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Depuis son apparition au début du xxe siècle, la notion de « contrat d’adhésion » a tant déchaîné les passions dans la doctrine juridique[1]. Alors que les juristes sont habitués à utiliser dogmatiquement les concepts ou les qualifications juridiques, sans recul épistémologique ni distanciation critique sur leur fondement linguistique, certaines critiques les plus inattendues se sont situées sur le terrain de la grammaire. Ces dernières ont estimé que le « contrat d’adhésion » devrait être requalifié de « contrat par adhésion ».

En effet, au-delà de la contestation de la qualification même de « contrat », qui oppose historiquement les thèses anticontractualiste, contractualiste et hybridiste[2], le « contrat d’adhésion » a pu être perçu comme une notion grammaticalement inexacte depuis les travaux de Georges Dereux[3], aujourd’hui repris par une frange de la doctrine contestataire[4]. Lui préférant la notion de « contrat par adhésion », Dereux et ses continuateurs considèrent la notion, devenue classique, de « contrat d’adhésion » comme une agrammaticalité, voire un solécisme[5] ou une erreur de langage qui contreviendrait à une règle de syntaxe. La préposition « de » attribuerait à la notion de « contrat d’adhésion » un faux sens, un contresens ou même un non-sens selon le degré de perception de l’auditoire[6]. La faute de syntaxe déteindrait en l’espèce sur la sémantique de la notion, en la faussant[7].

La linguistique étant en partie une science normative ou prescriptive[8] comme le « Droit[9] », cette critique que nous qualifierons, par éponymie, de « dereusienne » s’inscrit dans le contexte de la grammaire dite normative ou prescriptive. Celle-ci juge un énoncé vrai ou faux ou prescrit ce que doit être un énoncé exact, selon les normes ou les règles de langage préétablies institutionnellement par la doctrine la plus autorisée ou l’académie de la langue[10], et cela, par opposition à la grammaire dite descriptive qui se contente de décrire le fonctionnement d’un langage, sans aucun jugement de valeur ni jugement de vérité[11].

Ainsi, la présente étude n’a pas tant pour objet de remettre en cause la qualification ou la dimension contractuelle, désormais acquise du « contrat d’adhésion », mais plutôt à questionner la formulation syntaxique de cette qualification en tant qu’énoncé, à la fois linguistique et juridique. Il faut le souligner, le « contrat d’adhésion » est désormais un « contrat », au sens juridique du terme. Certes, il l’est moins par la volonté commune des parties que par l’effet, la détermination ou l’autorité de la loi, mais il n’en demeure pas moins un « contrat » parce que le Droit positif l’a définitivement qualifié, consacré ou institué comme tel, en y attachant des conséquences « contractuelles » dans l’ordre juridique.

La question n’est donc plus celle de la contractualité du « contrat d’adhésion », mais bien celle de la grammaticalité même de cette notion ou qualification juridique, c’est-à-dire de son exactitude syntaxique en tant qu’énoncé linguistique et juridique. Autrement dit, la notion ou qualification juridique de « contrat d’adhésion » est-elle ou devrait-elle être conforme aux règles de la grammaire dite prescriptive ? La syntaxe désigne ou étudie la disposition des mots d’un énoncé[12], ce dernier n’étant pas le produit d’un assemblage arbitraire des mots, auquel cas on ouvrirait la porte à toute sorte de charabia ou galimatias, mais une suite qui obéit à une certaine logique ou à un ordre combinatoire sur le plan linguistique[13]. Dans un même ordre d’idées, la question consiste aussi à savoir si tout énoncé du langage juridique, ou plus généralement le Droit en tant que forme de langage artificiel ou langage spécialisé, est astreint aux mêmes règles d’énonciation (de diction, d’écriture ou de disposition) que les énoncés du langage commun, aussi appelé « langage naturel[14] ».

Par ricochet, la question pourrait également se poser de savoir si le Droit comme type particulier de langage fictionnel ou métaphorique[15] – de surcroît, langage d’autorité, de pouvoir ou de commandement – peut créer ou générer, par l’usage, ses propres normes de langage, voire de nouvelles normes d’énonciation, dissymétriques ou asymétriques par rapport aux normes classiques d’énonciation du langage commun. L’analyse de la structure morphosyntaxique de la qualification juridique de « contrat d’adhésion » nous permettra de répondre à ce questionnement, sans pour autant nier l’évidence que le langage juridique, nonobstant les spécificités inhérentes à sa syntaxe, recourt aux mêmes règles de grammaire que le langage commun, voire les autres types de langage spécialisé[16]. Pour ce faire, il convient de présenter de prime abord la thèse de Dereux (partie 1) avant d’exposer successivement des contre-arguments linguistiques (partie 2) et philosophiques (partie 3) qui en limitent la portée.

1 De la thèse du « contrat par adhésion » : un double pari tronqué

Pour Dereux et ses continuateurs[17], il serait plus conforme aux règles de grammaire ou de la syntaxe de parler de « contrat par adhésion » et non de « contrat d’adhésion ». Dereux s’en explique ainsi :

  • [E]n disant « contrat d’adhésion », on a l’air de viser une certaine convention particulière qui serait l’adhésion, et pourrait être mise sur le même pied que le contrat de vente, le contrat de louage, et les autres. En fait, on veut désigner une convention réalisée par la simple adhésion d’une personne à une offre dont elle n’a pu discuter les termes. Nous dirons donc dans cette étude « contrat par adhésion », comme nous disons « testament par acte notarié » ou « commencement de preuve par écrit »[18].

