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Permettez-moi d’abord de dire combien je suis heureux et honoré que la Faculté de droit de l’Université Laval, sa doyenne, Mme Anne-Marie Laflamme, et ses collègues, les professeures Anne-Marie Savard et Mélanie Samson, aient pensé à moi pour prononcer la très prestigieuse Conférence Claire L’Heureux-Dubé.
Prestigieuse, cette conférence l’est par les conférencières et conférenciers qui m’ont précédé et dont la liste donne le vertige.
Mais prestigieuse cette conférence l’est d’abord et avant tout par le nom qu’elle porte. C’est un honneur pour moi de rendre un hommage, bien modeste, à cette immense juriste qu’est Claire L’Heureux-Dubé. Si j’ai eu le plaisir de la rencontrer bien trop rarement, ses écrits – surtout judiciaires, mais pas que – m’ont beaucoup inspiré et nourri dans mes réflexions et recherches, tout particulièrement en droit de la famille.
C’est donc tout naturellement ce domaine que j’ai ciblé en souhaitant lier l’évolution du rôle du droit dans la famille à l’oeuvre de Claire L’Heureux-Dubé. Mes propos brosseront donc un portrait très général de l’évolution du droit de la famille au cours des 65 dernières années, soit à peu près la carrière de Mme L’Heureux-Dubé, laquelle a été admise au Barreau en 1952. Les spécialistes du domaine y apprendront probablement peu, mais j’espère que cela permettra aux autres, et notamment aux membres de la communauté étudiante, que je sais nombreux aujourd’hui, d’avoir un aperçu général du rapport entre droit et famille au Québec.
De manière schématique, je présenterai cette évolution par le rôle que joue le droit dans la famille autour de trois périodes qui, certes, parfois se chevauchent, mais donnent un bon portrait impressionniste : 1) le droit protecteur de la société par la famille institutionnelle ; 2) le droit protecteur de l’égalité des membres de la famille ; 3) le droit protecteur de l’égalité des familles. Nous verrons que la juge L’Heureux-Dubé a été impliquée très tôt et longuement dans cette évolution.
1 Le droit protecteur de la société par la famille institutionnelle
Le droit de la famille a d’abord – et longtemps – été fondé sur un modèle unique qui, dans un dessein prophylactique[1], se voulait une « loi unique et pédagogique qui prétend dresser les moeurs » pour reprendre la formule du professeur Jean-Jacques Lemouland[2]. Ce droit est inégalitaire et fondé sur la double puissance paternelle et maritale. C’est cette conception de la famille autorité, laquelle réside dans la réunion de personnes autour d’un chef absolu, veillant à son unité et à sa direction, qui est consacrée en 1866 dans le Code civil du Bas-Canada.
Au-delà de cette conception inégalitaire, c’est l’importance du caractère institutionnel de la famille qui marque cette période. Le droit entend d’abord et avant tout protéger, dans l’intérêt sociétal, la stabilité et la paix des familles en imposant le modèle du mariage comme fondement du couple et comme fondement de la filiation. L’influence de l’Église y est alors omniprésente, bien plus qu’en France où le mariage est reconnu comme un contrat depuis 1791 ; au Québec, c’est encore affaire de religion.
Cette conception de la famille, basée sur la tradition, sur l’autorité d’un chef de famille et sur l’influence dominante de la religion, va progressivement s’éroder au xxe siècle, tout particulièrement à compter des années 60 par des phénomènes aussi nombreux que connus : la diminution, voire la disparition progressive de l’autorité sociale et politique de la religion, la libération sexuelle, la revendication par les femmes de l’égalité de droit et, plus généralement, des revendications de toute sorte fondées sur les droits et libertés de la personne.
Ces phénomènes vont progressivement affecter tout à la fois le caractère institutionnel et religieux de la famille. J’en donnerai trois exemples. Le premier est plus anecdotique, mais symboliquement très fort. Les deux autres vont illustrer les transformations à venir.
La première illustration est l’adoption en 1968 de la Loi concernant le mariage civil[3]. Cette loi a pour effet d’ajouter aux célébrants du mariage, alors nécessairement religieux, un officier civil. Cette création d’une célébration civile convient aux communautés religieuses puisque, plutôt que d’aller vers une réelle sécularisation du mariage où l’Église serait écartée, l’État leur conserve la compétence de célébrer le mariage civil.
