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Une législation qui méconnaîtrait la valeur de fraternité si chère aux sociétés africaines a peu de chance de prospérer et d’être efficace.

André Akam Akam[1]

La fraternité constitue-t-elle le nec plus ultra des principes du droit civil contemporain ? La réponse à cette interrogation ne semble pas évidente. Régulièrement convoquée par les acteurs politiques, sociaux[2] et religieux[3], la fraternité apparaît a priori comme une utopie juridique compte tenu de sa quasi-inexistence dans de nombreuses législations. Pourtant, depuis l’affaire du pain volé[4] à nos jours[5], cette valeur paraît s’imposer à l’image du pilier central et fondamental de la relation sociale.

Le recours à la fraternité ne représente pas une nouveauté[6]. Demeurée jusqu’ici le socle des traditions africaines, cette idée y est très ancienne. Dans cette civilisation considérée comme son berceau[7], la valeur de fraternité repose sur les sagesses ancestrales, selon lesquelles « l’union fait la force » ou « une seule main ne peut attacher un paquet »[8]. Cette fraternité africaine[9] reste vivace malgré le rhabillage importé pendant la colonisation par le droit. Ici, la positivité de la fraternité, sa juridicité ou sa conception normative tireront leurs racines du droit français dont celui du Cameroun est héritier[10]. Là-bas, cette idée, fortement contestée dès l’origine, a tout de même connu des réalisations juridiques. En effet, elle sera d’abord invoquée en 1789, tel un principe matriciel d’action politique, bénéficiant aux seuls Français[11]. Par la suite, cette fraternité, rejetée pour son affinité avec la charité chrétienne, sera alors délaissée et remplacée par la solidarité dont la juridicité semblait plus avérée. Pourtant, plus tard, cette dernière sera à son tour considérée comme une simple manifestation de la fraternité, jugée plus consistante. Finalement préférée à la solidarité, la fraternité débordera le strict cadre national pour prendre appui non pas sur l’appartenance à un groupe, mais sur l’éminente dignité attachée à la qualité d’être humain[12].

Cette nouvelle idée de fraternité fondée sur la primauté de la personne humaine inspirera les grands textes de l’après-guerre qui, par la même occasion, lui réserveront une place de choix à la suite des atrocités perpétrées pendant le nazisme[13]. À ce sujet, les termes du premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme paraissent fort révélateurs. Cette disposition énonce justement que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité[14] ». Insérée par la suite dans le bloc constitutionnel de nombreux pays[15], cette fraternité — envisagée désormais comme principe constitutionnel en France[16] — demeure globalement une idée devant fonder l’orientation législative[17]. Dans ce sens, la Constitution camerounaise affirme sa volonté inébranlable de construire la patrie sur la base de l’idéal de fraternité[18].

Pourtant, cette transcription constitutionnelle ne donne aucune définition de la notion de fraternité. Pour la comprendre, il convient alors de rechercher son sens originel. Du latin fraternitatem, fraternus, la fraternité est un dérivé de frater qui signifie « frère[19] ». Du point de vue anthropologique, elle est un sentiment[20] qui découle du lien de fratrie[21], c’est-à-dire de la parenté entre frères et soeurs d’une même famille[22]. A priori, l’intimité des liens de famille ferait assurément naître entre frères des rapports particuliers désormais recherchés sur le plan universel par le droit. Ce constat fait émerger la fraternité sous une double forme statique et coopérative. La première, qui se veut d’état, dériverait de l’appartenance à un groupe. Ainsi, au-delà des querelles sémantiques[23] ou relatives au genre, cette conception renverrait aujourd’hui aux rapports unissant des êtres qui, sans forcément être frères par le sang, se considèrent comme tels. Dans cette approche, le frère pourrait être un proche qui peut être loin physiquement, spirituellement ; ou un lointain qui peut aussi être très proche. Cette fraternité, qui devient ainsi élective[24], s’inviterait à tous les stades des relations humaines. À cet effet, on trouverait, à côté de la petite fraternité familiale, de grandes fraternités telles que les associations, les confréries et, plus largement, la fraternité du genre humain. Sous sa forme coopérative ou affective, la fraternité se définit comme un lien d’amour entre des êtres humains ou les membres d’une société. Ainsi, la fraternité sera ici comprise à l’image d’une directive orientant les actions dans le traitement de la personne humaine. À ce titre, l’idée de fraternité sera, par exemple, synonyme de compassion, de sympathie, de pitié, de dignité, d’hospitalité, d’empathie ou d’amitié[25]. Elle traduit dès lors l’émergence des principes d’humanisation[26], de solidarité[27] et de tolérance ainsi que de bien d’autres sur lesquels doivent se fonder les relations sociales[28].

Manifestement, l’imprécision et l’insaisissabilité qui caractérisent la fraternité seraient à l’origine des critiques formulées à son encontre. Dans un premier temps, sa juridicité a été mise en cause. Rejetée pour son affinité avec la charité chrétienne selon ses détracteurs, elle relèverait d’un sentiment de pitié dont le défaut ne peut être sanctionné que par la morale ; elle ne peut donc être contraignante. Cette situation créerait à coup sûr une confusion des ordres entre droit et morale[29]. Dans un second temps, l’admission de la fraternité comme principe juridique la rendrait contraignante et subversive, donc liberticide[30], car elle donnerait une raison d’aller dans le sens d’une remise en cause des droits et libertés de chacun. Pourtant, la fraternité semble autoriser la limitation de certains droits individuels dans le but de concilier leur exercice avec la protection de l’intérêt général[31]. Ce faisant, elle paraît indispensable pour la régulation des rapports sociaux dans la mesure où la socialité et l’altérité, qui constituent des éléments fondamentaux de la condition humaine, l’exposent à une vulnérabilité que le droit doit nécessairement participer à limiter[32].

Au-delà de toutes ces craintes, la fraternité, à défaut d’être admise comme un principe général de droit, apparaît incontestablement telle une idée fondamentale et incontournable que le droit cherche à concrétiser. Traduisant un devoir essentiel que chaque membre du corps social rendrait à l’autre[33], elle s’adresserait tant aux gouvernants[34] qu’aux citoyens. Aux premiers, elle exhorte de traiter humainement les citoyens[35]. Aux seconds, elle recommande de prendre conscience de la possibilité qui leur est offerte d’aider autrui, mais surtout de leur obligation, soit celle d’exercer leurs droits et libertés en tenant compte des intérêts des autres[36]. De ce fait, de nombreux domaines du droit s’intéressent à cette fraternité[37] qui, à travers la rectification de l’individualisme la caractérisant[38], serait synonyme de la socialisation et de l’humanisation des rapports. C’est dans ces circonstances que l’on peut se demander comment le droit civil contemporain arrive à prendre en considération l’idée de fraternité.

La pertinence de cette interrogation tient à l’intérêt qu’elle dégage au regard de la particularité de la matière. En effet, le droit civil applicable à tous les citoyens[39] est le socle des droits subjectifs. Or, ces derniers sont une prérogative donnant tout pouvoir à un individu, que ce soit un pouvoir d’agir en maître ou une pleine maîtrise[40]. À cet effet, la pulvérisation du droit en droits subjectifs[41] implique que le droit organise la coexistence des prérogatives reconnues[42]. L’un des défis actuels du droit est de réussir l’articulation de la mise en oeuvre des droits subjectifs avec le respect dû à l’intérêt général et aux intérêts particuliers d’autrui[43].

