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À l’heure de la régionalisation de la réglementation des échanges commerciaux en Afrique[1] par l’instauration de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) cherche à adopter un acte uniforme relatif aux règles de droit international privé.

Soucieuse d’encourager l’investissement, l’OHADA a produit depuis sa création un droit uniforme des affaires directement applicable dans les ordres juridiques de ses États membres[2].

Alors que l’OHADA s’est toujours pensée comme facteur de sécurité et d’attractivité des investissements, le droit international privé n’avait jusqu’alors manifestement pas été perçu comme un élément participant de cet attrait[3].

Cette importante lacune, qui — comme nous le verrons plus loin — résulte de la position traditionnelle de l’OHADA à l’égard de sa production normative, est sur le point d’être résorbée. À la fin de l’année 2020, un consortium composé du cabinet GBS Disputes, du professeur Louis d’Avout et de l’avocat Alain Fénéon a en effet été chargé par le Secrétariat permanent de l’OHADA d’élaborer un ambitieux projet d’acte uniforme ayant pour domaine les règles de conflits de lois, les règles de conflits de juridictions ainsi que les règles de reconnaissance et d’exécution des actes judiciaires et extrajudiciaires[4].

Ce projet d’uniformisation s’inscrit dans un espace d’intégration juridique unique en son genre. Alors que les États de l’Union européenne se sont dotés de règles communes de droit international privé pour « développer un espace de liberté, de sécurité et de justice »[5], les États membres de l’OHADA ont choisi la voie singulière de l’uniformisation du droit des affaires et de l’arbitrage avec l’adoption d’actes uniformes[6] directement applicables et l’instauration d’une originale cour commune de justice et d’arbitrage (CCJA), compétente pour administrer des procédures d’arbitrage et dire le droit en dernier recours dans les litiges ayant trait, au moins pour partie, à l’application de ce droit uniforme[7]. L’espace OHADA se trouve ainsi être un espace juridique hybride, mêlant droits nationaux et droit uniforme, juridictions nationales et juridiction commune aux États membres. Ce caractère hybride place l’OHADA dans une situation tout à fait inédite par rapport au droit international privé, et ce, notamment à l’égard de l’internationalité des situations qui commande classiquement la mise en oeuvre de ses règles. En effet, de manière quelque peu paradoxale, le droit OHADA est destiné à s’appliquer à des situations à la fois internes à l’échelle de l’espace OHADA et internationales à l’échelle des États membres. 

Dans ce système hybride, les mécanismes de droit international privé ont donc encore vocation à être mobilisés pour des questions d’une importance considérable, qu’il s’agisse de déterminer le droit applicable et la juridiction compétente lorsque ces éléments ne sont pas couverts par le droit uniforme ou qu’il s’agisse de faire reconnaître et exécuter les décisions des juges nationaux de l’espace OHADA.

En s’intéressant à l’articulation des dispositions, des juridictions et des décisions nationales, l’OHADA s’éloigne de l’esprit qui présidait jusque-là à son développement. Ce projet d’acte uniforme, s’il devait aboutir, opérerait ainsi un singulier changement d’orientation pour l’OHADA. Il mérite donc d’être examiné en détail. Classiquement, nous nous intéresserons à ses enjeux après en avoir dressé l’état des lieux. À l’heure actuelle, si elles ne sont pas totalement inexistantes, les dispositions de droit international privé forment dans l’espace OHADA un corpus hybride et extrêmement parcellaire, qui n’est donc pas en mesure de répondre aux attentes des opérateurs et des justiciables de la région (partie 1). Pour ce qui est des enjeux que nous avons déjà quelque peu effleurés, ce projet viendrait d’abord naturellement combler d’importants déficits que la philosophie générale de l’OHADA ne permettait jusqu’alors d’appréhender. Ce projet, s’il s’inscrit dans la continuité d’une production normative qui vise à l’attractivité, pourrait ainsi conduire à un changement d’orientation opportun et sans précédent pour l’OHADA (partie 2).