La suite donne raison à l’Église puisque, malgré l’affaiblissement de la religion, le mariage civil peine à s’établir. En 1981, il ne représentait que 20 % des mariages célébrés et, en 1999, 29 %. La progression s’accélère à compter de 2002 lorsque le législateur libéralise, voire privatise, la célébration du mariage, en ajoutant aux célébrants non seulement les notaires, mais également « toute autre personne désignée par le ministre de la Justice, notamment des maires, d’autres membres des conseils municipaux[4] ». Cette disposition sera appliquée très largement et a donné lieu à la désignation de personnes liées aux mariés, tels les parents, amis, frère ou soeur, lesquelles obtiennent une désignation ponctuelle pour ce seul mariage. Selon les dernières statistiques que j’ai pu obtenir, soit en 2022, les mariages religieux représentent 37 % de tous les mariages, alors que le mariage par un célébrant désigné représente 30 % de ceux-ci. Quoique, à bien des égards, symbolique, cette réforme participe d’une manière éclatante à la désinstitutionnalisation de la famille puisque la célébration du mariage n’est plus nécessairement le fait d’un officier mandaté, en raison de son statut, pour représenter l’État.
La deuxième illustration est, bien sûr, l’avènement du divorce qui au Québec, jusqu’à l’adoption de la première Loi sur le divorce en 1968, devait procéder par l’adoption d’une loi privée fédérale, puis à partir de 1963 par une résolution du Sénat. Cette loi, à propos de laquelle Mme L’Heureux-Dubé signe un texte remarqué dans les Cahiers de droit en 1969[5], affecte profondément le caractère institutionnel du mariage. Mais surtout elle obligera les législateurs à progressivement abandonner une vision centrée sur la protection de la stabilité du mariage et de l’institution pour aménager un droit qui prend en compte les effets de la désunion. D’un droit visant la protection de la société en assurant la stabilité et la paix des familles, le droit de la famille se transforme en un droit protecteur de l’égalité des individus dans la famille. Ce sera la deuxième période sur laquelle je reviendrai.
La troisième illustration de l’érosion du droit protecteur de la famille institutionnelle consiste dans l’abrogation de l’illicéité de l’union de fait et, par celle-ci, de la fin du monopole institutionnel du modèle marital. Cela survient lors de la réforme du droit de la famille de 1980 alors qu’on abroge l’article 768 du Code civil du Bas-Canada qui encadrait la validité des donations entre concubins et, surtout, que l’on reconnaît l’égalité des enfants, quelles que soient les circonstances de leur naissance, principe maintenant présent à l’article 522 du Code civil du Québec[6]. Ce changement législatif est en phase avec l’évolution de l’union de fait qui s’impose progressivement au Québec comme un mode de vie qui est non seulement accepté, mais qui concurrence le mariage. Ce phénomène sera au centre de la troisième période sur laquelle je reviendrai.
2 Le droit protecteur de l’égalité des membres de la famille
Cette désinstitutionnalisation progressive de la famille amène le législateur à recentrer le rôle du droit sur l’égalité entre les composantes de ce groupe. Le droit s’attarde alors à la protection des membres de la famille d’abord en leur assurant une égalité juridique entre eux, puis en veillant, si ce n’est à assurer une égalité économique, à tout le moins d’y tendre en aménageant les règles de droit afin de prendre en compte les conséquences économiques de la désunion dorénavant libéralisée. Sur ces deux aspects, le rôle de la juge L’Heureux-Dubé est significatif.
L’égalité juridique. Cet aspect est bien connu et est essentiellement le fruit de la réforme de 1980. Il n’est pas inutile de rappeler que la juge L’Heureux-Dubé a agi à titre de présidente du Comité du droit de la famille de l’Office de révision du Code civil du Québec (ORCC), dont le rapport a profondément inspiré cette réforme. Cela permet d’ailleurs aux professeurs Marie-Claire Belleau et François Lacasse, dans leur introduction à l’ouvrage en l’honneur de la juge L’Heureux-Dubé, de lui attribuer la maternité d’un des principes fondamentaux de la réforme de 1980, soit l’égalité des conjoints[7]. La professeure Mary Jane Mossman, dans le même ouvrage, ajoute que la jurisprudence de la juge L’Heureux-Dubé en matière d’égalité dans la famille est reconnue comme l’une de ses principales contributions[8].
Cette égalité est d’abord reconnue dans le couple. Ainsi, comme on le sait, est-il prévu que les époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille ; qu’ils doivent contribuer en proportion de leurs facultés respectives aux charges du ménage ; ou encore qu’ils choisissent de concert la résidence familiale (art. 395 C.c.Q.). Un autre changement, symboliquement très important, concerne le nom : l’article 393 prévoit que « [c]hacun des époux conserve, en mariage, son nom ; il exerce ses droits civils sous ce nom ».