D’un point de vue analytique, la thèse de Dereux repose sur un argument linguistique tiré de la fonction syntaxique des prépositions « par » et « de » en grammaire, fonction que l’auteur transpose dans le langage juridique. La fonction syntaxique désigne le rôle que joue un mot ou un groupe de mots dans la structure grammaticale d’un énoncé[19]. C’est en l’occurrence la fonction que remplissent respectivement les prépositions « par » et « de » dans l’énonciation des qualifications juridiques contractuelles ou la formulation des « groupes nominaux[20] » de qualification des contrats spéciaux et, par voie de conséquence, dans la coconstruction de leur sens en Droit. La préposition désigne en grammaire un mot-outil invariable qui sert à exprimer le rapport d’un terme à un autre sur le plan logique[21]. Elle introduit le plus souvent un complément ou un attribut.

De ce point de vue, la préposition « par » indique ou précise la procédure, la méthode, la manière, le moyen, le mode, le canal ou le procédé de conclusion du contrat[22]. Par exemple, contrat par écrit, contrat par correspondance ou contrat par voie électronique. Ceci à la différence de la préposition « de » qui, selon Dereux, indiquerait l’espèce ou le type, voire l’objet du contrat[23]. Par exemple, contrat de vente, contrat de transport, contrat de bail. Les expansions telles que « par écrit », « par correspondance », « par voie électronique », tout comme « de vente », « de transport », « de bail », agissent en l’espèce comme des « qualifiants » ou des « déterminants marqueurs d’extension[24] », voire des « caractérisants[25] ». Elles remplissent par conséquent une fonction de caractérisation, de spécification ou de classification des contrats.

Bien plus, l’argument purement linguistique de Dereux peut être efficacement projeté sur un plan juridique ou métalinguistique pour sous-tendre la critique de fond souvent faite au contrat d’adhésion quant à l’effritement de la volonté ou à l’emprisonnement de la « liberté » de l’adhérent. En effet, selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), la préposition « par » marque souvent un « point de passage oblig[é][26] ». Or, lorsqu’on sait la façon dont se conclut le contrat d’adhésion où l’adhérent, s’il veut bénéficier des services du stipulant, n’a pas d’autre choix que d’adhérer[27], l’adhésion par l’acceptation des conditions générales du stipulant étant une sorte de « passage obligé » pour l’adhérent[28], on peut conclure que la préposition « par » joue pleinement sa fonction syntaxique et même lexicale[29]. Les formules « on y adhère plutôt que l’on n’y consent[30] », « adhérer ou adhérer[31] », employées par la doctrine pour signifier ce « passage obligatoire » pour l’adhérent, ou « obligation d’adhérer », et plus généralement de « conditions générales[32] », de « clauses non négociables[33] » ou de stipulations imposées ne pouvant être librement négociées[34], qui ont été consacrées par le législateur pour définir le contrat d’adhésion, sont particulièrement saisissantes.

À ce titre, on pourrait noter que la préposition « par » remplit, au-delà de la syntaxe, une certaine fonction épistémique en ce qu’elle participe finalement à la construction d’un discours critique des juristes sur le « contrat d’adhésion », non seulement en tant qu’énoncé ou acte de langage, mais surtout en tant qu’institution ou phénomène juridique jugé « liberticide ». La notion de « contrat par adhésion » peut dès lors paraître pertinente d’un triple point de vue linguistique, juridique et épistémologique. Toutefois, comme nous le découvrirons en faisant appel à des contre-arguments tirés de la linguistique générale et de la philosophie du langage, il n’en est rien.

La critique dereusienne reste un double « pari tronqué » : d’abord, un pari monosémique sur la fonction syntaxique et sémantique de la préposition « de », qu’elle présuppose comme étant « une » en grammaire ; ensuite, un pari monophonique ou monologique, en ce qu’elle méconnaît finalement la « partition » ou le « point de vue » des autres champs de connaissance qui participent en fin de compte à la complétude de l’analyse et de la compréhension du langage juridique. Elle méconnait en effet certains usages du langage et du Droit, voire certaines leçons élémentaires de la linguistique générale et de la philosophie du langage.

2 Les contre-arguments linguistiques

La critique dereusienne de la notion ou qualification de « contrat d’adhésion » n’a de pertinence qu’en apparence. Bien qu’elle semble tomber a priori sous le sens, elle reste sommaire et lacunaire a posteriori. Elle n’épuise pas toutes les fonctions de la préposition en théorie linguistique. À ce titre, il y a lieu de distinguer les contre-arguments tirés de la fonction polysémique de la préposition « de » (2.1) de ceux tirés de la qualification juridique comme métaphore de la réalité (2.2).

2.1 De la fonction syntaxique de la préposition polysémique « de »

La notion ou qualification juridique de « contrat d’adhésion » n’est pas dénuée de sens ou de fondement. Elle existe dans cette formulation syntaxique, entre autres, dans la doctrine en common law, sous l’appellation de « contract of adhesion[35] » – et non « contract by adhesion », comme aurait pu le prétendre la critique dereusienne. On ne peut dire que c’est une espèce de « tradaptation[36] » ou « transdaptation » (Nachdichtung)[37], puisqu’on trouve la même formulation (« contract of adhesion ») dans la version anglaise officielle du Code civil du Québec[38].

En réalité, même d’un point de vue purement linguistique, la critique dereusienne pèche par son « pari monosémique ». Elle considère, à tort, que la préposition « de » ne recèle qu’une seule « signification » ou ne remplit qu’une seule fonction syntaxique dans tous les énoncés qualificatifs en matière contractuelle. Or, en grammaire, « les prépositions ont de nombreux sens phénoménologiques ou sens en emploi, c’est-à-dire plusieurs valeurs intuitives qui varient en fonction de certains aspects du contexte[39] ».

Ces différents « sens en emploi[40] » sont dérivés de certains mécanismes rhétoriques du langage, dont l’analogie et la métaphore. On parle alors de « préposition polysémique », de « polysémie prépositionnelle[41] », de « préposition abstraite » ou d’« instabilité sémantique[42] ». On dit aussi que la préposition sert à exprimer plusieurs relations ou rapports logiques entre deux termes. La préposition « de » en constitue justement une des plus prolifiques[43], tout comme d’ailleurs la préposition « par », auquel cas on pourrait paradoxalement retourner l’argument de Dereux contre lui-même, en faisant observer que la notion de « contrat par adhésion » n’aurait pas forcément le sens qu’il lui attribue, dans certains contextes situationnels, où « par » exprime, non pas un rapport de « moyen/manière », mais de temps, de lieu, de cause ou d’agent[44].