Dans ces circonstances, l’intérêt de notre texte est certain dans la mesure où nous envisageons de revisiter les principes fondamentaux du droit civil afin de vérifier si les développements contemporains y afférents participent de la concrétisation de l’idée de fraternité[44]. L’objectif raisonnable de notre étude consiste en une analyse des règles gouvernant les relations entre les citoyens afin de vérifier si elles permettent de concilier les intérêts individuels et ceux d’autrui, celui-ci étant susceptible d’être perçu tel un frère. A priori, présenté jadis comme un domaine où la jouissance et l’exercice des droits subjectifs sont conçus à l’instar d’une toute-puissance, où la volonté du titulaire du pouvoir règne indépendamment de toute volonté étrangère[45], le droit civil semble en pleine mutation vers une socialisation au coeur de laquelle se trouve l’humanisme fondé sur l’idée de fraternité. C’est une socialisation de l’exercice des prérogatives individuelles qui doit prioritairement tenir compte des composantes charnelles, intellectuelles et relationnelles de l’être humain. Dans ce sens, l’idée de fraternité apparaît comme le fondement indirect ou direct de plusieurs normes impératives, prohibitives et permissives. Cependant, si la troisième et dernière catégorie de normes paraît renvoyer à une simple faculté, les deux premières font apparaître une sorte de fraternité obligatoire. La fraternité aurait alors, dans ces circonstances, un régime ambivalent. Ainsi, il existerait, à côté d’une fraternité paradoxalement imposée (partie 1), une autre généralement consentie (partie 2).

1 La fraternité paradoxalement imposée

La prise en considération de l’intérêt de l’autre est de plus en plus imposée par les règles du droit civil. L’évolution du droit dans certains cas semble contraindre les citoyens au respect des droits de l’autre, mais surtout à la considération de la dignité attachée à tout être humain. Dans ces perspectives, l’idée de fraternité dépasse un simple sentiment pour se présenter comme une charge[46] dont nul ne peut être dispensé ni se dispenser, d’où le paradoxe. Cette fraternité qui s’impose ainsi de manière contradictoire peut se percevoir notamment dans la sacralisation de la personne humaine (1.1) et l’humanisation des relations de l’individu avec ses proches (1.2).

1.1 La fraternité imposée et la sacralisation de l’être humain

Inspirée inéluctablement de l’idée de fraternité, l’évolution contemporaine du droit civil donne à observer l’humanisation à travers une reconsidération de l’être humain[47]. Il importe désormais de considérer toute personne humaine comme un frère et, par conséquent, de la traiter en tenant compte de sa condition humaine. De nombreuses normes d’ordre public imposent le respect de dignité de l’être humain vivant (1.1.1) et non vivant (1.1.2).

1.1.1 La sacralisation de l’être humain vivant

L’affirmation de la primauté de la personne vivante est constante. Elle interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de la vie[48]. Le corps de toute personne vivante doit être respecté (1.1.1.1). Et cette exigence va même au-delà du corps (1.1.1.2).

1.1.1.1 L’exigence du respect du corps de la personne vivante

À la suite des atrocités perpétrées sur l’être humain pendant les périodes de grande crise et en raison du développement actuel de la bioéthique, le droit civil se développe dans le sens d’une protection de la composante charnelle de la personne. Cela étant, le corps humain est ici considéré comme la personne elle-même. À ce titre, il est sacré et doit, par conséquent, être respecté. Longtemps recommandée par les conventions internationales portant sur les droits de la personne et proclamée par les constitutions, la protection du corps humain a connu progressivement une consécration législative. En France, par exemple, le chapitre 2 du livre I du Code civil traitant des droits des personnes, consacre le respect du corps humain. Cette exigence fondée sur l’idée de fraternité commande en particulier l’inviolabilité et la non-patrimonialité du corps.

S’agissant de l’inviolabilité du corps humain, celle-ci est un principe unanimement admis dans les sociétés contemporaines qui appellent à la protection de l’intégrité physique ou psychique des individus. En effet, si elle constitue l’objet essentiel du droit pénal à travers la sanction des atteintes à la vie humaine, le droit civil ne reste pas en marge. Aux termes de l’article 16-4 al. 1 du Code civil français par exemple, « nul ne peut porter atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine ». Cette tendance contemporaine du droit aurait donc pour finalité de protéger le corps humain des atteintes des tiers. Ces derniers sont obligés de respecter le corps d’autrui. Ils doivent éviter l’asservissement ou la dégradation du corps humain[49]. Dans une telle perspective, seule est admise l’atteinte à l’intégrité du corps humain justifiée par la nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui[50].

Par ailleurs, après l’abolition de l’esclavage en 1848 et de la mort civile en 1854, le droit civil évolue dans le sens d’une interdiction de la patrimonialité du corps humain. Ainsi, faisant suite aux recommandations des conventions internationales, de nombreuses constitutions proclament ce principe de plus en plus consacré par les législateurs. Or, affirmer le principe de non-patrimonialité s’inscrit dans une approche éthique refusant la « commercialisation du corps[51] ». Le corps et ses produits ne peuvent pas, par conséquent, faire l’objet d’un commerce ou d’un négoce[52]. Dans ce sens, les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles[53]. Par voie de conséquence, aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête à une expérimentation sur sa personne, au prélèvement d’éléments de son corps ou à la collecte de produits de celui-ci. Malheureusement, ce principe semble menacé à l’heure actuelle eu égard à la montée des libertés individuelles et surtout au risque de réification du corps suscitée par le développement des technologies et de la médecine[54].

Quoi qu’il en soit, le corps humain ne peut faire l’objet d’une violation irrespectueuse. Cette exigence liée au respect dépasse d’ailleurs l’aspect corporel.

1.1.1.2 L’exigence du respect de la dignité de l’humain vivant

Au-delà du corps, l’évolution du droit civil impose le respect dû à la composante incorporelle de chacun. Cette réalité se traduit aujourd’hui par la proclamation d’un droit au respect de la dignité de la personne humaine. Absente des discours juridiques jusqu’au milieu des années 1990, l’exigence de la dignité humaine est désormais omniprésente dans le Droit. Déjà intégrée dans les codes civils de certains pays[55], la protection de la dignité humaine, à laquelle on reconnaît une valeur constitutionnelle, est également garantie par le juge[56]. Principe très flou du droit, la dignité peut s’afficher en tant que fondement de la protection de l’intégration de chacun dans la société. Dans ce sens, l’exigence de la dignité pourrait justifier notamment la consécration des droits fondamentaux de la personne et même, à certains égards, la personnification des biens.

L’exigence du respect de l’autre semble imposer à chacun d’éviter de faire obstacle aux droits fondamentaux qui lui sont reconnus. Selon les mutations sociales, on peut compter aujourd’hui jusqu’à trois générations dans l’évolution des droits et libertés fondamentaux. La première, qualifiée de « libertés résistance », est constituée des droits civils et politiques tels que l’égalité, la liberté, la sûreté. La deuxième génération, qui s’est développée dès le xixe siècle, est catégorisée comme des « droits-créances ». On a ici l’ensemble des droits et libertés sociales et économiques résultant des mutations de même ordre de la société industrielle. Depuis la fin du xxe siècle, on trouve la troisième génération de droits et libertés fondée sur le principe de la solidarité nationale[57]. En substance, il serait désormais imposé à toute personne, par souci de fraternité, de respecter les droits et libertés dont dispose chaque individu sur son corps, sur sa vie privée, sur son image[58], sur ses biens, sur son environnement, etc.