Cette égalité est aussi consacrée dans les rapports de filiation en la reconnaissant entre les parents et les enfants. En 1977, le législateur remplace la notion de puissance paternelle par celle d’autorité parentale. En 1980, on complète cette réforme en prévoyant que le choix du prénom et du nom de famille de l’enfant relève tant de la mère que du père, même non mariés, le nom de famille pouvant être formé d’au plus deux parties de celles qui forment les noms de famille des parents. Il n’est même pas nécessaire que les enfants portent le même nom de famille, cette règle constitue un particularisme important du droit québécois qui trouve fort peu de comparables en droit comparé. C’est la disparition même de la notion de droit commun à la famille au nom de l’égalité, réitérée à chaque naissance.
L’égalité économique. Le véritable défi du droit de la famille se situe toutefois dans sa réponse à la libéralisation et à l’augmentation des divorces. Tant que le couple est uni, l’égalité économique entre les conjoints n’est pas un réel enjeu, mais, lorsqu’une rupture survient, l’interdépendance économique découlant de l’union pose un problème sociétal important.
L’apport de la juge L’Heureux-Dubé sur cette question est majeur. On pourrait citer plusieurs arrêts. Par exemple, sa dissidence dans l’arrêt Thibaudeau c. Canada[9] où elle conclut que la règle fiscale d’inclusion/déduction des aliments pour enfant contrevient à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés[10]. Selon elle, bien que l’économie fiscale pour le couple soit un objet urgent et réel, le juste partage de celle-ci entre les ex-conjoints n’avait pas été démontré.
On pourrait aussi penser à l’arrêt Willick c. Willick[11], lequel met en exergue, avant l’adoption des lignes directrices en cette matière, la difficulté de bien estimer les besoins des enfants et les coûts cachés pour le parent gardien.
Mais l’arrêt qui me vient immédiatement en tête, peut-être son plus célèbre d’entre tous, est sans nul doute l’arrêt Moge c. Moge[12]. Dans la biographie de Mme L’Heureux-Dubé écrite par Constance Backhouse, Julien D. Payne, grand spécialiste du droit de la famille, n’hésite pas à affirmer qu’il s’agit là de l’un des jugements les plus marquants en droit de la famille dans les 100 dernières années et qu’il constitue l’arrêt le plus important, toutes matières confondues, de la juge L’Heureux-Dubé. Elle-même dans cet ouvrage dit de cet arrêt : « I put all my heart and all my knowledge in Moge. It came from my experience with clients in family law, during my time on Superior Court, and the Court of Appeal. It was so natural for me. It was the field I knew. I think if I hadn’t written Moge it would never have been written. It’s my heart[13]. »
Cet arrêt, on s’en souvient, porte sur l’obligation alimentaire entre conjoints et la philosophie qui sous-tend la Loi sur le divorce en cette matière. Avant Moge, le modèle de la rupture nette (clean break) dominait les esprits. L’obligation alimentaire avait pour objectif principal de rendre le créancier alimentaire autonome, objectif qui était perçu comme une conséquence de l’égalité des conjoints[14]. L’arrêt Moge marque un tournant décisif sur la question en consacrant l’importance de tous les objectifs prévus dans l’article 15.2(6) de la Loi sur le divorce[15] et en reconnaissant un aspect compensatoire à l’obligation alimentaire, laquelle peut survivre à l’autonomie économique[16].
Dans cet arrêt, la juge L’Heureux-Dubé remet en question la dichotomie classique entre le mariage traditionnel et le mariage moderne[17], reconnaît que le divorce et le modèle de l’indépendance économique présumée participent au phénomène de la féminisation de la pauvreté[18] et incite les tribunaux à prendre connaissance d’office de ce phénomène[19]. Tout un programme !
Cet arrêt qui contient « de véritables pages d’anthologie sur les conséquences socio-économiques des divorces au Canada[20] », pour reprendre la formule du professeur Dominique Goubau, a eu un immense impact, pas uniquement sur l’obligation alimentaire stricto sensu, mais sur le rôle du contexte social dans le droit de la famille. C’est d’ailleurs l’utilisation de travaux de sciences sociales et la connaissance d’office de certains phénomènes qui y sont établis, principe qu’elle réitérera dans l’arrêt Willick et dans un article publié par l’Ottawa Law Review[21] – où elle insiste sur l’importance de la preuve de faits sociaux en droit de la famille, domaine où souvent les assomptions sont fondées sur des normes et des valeurs masculines[22] – qui provoque peut-être la plus grande controverse. Néanmoins, comme l’affirme la professeure Louise Langevin, la juge L’Heureux-Dubé a tracé le chemin en cette matière, laquelle a « éventuellement trouvé une place dans les pratiques, les habitudes, et les jugements de ses collègues[23] ».