En théorie linguistique, les différentes fonctions ou relations ou encore les divers sens d’une préposition sont, en principe, réputés non exhaustifs, et ce, du fait de la créativité même du langage qui reste impossible à prédire une fois pour toutes, de façon définitive[45]. À ce titre, selon le CNRTL, le terme « de » joue trois principales fonctions à titre de préposition : primo, il peut « prend[re] une valeur sémantique en corrélation avec celle du mot subséquent[46] » ; deuxio, il peut « marque[r] une relation syntaxique ; il est [alors] introducteur de subst[antif], de pron[om] ou d’inf[initif] en fonction de compl[ément], de suj[et], d’attribut, d’appos[ition], ou en fonction expressive[47] » ; tertio, il peut constituer un « élément formateur de loc[utions] adv[erbiales], prépositives, conj[onctives], etc.[48] ». Ce sera autour de ces trois principales fonctions que s’articulera notre analyse linguistique de la critique dereusienne.

De prime abord, l’expression « contrat d’adhésion » correspond à ce que la théorie linguistique appelle une « synapsie[49] », c’est-à-dire une collection de mots liés par le « joncteur[50] » ou « relateur[51] » de, par opposition à un « mot composé » contenant deux termes unis, mais distingués ou distinguables – par exemple, porte-fort, jurisprudence (juris-prudence), juridiction (juris-diction)[52] – ou encore un « mot congloméré » contenant plus de deux termes unis – par exemple, laissé-pour-compte, gendarmes (gens-des-armes)[53]. Dans la synapsie « contrat d’adhésion », le terme « contrat » constitue le déterminé ; la préposition « d’ », le joncteur ou relateur ; et le terme « adhésion », le déterminant, caractérisant ou spécifiant.

Pour Benveniste, considéré comme le père de la synapsie, « [celle-ci] prodigue sans trêve ses créations. Tous les vocabulaires techniques y font appel, et d’autant plus aisément qu’elle seule permet la spécification détaillée du désigné, et la classification des séries par leur trait distinctif. Son extrême flexibilité paradigmatique fait de la synapsie l’instrument par excellence des nomenclatures[54]. »

C’est ainsi que le vocabulaire juridique, à l’instar des autres vocabulaires techniques, recourt régulièrement aux synapsies dans le procédé de la qualification, de la classification ou de la spécification des objets juridiques : contrat de vente, contrat de transport, vol à main armée, etc.

Ensuite, à titre de préposition polysémique, il arrive en grammaire que la préposition « de » « entre en concurrence avec par », où cette dernière exprime, tout comme la première, « le moyen [ou] la manière[55] ». Le terme « adhésion » correspond alors à un « complément du nom » « contrat », plus particulièrement un « complément circonstanciel de moyen[56] » introduit par la préposition « d’ ». Le terme « contrat » est, en l’espèce, ce que la théorie linguistique appelle un « déverbal » ou un « nom déverbal » provenant du verbe « contracter ». Cela fait en sorte que « contrat par adhésion » et « contrat d’adhésion », qui sont des « binominaux déverbaux[57] », veulent dire exactement la même chose, au sens de « contracter » ou « contrat » conclu, par le « moyen » d’une « adhésion ». Le CNRTL indique ainsi que la préposition « de » exprime une « condition préalable » qui peut être « un moyen à partir duquel une chose a ou peut avoir lieu[.] De marque le moyen, l’instrument ou l’intermédiaire. Il signifie “à l’aide de” et entre en concurrence avec par et avec[58] ».

De surcroît, la préposition « de » peut également « introdui[re] un compl[ément] déterminatif[59] », c’est-à-dire exprimer ou préciser la « modalité », le « genre », l’« espèce », le « caractère » ou la « qualité » de quelque chose, au sens de « qualification[60] » ou de détermination de cette qualité. De ce point de vue, le « contrat d’adhésion » qualifie un genre ou un sous-genre abstrait de contrat dont l’adhésion constitue la principale « qualité », le « caractère » ou la modalité » de formation. Et c’est particulièrement sous cet angle de la qualification que la notion de « contrat d’adhésion » garde toute sa pertinence, sur le plan tant linguistique que juridique.

En effet, l’adhésion ou le mode de formation sans négociation (la partie) constitue ici le principal élément de préqualification du contrat (le tout), voire le seul élément de qualification abstraite que la doctrine ou le législateur a bien voulu mettre en exergue à ce stade pour justifier l’application d’un régime juridique spécial à ce sous-genre de contrat. Ceci dans une relation métonymique du tout à la partie ou de la partie au tout, où l’adhésion – en tant que l’une des qualités ou l’un des éléments caractéristiques de ce contrat ou de sa formation (partie) – est utilisée pour préqualifier ou qualifier abstraitement le contrat (tout).

« [E]n parlant d’une partie, d’un ensemble, d’un élément d’un tout[61] », on dit à ce titre que la préposition « de » a une « valeur [ou fonction] partitive[62] », lorsque « [l]e point de départ est un tout [contrat] dont on tire une partie [adhésion][63] ». Le type, l’espèce ou l’objet concret du contrat entrera en scène plus tard, au moment de la finalisation ou de la concrétisation de l’opération de qualification du contrat, à travers l’examen de son contenu obligationnel[64], en vue de déterminer en outre qu’il s’agit d’un contrat de vente, de transport, de bail, etc.