Cependant, s’éloignant de la simple proclamation de la protection de la personne, eu égard à l’exigence du respect des droits fondamentaux, l’idée d’une fraternité se prolonge désormais à travers l’indisponibilité des biens attachés à la personne. Ce faisant, le droit tend actuellement à reconnaître que certains biens, tout à fait ordinaires, participent à l’épanouissement de la personne et à l’effectivité de droits fondamentaux. À ce titre, ils doivent rester à la disposition de leur propriétaire. Il est question, entre autres, des biens et des souvenirs de famille ne pouvant lui être retirés. Ces biens se personnifient au sens où leur participation à l’identité, à la dignité et au respect de la vie de familiale de la personne implique qu’ils en deviennent indissociables. De ce fait, ils sont soumis au régime qui relève des personnes et doivent, pour cette raison, être protégés[59]. C’est ainsi que les immeubles servant de logement, associés au respect des conditions d’une vie privée et familiale, bénéficient d’un encadrement spécifique dans le contexte des voies d’exécution. Il en est de même des instruments de travail et de la partie incessible du salaire qui garantissent un minimum vital[60].

Il ressort de ce qui précède que le droit civil accroît les principes en vue de la protection de toute personne vivante. Toutefois, le principe ne saurait se limiter à ce niveau dans la mesure où il protège également la dignité de l’humain non vivant.

1.1.2 La sacralisation de l’être humain non vivant

L’idée de fraternité n’appelle pas uniquement à la considération de l’être humain vivant. Le droit civil contemporain accorde une protection particulière à l’humain non vivant. Dans ce sens, une protection est dorénavant légalement accordée à l’être humain potentiel (1.1.2.1) et à l’humain mort (1.1.2.2).

1.1.2.1 La protection de la personne humaine potentielle

Si, jusqu’à ce jour, le droit pénal refuse de reconnaître un statut juridique au foetus, le droit civil semble en revanche de plus en plus favorable à sa protection. L’intérêt grandissant du droit civil pour la protection de la personne amène à une reconnaissance de sa condition humaine avant son existence physique. Citons, dans un même ordre d’idées, l’intérêt accordé aux catégories juridiques traditionnelles que sont notamment les foetus ou l’embryon et plus récemment aux mort-nés. En effet, dans ce domaine du droit, l’enfant conçu est tenu pour déjà né chaque fois qu’il est question de ses avantages[61]. Ce principe général de l’infans conceptus consacre la rétroactivité de la personnalité juridique de l’enfant au jour de sa conception[62]. Il aurait donc, dans ce cas, acquis des droits pendant la durée de sa gestation[63]. À ce titre, il peut succéder à un parent qui mourrait pendant la grossesse[64] ; il peut recevoir des donations[65] ou encore bénéficier de tous les droits de nature pécuniaire reconnus aux personnes.

Toutefois, l’épineuse question du droit actuel est de savoir si l’embryon et le foetus peuvent être considérés comme des personnes. À cette interrogation, nous répondons que, en dépit de l’accroissement des droits individuels et de la réification des embryons produits dans le cas de la procréation médicalement assistée, le progrès de l’imagerie médicale permet aujourd’hui aux parents d’avoir une image de leur enfant à naître. Dans ces circonstances, sa présence dans le monde serait renforcée par sa vocation à devenir une personne[66]. De fait, si l’embryon in vivo ou in vitro n’est pas considéré comme une personne, il bénéficie néanmoins d’une protection spécifique au titre d’un être humain, ainsi que l’illustrerait l’article 16 du Code civil français[67], spécialement en lui garantissant le droit au respect de la vie et de la dignité humaine[68]. Dans ces circonstances, les embryons ne peuvent être utilisés que pour la naissance d’un enfant. La jurisprudence interdit à cet effet l’emploi et le sacrifice des embryons humains pour la mise en oeuvre des inventions biotechnologiques[69].

Aussi, plus récemment, bien que le résultat soit symbolique, le droit semble désormais reconnaître des éléments de personnalité à l’enfant né sans vie. Dans ce sens, l’article 6 de la loi française du 8 janvier 1993 définit le cadre juridique des enfants nés sans vie ou non viables. Il paraît admettre la reconnaissance mémorielle de l’enfant sans vie, en accordant aux parents le droit de lui donner un nom. Lorsque l’enfant n’est pas né vivant ou n’est plus viable immédiatement après sa naissance, les parents peuvent demander l’établissement d’un acte d’enfant sans vie qui est inscrit dans le registre des décès. Une telle réalité renvoie au souci grandissant du droit de respecter les sentiments de douleur des proches[70]. Cette démarche qui se veut compassionnelle s’avère tout à fait compatible avec l’idée de fraternité.

Au demeurant, le foetus et l’embryon sont des personnes et même des frères potentiels. Ils doivent, à ce titre, bénéficier d’un encadrement spécial susceptible d’empêcher leur destruction sans motif légitime. Cette exigence du respect de l’être humain non vivant s’étend aussi à la personne résiduelle.

1.1.2.2 La protection de la personne humaine résiduelle

Le sentiment de fraternité se prolonge après la mort de la personne. Plusieurs mouvements contemporains se conjuguent d’ailleurs au profit de la survie d’une protection juridique de la personne décédée à travers le vecteur de la dignité humaine. Pour ce faire, le droit tend à protéger les résidus de l’être humain symbolisant chaque personne[71]. Par exemple, l’article 16 alinéa 1-1 du Code civil français[72] dispose de manière expresse que le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Cette disposition exige de traiter les restes des personnes décédées avec respect, dignité et décence. C’est dans ce sillage que le cadavre, les cendres et le crâne de la personne décédée font l’objet d’une protection particulière.

Loin de l’affirmation de Planiol selon laquelle « les morts ne sont plus des personnes ; ils ne sont plus rien[73] », le cadavre de la personne humaine est présentement juridiquement considéré comme digne de respect et commande une protection. La tendance contemporaine à la personnification du cadavre[74] témoigne de l’évolution du statut du cadavre, et ce, de la catégorie de chose à celle de personne. Jadis vue telle une chose sacrée[75], la dépouille mortelle bénéficie désormais de la protection accordée au corps humain durant la vie. Le droit pénal connaît, au titre des atteintes à la dignité de la personne, la sanction des actes outrageant l’intégrité du cadavre[76]. En droit civil, le respect dû au corps humain, et donc à l’intégrité corporelle, ne cesse pas avec la mort. En ce sens, le droit privé consacre le principe de l’inviolabilité du corps humain par-delà la mort et réprime les atteintes au cadavre[77]. Aussi la patrimonialisation du cadavre est-elle interdite[78]. Plus encore, il est défendu d’utiliser un cadavre pour les expertises post mortem[79], de prélever ses organes ou de le mettre en scène d’une manière irrespectueuse[80].

Dans un même ordre d’idées, les cendres issues de la crémation d’un cadavre, qui n’avaient autrefois qu’une valeur sentimentale, ont acquis progressivement une valeur juridique et tendent d’ailleurs à être considérées comme un corps[81]. De ce fait, elles bénéficient du respect dû à la personne. Un défunt en urne semble avoir les mêmes droits et protections qu’un défunt en cercueil.