1 État des lieux : le droit international privé de l’espace OHADA, un corpus hybride et parcellaire

Afin de procéder à l’état des lieux des règles de droit international privé applicables dans l’espace OHADA, nous reviendrons d’abord sur les rares dispositions en la matière, parsemées au sein du droit uniforme (1.1) ; puis nous rechercherons les autres règles de droit international privé, hors le droit uniforme, applicables dans l’espace OHADA (1.2).

1.1 Les rares dispositions de droit international privé incidemment produites par le droit uniforme OHADA

Le droit uniforme, n’ayant pas vocation à remplacer l’intégralité des droits internes ni à se substituer aux ordres judiciaires de ses États membres, contient de nécessaires mécanismes de renvoi aux droits nationaux non uniformisés ainsi que de ponctuelles règles de compétences juridictionnelles.

Ces mécanismes, qui forment de lege lata les règles de droit international privé issues du droit uniforme, comportent de très importantes lacunes en ce qu’ils n’ont pas été pensés de façon systémique, comme ceux du droit international privé de l’Union européenne. Ils peuvent en ce sens être qualifiés de règles incidentes du droit uniforme[8]. Ce constat est valable aussi bien pour les règles de conflits de lois que pour les règles de conflits de compétences que pour les règles de reconnaissance et d’exécution des actes judiciaires et extrajudiciaires que nous aborderons successivement.

Concernant tout d’abord les règles de conflits de lois, il peut sembler contre-intuitif de vouloir les rechercher au sein d’un ordre juridique qui s’évertue à instaurer des règles de droit uniforme, applicables dans tous les États membres. Le droit uniforme, pourrait-on penser, permettrait précisément de faire l’économie du droit international privé[9].

Les conflits de lois n’ont pourtant pas disparu dans la mesure où le droit uniforme, bien qu’il soit en expansion, n’est pas destiné à se substituer à l’ensemble du droit applicable au monde des affaires. Le droit uniforme demeure en effet nécessairement lacunaire, que ces lacunes soient organisées par les États membres ou qu’elles se révèlent à mesure de la pratique[10].

Les espaces dans lesquels le droit uniforme se tient en retrait ne sont pas des zones « hors le droit », mais requièrent de nécessaires mécanismes de désignation du droit applicable. Ainsi, aux fins de l’applicabilité du droit uniforme et de son agencement avec les dispositions nationales, le droit uniforme a produit de discrets points de contact entre droit uniforme et droits nationaux non uniformisés[11].

Parmi ces règles, nous décelons d’abord, pour les contrats de vente, un hommage mesuré au principe d’autonomie de la volonté des parties contractantes[12]. S’il semble aller de soi que les parties contractantes jouissent dans l’espace OHADA d’une liberté de choix de la loi applicable à leurs relations contractuelles, il serait cependant bienvenu que l’exercice de cette liberté soit affirmé et encadré par le droit uniforme, notamment lorsque le droit désigné est le droit OHADA sans autre précision.

Par-delà cette discrète référence à la volonté des parties, nous pouvons relever en droit OHADA quelques autres mécanismes de comblement du droit uniforme. Parmi ces derniers, mentionnons celui qui est relatif à la détermination du droit applicable au fonctionnement des sociétés, le critère de désignation étant dans cette circonstance celui du lieu du siège social de la société[13]. Le critère de localisation territoriale est également retenu pour les sûretés[14] et les marchandises périssables nécessitant d’être vendues[15]. Nous pouvons encore évoquer, dans le cas de la question très particulière de l’ordre des licenciements pour motif économique, un mécanisme de renvoi à l’application du droit du travail applicable[16], ce droit étant alors nécessairement national puisque, pour l’heure, le droit du travail n’a pas fait l’objet d’un acte uniforme spécifique.

Disséminées au fil des actes uniformes, les règles de désignation du droit applicable que constituent ces mécanismes de renvoi demeurent pour le moins fragmentaires et imprécises. De lege lata, ces règles suivent une logique de comblement ponctuel, et ne sauraient constituer une théorie ou un système autonome de résolution des conflits de lois. La plupart peuvent d’ailleurs être qualifiées de règles de façade tant dans ces circonstances les justiciables demeurent tributaires de l’application des règles de conflits de lois du juge saisi[17].