En l’espèce, « contrat d’adhésion » correspond à une qualification générique, préqualification abstraite ou qualification incomplète. Dans l’expression « contrat d’adhésion », l’adhésion ne renvoie pas à l’espèce, au type ou à l’objet du contrat, mais seulement à une sous-catégorie ou à un sous-genre de contrat devant encore faire l’objet d’une qualification spécifique ou concrète, c’est-à-dire être spécifié selon le cas d’espèce (vente, transport, bail, etc.). Il en va de même pour la notion ou qualification générique de « contrat de gré à gré », cette dernière tournure étant devenue une locution juridique (vente de gré à gré, marché de gré à gré, etc.) qui provient de la locution adverbiale figée, éponyme, où est mise en exergue la négociation comme principal élément de préqualification de ce sous-genre ou de cette sous-catégorie de contrat. C’est ainsi qu’un auteur a pu considérer à tort que la qualification de « contrat de gré à gré » ne pouvait à elle seule remettre en cause, à titre de contre-exemple, la critique dereusienne de celle de « contrat par adhésion »[65].

Pourtant, le gré à gré ou la négociation constitue, au même titre que l’adhésion, un moyen de formation du contrat, auquel cas on aurait pu conjecturer, par apriorisme, qu’une hypothétique qualification de « contrat par gré à gré » devrait se substituer à celle de « contrat de gré à gré », pour faire sens. Cela apparaîtrait aujourd’hui comme un faux sens, un contresens ou même un non-sens pour les juristes et les non-juristes tant l’usage juridique de la tournure « contrat de gré à gré » a déjà décidé de ce qui doit être le bon sens depuis son entrée ou son ancrage dans le discours des juristes.

D’ailleurs, on trouve le même type de raisonnement métalinguistique et/ou juridique en ce qui concerne la notion ou qualification juridique de « contrat de consommation ». Là encore, il ne faut pas se fier uniquement à la syntaxe ou au sens littéral d’un terme ou d’une expression au détriment du contexte juridique pour conclure trop facilement, en suivant la critique dereusienne, que la « consommation » est l’espèce, le type ou l’objet véritable du contrat, car l’apparence se révèle ici fort trompeuse. Si tel était effectivement le cas dans le raisonnement du législateur, la qualification juridique de « contrat de consommation », tout comme celle de « contrat d’adhésion », serait autosuffisante, de sorte qu’il n’y aurait plus besoin de compléter, de préciser ou de spécifier en outre que c’est un contrat de vente, de transport, etc.

De plus, si l’on s’en tenait à ce point de vue biaisé basé uniquement sur la syntaxe ou le sens littéral, la qualification juridique de « contrat de consommation » renverrait à « tous les contrats de consommation des biens et services », y compris donc entre commerçants ou professionnels. Or, une telle qualification juridique, selon le législateur, ne vaut que pour les seuls « contrats de consommation » entre personnes physiques qui se procurent un bien ou un service pour un usage personnel, non professionnel ou non commercial[66].

L’espèce, le type ou l’objet juridique du « contrat de consommation », qui n’est donc pas la « consommation », comme le laisserait présager la structure syntaxique ou le sens littéral de sa qualification juridique prise de façon abstraite, ne sera déterminé que postérieurement à travers une analyse concrète de son contenu obligationnel, auquel cas cela pourrait être un contrat de vente, de transport, etc. L’expression « contrat de consommation » s’avère en réalité, au même titre que « contrat d’adhésion », une simple qualification générique à laquelle viendra se greffer une qualification spécifique du type vente, transport, etc.[67].

La qualification juridique ou plus exactement la « qualification générique » de « contrat de consommation » et sa signification reposent ici sur plusieurs éléments, dont la qualité des parties et l’usage personnel du bien ou du service[68], qui ne se déduisent même pas de sa structure morphosyntaxique, ou qui prennent le contrepied de cette dernière[69]. La situation est exactement la même dans le contexte de l’expression « contrat d’adhésion », de sorte qu’il faut suivre en la matière le raisonnement pratique du législateur ou des juristes, et non le raisonnement théorique des linguistes ou des grammairiens. En l’espèce, c’est la ratio legis ou telos, c’est-à-dire le but poursuivi par le législateur qui fonde et conditionne la qualification juridique et sa signification, et non uniquement la syntaxe ou le sens littéral des mots qui la composent. On voit bien là que le contexte juridique dépasse la syntaxe ou le sens littéral des mots du Droit et qu’il participe activement à la cocréation ou à la coconstruction du sens de l’énoncé ou de la qualification « contrat de consommation ».

Dès lors, la qualification juridique de « contrat de consommation » constitue l’une des fictions ou l’une des métaphores du Droit[70], dans la mesure où elle énonce littéralement quelque chose qui n’est pas vraiment ce qu’elle veut dire ou nommer dans la réalité juridique et sociale. La théorie linguistique parle souvent d’« idiotisme » ou d’« expression idiomatique » pour désigner ce type d’expression ou de construction propre à un groupe de locuteurs. Cette construction résiste à l’analyse grammaticale en ce qu’elle fait sens par son tout, et non par chacun des mots qui la compose[71]. Ainsi, « contrat de consommation » ne désigne pas ni ne signifie l’ensemble des contrats qui aboutissent à la « consommation », pas plus que l’utilisation finale d’un bien ou d’un service quelconque par toute personne, mais seulement une parcelle de cette réalité ou une catégorie de ces contrats lorsqu’ils sont conclus par des personnes physiques en vue d’un usage strictement personnel ou non professionnel.

La qualification juridique de « contrat de consommation » ne doit donc pas être analysée ni comprise au sens commun ou littéral, c’est-à-dire conformément aux normes classiques du langage ordinaire selon lesquelles un énoncé signifie toujours ce qu’il énonce ou énonce ce qu’il désigne ou bien ce que l’énonciateur veut vraiment dire. Cette qualification doit plutôt être comprise au sens figuré, au sens allégorique ou spirituel de ce qu’un énoncé peut toujours énoncer ou dire plus ou moins ce que l’énonciateur voudrait dire ou nommer, parfois en prenant le contrepied de la réalité sociale. Et c’est là tout le sens des qualifications juridiques en tant que métaphores.