Dans une perspective identique, mentionnons le culte des crânes pratiqué culturellement chez les Bamilékés à l’ouest du Cameroun[82]. Héritage de leurs ancêtres de l’Égypte antique, faisant suite à la conservation des corps momifiés, les Bamilékés, fuyards de guerre, ont eu l’idée de ne conserver désormais que les têtes. C’est ainsi que chacun devait garder la tête momifiée de ses aïeux dans des jarres à enterrer dans un coin de la maison[83]. Dans cette tribu, la vénération des crânes est une valeur essentielle dans la mesure où ils revêtent un caractère absolument sacré et incontournable[84]. Ces crânes, qui doivent être protégés, participent avec discrétion, mais ferme autorité, à la vie de chaque famille. Le respect scrupuleux des rituels est donc primordial pour éviter la « malchance » (doh). Si cette pratique menacée de nos jours du fait de l’ancrage de la religion et du modernisme, le culte des crânes chez ces peuples conserve toute son originalité. En conséquence, la personne demeure donc respectée des années, voire des siècles après sa mort[85].

Il ressort de tout ce qui vient d’être relevé sur la protection de l’humain vivant, à venir ou mort, que l’évolution du droit civil fait réellement place à l’intérêt suprême de l’être humain. L’idée de fraternité se manifeste également par la tendance à l’humanisation des relations avec les proches.

1.2 La fraternité imposée et l’humanisation des rapports de proximité

Les tendances contemporaines du droit civil font la part belle à la prise en considération de la composante relationnelle de toute personne. Elles tentent de préserver ou de créer l’harmonie, l’équilibre, l’entente, l’amour ou la solidarité entre les personnes qui ont un lien particulier de proximité. La fraternité semble imposée par le droit pour préserver les relations humaines dans le contexte de la proximité matérielle (1.2.1) et sentimentale (1.2.2).

1.2.1 L’humanisation des rapports de proximité matérielle : cas du voisinage

Littéralement présentée comme rapports entre personnes habitant à proximité[86], la situation du voisinage bénéficie d’un encadrement spécial. De fait, mieux qu’un frère au loin, le voisin apparaît généralement plus qu’un véritable frère de service[87]. Au-delà d’une fraternité largement consentie dans le voisinage des villes africaines[88], le droit civil a aménagé des règles de communautarisation et d’aseptisation qui s’imposent dans ces rapports[89]. Ici, la solidarité du voisinage impose de tolérer des inconvénients normaux (1.2.1.1)[90] et d’éviter de causer des inconvénients anormaux (1.2.1.2)[91].

1.2.1.1 L’obligation passive et la tolérance des inconvénients normaux de voisinage

Le droit positif, parfois contraint par les circonstances, crée, constate ou entretient une communauté de voisinage[92] soutenue par l’obligation passive de supporter les inconvénients normaux[93]. Dans ce sens, certains désagréments causés par le voisinage doivent être acceptés comme la contrepartie de cette cohabitation : pensons, entre autres, au cas où tout voisin doit tolérer la mitoyenneté et la servitude.

S’agissant de mitoyenneté justement, elle s’entend comme une obligation d’accepter l’indivision forcée relative aux clôtures séparatives. À titre d’illustration, lorsqu’un propriétaire a édifié un mur joignant la limite de son terrain, son voisin peut le contraindre à lui en céder la mitoyenneté. Par ce mécanisme, tout propriétaire est donc tenu d’accepter l’usage commun d’une clôture qu’il a initialement construite tout seul[94]. En effet, s’appliquant aux murs, aux fossés ou aux haies séparant deux propriétés, la mitoyenneté serait un droit de propriété dont deux personnes jouissent en commun[95]. Elle suppose d’abord que ces dernières s’entendent au minimum pour la gestion de cette propriété commune. Surtout, elle impose de tolérer l’usage et les aménagements entrepris par le copropriétaire relativement à la clôture mitoyenne. Dans ce sens, le voisin est tenu, par exemple, de tolérer les constructions ou les plantations adossées au mur mitoyen. Par ailleurs, chacun doit respecter la finalité du mur mitoyen telle qu’elle est envisagée par l’autre.

En ce qui concerne la servitude, elle apparaît inéluctablement comme un mécanisme basé sur l’idée de fraternité. Aux termes de l’article 682 du Code civil français, le propriétaire dont les fonds sont enclavés, et qui n’a aucune issue sur la voie publique, peut réclamer un passage sur les fonds de ses voisins pour l’exploitation de son héritage. Par cette disposition, il est imposé au propriétaire d’un fonds de céder les servitudes pouvant permettre l’usage des bâtiments ou des fonds de terre voisine. C’est l’utilité pour le fonds dominant qui justifie le démembrement de la propriété du fonds servant. Quelle qu’en soit sa nature, elle confère au voisin, créancier, un droit réel sur le fonds servant[96]. Ce démembrement du droit de propriété créé ainsi au profit du voisin a pour principale conséquence la diminution des prérogatives des fonds servants. Cette charge est vécue à juste titre par le propriétaire du fonds servant telle une gêne considérable à la jouissance de son fonds, et le principe de fixité de la servitude lui impose de ne rien faire qui tend à diminuer l’usage de la servitude ou à la rendre plus incommode. Aussi ce dernier est-il censé accorder tout ce qui est nécessaire pour en user[97]. Cette prise en considération de l’intérêt du voisin inhérente à la servitude participe, comme la mitoyenneté, de la fraternisation des rapports de voisinage. Cependant, le législateur va parfois plus loin en interdisant au voisin de causer des troubles anormaux à l’autre.

1.2.1.2 L’obligation négative et l’évitement des inconvénients anormaux de voisinage

Aux termes de l’article 1841 du projet de code civil, nul ne doit causer à autrui un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage[98]. Cet aspect obligationnel[99] de non-nuisance[100] imposé aux personnes voisines leur ordonne de s’abstenir de tout ce qui pourrait causer des ennuis relativement à la possession paisible que la loi veut assurer au titulaire du droit. Il est souvent justifié par le souci de protection de la dignité humaine[101] et de l’environnement. L’idée ici est d’interdire des troubles anormaux[102] qui pourraient se manifester par un empiétement ou sans ce dernier.

Selon la première hypothèse, il est traditionnellement admis qu’aucun empiétement ne doit se faire sur la propriété d’autrui[103]. S’entendant comme le fait d’occuper sans droit une partie de l’immeuble contigu[104], l’empiétement apparaît alors telle une véritable agression du voisin sur la propriété de son semblable. Il peut se faire en raison de l’acte qui fonde la propriété, par une construction ou encore par une plantation qui va dépasser sur la propriété d’autrui et qui, par conséquent, prive ce dernier de la jouissance d’une partie de son bien. Dans ce sens, la loi impose par exemple à tout propriétaire d’établir des toits de manière que les eaux pluviales s’écoulent sur son terrain ou sur la voie publique ; il ne peut les faire verser sur le fonds de son voisin[105]. Il est aussi admis que le voisin puisse exiger que les arbres et les haies plantés à une moindre distance que le permet la loi soient arrachés[106].

