empêché la reprise ou l’éviction pour une soixantaine de locataires aînés, soit pour environ 10 locataires par an.

Au regard de ces données judiciaires, les atteintes au droit de propriété apparaissent pour le moins exceptionnelles. On peut donc faire l’hypothèse que l’adoption du projet de loi no 993, Loi modifiant le Code civil afin d’assurer une plus grande protection aux locataires aînés contre les reprises de logement ou les évictions[111], déposé en mai 2022, et qui propose de diminuer à 65 ans l’âge minimal requis pour bénéficier de la protection et qui revoit à la baisse le nombre d’années d’occupation du locataire, soit de dix à cinq ans, ne modifiera pas fondamentalement la situation. Son adoption permettrait cependant de remplir un petit peu mieux l’objectif fixé par le législateur de protéger les aînés en élargissant le champ de la protection.

Mais, dans tous les cas, l’adoption de cette disposition n’empêchera pas des locataires aînés de se faire expulser pour quelques dollars de trop ou pour être nés quelques jours « trop tôt », y compris quand les magistrats ont des doutes quant à la légitimité du projet de reprise ou d’agrandissement. En clarifiant la loi et en offrant explicitement la possibilité aux magistrats de mettre en balance les intérêts des parties et de la société dans son ensemble, l’Assemblée nationale se conformerait davantage aux exigences minimales fixées par le droit international et à l’esprit de la loi.

Et sur ce point, il nous semble important de préciser, pour conclure, que le principe de proportionnalité et même l’obligation de reloger les personnes expulsées n’ont absolument rien de révolutionnaire. L’expérience a en effet prouvé qu’elles sont loin de constituer des atteintes démesurées au droit de propriété comme pourraient le craindre certaines associations de propriétaires. De fait, ces deux obligations font désormais partie des législations de très nombreux États européens[112]. L’obligation de mettre en balance les intérêts des parties et de la société en général avant de prononcer une expulsion est même considérée comme un principe « quasi canonique » par la doctrine européenne[113]. Bref, si la volonté politique était là, des parlementaires pourraient s’appuyer sur cette expérience pour promouvoir le respect des engagements internationaux du Québec et le droit au logement des aînés.