Si cet arrêt – de même que Willick ou la dissidence dans Thibaudeau – tend sans nul doute à favoriser la protection du conjoint économiquement vulnérable en raison de l’interdépendance économique découlant du mariage, il reste que, comme l’affirme la juge L’Heureux-Dubé dans Moge, l’obligation alimentaire ne saurait constituer un partage de biens[24]. Sur ce champ, c’est bien sûr aux législateurs provinciaux d’agir, lesquels le font tous à leur façon. Le droit québécois se distingue en ce que, si la répartition des richesses du couple se fait d’abord par l’introduction, à peu près au même moment que la Loi sur le divorce, du régime légal supplétif de la société d’acquêts, c’est, par la suite, sur un régime impératif que se fondera la politique du droit québécois en la matière.
C’est ainsi qu’en 1980 le législateur introduit le mécanisme de la prestation compensatoire, transcription dans le mariage de l’enrichissement injustifié. Ce recours est toutefois interprété restrictivement jusqu’à l’intervention de la Cour suprême du Canada durant les années 90[25]. Mais le législateur n’avait pas attendu, et avait, entretemps, légiféré en établissant un partage obligatoire de certains biens du couple : c’est le patrimoine familial. Nul besoin de rappeler le contenu de cette mesure qui, pour les étudiants qui ne le sauraient pas encore, prévoit la constitution d’un ensemble de biens – notamment les résidences de la famille – dont la valeur, après certains calculs, est impérativement partagée entre les conjoints sans égard à la propriété.
Il s’agit d’une mesure, qui fut à l’époque fort contestée, incarnant mieux que toute autre la vision solidariste du droit de la famille québécois et du rôle que joue dorénavant le droit de la famille : la protection du conjoint économiquement vulnérable. La protection du mariage ne s’impose donc plus, ni pour des raisons morales ni pour des raisons familiales, successorales ou de clans. La législation sur le mariage s’impose maintenant pour la protection des conjoints contre les effets socioéconomiques du mariage et de sa rupture.
Mais ce rôle s’exerce par ailleurs a priori dans le cadre de la seule conjugalité institutionnalisée par le mariage. Certes, cela n’est plus totalement vrai pour les enfants, l’égalité de ceux-ci étant reconnue, mais il demeure, comme le notait Me Jocelyn Verdon dans un texte marquant[26], que la forme de conjugalité des parents peut avoir certains effets sur ceux-ci, que ce soit, par exemple, en ce qui concerne la protection de la résidence familiale. En matière de conjugalité, toutefois, cette protection passe nécessairement par le mariage. Or, si comme le soulignait le professeur Goubau, à l’époque où essentiellement tous les couples étaient mariés, lorsque le législateur intervenait dans le mariage pour assurer la protection économique des époux, il intervenait dans l’ensemble des familles, ce n’est plus le cas avec la montée en puissance de l’union de fait[27].
3 Le droit protecteur de l’égalité des familles
Cette troisième période est la plus riche. Elle débute timidement dans les années 70, mais prend véritablement son envol, d’abord par la voie judiciaire, dans les années 90. Elle est la résultante du fait que le droit n’impose plus, au nom de l’intérêt sociétal, une figure unique à la famille. En conséquence, le droit doit alors veiller à l’égalité de ces familles, de cette pluralité de modèles familiaux. Cela soulèvera toutefois la difficile question – non encore résolue – de l’arrimage entre, d’une part, le rôle de protection des membres de la famille – que nous venons de relater – et, d’autre part, le respect de leur liberté.
Le phénomène de la montée en puissance de la volonté individuelle, d’aucuns parlent de la « privatisation de la famille », touche l’ensemble du droit de la famille. J’aurais ainsi pu donner des illustrations en matière de filiation, tout particulièrement en lien avec la récente réforme de 2022 et de 2023, que ce soit l’application de la présomption de parenté aux conjoints de fait (art. 525 C.c.Q.) ou encore l’évolution de la procréation assistée jusqu’à la reconnaissance de la grossesse pour autrui, toutes des réformes importantes consacrant la pluralité et l’égalité des modèles parentaux.