Selon la seconde hypothèse, le trouble peut survenir sans l’empiétement de la propriété voisine. Ici, l’inconvénient est causé au voisin, mais aucun texte relatif à la propriété n’a été violé. En effet, l’auteur du dommage exerce une activité normale et licite, laquelle engendre pourtant des dommages pour le voisin. Ce sont là des atteintes à la propriété qui constituent un usage de son propre fonds, mais qui influent négativement sur l’usage ou la jouissance d’une propriété voisine. Au nombre de ces troubles, citons notamment les bruits, les odeurs nauséabondes, les fumées délétères d’usine, les aboiements, les craquements de plancher, les ébranlements, les poussières de chantier, la réduction de l’ensoleillement, la gêne esthétique, l’atteinte à l’environnement[107]. Quelle que soit sa nature, ce type de trouble sans envahissement de la propriété voisine conduit à la condamnation de son auteur[108]. Dans le même état d’esprit, l’appréciation du trouble se fait aujourd’hui en se plaçant du point de vue de la victime. Il en résulte que ni l’intention de nuire ni la faute ne conditionnent la caractérisation d’un trouble. Peu importe donc que l’activité de l’auteur du trouble soit licite ou illicite, seule compte la gêne, c’est-à-dire la nuisance occasionnée à la victime qui est affectée dans la jouissance de son bien[109].

Au regard de ce qui vient d’être relevé, l’interdiction du trouble de voisinage sert en quelque sorte de technique d’éducation du proche. C’est un instrument d’une politique de régulation des rapports de voisinage qui garantit le droit de chaque voisin à la tranquillité, à la sécurité et à l’esthétique du paysage. Cette fraternisation imposée aux relations entre proches s’étend également à la famille.

1.2.2 L’humanisation des rapports de proximité sentimentale : cas de la famille

A priori, l’intimité des rapports entre les membres d’une famille impose une affectio fraternitis qui tire ses contraintes des obligations juridiques et naturelles. Le droit civil organise une forme classique de solidarité, fondée sur l’appartenance à la famille[110]. Imposée dans certains liens de famille par le législateur, cette fraternité se manifeste tant pendant la vie (1.2.2.1) qu’après la mort (1.2.2.2).

1.2.2.1 L’obligation alimentaire imposée pendant la vie

Tout au long de la durée des rapports les liant, il est imposé une solidarité aux membres. À l’observation, l’appartenance au même cercle familial impose un impératif juridique d’entraide qui, dans l’épreuve, soumet réciproquement les parents et les alliés à des devoirs élémentaires de secours, d’assistance et de prise en charge[111]. Dans ce sens, la loi contraint par exemple de nombreux membres de la famille à une obligation d’aliments. Présentée comme l’obligation légale en vertu de laquelle une personne doit aider matériellement un parent ou un allié dans le besoin[112], l’obligation alimentaire correspond à une vocation pour son créancier à recevoir des aliments de son débiteur[113]. Elle prend généralement la forme d’une aide financière, par exemple le versement d’une pension. Toutefois, elle peut aussi consister en une prise en charge directe de certains frais du créancier, notamment le paiement du loyer ou de frais médicaux, l’octroi de la nourriture ou des vêtements, l’accueil du créancier au domicile du débiteur d’aliments[114]. Par conséquent, l’obligation alimentaire par son entraide mutuelle est indiscutablement la traduction juridique de la solidarité familiale.

Le cercle légal des obligés est fort révélateur. Pour ce faire, la loi prévoit l’existence d’une obligation d’aliments dans plusieurs rapports familiaux. Elle s’impose dans la relation parents et enfants[115]. Les premiers, quel que soit leur statut matrimonial, sont tenus d’une obligation d’entretien envers leurs enfants[116]. Cette obligation perdure généralement tant que ceux-ci ne peuvent subvenir à leurs propres besoins. Les seconds doivent aussi secours à leurs parents et à leurs autres ascendants[117]. Une limitation de génération ne peut être envisagée. Les petits-enfants peuvent dès lors être également appelés à venir en aide à leurs grands-parents ou à leurs arrière-grands-parents dans le besoin. L’obligation d’aliment est aussi imposée aux époux qui, pendant le mariage, se doivent mutuellement secours et assistance[118]. Ils ont l’obligation de s’entraider et doivent contribuer aux charges du ménage proportionnellement à leurs revenus[119]. Au-delà de cette énumération légale, la solidarité dans le contexte particulier africain est élargie à tous les membres du groupe.

En substance, l’obligation alimentaire imposée par la loi dans les relations familiales mentionnées plus haut appelle à une entraide mutuelle qui participe fortement de la fraternisation des rapports. Cette fraternité se prolongerait d’ailleurs même après la mort des membres du groupe familial.

1.2.2.2 La succession familiale imposée après la mort

Pour la loi, la mort ne semble pas mettre fin à la solidarité familiale. Ainsi qu’on peut le vérifier à travers l’admission de l’indemnisation allouée aux membres de la famille, ceux-ci étant considérés comme victimes par ricochet[120]. Dans ce sens, l’article 266 du Code de la Conférence interafricaine des marchés d’assurances (CIMA)[121] prévoit que seront indemnisés le conjoint, les enfants mineurs, les enfants majeurs, les ascendants ainsi que les frères et soeurs de la victime décédée quant à leur préjudice moral. Toutefois, cette solidarité se manifeste principalement par la vocation successorale qui est dévolue de manière prioritaire aux membres de la famille[122]. Ce faisant, lorsque survient le décès d’un individu, les personnes qui ont la vocation héréditaire sont généralement les membres de sa famille. Cette hypothèse peut se vérifier dans les successions testamentaires ou ab intestat. Dans le cas d’une succession testamentaire, il est souvent admis que chaque personne a le droit de disposer librement de ses biens. Elle pourrait donc dans ce cas choisir de léguer ses biens, en partie ou en totalité, non seulement aux membres de sa famille, mais aussi aux tiers. Cependant, cette liberté n’est pas sans limite. La loi impose au testateur une réserve héréditaire indisponible, dévolue à ses héritiers, et tributaire du nombre de descendants ou d’ascendants susceptibles de lui succéder[123]. Par conséquent, selon l’article 916 du Code civil, les libéralités testamentaires ne seront possibles qu’à défaut d’ascendants et de descendants.

Par ailleurs, dans une succession ab intestat, les biens du défunt seront entièrement dévolus à sa famille. Les membres de cette dernière sont, dans ce cas, classés par ordre hiérarchisé selon la nature de leur lien de parenté avec le défunt. Aux termes de l’article 731 du Code civil, les successions sont déférées aux enfants et descendants du défunt, à ses ascendants et à ses parents collatéraux. C’est donc pour cela que les héritiers d’une personne décédée sont d’abord ses descendants, puis ses ascendants et ses collatéraux. Par ailleurs, lorsque le défunt ne laisse ni parents au degré successible ni enfants naturels, les biens de sa succession appartiennent en pleine propriété au conjoint non divorcé. Ce n’est qu’en l’absence de ce dernier qu’une succession peut être dévolue à une autre personne qu’à un membre de la famille.

En guise de point, il est indéniable que le législateur a voulu perpétuer la solidarité familiale. D’ailleurs, ce sentiment d’amour qui est imposé par la loi découlerait aussi d’un droit naturel. De ce fait, la proximité créée par les liens de parenté fait naître des obligations naturelles qui étendent cette entraide mutuelle à tous les membres de la famille[124].

En somme, la loi édicte de nombreuses normes impératives, prohibitives qui concourent à véhiculer l’idée de fraternité dans les rapports sociaux. Plus encore, elle prescrit progressivement des règles permissives qui autorisent une fraternité généralement consentie en droit civil.

