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Qui peut être assez vaniteux pour intituler l’un de ses ouvrages « L’intelligence du droit » ? Cet être prétentieux a même poussé l’audace jusqu’à mettre son propre visage en gros plan sur la page couverture du livre. Je parle ici de nul autre que mon collègue et ami sincère, le meilleur professeur de droit que je connaisse, l’illustre Bjarne Melkevik. C’est de loin le professeur de droit le plus productif à mes yeux. Il a publié un nombre impressionnant de livres, sans compter les articles, le tout ayant été traduit dans de nombreuses langues. Je me rappelle qu’un jour il est arrivé à mon bureau avec un livre, avec son nom et sa photo sur la page couverture, écrit en langue étrangère, et il ne se souvenait plus de la langue de l’ouvrage. Cela est typique du personnage.

Lorsque j’ai reçu le courriel des Cahiers de droit au sujet des derniers livres reçus pour recension, je me suis précipité sur celui de ce cher Bjarne, qui s’intitule L’intelligence du droit : épistémologie juridique. Cet ouvrage ne traite pas de philosophie du droit, et il est par conséquent plus accessible que ses autres écrits. En fait, le livre regroupe des textes qu’il a publiés séparément. Bien que les écrits forment un certain tout, il y a quand même des différences notables entre les textes. Si je devais renommer le livre de Bjarne, j’opterais pour le titre suivant : « La recherche et l’enseignement en droit selon Bjarne Melkevik ». Tel est le fil conducteur de ses textes ou plutôt de son livre. Pendant longtemps, j’ai cru que le professeur Melkevik jugeait l’approche juridique positiviste traditionnelle. Je croyais que, pour mon ami, seule la théorie du droit était digne. Je me rends compte aujourd’hui que j’avais très mal compris le personnage. Après la lecture de son livre, je pense que nous avons sensiblement la même vision de la recherche et de l’enseignement en droit. Je tenterai donc dans les prochaines pages de décrire la pensée de Bjarne, telle qu’elle ressort de son livre, et ce, en y ajoutant quelques commentaires personnels pour compléter le tout.

Dans son ouvrage ayant pour titre L’intelligence du droit : épistémologie juridique, le professeur Melkevik se montre vraiment tranchant, voire arrogant. Le court avant-propos et le premier texte, qui est nommé le chapitre 1, en forment le premier bloc. Ils s’intitulent respectivement « Avant-propos contre l’obscurantisme juridique » et « Chapitre 1 – Quatre thèses critiques sur l’interdisciplinarité dans le domaine juridique : une précision d’épistémologie ». Le principe qui guide le premier bloc est de conserver la spécificité du droit et de ne pas se laisser envahir par les sciences sociales, par les cadres théoriques des sciences sociales, par la pseudoscience qui inonde les sciences sociales, le ressenti, les sentiments et les microagressions. Je partage en grande partie son point de vue. La recherche en droit semble de plus en plus inutile pour le juriste moyen, soit celui que nous rencontrons le plus souvent. Elle est rendue sociale, multidisciplinaire, axée sur la justice, le bon, le politiquement correct, l’environnement, le « il faut sauver le monde », le droit international public... Elle est de moins en moins pratique, axée sur les besoins des étudiants, des praticiens et des juges québécois, qui sont pourtant la principale « clientèle » de la faculté de droit québécoise.

Surtout, la recherche doit prévoir un cadre théorique. La dérive à cet égard paraît provenir des sciences sociales et elle se manifeste principalement dans les demandes de subvention des professeurs et dans les thèses de doctorat. Au cours des années 70 et 80, les professeurs de droit ne faisaient pas de demande de subvention au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). À mon avis, le premier travail d’un professeur de droit est d’enseigner le droit et surtout une méthode de travail juridique aux étudiants inscrits au programme menant à l’obtention du baccalauréat en droit. La recherche d’un professeur de droit devrait ainsi essentiellement servir à enrichir son enseignement et sa méthode de travail. La thèse de doctorat d’un professeur de droit devrait lui permettre de préparer son futur enseignement. Contrairement aux professeurs de sciences dures, un professeur de droit n’a pas besoin de millions de dollars pour équiper de coûteux laboratoires. Le CRSH a formé il y a une quarantaine d’années une commission d’enquête sur la recherche en droit, qui a débouché sur le rapport Hunter. À la suite de cette publication, les professeurs de droit ont commencé à demander et à se voir octroyer des subventions de plusieurs milliers, voire millions, de dollars afin de faire de la recherche. Pour obtenir une subvention, il faut monter un projet de recherche, avec un cadre théorique. La rédaction d’un traité ou d’un précis en vue d’aider les étudiants, les avocats et les juges à mieux comprendre le droit ne fait pas partie des projets acceptés.