Je vais toutefois limiter mes courts propos à la conjugalité où l’apport de la juge L’Heureux-Dubé est particulièrement important et je le ferai avec la question de l’union de fait en soulevant deux aspects : l’égalité entre les conjoints de fait et des époux dans les relations avec l’État et les tiers (l’arrêt Miron c. Trudel[28]), incluant l’égalité des conjoints de même sexe (l’arrêt M. c. H.[29], qui suit les dissidences de la juge L’Heureux-Dubé dans les arrêts Canada (Procureur général) c. Mossop[30] et Egan c. Canada[31]) et la question de l’application du régime du mariage aux conjoints de fait (la dissidence dans l’affaire Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh[32]).
Nous avons vu dans la première partie que la position du droit face à l’union de fait se transforme en 1980 lorsque celui-ci abandonne tout jugement moral à son égard. Parallèlement à cela, l’union de fait prend une importance sociologique et s’impose au Québec comme un mode de vie qui est non seulement accepté, mais qui menace l’ascendance du mariage. De 8 % des couples en 1981, l’union de fait représente plus de 43 % des couples en 2021, faisant du Québec un des endroits dans le monde où le phénomène est le plus important.
Cette concurrence au mariage, fondée sur l’égalité et la liberté, impose un changement d’attitude de la part du législateur. À compter des années 70, il étend aux unions de fait les avantages accordés par certaines lois aux époux, par exemple, en matière de régime de retraite ou d’indemnisation des victimes des accidents du travail ou de la route. Cette reconnaissance s’accentue dans les années 80 et 90, entre autres par l’intervention des tribunaux et de l’article 15 de la Charte canadienne. Non seulement on accepte donc l’existence d’une pluralité conjugale, mais l’on assiste, sur la base des chartes, à une égalisation de statut entre les différents types d’union. Cette quête d’égalité s’est ensuite déplacée à la fin des années 1990 et au début des années 2000, vers les unions homosexuelles, lesquelles reçoivent le même traitement législatif que l’union de fait hétérosexuelle[33], avant la reconnaissance du mariage de même sexe partout au Canada en 2005[34]. Enfin, en 2002, le législateur définit à l’article 61.1 de la Loi d’interprétation[35] la notion de conjoint comme incluant, à moins que le contexte ne s’y oppose, le conjoint de fait. Ce changement a priori purement technique est en fait fondamental puisqu’il est la consécration de la reconnaissance, par le droit, de l’union de fait et de sa similarité de principe avec le mariage. Il participe aussi de la tendance à ne plus reconnaître dans le statut matrimonial un marqueur social déterminant, le vocable ne le distinguant même plus[36].
La juge L’Heureux-Dubé contribue de façon significative à cette évolution sur le fondement d’une conception fonctionnaliste de la notion de famille. Elle le fait d’abord dans sa dissidence dans l’arrêt Mossop (1993), qui portait sur la validité, au regard de la Loi canadienne sur les droits de la personne[37], d’une clause d’une convention collective du gouvernement fédéral qui reconnaissait un congé de quatre jours dans le cas du décès de son conjoint de fait de sexe opposé. Dans cet arrêt, la juge L’Heureux-Dubé conclut que la discrimination interdite sur le fondement de la « situation de famille » ne se limitait pas aux seules « familles qui ont un statut juridique reconnu[38] ». Elle ajoute que la famille ne se limite plus à la seule famille traditionnelle comportant un homme et une femme mariés avec des enfants et adoube cette approche fonctionnelle permettant « de dresser un tableau plus juste d’un plus grand nombre de groupes familiaux qui partagent des caractéristiques jugées essentielles dans des contextes spécifiques[39] ». Elle écrit :
Compte tenu de ce qui précède, il est intéressant de noter que, à certains égards, le débat sur la famille offre un faux choix à la société. On peut être en faveur de la famille sans rejeter pour autant les types de familles moins traditionnels. Ce n’est pas attaquer la famille que d’appuyer la protection des familles non traditionnelles. La famille traditionnelle n’est pas le seul type de famille, et les types de familles non traditionnels peuvent aussi véhiculer de véritables valeurs familiales[40].