En ce qui concerne, à présent, les règles de conflits de juridictions, relevons que cette problématique demeure éminemment pertinente, et ce, en dépit de la perception que le justiciable se ferait du concept d’espace OHADA et du caractère panafricain[18] revendiqué par l’OHADA.

Les juridictions nationales des États membres conservent effectivement leurs compétences territoriales dans leurs ordres judiciaires respectifs[19]. Les actes uniformes vont par conséquent contenir des règles de compétences spéciales sans lesquelles leurs applications seraient rendues des plus hasardeuses. Comment en effet appliquer une disposition qui s’en remettrait pour produire ses effets à une juridiction indéterminée ?

À cet égard, nous pouvons d’abord identifier, en droit uniforme, quelques rares références au principe d’autonomie de la volonté. Il existe par exemple une timide et maladroite disposition ayant trait à la clause d’electio fori pour les contrats de bail à usage professionnel[20]. Il est par ailleurs précisé, dans le contexte des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution, que les parties peuvent choisir le juge compétent par désignation du domicile du débiteur[21].

Ces hommages timides et limités à l’autonomie de la volonté dans la désignation de la juridiction compétente mériteraient assurément d’être renforcés, notamment pour encadrer et préciser les modalités et conséquences juridiques d’une telle désignation.

Plus problématique est évidemment la situation où les parties ne désignent pas de juridiction compétente pour trancher leurs éventuels litiges. Dans ce cas de figure, le droit uniforme dispose de quelques mécanismes ponctuels de détermination de compétences. Est ainsi généralement compétent le juge de l’ordre juridique dans lequel se situe le centre de gravité de l’activité commerciale pour laquelle son intervention est nécessaire. En application de cette règle, pour toute sollicitation de l’institution judiciaire relative au fonctionnement d’une société[22] et de ses formalités afférentes[23], est compétente la juridiction du lieu du siège ou de l’immatriculation de cette société. La notion de siège est un critère de rattachement stable, opposable à tout intéressé. Cela permet de comprendre que l’on trouve son équivalent non seulement dans le cas des injonctions de paiement qui doivent s’effectuer auprès de la juridiction du domicile où demeure effectivement le débiteur[24], mais également en matière de procédures collectives d’apurement du passif, qui doivent se dérouler devant la juridiction du siège social de la personne morale ou du principal établissement de la personne physique débitrice[25].

Mentionnons enfin une rare option juridictionnelle offerte au demandeur dans les litiges relatifs au transport de marchandises transfrontières, qui peut saisir soit le juge du lieu de résidence habituelle du défendeur, soit le juge du lieu de prise en charge des marchandises[26].

Les règles de détermination de compétences montrent toutefois leurs limites en ce qu’elles ne répondent qu’à une nécessité de mise en oeuvre de mécanismes particuliers, dont on ne saurait inférer une philosophie générale de détermination. Les dispositions de droit uniforme, aussi utiles soient-elles, ne sont pas en mesure de constituer un système général de répartition de compétences entre différentes juridictions, ne serait-ce que par l’absence de disposition imposant aux autres juridictions de l’espace OHADA de reconnaître et de donner sa pleine force obligatoire à toute désignation de juridiction.

La question de la circulation des actes judiciaires et extrajudiciaires semble, elle aussi, avoir été largement ignorée par le législateur OHADA. Ces propos peuvent surprendre lorsqu’on sait que le droit OHADA confère force exécutoire aux décisions de la CCJA dans tout l’espace OHADA[27] ainsi que l’exequatur communautaire pour toute sentence arbitrale rendue sous l’égide de la CCJA[28]. Propres aux sentences arbitrales, ces régimes tranchent néanmoins avec le caractère fragmentaire des dispositions consacrées aux modalités de reconnaissance et d’exécution des décisions judiciaires rendues au sein de l’espace OHADA. Tout au plus mentionnerons-nous ici un principe de reconnaissance automatique des décisions d’ouverture des procédures collectives internationales dans l’espace OHADA[29], ainsi qu’un principe de reconnaissance des décisions prises en matière de transport de marchandises, à cette réserve près, pour ces décisions, de l’accomplissement des formalités requises par l’État du lieu d’exécution de la décision[30].