Les demandes de subvention et maintenant les thèses doivent avoir un cadre théorique, une approche, un cadre d’analyse, une méthodologie. En droit, je répondrais naïvement que la méthodologie consiste à lire la loi, des jugements et de la doctrine. En droit civil québécois, les projets de réforme du Code civil du Québec des années 70 à 90 sont aussi fondamentaux. La recherche en droit s’est toujours faite ainsi. Toutefois, cela ne semble plus suffisant. Il faut désormais appliquer une théorie ou un cadre élaborés dans un autre domaine à une question de droit. Par exemple, le modèle du fromage suisse, mis au point en administration et en économie, pour traiter de la responsabilité des dirigeants des entreprises de ventes de produits financiers, ressemble à s’y méprendre à la théorie de la causalité adéquate et de l’équivalence des conditions, mais il est jugé plus « attirant » (sexy). Il est aussi possible d’utiliser une théorie complexe conçue par un autre juriste, idéalement un auteur allemand, et de l’appliquer en droit québécois. À quoi sert de singer ainsi ce que font les sciences sociales, mis à part de complexifier le droit ?

Au-delà du cadre théorique, il y a également une importation en droit de la méthodologie des sciences sociales et des sciences dures. Habituellement, en science, la méthodologie est plus importante et plus volumineuse que le sujet traité. Le plus souvent, le droit n’a pas de méthodologie. Certains étudiants écrivent dans leur examen prospectif de doctorat qu’ils vont analyser la loi, la jurisprudence et la doctrine. Personne ne va indiquer dans sa thèse ou dans un article les mots clés employés dans les banques de jurisprudence ou les mots clés recherchés dans les index des ouvrages de doctrine. Cela me fait dire que le droit n’est pas une science. Une recherche juridique n’est pas une expérimentation scientifique ni une quête de vérité. C’est avant tout une dissertation, un éditorial, un texte d’opinion, d’idées. Les lettres « LL. B. » du diplôme de baccalauréat en droit ne veulent-elles pas dire, selon certains, « bachelier en lettres légales » ? Il n’y a pas de science dans le diplôme. Le professeur Melkevik énonce que d’aucuns pensent faire de l’interdisciplinarité, de la sociologie du droit, alors qu’ils ne font que lire de la sociologie ou en réécrire en saupoudrant dans leurs textes le mot « droit ». Ces personnes ne font pas de recherche et elles ne font pas de droit, même si elles pensent sauver le monde. La même logique s’applique également dans le cas de l’environnement et du droit de l’environnement. Certes, une réelle recherche multidisciplinaire s’avère possible et souhaitable, mais le droit doit demeurer pur, ne pas se laisser influencer par les sciences sociales : il doit éviter les cadres théoriques et la lourde méthodologie. Il faut répondre rigoureusement à une question juridique.

Le deuxième bloc de l’ouvrage du professeur Melkevik porte sur le pluralisme juridique. Le chapitre 2 de l’ouvrage s’intitule « Une approche critique de l’idéologie du pluralisme juridique ». À noter que ce chapitre est beaucoup moins accessible que le premier. Le professeur Melkevik commence le chapitre 2 en annonçant qu’il veut critiquer sans retenue la théorie du pluralisme juridique, qu’il trouve ridicule et inutile. Voici le deuxième paragraphe de son chapitre, qui est très révélateur (p. 47-48) :