2 La fraternité généralement consentie

L’évolution du droit civil laisse apparaître des règles autorisant la prise en considération de l’intérêt de l’autre dans les rapports sociaux. Cette hypothèse se vérifie dans les relations d’obligation qui sont aménagées, à côté de celles de la famille, comme un palier du droit civil. Ici, les personnes visées sont, par principe, tenues de respecter les engagements qui leur incombent. Les principes en matière d’obligation étant d’application très rigoureuse, ils faisaient difficilement place à une interprétation flexible. Pourtant, la pénétration de l’idée de fraternité semble favorable à la flexibilité de la rigueur qu’imposent les rapports d’obligation. Elle est l’objet d’une adhésion de nombreux contractant, d’où la généralité. Cette situation se révèle tant en ce qui concerne les liens contractuels (2.1) qu’en ce qui a trait aux rapports non contractuels (2.2).

2.1 La fraternité consentie et la solidarisation des rapports contractuels

Dans les rapports d’obligation contractuelle, chacun était à l’origine strictement tenu de respecter son engagement à l’égard de l’autre partie. Le créancier de l’obligation attendait du débiteur qu’il honore son engagement, indépendamment des difficultés que ce dernier pourrait avoir. Pourtant, reposant actuellement sur l’idée de fraternité et de coopération, le contrat s’inscrit désormais dans la sphère sociale. Il s’humanise, et les règles qui y sont applicables deviennent modulables[125]. On assiste notamment à l’émergence d’une éthique contractuelle (2.1.1) et à l’extension des contrats pour autrui (2.1.2).

2.1.1 L’émergence de la moralisation contractuelle

L’éthique ou la morale contractuelle amène souvent la partie forte à faire preuve de souplesse envers la partie faible[126]. D’une part, cette démarche instaure un solidarisme contractuel qui se manifeste notamment par une entraide entre les cocontractants (2.1.1.1). D’autre part, elle se traduit aussi par la possible renégociation du contrat devenu sans objet pour l’autre partie (2.1.1.2).

2.1.1.1 L’adhésion à l’altruisme contractuel

La conception classique du contrat impose à chaque partie le strict respect de ses engagements contractuels[127]. Dans ce cas, le contrat devient alors le lieu de domination de la partie forte sur la partie faible[128], d’où est venue la nécessité de protéger cette dernière. De fait, l’éthique contractuelle ambitionne l’exclusion de l’égoïsme, de l’indifférence, de la désinvolture et du cynisme[129]. Traduisant ainsi la possibilité d’un dépassement de la conception plus individualiste et antagoniste du contrat, l’idéal de fraternité contractuelle appelle chaque contractant à prendre en considération, par-delà son propre intérêt, celui de l’autre partie en se déployant à son service. Les parties peuvent désormais accepter certains sacrifices afin de favoriser la conclusion, l’exécution et le maintien du contrat conclu[130]. Elles doivent dès lors dépasser leurs intérêts égoïstes en adoptant un comportement altruiste à travers lequel la bonne foi[131], la loyauté[132], la coopération, la collaboration[133] et le conseil[134] seront privilégiés. Cette possibilité est présente à toutes les étapes du contrat.

Dans la période précontractuelle[135], l’initiative, le déroulement et la rupture des pourparlers doivent satisfaire à l’exigence de loyauté par la transparence et la cohérence. Chaque négociateur doit alors s’abstenir d’adopter des comportements répréhensibles qui nuiraient à l’autre partie[136]. Dans ce cas, il est recommandé aux parties engagées dans une négociation précontractuelle d’informer l’autre[137] de tous les éléments propres à éclairer sa prise de décision. Elles doivent également éviter une rupture subite et brutale des pourparlers[138]. L’idée de fraternité commande aussi de se garder d’introduire des clauses abusives dans le projet de contrat ou encore une contrepartie qui serait dérisoire ou illusoire[139].

Dans la phase de l’exécution du contrat, le solidarisme fustige les abus[140]. Chaque partie doit ainsi s’abstenir de tout comportement égoïste au moment de l’exécution du contrat. Aussi le cocontractant doit-il respecter un devoir de cohérence en mesure de l’amener à faire preuve d’une certaine constance dans son comportement. Dans ce sens, il a été décidé par exemple que le banquier ne serait pas en droit d’augmenter, de manière brutale et dans des proportions exagérées, le montant des loyers des chambres fortes. Cependant, le solidarisme contractuel ne saurait être retenu dans toutes les hypothèses au risque de créer une insécurité contractuelle. C’est ainsi que, dans une espèce, le juge a estimé qu’il était audacieux pour une partie au contrat de crédit-bail de soutenir, en se fondant sur l’exigence de solidarité contractuelle, que les parties doivent s’entraider. En l’espèce, le juge estimait alors que son cocontractant avait manqué à son devoir de solidarisme en mettant en oeuvre la clause résolutoire, tandis que — malgré un arriéré qui pouvait faire douter de sa solvabilité — celui-ci avait accepté de lui vendre l’immeuble[141].

La fraternité contractuelle ne se limite pas uniquement à l’entraide des cocontractants. Elle passe aussi par la possibilité donnée aux parties de permettre la renégociation contractuelle.

2.1.1.2 L’adhésion à la réadaptation contractuelle

La flexibilité de la rigueur contractuelle entraîne également la possibilité de renégocier et de réadapter le contrat au cours de son exécution. Le solidarisme contractuel se manifeste ici principalement par la possibilité de révision du contrat devenu inadapté. Cela étant, l’idée de fraternité contractuelle permet une modification des modalités du contrat afin de tenir compte de la situation difficile de la partie débitrice. Constituant un fléchissement de la force obligatoire du contrat qui impose à chaque partie de respecter ses engagements, la possibilité de renégociation ou de réadaptation du contrat acceptée par l’une des parties est effectivement une faveur accordée à l’autre dans le but de faciliter l’exécution contractuelle.

La révision du contrat serait dès lors admise chaque fois qu’une imprévision ou un bouleversement des circonstances[142] rend l’exécution des obligations excessivement onéreuse pour une partie[143]. Selon les dispositions de l’article 1195 du Code civil par exemple, le législateur français précise que la partie lésée par le changement de circonstances peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. De même, l’article 1104 du même texte autorise les parties, en cas de circonstances exceptionnelles, à vérifier si les circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution des obligations, et ce, conformément au principe de bonne foi dans l’exécution du contrat. Pourtant, bien que la renégociation soit ainsi légalement envisagée, elle n’est en rien obligatoire pour la partie non-victime. Le refus de renégociation, dans ce contexte, ne peut donc pas constituer une faute. Dans de telles circonstances, le consentement à une telle réadaptation contractuelle est plutôt la manifestation délibérée de solidarité.

Au-delà de cette réalité, même en cas d’inexécution contractuelle, les parties peuvent agir en toute amicalité. Dans ce sillage, il est admis que le créancier victime d’une inexécution de la part de son débiteur puisse, avant résolution du contrat, mettre ce dernier en demeure de satisfaire à son engagement dans un délai raisonnable[144]. Cette prolongation de délai pourrait éventuellement permettre au cocontractant défaillant de parvenir à l’exécution de son engagement. L’altruisme ainsi consenti dans les relations contractuelles instaure une fraternité qui se prolonge par l’extension des contrats pour autrui.

2.1.2 L’extension du contrat au profit d’autrui

Par principe, le contrat se conclut dans l’intérêt exclusif des parties visées. L’intérêt du tiers n’est pas pris en considération dans la conclusion du contrat. Pourtant, on voit se développer aujourd’hui une tendance consistant pour une personne à contracter dans le but de venir en aide à autrui. Les hypothèses de cautionnement (2.1.2.1) et de la gestation pour autrui (GPA) (2.1.2.2) peuvent à cet effet être citées à titre d’exemple.