À l’issue de ce survol du droit OHADA, force est de constater que les règles uniformes de droit international privé restent réduites à leur portion congrue. Cette indigence est d’autant plus à déplorer qu’elle n’est guère compensée par les autres dispositions de droit international privé applicables en matière contractuelle dans l’espace OHADA.

1.2 L’indigence du droit international privé en matière contractuelle des États membres de l’OHADA

De lege lata, les dispositions applicables en matière contractuelle restent bien rares dans l’espace OHADA, qu’elles soient issues des conventions internationales[31], d’une part, ou des droits domestiques, d’autre part.

Il importe de souligner à ce stade le legs colonial jurisprudentiel français commun à la plupart des ordres juridiques de l’OHADA. En effet, à défaut de textes ou de décisions ultérieures contraires, les solutions apportées par la Cour de cassation française du temps de l’appartenance des territoires africains à l’ordonnancement juridique français demeurent, à notre sens, applicables dans les ordres juridiques concernés[32]. Nous pensons, par exemple, à la reconnaissance du principe d’autonomie de la volonté issue de l’arrêt American Trading[33], à la reconnaissance de règles matérielles propres au commerce international découlant de l’arrêt Messageries maritimes[34] ou encore à la projection internationale des règles de compétences nationales provenant de l’arrêt Pelassa[35].

Si ces quelques principes ne sauraient à l’évidence tenir lieu de système de droit international privé pour les États de l’OHADA, nous croyons tout de même utile de rappeler l’existence de ce fond commun, dans lequel pourrait du reste s’enraciner tout futur texte uniforme de droit international privé.

En l’état, nous ne pouvons toutefois que constater une carence de dispositions applicables dans l’espace OHADA relatif au droit international privé. Ce constat est tout aussi patent en matière de confits de lois, de conflits de juridictions que pour les questions de reconnaissance et d’exécution des actes judiciaires et extrajudiciaires.

En ce qui concerne les règles de conflits de lois, à défaut de droit commun en droit OHADA ou hors le droit OHADA, il échoit classiquement au juge du for saisi de procéder, en application de ses propres règles, à la détermination du droit applicable. Or, si tant est qu’elles existent, ces règles de détermination sont pour le moins sommaires et disparates. Contrairement à ce qui a pu être récemment affirmé[36], les législations domestiques des États membres de l’OHADA ne contiennent généralement pas de règles de conflits de lois en matière contractuelle, mais portent pour l’essentiel sur le droit de la famille et des personnes[37].

À notre connaissance, il n’existe que deux dispositifs, parmi les ordres juridiques des États membres de l’OHADA, qui ont précisément pour objet la détermination de la loi applicable en matière contractuelle. Le premier est issu d’un décret de 1895 applicable en République démocratique du Congo[38] et le second provient du Code civil du Gabon de 1972[39]. Ces dispositions sont d’ailleurs plutôt désuètes puisque l’une et l’autre retiennent que, à défaut de choix des parties, le lieu de signature du contrat constitue le critère de détermination de la loi applicable au contrat.

Hormis ces cas de figure, au demeurant guère satisfaisants, le justiciable de l’espace OHADA est contraint de s’en remettre aux pratiques de chacun des juges du for, qui, dans le contexte africain, sont encore difficilement accessibles[40]. Nous voulons toutefois signaler ici une rare décision de la Cour d’appel de Ouagadougou qui pourrait servir d’exemple aux autres juridictions de la région et qui a fait prévaloir le lieu de résidence de la partie devant fournir la prestation caractéristique comme critère de détermination de la loi applicable au contrat[41].

En ce qui concerne, à présent, les règles de conflits de juridictions, nous constatons, sans surprise, que les rares dispositions internationales et nationales applicables dans l’espace OHADA n’offrent guère de quoi construire un système général de détermination de compétences. La Convention générale de coopération en matière de justice de 1961[42] a toutefois instauré une règle de répartition de compétences judiciaires en matière contractuelle, avec son article 38 :

[S]ont considérées comme compétentes pour connaître d’un litige […] en matière de contrats : la juridiction que les parties ont valablement reconnue, expressément ou séparément pour chaque contrat, à défaut, les juridictions de l’État où le contrat a été conclu et en outre, en matière commerciale, celle de l’État où le contrat doit être exécuté[43].