La juge L’Heureux-Dubé sera encore dissidente dans l’arrêt Egan[41], cette fois avec trois autres collègues, où elle considère que l’exclusion du conjoint de même sexe dans la définition de la Loi sur la sécurité de la vieillesse[42] est une discrimination non justifiée sur le fondement de l’orientation sexuelle. L’on apprend dans sa biographie que ses dissidences en faveur de la communauté lesbienne, gaie, bisexuelle, trans, queer ou plus (LGBTQ+) lui ont d’ailleurs valu le surnom de « Queen of the gays[43] ». Elles auront aussi indéniablement participé à l’évolution de la jurisprudence de la Cour suprême en la matière[44], laquelle culmine en 1999 dans l’arrêt M. c. H. où elle souscrit aux motifs des juges Cory et Iacobucci et où la Cour suprême, par une majorité de huit juges, conclut que la limitation dans la Loi sur le droit de la famille[45] ontarienne de l’obligation alimentaire aux seuls conjoints de fait hétérosexuels est discriminatoire[46].
La juge L’Heureux-Dubé signe également une forte opinion concurrente dans l’arrêt Miron, qui a été rendu le même jour que l’arrêt Egan et qui marque, comme l’affirme le professeur Goubau, un tournant décisif quant au statut des conjoints de fait[47]. Dans cet arrêt, la Cour suprême, par une majorité de cinq juges contre quatre, conclut que la limitation aux seuls conjoints mariés de l’indemnité de la Loi sur les assurances[48] ontarienne était discriminatoire sur le motif analogue de l’état matrimonial. Tout comme sa collègue la juge McLachlin, qui signe l’opinion majoritaire, la juge L’Heureux-Dubé remet en question le fondement volontariste de la distinction entre le régime légal du mariage et celui de l’union de fait. Non seulement elle doute que la raison de se marier ou non repose sur une logique contractualiste, mais elle souligne que cette volonté doit être mutuelle, laissant à l’un ou l’autre des conjoints une sorte de droit de veto.
Cette série d’arrêts, dans lesquels la juge L’Heureux-Dubé joue un rôle déterminant, participe à consacrer l’union de fait comme un mode alternatif de conjugalité. Si l’arrêt Miron, tout particulièrement, établit la nécessité de traiter les conjoints de fait comme les couples mariés dans leur relation avec les tiers, au nom d’une logique de similitude fonctionnelle, la question des effets entre les conjoints demeure. L’union de fait a rejoint le droit, et il revient au législateur de concilier son objectif de protection du conjoint vulnérable, d’une part, et du respect de la liberté des conjoints de fait, d’autre part.
Cette question, on le sait, a été soumise à la Cour suprême dans la célèbre affaire connue sous le nom d’Éric c. Lola[49] avec le résultat très divisé que l’on connaît, résultat qui, depuis, nourrit un débat sociétal important et une volonté de réforme récemment réitérée par le gouvernement actuel. Mais ce n’est pas l’arrêt dont je veux vous parler ici puisque la juge L’Heureux-Dubé ne faisait alors plus partie de la Cour suprême : je veux plutôt vous mentionner deux illustrations de son apport à ce débat.
La première est le rapport de l’ORCC, dont elle présidait le Comité sur le droit de la famille, lequel proposait, dès 1976, à l’article 338 de reconnaître la possibilité au tribunal, si des circonstances exceptionnelles le justifiaient, d’ordonner à un « époux de fait » de verser des aliments à l’autre après la cessation de la vie commune[50]. On le sait, toutes les provinces canadiennes – à l’exception du Québec – le reconnaissent, l’Ontario l’ayant fait dès 1978. Au Québec, 47 ans après le rapport de l’ORCC, la question divise encore profondément la société. L’on voit ainsi, sans nul doute, la grande modernité de la vision de la juge L’Heureux-Dubé.
La seconde illustration est sa très forte dissidence dans l’arrêt Walsh[51]. On se souviendra que cette affaire portait sur la constitutionnalité de l’exclusion des couples non mariés dans la définition de conjoint de la loi sur les biens matrimoniaux de la Nouvelle-Écosse. Une majorité de huit juges a conclu que la solution retenue dans Miron ne s’appliquait pas pour les effets économiques entre les conjoints. Pour eux, si les couples qui se marient acceptent librement les droits et obligations réciproques qui en découlent, il convient de respecter le choix des conjoints de fait de ne pas se marier, et ce, même si ce choix peut parfois être illusoire ou que certaines iniquités peuvent en découler, lesquelles pourront être corrigées par une ordonnance alimentaire ou autres moyens[52].