2.1.2.1 La garantie pour autrui : cas du cautionnement

Le cautionnement est défini à l’article 13 de l’Acte uniforme de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) portant droit des sûretés comme un contrat par lequel la caution s’engage, envers le créancier qui accepte, à exécuter une obligation présente ou future contractée par le débiteur, si celui-ci n’y satisfait pas lui-même. C’est une sûreté personnelle par laquelle une personne nommée « la caution » s’engage à l’égard d’une troisième dite « le bénéficiaire du cautionnement » à payer la dette du débiteur principal dit « la personne cautionnée », pour le cas où cette dernière faillirait à ses engagements. Identique au statut de l’avaliste connu des pratiques culturelles dans le contexte des tontines, la caution est une garantie apportée à autrui.

Dépassant la simple garantie, la caution, réputée solidaire[145], peut être tenue du paiement de la dette du débiteur. En effet, conformément à la formulation de l’article 13 de l’Acte uniforme OHADA portant droit des sûretés, la caution est tenue de payer la dette en cas de non-paiement du débiteur principal[146]. Cette démarche s’inscrit en droite ligne de l’esprit de l’article 1236 du Code civil qui, quant à lui, accorde à un tiers la possibilité de s’immiscer dans un rapport d’obligation régissant les relations entre un créancier et un débiteur afin de payer le premier pour le compte du second[147].

Par conséquent, celui qui se rend caution d’une obligation se soumet envers le créancier et peut donc se substituer au débiteur[148]. Ce mécanisme est caractéristique d’une gestion d’affaires qui trouve alors son fondement dans l’esprit de fraternité[149]. Devenu au fil du temps « la reine des sûretés[150] », le cautionnement est fondé sur un élan enthousiaste en vue d’aider un proche, un ami[151]. C’est un acte de solidarité de la caution au profit du débiteur[152]. La fraternité trouve ici un véritable terrain de prédilection en ce sens qu’il est question d’un contrat de bienfaisance, d’un acte de complaisance dont la caution ne tire généralement aucun avantage[153]. Il en est de même de la GPA.

2.1.2.2 La progressive admission de la gestation pour autrui

La GPA est le fait pour une femme, désignée généralement sous le nom de « mère porteuse », de porter un enfant pour le compte d’un « couple de parents d’intention » à qui il sera remis après sa naissance. La GPA consiste plus précisément à transplanter un embryon dont les parents biologiques sont infertiles dans l’utérus d’une autre femme, appelée « mère porteuse » ou « gestatrice », qui portera l’enfant jusqu’à sa naissance. Incluse dans la pratique de la procréation médicalement assistée, la GPA est à présent progressivement admise. Interdite dans certains pays, sur le fondement du principe d’indisponibilité du corps humain[154], la GPA est un phénomène envisagé dans plusieurs autres. Elle est désormais autorisée dans de nombreux pays, sous des conditions variables. Les pays comme le Danemark, les Pays-Bas, la Russie, la Grèce, le Canada, certains États fédérés américains ou l’Inde autorisent le recours aux mères porteuses. Au Cameroun, par exemple, où il n’existe qu’un projet de loi[155], il arrive qu’une femme donne naissance à un enfant et que celui-ci soit déclaré né de sa soeur[156].

Au regard de son régime, la GPA apparaît tel un acte fraternel à plus d’un regard. D’abord, elle profite uniquement aux personnes incapables de procréer. Elle est réservée aux couples femme-homme, en cas d’infertilité féminine liée à l’absence d’utérus, à sa malformation ou à la suite de son ablation chirurgicale, ou à des hommes célibataires ou en couple homosexuel. De plus, si l’on envisage parfois un dédommagement raisonnable de la gestatrice, le caractère altruiste de la démarche reste privilégié[157]. C’est par principe un acte à titre gratuit. À titre illustratif, la loi fédérale canadienne de 2004 sur la procréation assistée prescrit la gratuité de la GPA. Ainsi, dans ce contrat spécial, la mère porteuse agit de manière désintéressée au profit exclusif des parents d’intention, incapables de procréer, afin de leur permettre de réaliser leur désir d’avoir un enfant. Dans ces circonstances, la procréation pour autrui, à l’exemple du cautionnement, apparaît également comme un acte d’amitié. À ce titre, sa progressive admission témoigne de l’idée de fraternité dans les rapports contractuels. Peut-on en dire autant pour ce qui concerne l’évolution du droit civil en matière non contractuelle ?

2.2 La fraternité consentie et la socialisation des rapports non contractuels

À l’origine du droit de la responsabilité civile, chacun était tenu de réparer intégralement le préjudice subi par la victime de son propre fait[158]. L’indifférence quant aux difficultés que peut avoir l’auteur à réparer le préjudice est de principe. Pourtant, le droit admet à l’heure actuelle une flexibilité de ce régime par l’amélioration du sort de l’auteur du dommage (2.2.1) et la mutualisation des charges (2.2.2).

2.2.1 Le ménagement de la responsabilité civile d’autrui

Les règles de droit civil contemporain tendent à améliorer le sort jadis réservé à l’auteur du dommage. La responsabilité civile de ce dernier peut en effet être soit supportée par un tiers (2.2.1.1), soit atténuée par la victime du dommage (2.2.1.2).

2.2.1.1 La soustraction de la responsabilité civile d’autrui

Suivant cette hypothèse, l’auteur du dommage peut être entièrement libéré de son obligation de réparation. Cette éventualité est envisageable dans tout le régime de la responsabilité du fait d’autrui[159]. Cela étant, le droit civil prévoit que chaque individu est responsable non seulement du dommage qu’il cause par son propre fait, mais également de celui qui résulte du fait des personnes dont il doit répondre[160]. Sont ici visés : les parents pour leurs enfants mineurs habitant avec eux[161] ; les maîtres et les commettants pour leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés ; les instituteurs et les artisans pour leurs élèves et apprentis pendant le temps qu’ils sont sous leur surveillance.

Dans toutes ces hypothèses, une personne accepte de répondre des faits commis par autrui. On trouve ainsi dans la démarche du répondant un geste d’assistance et de solidarité au profit de l’auteur des faits. Le caractère consensuel de cette fraternité vient alors de ce qu’en amont le répondant a consenti à cette substitution de responsabilité en acceptant l’acte civilement irresponsable. Autrement dit, le parent qui donne son aval à la garde d’un enfant, le maître qui accueille un commettant, consent tacitement, par la même occasion, à répondre des faits causés par ce dernier.

2.2.1.2 La minimisation de la responsabilité civile d’autrui

Dans cette hypothèse, le soulagement de la responsabilité d’autrui peut naître de sa minimisation par la victime[162]. Quel que soit le dommage, celle-ci peut prendre les mesures raisonnables pour atténuer ou limiter le préjudice[163]. Envisagée aussi dans les relations contractuelles, l’obligation de minimiser le dommage traduit l’idée selon laquelle la personne qui est tenue de réparer un préjudice ne réponde pas de l’aggravation de ce dernier que la victime pouvait éviter[164]. Ici, la victime doit prendre en considération l’intérêt de l’auteur du préjudice en agissant activement dans le but de réduire le coût global de sa responsabilité civile[165]. Fondée sur l’exigence générale de bonne foi, d’équité et de la morale, l’utilité sociale de cette obligation crée le devoir de limiter le dommage dans l’intérêt de l’auteur, tenu d’une réparation intégrale. Elle apparaît alors en tant que norme de conduite qui est imposée au créancier dans l’intérêt du débiteur[166]. En outre, si elle est considérée comme une obligation pour la victime, le refus de minimiser le préjudice n’est pas constitutif d’une faute. Visiblement, la sanction consiste en la non-réparation du préjudice né de l’abstention[167].