Cette clause a fait florès et a essaimé dans six conventions bilatérales de coopération judiciaire, dont au moins une partie contractante est un État membre de l’OHADA[44], ainsi que dans la Convention de coopération et d’entraide en matière de justice entre les États membres du Conseil de l’Entente de 1997[45].

À y regarder de plus près, nous estimons que cette règle se révèle en réalité peu pratique. Soit les parties ont en effet opté pour une clause d’electio fori et elles s’y conforment volontairement (dans ce cas de figure, il n’y a alors aucun conflit de juridictions), soit, à l’inverse, en cas de divergence, dans la plus stricte application de cette règle, pourront être concomitamment compétentes la juridiction du lieu de conclusion du contrat et celle de son lieu d’exécution. Cette solution en trompe-l’oeil n’apporte donc aucune réelle sécurité juridique.

Les droits nationaux ne sont pas plus satisfaisants sur les questions de compétences juridictionnelles internationales. À notre connaissance, les ordres juridiques de l’espace OHADA se contentent de procéder à une projection internationale des règles nationales de compétences[46], et n’accordent pas de considération particulière à l’internationalité de certaines situations contractuelles. Certains regretteront, à ce titre, l’absence dans les droits nationaux de l’espace OHADA, de mécanismes de purge des procédures parallèles tels que des mécanismes de litispendance ou de connexité.

Quant à la question de la circulation des actes judiciaires et extrajudiciaires[47], la situation n’est vraiment pas plus rutilante. Les conventions internationales et bilatérales applicables sont pour la plupart anciennes, voire obsolètes. Les modalités de circulation des décisions étrangères y sont sévères et bien peu utilisables. La Convention judiciaire de l’OCAM, la Convention relative à la coopération en matière judiciaire entre les États membres de l’Accord de non-agression et d’assistance en matière de défense de 1987 et la Convention du Conseil de l’Entente retiennent par exemple, comme critère de contrôle, l’examen de la loi applicable de l’ordre juridique d’origine[48]. Plus récemment, l’Accord de coopération judiciaire entre les États membres de la CEMAC de 2004[49] a ajouté comme étonnante condition de reconnaissance que la décision de l’État d’origine ne soit « pas contraire à la jurisprudence de l’État sur le territoire duquel elle doit recevoir exécution[50] ».

En l’absence de droit commun, cette question reste donc traitée par le droit de l’ordre juridique dans lequel le justiciable souhaite voir reconnaître la décision étrangère, quand bien même cette décision serait rendue par un juge de l’espace OHADA. Or, les conditions de reconnaissance et d’exécution restent, parmi les États de l’OHADA, pour le moins disparates. Par exemple, en droit ivoirien[51] et en droit malien[52], il existe encore six critères de contrôle de la décision étrangère, tandis qu’il n’y en a que cinq au Sénégal[53] et au Gabon[54]. Ces dispositions nationales peuvent de surcroît se montrer étonnamment restrictives et confier un véritable pouvoir discrétionnaire au juge de l’exécution.

À cet égard, le pouvoir conféré au juge par le Code civil gabonais de vérifier « si le litige a reçu une solution exacte en ce qui concerne les faits de la cause de l’interprétation des règles de droit qui leur étaient applicables[55] », lui permettant de surcroît de « n’accorder l’exequatur qu’à certains chefs de la décision[56] » et de « réduire le montant de la condamnation[57] », se trouve particulièrement malvenu, car contraire aux principes de confiance et de coopération qui devraient prospérer dans tout espace d’intégration[58].

Parmi les conventions applicables dans l’espace OHADA, nous notons toutefois l’existence de dispositions plus libérales favorisant la circulation des décisions étrangères et la lutte contre les mesures dilatoires et autres décisions contradictoires. La Convention bilatérale de coopération entre la France et le Sénégal de 1974 prévoit en ce sens une rare disposition relative aux situations de litispendance et de connexité[59]. La Convention bilatérale de coopération entre le Mali et la Guinée de 1964 confère, pour sa part, force exécutoire aux décisions de justice dans l’ordre juridique des deux États contractants[60]. Ces dispositions, quoique limitées et anciennes, correspondent à l’esprit et à la logique qui devraient présider à l’instauration d’un espace judiciaire OHADA et devraient en cela inspirer les rédacteurs d’un futur acte uniforme portant sur ces questions.