2.2 Les qualifications juridiques comme métaphores

En réalité, les qualifications juridiques, comme l’ensemble des normes juridiques, en ce qu’elles résument ou subsument des faits complexes dans des concepts dit juridiques, constituent des métaphores de la réalité sociale[72]. Elles sont en particulier des métaphores taxonomiques ou classificatoires de la réalité juridique et sociale[73]. C’est ce qu’observe un auteur :

Tout acte nucléaire de classification s’établit sur une opposition matricielle entre la métaphore et la métonymie : ces deux schèmes élémentaires, loin de s’exclure, s’incorporent l’un l’autre à titre de composante ou de relais interne (il y a de la métaphore dans toute métonymie, et vice versa). Les grands systèmes classificatoires repérables dans l’histoire retranscrivent intégralement l’existence et la forme de cette dualité : ils se structurent suivant l’un des deux schèmes tout en impliquant secondairement l’autre. Une classification fondée sur la ressemblance et la dissemblance (c’est-à-dire d’essence métaphorique) utilise toujours quelque peu des éléments métonymiques, de même qu’une classification généalogique (donc, principalement métonymique) fait obligatoirement appel à des similitudes métaphoriques. À travers cette imprégnation mutuelle, le couple métaphore/métonymie peut rendre compte de la répétition — dans l’histoire et dans l’éventail des prétentions scientifiques — d’un mode logique des affrontements doctrinaux que l’on pourrait étiqueter comme le duel des conceptions à dominante synchronique et des argumentations à dominante diachronique[74].

La qualification ou notion juridique de « contrat d’adhésion » constitue ainsi une métonymie – qualification du tout (contrat) par la partie (adhésion) –, voire une métaphore qualificative qui doit être comprise au second degré ou au sens figuré où l’adhésion devient la « figure » du contrat, c’est-à-dire ce par quoi on reconnaît le « contrat d’adhésion »[75]. Toutefois, cela ne signifie pas que les mots « contrat » et « adhésion » – et encore moins « de » – changent de signification en l’espèce. En effet, « quand ils sont en usage métaphorique, les mots ne perdent rien de leur signification (au contraire, on l’a vu, ils s’y ressourcent et l’intensifient), mais ils s’insèrent alors différemment dans les jeux collocatifs, paradigmatiques et autres, des énoncés. Ils ont une autre grammaire[76] ». Une chose, ici le contrat, est alors nommée ou qualifiée par l’une de ses qualités ou son moyen de formation, l’adhésion. Le tout s’inscrit dans une « stratégie argumentative » dont le but est d’attirer l’attention du public sur ce moyen atypique de formation du contrat, contraire à la norme qui devrait être la négociation, et qui dès lors expose l’adhérent à une vulnérabilité ou à un risque d’exploitation de la part du stipulant. L’expression « contrat d’adhésion » correspond donc à une métaphore-énoncé ou à un énoncé métaphorique, par opposition à la métaphore-mot ou au trope[77].

La métaphore étant traditionnellement définie comme une « anomalie » du langage, voire une création, une recréation, une mutation ou une « déviation » du sens[78], il n’est donc pas exclu que la « déviation », la mutation ou la recréation se déporte sur la structure syntaxique de l’énoncé[79]. De ce point de vue, la notion ou qualification juridique de « contrat d’adhésion » correspond d’abord à une métaphore in praesentia[80]. La préposition « de » est ainsi un « complément de qualité »[81] ; le comparant, l’adhésion ; et le comparé, le contrat. Dans une relation métonymique ou synecdochique de qualification ou d’identification du tout par la partie, le contrat est ici comparé à une adhésion, ou identifié par celle-ci, plutôt qu’à une négociation qui caractérise traditionnellement le contrat dans le sens commun, ce qui constitue une représentation vraie, figurée ou imagée, efficace ou performative de la réalité sociojuridique du contrat d’adhésion, caractérisé par l’absence de négociation.

De plus, la doctrine linguistique observe ceci :

  • [L]a syntaxe [a] une importance fondamentale pour la métaphore. En l’absence de tout lien préconstruit entre N1 [contrat] et N2 [adhésion], la syntaxe, à elle seule, impose entre eux une relation, classification, identification, etc., si bien que la figure en définitive repose plus sur le cadre syntaxique que sur les liens sémantiques de ressemblance ou d’analogie que la tradition rhétorique met en avant pour l’expliquer. Et de fait, la part de la syntaxe est telle que dans ces configurations in praesentia elle conduit nécessairement à une interprétation métaphorique alors même que N1 [contrat] et N2 [adhésion] présentent des relations de partie à tout ou de contiguïté qui, dans cette même tradition, sont données comme fondant les synecdoques et les métonymies.

    […] la présence d’une restriction vient éventuellement souligner la réduction de N1 [contrat] à une de ses parties ou [à] un de ses attributs [adhésion]. Il est frappant que la relation synecdochique ou métonymique qui existe hors contexte entre N1 [contrat] et N2 [adhésion] importe moins que la classification qui naît du cadre.

    Les configurations in praesentia ne sont donc pas spécifiques à la métaphore et le seul point qui oppose les emplois figurés aux propres est le rôle prépondérant qu’y joue la syntaxe[82].

Au-delà donc du rôle prépondérant qu’y joue la syntaxe, cette doctrine souligne également l’importance de la classification qui peut naître du cadre morphologique d’une métaphore in praesentia. Tel est bien le cas de la métaphore ou de la qualification juridique de « contrat d’adhésion » qui participe effectivement à l’oeuvre de classification des contrats.