La juge L’Heureux-Dubé est la seule à conclure que cette distinction entre conjoints mariés et conjoints de fait est discriminatoire. Dans ce qui constitue ses derniers motifs en droit familial, elle conclut que les conjoints de fait ont historiquement souffert et continuent de souffrir, dans une certaine mesure, de désavantages liés à l’absence de lien matrimonial. Elle est d’avis que la solution retenue dans M. c. H. doit s’appliquer ici puisque le partage des biens matrimoniaux et l’obligation alimentaire servent la même fin, soit « l’allègement du fardeau économique créé par la rupture d’une longue relation d’intimité et d’interdépendance économique[53] ».
Cette dissidence me semble constituer l’illustration la plus aboutie de la conception fonctionnaliste de la famille de la juge L’Heureux-Dubé, qui, pour elle, ne peut se confondre avec le mariage. Celui-ci et l’union de fait constituent deux types d’union fonctionnellement équivalents et, à la rupture, les besoins des conjoints sont les mêmes. Elle écrit :
Vu le nombre grandissant d’unions de fait hétérosexuelles comme cadre d’éducation et de socialisation des enfants et comme type d’interdépendance économique, émotive et sociale, il est impérieux de conférer une certaine reconnaissance à l’égalité fonctionnelle des couples mariés et des couples hétérosexuels non mariés. La famille n’est désormais plus une institution réservée aux personnes mariées. Essentiellement, la famille est une matrice de relations de personnes permettant la transmission de valeurs, la socialisation de ses membres et l’éducation des enfants. En faisant abstraction de cette matrice parce que deux de ses membres ne sont pas mariés, on ignore la réalité sociale que les couples mariés et les couples non mariés vivent la même situation d’interdépendance au sein de leurs unions[54].
Contrairement à la majorité, la juge L’Heureux-Dubé refuse donc de voir dans la volonté une explication à la différence de régime entre les types d’unions tant parce que ces différences ne sont pas nécessairement connues, qu’elles ne sont pas le fondement de la décision ou encore parce qu’un seul des conjoints s’oppose au mariage.
Que l’on souscrive ou non à l’opinion de la juge L’Heureux-Dubé, cette dissidence est remarquable d’actualité et de nuances. On connaît tous la très grande sensibilité du débat entourant l’encadrement de l’union de fait au Québec. Dans une vie antérieure, j’ai déjà commis certains textes dans lesquels j’exprimais mes idées sur le sujet. Je m’abstiendrai évidemment aujourd’hui de dire si celles-ci ont changé ou non. Plusieurs solutions sont sur la table, que ce soit le statu quo, l’application, en tout ou en partie, du régime du mariage à l’union de fait ou encore, comme le proposait le remarquable rapport du Comité consultatif sur le droit de la famille présidé par le professeur Alain Roy, une distinction fondée sur la présence d’enfant(s) plutôt que sur le statut matrimonial. Dans tous les cas, il me semble que les réflexions de la juge L’Heureux-Dubé sur le sujet ne peuvent être oubliées.
Bien que l’on affirme souvent que le droit est à la remorque des changements sociaux, il m’est apparu manifeste, une fois encore, en préparant cette conférence, qu’il peut aussi, par son discours et les valeurs qu’il porte, être un acteur de ce changement. Le droit de la famille en offre plusieurs illustrations, et les écrits de la juge L’Heureux-Dubé y ont contribué de manière plus que significative. Son legs est immense, tout autant que la dette que nous avons à son endroit.
Parties annexes
Notes
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[1]
Philippe Malaurie, « L’effet prophylactique du droit civil », dans Christophe Albiges et autres, Liber amicorum Jean Calais-Auloy – Études de droit de la consommation, Paris, Dalloz, 2004, p. 669.
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[2]
Jean-Jacques Lemouland, « Le pluralisme et le droit de la famille, post-modernité ou pré-déclin ? », D. 1997, chron. 133, 134.
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[3]
Loi concernant le mariage civil, S.Q. 1968, 17 Eliz II, c. 82.
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[4]
Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation, L.Q. 2002, c. 6, art. 23.
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[5]
Claire L’Heureux-Dubé, « Le droit de ne pas divorcer », (1969) 10 C. de D. 121.
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[6]
Code civil du Québec, RLRQ 1991 (ci-après « C.c.Q. »).
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[7]
Marie-Claire Belleau et François Lacasse, « Introduction », dans M.-Cl. Belleau et Fr. Lacasse (dir.), Claire L’Heureux-Dubé à la Cour suprême du Canada 1987-2002, Montréal, Wilson & Lafleur, 2004, p. 5, aux pages 5 et 6.
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[8]
Mary Jane Mossman, « “Les personnes et la famille” : Reflections on the Contribution of Justice Claire L’Heureux-Dubé », dans M.-Cl Belleau et Fr. Lacasse (dir.), préc., note 7, p. 121, aux pages 121-123.