2 Perspectives : les enjeux de l’uniformisation du droit international privé de l’espace OHADA

Les enjeux d’un droit international privé uniforme pour l’espace OHADA sont, d’évidence, tout à fait considérables. Notre tour d’horizon du droit international privé de l’espace OHADA nous a permis d’observer les importantes lacunes qu’accuse encore cet espace en ce domaine. Or, nous estimons que l’uniformisation du droit international privé de l’OHADA non seulement serait susceptible de rendre enfin possible la réalisation des objectifs affichés de l’OHADA (2.1), mais donnerait également lieu à un rééquilibrage d’une organisation dont la raison d’être est demeurée jusqu’alors essentiellement extravertie (2.2).

2.1 La réalisation des objectifs affichés de l’OHADA

L’OHADA s’est toujours pensée comme un facteur de prévisibilité et d’attractivité des investissements, notamment en raison des insécurités juridiques et judiciaires des États membres, mises en évidence au courant des années 90. Ses objectifs en témoignent. Ils reposent sur ceux de l’adoption :

« d’un Droit des Affaires harmonisé, simple, moderne et adapté, afin de faciliter l’activité des entreprises, […] appliqué avec diligence, dans les conditions propres à garantir la sécurité juridique des activités économiques, afin de favoriser l’essor de celles-ci et d’encourager l’investissement[61] », et de « règles communes simples, modernes et adaptées à la situation de leurs économies, par la mise en oeuvre de procédures judiciaires appropriées[62] ».

Jusqu’à la publication du Rapport de présentation du Projet de texte uniforme portant sur le droit général des obligations dans l’espace OHADA[63] en 2015, les règles de droit international privé n’avaient guère été considérées comme pouvant concourir à l’atteinte de ces objectifs. Ce rapport énonçait en effet pour la première fois que

[L’]une des premières attentes des investisseurs nationaux comme étrangers est bien une grande prévisibilité de la loi applicable au fond des litiges ; dans un espace judiciaire intégré comme l’OHADA, il est hautement sécurisant que les règles de conflits en vigueur dans les États membres désignent la même loi nationale quel que soit le pays dans lequel l’action est introduite[64].

Comme nous avons pu le constater, de lege lata, du chemin reste à parcourir pour atteindre ces objectifs de prévisibilité. Si les règles de détermination de la loi applicable ne sont pas totalement inexistantes en droit uniforme et dans les droits nationaux de ses 17 États membres, celles-ci sont pour le moins embryonnaires et procèdent pour l’essentiel de la méthode suivie par le juge saisi.

Cette situation demeure en soi particulièrement problématique. Ainsi, pour reprendre les règles de conflits de lois que nous avons mises en évidence, pour une même relation contractuelle, le juge gabonais saisi fera application de la loi du lieu de signature du contrat, tandis que le juge burkinabé appliquera la loi du lieu de résidence de la partie devant fournir la prestation caractéristique[65]. Les implications de cette absence de prévisibilité seront d’autant plus regrettables que la méthode de détermination choisie par le juge conditionnera également l’applicabilité du droit OHADA[66] dès lors qu’un ordre juridique tiers à l’espace OHADA sera concerné par la situation contractuelle litigieuse (dans notre exemple, si par hypothèse le lieu de résidence ou de signature se situait en dehors de l’espace OHADA).

Les investisseurs étrangers, comme les investisseurs locaux, à défaut d’une clause précise de désignation du droit applicable, ne sont ainsi guère en mesure de déterminer le droit qui viendra in fine régir leurs relations contractuelles. À désigner le droit OHADA comme droit applicable, la question de la détermination du droit reste de surcroît une problématique irrésolue pour les éléments non couverts par le droit uniforme[67].