La notion ou qualification juridique de « contrat d’adhésion » correspond ensuite à une « métaphore morte », c’est-à-dire une métaphore lexicalisée ou passée du langage juridique (langage spécialisé ou métaphorique) au langage commun (langage ordinaire ou langage courant), où elle n’est plus forcément perçue comme telle et comprise dans son sens figuré[83]. Ainsi que l’observe la doctrine, « [n]’ayant pas la construction du propre, les métaphores cessent peu à peu de lui être reliées et se lexicalisent : la figure finit par ne plus être perçue comme telle et devient une unité autonome[84] ». Et lorsque la métaphore se lexicalise et devient une unité linguistique autonome, l’analyse de sa structure syntaxique peut être biaisée, si elle méconnaît précisément son origine ou son essence métaphorique.

En l’espèce, la métaphore ou « la figure en définitive repose plus sur le cadre syntaxique que les liens sémantiques de ressemblance ou d’analogie[85] » entre les deux termes. C’est justement le cas de la notion ou qualification juridique de « contrat d’adhésion » dont le fait de dire, selon la critique dereusienne, qu’elle est syntaxiquement inexacte revient précisément à méconnaître non seulement sa dimension ou son essence métaphorique, mais aussi sa normalité désormais acquise par sa lexicalisation[86].

3 Les contre-arguments philosophiques

Quand bien même la structure morphosyntaxique de la notion ou qualification de « contrat d’adhésion » serait biaisée, cela n’enlèverait rien à sa validité ou à son efficacité (juridique) en tant qu’acte de langage ou jeu de langage, a fortiori du Droit. Au moins trois puissantes raisons tirées de la philosophie du langage plaident en faveur de cela : l’autorité du langage du Droit (3.1), l’autorité de l’usage en matière de langage ou la façon dont le langage se crée et se normalise par son usage (3.2) et la fonction du langage principalement comme moyen de communication (3.3).

3.1 Le Droit comme langage d’autorité et non de vérité

Bien que le Droit soit langage[87], le langage n’est pas la fin du Droit, mais seulement un simple moyen lui permettant de remplir sa fin suprême qui est la justice. Le langage, a fortiori le langage du Droit, n’est que « convention », et non « convention de vérité » et encore moins « vérité ». Il en va de même des noms des choses ou des qualifications qui ne sont que des conventions de langage ou conventions linguistiques[88]. En effet, les qualifications juridiques, au même titre que les définitions qui parfois les prédéterminent, « n’expriment aucune [vérité ni] nature des choses mais seulement des conventions de langage[89] ».

La « convention » de langage, et par extension toute convention sociale, renvoie ici à un fait collectif, plus ou moins formel ou tacite, impliquant une « signification » ou des « habitudes d’action[90] », accepté par la majorité, parce qu’il est imposé par le législateur comme devant être accepté par tous, ce dernier incarnant de surcroît la « volonté générale » de la société. Et le simple fait que l’énoncé « contrat d’adhésion » signifie effectivement dans la pratique juridique ou la réalité sociale un contrat qui se forme par le moyen de l’adhésion d’une partie aux conditions de l’autre, ou est entendu comme tel dans l’esprit des juristes et même des membres de la communauté sociale, usagers ou destinataires du Droit, permet de constater que la convention de langage « contrat d’adhésion » fonctionne, qu’elle est valide, performative, opératoire ou efficace. Et cela seul suffit à en faire, non pas la « vérité » ni la « vraie vérité », mais une « vérité vraie » ou « valide » sur le plan aussi bien juridique que linguistique.

D’ailleurs, la vérité juridique n’est pas une vérité linguistique, pas plus que la vérité linguistique n’est une vérité juridique. Bien plus, la vérité juridique n’est pas toujours une « vérité vraie », mais une « vérité d’autorité » qui s’impose parfois au détriment de la « vraie vérité »[91]. Cela est particulièrement vrai en matière de qualification juridique en tant qu’énoncé linguistique ou pur produit du nominalisme philosophique. Le Droit y dit ou nomme quelque chose d’autorité, et cela devient « la vérité du Droit » ou « une vérité juridique » par le simple fait de l’avoir dit ou nommé ainsi. Tel est le cas a fortiori lorsque le détenteur du pouvoir quasi souverain de dire le Droit (imperium et jurisdictio), soit le législateur lui-même, porteur de la « volonté générale », le qualifie ou le nomme ainsi, comme pour le « contrat d’adhésion ».

C’est dire que la qualification légale est un acte de pouvoir, un acte de volonté (et non de connaissance), un acte de prescription (et non de description, même lorsqu’elle semble décrire la réalité)[92]. Le Droit ou le législateur y dit ce qui doit être, et non forcément ce qui est[93], peu importe que ce « être » soit un « étant social » ou un « étant linguistique ». La qualification juridique n’est jamais « véridiction », mais elle est prescription, « juridiction » ou jurisdictio au sens de ius decere[94], voire « fiction-diction »[95], selon la « volonté », pour ne pas dire le « bon vouloir » du législateur qui n’a de limite que dans le maintien de la cohérence du système juridique à titre de jeu de langage et dans l’impuissance du langage à tout dire. Elle a, par ce fait même, « valeur de vérité » autant pour la communauté des juristes que pour la communauté sociale (usagers ou destinataires) des « Dires du Droit » qui s’imposent à elles en tant que normes impératives.

En effet, plus que tout autre type de langage juridique, le langage de la qualification juridique, a fortiori légale, correspond à un langage d’autorité[96], peu importe qu’il procède par fictions[97]. Les présomptions ou les fictions, au sens de constructions de l’esprit[98], ne sont en l’espèce que des « qualifications fictives », des « fictions qualificatives » ou de « fausses qualifications des faits » par l’autorité normative[99]. Celles-ci se révèlent certes contraires à la vérité ou à la réalité, qu’elle soit juridique, sociale, linguistique, etc.[100], mais elles sont faites à dessein et considérées comme « vraies » par la communauté juridique et sociale[101], au sein de laquelle ces fictions sont devenues des « normes » ou des « conventions », à la fois linguistiques et juridiques, frappées du sceau de l’autorité et donc aussi d’une « certaine vérité », instituée.