Nous n’avons jamais été partisan, ni d’une façon ou d’une autre, du « pluralisme juridique ». Chaque fois que l’invitation à joindre le club a été lancée, nous avons manifesté notre refus et notre distance face à ce concept. Nous avons inlassablement considéré le « pluralisme juridique » comme étant sans intérêt et rien d’autre qu’une doctrine pauvre et poétique, voire de la littérature ennuyante et insipide. On nous reprochera peut-être notre sévérité, mais si la sincérité et l’honnêteté intellectuelles ont encore leur place dans ce bas monde, il faut dire clairement les choses telles que nous les pensons. Nonobstant la protection oligarchique forte et soutenue dont a bénéficié le « pluralisme juridique » au Québec, le temps est arrivé de le critiquer sans tarder.

Pour sa part, le professeur Melkevik ne définit pas le pluralisme. Gageons que les plus fidèles partisans de cette doctrine auraient de la difficulté à s’entendre. Alors qu’autrefois, à la lumière de la pyramide de Kelsen, il existait un ordre juridique officiel et étatique, la théorie du pluralisme veut aujourd’hui que plusieurs ordres juridiques puissent se superposer et interagir. La théorie ne semble pas viser un régime fédéral comme c’est le cas au Canada, soit un partage de la compétence législative, mais bien une juxtaposition de créateurs de normes souples. Chaque microcosme de société aurait ses propres règles juridiques. Ainsi, sur le territoire québécois, en plus des gouvernements fédéral et provincial, voire municipal, nous pourrions parler de normativité autochtone, de normativité qui provient d’entreprises, de clubs de quilles, de l’équipe de football du Rouge et Or de l’Université Laval, de familles, etc. Il y aurait du droit mou partout.

Le professeur Melkevik critique cette théorie et surtout son utilité sur un peu plus de 50 pages. Les principaux partisans de la théorie du pluralisme se trouvent à la Faculté de droit de l’Université McGill. Le pluralisme et l’approche transsystémique sont peut-être le pendant juridique du multiculturalisme canadien. Les deux ont des racines profondes à l’Université McGill : viseraient-ils à noyer la spécificité québécoise (civiliste) dans le Canada ? Je me demande jusqu’à quel point il n’est pas possible de résumer les volumineux travaux sur le pluralisme avec la phrase suivante : dans une société, il n’y a pas que la loi dure, mais il existe également plusieurs autres normes à respecter. Pour reprendre la métaphore et aller plus loin qu’un auteur cité par le professeur Melkevik, il est évident que lorsqu’on conduit une voiture, il existe des règles de courtoisie élémentaire à respecter, qui ne se trouvent pas nécessairement dans le Code de la route ou le Code criminel. Une question légitime se pose : pourquoi les pluralistes détestent-ils autant les positivistes, le droit positif et l’approche traditionnelle en droit ?

Après le premier bloc portant surtout sur la recherche et le deuxième sur le pluralisme, le professeur Melkevik termine son ouvrage par le troisième bloc qui est consacré essentiellement à l’enseignement du droit. Le chapitre 3 est titré « Honte à l’enseignement juridique américain : à la lumière des lectures d’Alan Watson ». La conclusion de l’ouvrage du professeur Melkevik, qui s’insère dans ce bloc, s’intitule « Scolies sur l’avenir des facultés de droit ». Comme son titre l’indique, le chapitre 3 traite d’une critique formulée par un auteur américain à propos de l’enseignement du droit aux États-Unis. Le lecteur y apprendra des choses très intéressantes, et cela est rassurant quant à l’enseignement donné dans les facultés de droit civil québécoises. Reprenant et synthétisant la pensée de cet auteur américain, le professeur Melkevik aborde l’origine de la méthode d’enseignement du droit aux États-Unis. À la fin des années 1800, le doyen de la Faculté de droit de l’Université Harvard a décidé que le droit devait s’enseigner en laboratoire, de la même façon que la chimie. Les étudiants doivent alors faire des expérimentations en laboratoire, sous la simple supervision du professeur, qui n’intervient qu’en cas de feu. Ce dernier ne doit pas professer en classe, expliquer les notions juridiques et une méthode de travail en droit. Il doit simplement interroger les étudiants sur les décisions qu’ils auront lues, selon la méthode socratique. Et ils ont intérêt à lire et à se préparer, sinon ils seront humiliés en classe. Les étudiants doivent apprendre le droit par eux-mêmes, le plus souvent en petits groupes, à la bibliothèque ou dans leur confrérie, leur fraternité ou leur sororité, le tout tel que cela est publicisé dans les films américains qui impliquent des facultés de droit (law schools). Les étudiants sont brillants et ils travaillent fort, mais ils le font seuls, sans professeur.