-
[9]
Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627 (ci-après « Thibaudeau »).
-
[10]
Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)] (ci-après « Charte canadienne »).
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[11]
Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670 (ci-après « Willick »).
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[12]
Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813 (ci-après « Moge »).
-
[13]
Constance Backhouse, Claire L’Heureux-Dubé – A Life, Vancouver, UBC Press, 2017, p. 411.
-
[14]
Dominique Goubau, « Une nouvelle ère pour la pension alimentaire entre ex-conjoints au Canada », (1993) 72-3 R. du B. can. 279, 285.
-
[15]
Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3, (2e supp.).
-
[16]
Moge, préc., note 12, 858 et suiv., 867 et suiv.
-
[17]
Id., 842-850.
-
[18]
Id., 857.
-
[19]
Id., 873.
-
[20]
D. Goubau, préc., note 14, 281.
-
[21]
Claire L’Heureux-Dubé, « Re-Examining the Doctrine of Judicial Notice in the Family Law Context », (1994) 26-3 Ottawa L. R. 551.
-
[22]
Id., 575.
-
[23]
C. Backhouse, préc., note 13, p. 410.
-
[24]
Moge, préc., note 12, 864.
-
[25]
Lacroix c. Valois, [1990] 2 R.C.S. 1259 (auquel la juge L’Heureux-Dubé ne participe pas), et M. (M.E.) c. L. (P.), [1992] 1 R.C.S. 183 (où la juge L’Heureux-Dubé souscrit aux motifs du juge Gonthier).
-
[26]
Jocelyn Verdon, « L’union de fait… de quel droit, au fait ? », dans S.F.P.B.Q., vol. 110 Développements récents en droit familial (1998), Cowansville, Yvon Blais, p. 59.
-
[27]
Dominique Goubau, « La conjugalité en droit privé : comment concilier “autonomie” et “protection” ? », dans Pierre-Claude Lafond et Brigitte Lefebvre (dir.), L’union civile : nouveaux modèles de conjugalité et de parentalité au 21e siècle, Cowansville, Yvon Blais, 2003, p. 153, aux pages 153-156.
-
[28]
Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418 (ci-après « Miron »).
-
[29]
M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3.
-
[30]
Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554 (ci-après « Mossop »).
-
[31]
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513 (ci-après « Egan »).
-
[32]
Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Walsh, [2002] 4 R.C.S. 325, 2002 CSC 83 (ci-après « Walsh »).
-
[33]
Au Québec : Loi modifiant diverses dispositions législatives concernant les conjoints de fait, L.Q. 1999, c. 14. Au Canada : Loi sur la modernisation de certains régimes d’avantages et d’obligations, L.C. 2000, c. 12.
-
[34]
Loi sur le mariage civil, L.C. 2005, c. 33.
-
[35]
Loi d’interprétation, RLRQ, c. I-16.
-
[36]
Voir, à ce sujet, notre texte : Benoît Moore, « Auprès de ma blonde… », dans Brigitte Lefebvre et Antoine Leduc (dir.), Mélanges Pierre Ciotola, Montréal, Thémis, 2012, p. 359.
-
[37]
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, c. H-6.
-
[38]
Mossop, préc., note 30, 616.
-
[39]
Id., 638.
-
[40]
Id., 634.
-
[41]
Egan, préc., note 31.
-
[42]
Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. 1985, c. O-9.
-
[43]
C. Backhouse, préc., note 13, p. 425.
-
[44]
Voir : M.J. Mossman, préc., note 8, aux pages 121-126.
-
[45]
Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, c. F.3.
-
[46]
M. c. H., préc., note 29.
-
[47]
Dominique Goubau, Ghislain Otis et David Robitaille, « La spécificité patrimoniale de l’union de fait : le libre choix et ses “dommages collatéraux” », dans M.-Cl. Belleau et Fr. Lacasse (dir.), préc., note 7, p. 137, aux pages 137-151.
-
[48]
Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, c. I.8.
-
[49]
Québec (Procureur général) c. A., [2013] 1 R.C.S. 61, 2013 CSC 5.
-
[50]
Québec, Office de révision du Code civil (ORCC), Rapport sur le Code civil du Québec, vol. 2, t. 1, 1977, no 338, p. 208.
-
[51]
Walsh, préc., note 32.
-
[52]
Id., par. 55 et 57.
-
[53]
Id., par. 104.
-
[54]
Id., par. 126.