Pour reprendre les propos de John Rogers Searle[102], les qualifications juridiques ou légales deviennent alors des sortes de « faits de langage institués » par l’autorité normative ou « faits institutionnels de langage » (auxquels le Droit assigne des fonctions), dont on doit tenir compte comme tels, c’est-à-dire à titre de « faits de langage » par la linguistique, la grammaire ou tout autre champ de connaissance sur le Droit. Autrement dit, le fait pour le législateur de nommer « contrat d’adhésion » tout contrat par lequel une partie impose à l’autre un ensemble de clauses essentielles non négociables transforme cette façon de le dire ou de le nommer ainsi en norme de qualification d’un tel contrat ou acte juridique. En l’espèce, « nommer (qualifier) c’est normer[103] », au sens fort du terme. La qualification juridique devient dès lors non seulement une norme juridique, instituée par la prescription de l’autorité normative, mais aussi une norme linguistique, confortée par son usage en tant qu’acte de langage, désormais ancrée dans le fonctionnement du langage des juristes et des non-juristes.

3.2 Le langage comme usage

Le langage, c’est aussi l’usage, et non forcément son bon usage. L’usage est, de ce fait, le seul arbitre ou validateur du langage, c’est-à-dire la règle des règles ou première règle du langage[104] : Quem penes arbitrium est, et jus et norma loquendi[105]. Bien plus ou autant que la grammaire, l’usage fait autorité dans le langage. Dereux lui-même reconnut le principe, mais considéra à son époque que la matière ou l’expression contrat d’adhésion étant « si neuve, l’autorité de l’usage ne [pouvait] guère être invoquée »[106]. Plus d’un siècle après la proposition de la notion ou qualification de « contrat par adhésion », le constat s’avère clair et sans appel : les jurislateurs ne l’ont jamais intégrée dans leurs discours. Au contraire, ils l’ont rejetée, lui préférant l’actuel usage de « contrat d’adhésion » quasi unanimement usité dans le discours juridique.

Ainsi convient-il de faire droit à l’autorité de l’usage « contrat d’adhésion » dans le langage du Droit. En effet, l’usage fait la norme du langage, ou même l’erreur commune fait le Droit, à supposer qu’il y en ait une, en attendant une hypothétique requalification légale, de lege ferenda, de « contrat par adhésion » par le législateur ou encore la généralisation de son usage par la majorité des juristes : « car l’usage est le roi des langues, pour ne pas dire le Tyran […] l’usage […] en matière de langue l’emporte toujours par-dessus la raison [linguistique][107] ». Cela se vérifie d’autant plus dans le cas d’espèce que la qualification de « contrat d’adhésion », par la force de son usage dans le langage du Droit, s’est progressivement lexicalisée, en intégrant le langage commun : elle est devenue ainsi une norme lexicale[108], à défaut de satisfaire a priori à la norme grammaticale[109].

D’ailleurs, les normes ou les conventions linguistiques sont souvent le produit de l’usage qui reste le meilleur moyen, voire la voie royale de la création ou de la normalisation du langage[110]. L’art d’écrire ou de dire le Droit, comme celui de nommer les objets juridiques par le langage, relève du (génie) poétique, au sens étymologique de création ou d’autocréation (poièsis)[111]. On considère d’ailleurs que le Droit est un jeu de langage (Sprachspiele) circulaire, autoréférentiel ou système autopoïétique qui s’autocrée, s’autoreproduit, s’autorégule, s’auto-interprète, s’autovalide, s’autolégitime, communique et élabore ses significations par référence à ses propres concepts, règles et procédures[112]. Le Droit en tant que langage ou jeu de langage autopoïétique constitue ainsi une « expérience de pensée » ou une « expérience en imagination » (thought experiment ou Gedankenexperiment) où l’usage des mots crée ipso facto, par son autorité, de nouvelles règles du langage ou « règles du jeu ».

3.3 Le langage comme moyen de communication

L’une des principales fonctions du langage est la communication[113]. Et si ce dernier constitue un moyen de communication, a fortiori un énoncé linguistique, l’acte de communication[114], qui est aussi un acte de signification, pour être parfait suppose la transmission et la réception ou la compréhension d’un message, d’un énoncé linguistique ou d’un faisceau de significations entre le transmetteur, destinataire médiat ou immédiat. Dès lors, à partir du moment où la notion ou qualification juridique de « contrat d’adhésion » en tant qu’énoncé linguistique est toujours apte ou efficace à communiquer les messages du Droit, c’est-à-dire joue encore pleinement son rôle de communication d’un faisceau de significations juridiques ou d’un ensemble des conséquences que l’ordre juridique attache à cette réalité sociale ou contractuelle, sans ambiguïté aucune, entre les juristes, d’une part, et les autres membres de la communauté sociale, d’autre part, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter ou de la « requalifier ».

Ce qui importe finalement en matière de langage ou de communication n’est pas tant le fait de dire ceci ou cela, mais surtout de comprendre que ceci signifie cela. Autrement dit, au bout du compte en Droit n’est pas tant la forme du langage, mais le fond, la signification ou la fonction du langage, sauf bien sûr lorsque les uns sont de nature à empiéter sur les autres ou à les influencer. Ainsi, remplacer « contrat d’adhésion » par « contrat par adhésion » ne présente aucun intérêt juridique ni ne change quoi que ce soit à la réalité juridique et sociale qualifiée et entendue comme telle. Le langage est ici subordonné à la raison juridique ou ratio legis de la qualification, de sorte que sans grief ni intérêt lésé ou à agir, ni motif légitime ou raisonnable, nul ne peut se prévaloir d’un argument purement et simplement grammatical pour solliciter un changement juridique[115]. Certes, en tant que type particulier de langage spécialisé ou artificiel, le Droit, et précisément la légistique, accorde une certaine importance à ses formes d’écriture, mais cela ne saurait le réduire à un simple esthétisme ou à un purisme langagier. Le Droit ou son langage est bien davantage que cela.