Cette fraternité ainsi consentie dans les rapports extracontractuels ne se limite pas exclusivement au soulagement de la responsabilité civile d’autrui. Cependant, elle se prolonge aussi à travers une mutualisation des risques.

2.2.2 Le développement d’une mutualisation des risques 

Fondée sur la solidarité, donc de fraternité, la mutualisation des risques pousse les membres d’une même communauté à adhérer au mécanisme d’assurance. Ainsi, l’indemnisation ne pèse plus uniquement sur l’individu à l’origine du fait générateur : elle devient automatique et collective, donc solidaire[168]. À ce sujet, les exemples de mutualisation des risques sociaux (2.2.2.1) et des accidents de circulation (2.2.2.2) s’avèrent tout à fait pertinents.

2.2.2.1 La mutualisation des risques sociaux : cas de la sécurité sociale

S’inspirant de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et de la Convention no102 de l’Organisation internationale du travail qui fait de la sécurité sociale un droit universel, son domaine de la sécurité sociale, s’élargit progressivement. Au Cameroun par exemple, la prévoyance sociale, dont la gestion est confiée à la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS), est accessible à tous et couvre progressivement de nombreux risques. À cet effet, de l’institution des allocations prénatales, familiales, maternité, indemnités journalières de congé de maternité en 1967[169], la CNPS a été étendue au régime d’assurance des pensions de vieillesse, d’invalidité et de décès en 1969[170]. Et demain elle représentera probablement la couverture santé universelle[171].

Le principe de solidarité est au fondement même du concept de protection sociale, car cette dernière n’existe pas tant que les personnes ne cherchent à se prémunir qu’individuellement contre certaines vicissitudes de l’existence. À l’évidence, il faut assurer à des individus une sécurité matérielle grâce à l’accès à des biens et à des services considérés comme vitaux[172] ainsi que garantir un revenu de remplacement en cas d’impossibilité temporaire ou définitive de travail. La protection sociale permet aussi de payer les dépenses socialement utiles. Le dispositif de sécurité sociale va au-delà de l’aspect économique consistant à pallier l’insécurité du revenu. Il prend également en charge certaines dépenses utiles à la société dans son ensemble, mais dont le poids se révélerait excessif pour un individu ou une famille à un moment donné. Il en va particulièrement ainsi des dépenses de santé et des charges de famille. Ici apparaît l’idée de redistribution, car les différentes prestations servies par le régime de protection sociale assurent un revenu de remplacement à des catégories de personnes ou de familles qui auraient autrement été privées de ressources.

Cette idée de fraternité ainsi promue dans le mécanisme de prévoyance sociale peut également se vérifier en ce qui concerne l’assurance automobile.

2.2.2.2 La mutualisation des risques d’accident de circulation : cas de l’assurance automobile

L’assurance automobile occupe une place importante dans le secteur de l’assurance de dommages[173]. Selon l’article 200 du Code CIMA[174], toute personne physique ou toute personne morale autre que l’État, dont la responsabilité civile peut être engagée en raison de dommages subis par des tiers résultant d’atteintes aux personnes ou aux biens et causés par un véhicule terrestre à moteur, doit, pour faire circuler lesdits véhicules, être couverte par une assurance garantissant cette responsabilité. Celle-ci englobe la responsabilité civile de toute personne ayant la garde du véhicule objet de l’assurance ou sa conduite, même non autorisée, ainsi que la responsabilité civile des passagers qui s’y trouvent ; elle s’applique à la réparation des dommages corporels ou matériels[175].

Traditionnellement, l’assurance automobile est fondée sur le système d’indemnisation tenant compte de la faute[176]. Or, affirmer que chacun répond de ses fautes est un principe de haute valeur morale et sociale dans la mesure où il s’applique à des comportements voulus, délibérés, à des actes qui expriment la personnalité de leur auteur et dont, partant, celui-ci doit répondre. Cependant, il est ici question d’accidents, c’est-à-dire d’événements fâcheux et essentiellement fortuits, qui se produisent contre la volonté des participants et dont ils sont souvent les victimes directes ou indirectes. Dans la pratique, la victime est fréquemment un parent ou un ami. Jean-Louis Baudouin écrit très justement que l’être humain est faillible et que l’erreur est humaine. Pour cet auteur, la société doit donc accepter en principe la survenance d’accidents au sens populaire du mot, pour lesquels personne ne sera responsable[177]. Dans ces circonstances, la tendance contemporaine des droits des assurances est au rejet d’un système d’indemnisation fondé sur la faute. Il convient désormais de voir à l’indemnisation de toutes les victimes d’accidents de la circulation, sans qu’elles aient à prouver la faute de qui que ce soit et sans que l’on puisse leur opposer aucune faute de leur part. Par exemple, l’indemnisation de la victime d’un accident de circulation pour un préjudice corporel devrait avoir lieu sans tenir compte de sa faute. Dans ce sens, l’assureur deviendrait alors le garant des pertes et des dommages causés par des personnes dont l’assuré est civilement responsable, quelles que soient la nature et la gravité de ses fautes ou celles de ces personnes, ou par des choses qu’il a sous sa garde.

Par ailleurs, l’abolition de la responsabilité pour faute en cas d’accident de la circulation donnerait l’occasion de remplacer un système d’assurance adverse par le système d’assurance directe. En cas d’accident impliquant plusieurs véhicules, le Code CIMA prévoit justement que les frais de toute nature peuvent être pris en charge directement par l’assureur du véhicule ayant causé l’accident[178]. Pourtant, ce climat dans lequel fonctionne l’assurance automobile diffère fortement du cadre d’indemnisation directe, où l’assureur doit dédommager son client, les membres de la famille de son client ou les occupants de sa voiture. Au Canada, par exemple, l’assurance du véhicule couvre tous les occupants du véhicule, ainsi que les piétons ou autres personnes blessées par le véhicule assuré. Aux États-Unis, la couverture est familiale. L’assurance couvre le souscripteur, propriétaire du véhicule par hypothèse de même que son conjoint et les membres de sa famille vivant sous son toit.

Conclusion

Au bout du compte, à la question de savoir si la fraternité constitue le nec plus ultra des principes du droit civil contemporain, les précédents développements permettent d’y donner une réponse affirmative. De fait, contrairement à la situation à l’origine, où le droit subjectif était conçu comme un pouvoir souverain de l’être humain pouvant faire se courber par exemple le débiteur devant le créancier ou les non-propriétaires devant le propriétaire souverain sur le fonds, l’exercice de ces prérogatives appelle aujourd’hui la prise en considération de l’intérêt d’autrui. Ce dernier, devant désormais être vu tel un frère, est alors protégé dans ses composantes charnelles, intellectuelles et relationnelles. Dans ce sens, l’idée de fraternité, bien qu’elle soit vaseuse, apparaît comme le fondement de nombreux principes au rang desquels figurent, entre autres, la sacralisation de l’être humain, la mutualisation des risques, le solidarisme contractuel et l’abus de droit. C’est donc une valeur matricielle du droit civil contemporain. Ainsi, ne serait-il pas opportun, en ce moment où la rédaction d’une législation en quête d’identité et légitimité est envisagée au Cameroun, de définir expressément le régime de cette valeur si fondamentale au droit civil ?