Outre qu’ils n’ont pas vraiment de professeurs, les étudiants américains (et anglo-canadiens) doivent également apprendre à partir des recueils de cas (casebooks), soit les fameux recueils d’extraits d’arrêts. L’auteur américain et le professeur Melkevik critiquent avec raison cette méthode. Les étudiants n’ont accès qu’à des extraits de jugements, le plus souvent sans mise en contexte. Ils risquent d’avoir des surprises s’ils en viennent plus tard à lire les décisions dans leur intégralité. Selon moi, les étudiants n’ont pas à lire pour autant toutes les décisions importantes dans leur intégralité. Le rôle du professeur consiste à sélectionner les décisions vraiment fondamentales et à expliquer en classe les autres décisions, dont les étudiants auront peut-être lu un extrait !

La troisième section du chapitre 3 et la conclusion s’intéressent surtout aux professeurs de droit. Bien sûr, la conclusion porte sur les facultés en général, mais je me concentrerai ici sur les professeurs. Ceux-ci sont de moins en moins engagés pour leur compétence juridique, mais plutôt en raison de leur domaine à la mode ou pour des raisons de marketing, ce qui revient un peu au même. Ces professeurs pourront-ils diriger des étudiants aux cycles supérieurs dans des domaines à la mode et seront-ils en mesure de faire entrer de l’argent à la faculté ? Ces professeurs sont le plus souvent très spécialisés, dans un domaine fort pointu, le tout au détriment de l’enseignement des matières de base au baccalauréat. Ce dernier est l’élément négligé de la nouvelle faculté de droit, alors qu’il est censé en être le vaisseau amiral. Avant de faire du droit international public ou du droit de l’environnement, il faut bien assimiler les notions de base du droit public. Avant de signer un contrat international, il importe de connaître la notion du contrat.

Dans la plupart des domaines à la mode, dont la jeune génération est censée se délecter, une tendance nette se profile dans les facultés : il y a beaucoup d’étudiants à diriger aux cycles supérieurs, et les perspectives d’emploi sont nébuleuses, mais les cours sur le sujet comptent un faible nombre d’étudiants lorsqu’ils se donnent au premier cycle (baccalauréat). Les professeurs spécialisés dans les domaines à la mode dirigent beaucoup d’étudiants aux cycles supérieurs et ils enseignent aux mêmes cycles. Dès lors, ils sont très peu présents dans leur domaine au premier cycle. De toute manière, les étudiants ne sont pas au rendez-vous. Comble de malheur, les professeurs spécialisés se retrouvent parfois dans les cours obligatoires de base au baccalauréat. Ils enseignent alors une matière fondamentale pour la majorité des étudiants qui seront plus tard notaires ou avocats en pratique privée ou publique dans la province de Québec. Ces professeurs n’ont pourtant jamais fait de recherche à propos de ces matières fondamentales. Bien sûr, il est plus séduisant d’engager une personne qui a obtenu un doctorat pointu dans un domaine à la mode, et qui dit à la mode dit passager, qu’une jeune notaire qui peut donner avec facilité et passion plusieurs cours de droit privé traditionnels ou un jeune constitutionnaliste pour enseigner les cours de base intemporels du droit public. Combien de cours à option au baccalauréat ou de cours aux cycles supérieurs ont été créés pour accommoder un professeur et non pour les étudiants ? Pour avoir une réponse, il suffit de croiser la liste des cours des facultés de droit avec les thèses de doctorat ou les projets de recherches subventionnés des professeurs engagés depuis les quinze dernières années. Pourtant, comme le dit si bien le professeur Melkevik dans sa conclusion, l’étudiant est devenu un client à contenter et non un citoyen à former.