Pour paraphraser Condillac, le juriste ne devrait pas être un adepte de ces grammairiens « plus occupés des mots que des pensées[116] » qu’ils véhiculent ou, disons-le, plus préoccupés des mots que des maux du « contrat d’adhésion » car, dit-il, en matière de langage, « l’usage n’est pas aussi peu fondé en raison qu’ils le prétendent, il s’établit d’après ce qu’on sent, et le sentiment est bien plus sûr que les règles des grammairiens[117] ». Cette critique était fort répandue chez les penseurs des Lumières des xviie et xviiie siècles qui voient « le langage comme le grand séducteur [dangereux], qui nous pousse à nous satisfaire de simples mots, au lieu de nous concentrer sur les idées qu’ils désignent[118] ». L’une des critiques souvent formulées par la doctrine classique aux qualifications ou aux catégories juridiques en tant que formes ou contenants est justement qu’elles détournent l’attention des juristes sur leurs contenus ou les enjeux réels du Droit, notamment la justice qui reste sa finalité suprême et ultime[119].

Certes, on dit souvent – selon une formule attribuée à Sartre – que, « pour changer les choses, quelques fois il faut changer les mots avec lesquels on les désigne », mais l’expérience humaine montre aussi que, « quand les hommes ne peuvent [ou ne veulent pas] changer les choses, ils changent les mots[120] » avec lesquels on les désigne pour donner le sentiment illusoire qu’ils ont au moins changé quelque chose. On pourrait en dire autant du « contrat d’adhésion » s’il devait être simplement requalifié de « contrat par adhésion », sans que le Droit soigne ses véritables maux que sont le liberticide et l’injustice. Plutôt que des « mots du contrat d’adhésion », les juristes devraient se préoccuper davantage des « maux du contrat d’adhésion ».

Ainsi, les « maux du Droit » sont et devraient être bien plus préoccupants aux yeux du juriste que les « mots du Droit », sauf à dire, et il est légitime d’en douter, que le traitement de ceux-ci passe absolument par le traitement de ceux-là[121]. Cela ne signifie pas qu’il faut promouvoir une certaine agrammaticalisation ou dégrammaticalisation du Droit au profit de la lexicalisation, mais que le sens, le message ou les effets du Droit doivent toujours primer toute autre considération puriste[122], voire linguiciste[123] ou académiciste dans la construction du langage juridique[124]. Cependant, cela ne porte en rien atteinte au droit de la doctrine minoritaire de continuer à faire usage de la notion de « contrat par adhésion », en espérant qu’elle se lexicalise, se vulgarise, se normalise et s’impose avec le poids de son usage dans les discours des jurislateurs[125].

Conclusion

La grammaire est une ressource du Droit et non une source du Droit[126]. Bien au contraire, le Droit peut même devenir une source à part entière de la grammaire[127]. C’est le cas, d’une part, lorsque les grammairiens ou les usagers d’une langue adoptent la « grammaire » d’une forme de langage juridique entrée dans l’usage de la langue ordinaire. Pensons ici au phénomène récurent et constant de la lexicalisation ou de la vulgarisation des métaphores juridiques, notamment les qualifications légales[128], qui sont passées du langage spécialisé du Droit, où elles ont été construites de toutes pièces, au langage commun. C’est aussi le cas, d’autre part, lorsque le législateur légifère en matière de langue et attribue compétence à une instance désormais chargée de réguler ou de fixer les normes de la langue et de sa grammaire[129]. Il en va ainsi notamment de la Proposition de loi visant à protéger la langue française des dérives de l’écriture dite inclusive, no 1816, adoptée en première lecture par le Sénat le 30 octobre 2023 et en cours d’examen à l’Assemblée nationale, portant modification de la Loi no 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française (loi Toubon) et dont le but est d’interdire « l’écriture inclusive » dans « les publications, revues et communications » diffusées en France par des personnes morales de droit public ou des personnes privées exerçant une mission de service public ou bénéficiant d’une subvention publique. « Tout acte juridique » rédigé en violation de cette interdiction d’ordre public devant être frappé d’une nullité de plein droit.

Cela dit, la connaissance métalinguistique est toujours souhaitable en Droit, notamment parce qu’elle facilite la tâche du juriste ou des usagers du Droit dans la compréhension, l’expression et le respect des messages du Droit. Il y va en effet de l’intérêt de l’intelligibilité et de l’accessibilité du Droit. Une auteure a ainsi pu dire que « [l]es juristes font office de grammairiens, car la vérité du droit se joue à la virgule près[130] ». Les juristes seraient une sorte de grammairiens qui s’ignorent.

Cependant, la grammaire des grammairiens (au sens de la grammaire normative), bien qu’elle soit nécessaire en Droit, n’est une condition ni sine qua non ni autosuffisante dans un système juridique. En effet, en tant que jeu de langage à part entière ou entièrement à part, le système juridique a ses propres règles du jeu, où la communication des messages du Droit peut parfois, pour des raisons d’efficacité ou d’économie du langage (clarté, simplicité et brièveté), se passer, volontiers, de certaines règles de grammaire, facultatives ou superfétatoires[131].

En outre, le Droit en tant que langage et, a fortiori, langage de pouvoir a vocation à créer par l’usage ou par voie d’autorité ses propres normes de langage ou du moins de nouvelles normes de langage que le linguiste ou le grammairien ne saurait méconnaître comme « faits de langage institués » lorsqu’il prend le langage du Droit comme objet d’études. C’est dire que le Droit a sa propre grammaire que la grammaire des grammairiens doit toujours prendre en considération. D’ailleurs, historiquement, l’écriture du langage ou l’invention de l’écriture[132] n’est-elle pas née de l’écriture du Droit[133] qui l’a en partie façonnée dans sa « grammaire »[134] ?