Comme nous avons pu le constater pour les règles de conflits de lois, le survol des quelques dispositifs relatifs aux conflits de compétences fait surgir d’importantes béances. En effet, quand bien même les opérateurs économiques pourraient s’entendre pour insérer une clause d’electio fori attribuant compétence à une juridiction particulière, en l’état, aucune disposition de droit uniforme n’est susceptible d’empêcher l’une des parties requérantes de saisir une autre juridiction qui pourrait alors, selon ses propres règles nationales, se reconnaître compétente pour trancher le litige[68]. Un tel dispositif est à regretter en ce qu’il ne peut avoir que des effets désastreux sur le plan de la coopération entre les juridictions de l’espace OHADA[69].

Enfin, parmi les angles morts du droit OHADA, l’absence de règle relative à la reconnaissance des décisions judiciaires est sans conteste la plus patente, à tout le moins pour les décisions ayant tranché des litiges relevant du droit uniforme. Si les carences du droit international privé peuvent s’entendre pour régler les questions de détermination du droit applicable ou de la juridiction compétente de par l’approche sectorielle adoptée par le droit OHADA, cette configuration est beaucoup moins compréhensible en ce qui concerne la circulation des décisions rendues au sein même de l’espace OHADA.

Cette situation de défiance à l’endroit des décisions rendues par les juges nationaux tranche en effet pour le moins avec la confiance accordée aux sentences arbitrales en général[70], et à celles qui sont rendues sous l’égide de la CCJA en particulier[71]. Rappelons ici que, par définition, seul un faible pourcentage des différends de l’espace OHADA sont résolus par la CCJA[72] et que, par conséquent, l’immense majorité des décisions restent soumises au contrôle de chacun des ordres juridiques dans lesquels leur reconnaissance et exécution sont recherchées. Aussi pouvons-nous nous ranger derrière les propos sévères mais fort éclairants du professeur Pierre Meyer qui constate que

« [L’]absence de législation et de jurisprudence publiée et connue rend incertain et quasiment divinatoire le sort susceptible d’être réservé aux décisions judiciaires étrangères dans ces pays. » Et l’auteur d’en conclure qu’ « [u]ne telle insécurité juridique n’est évidemment pas de nature à favoriser la circulation des jugements […] D’une manière générale, l’absence de législation dans certains pays, la diversité des législations et parfois l’ambiguïté des conditions de la reconnaissance et de l’exequatur constituent incontestablement un frein à la circulation fluide des décisions judiciaires dans les États d’Afrique membres de l’OHADA[73].

De toute évidence, l’édification d’un droit uniforme des affaires n’aura aucunement rendu désuètes les problématiques de droit international privé, que ce soit pour les relations d’affaires ayant des éléments de rattachement avec des ordres juridiques extérieurs à l’espace OHADA ou pour les relations d’affaires internes à cet espace. Au contraire, l’entrée en vigueur de la ZLECAf conduira à une multiplication de ces situations.

Nul doute que l’essor du commerce intra-africain démultipliera les relations contractuelles internationales pour lesquelles pourront se poser de délicats problèmes de droit international privé. Ainsi, alors que l’instauration d’une réglementation du commerce international à l’échelle de l’Afrique devrait conduire à favoriser la circulation des personnes, des biens et des capitaux dans tout le continent[74], il est à craindre que, aux barrières douanières que la ZLECAf ambitionne de réduire, se substituent de nouvelles barrières juridiques.

Ces questions de droit international privé pourraient, de surcroît, se révéler particulièrement redoutables dans le contexte d’un continent africain aux traditions et aux systèmes juridiques multiples, auxquels se superposent et dans lesquels s’enchevêtrent ordres supranationaux et ordres spécialisés[75]. La ZLECAf a manifestement conscience des difficultés que pose cet entrecroisement puisque l’un de ses objectifs affichés est de « résoudre les défis de l’appartenance à une multitude d’organisations qui se chevauchent[76] ».

L’OHADA, parmi ces organisations, tient une place tout à fait singulière. Nulle autre organisation n’est en effet en mesure de produire un droit uniforme, attractif et d’application immédiate. En se dotant pour la première fois de règles d’articulation pour les ordres juridiques concernés par une relation d’affaires internationale, de toute évidence, nous assisterions à un véritable redimensionnement de l’OHADA.

2.2 Un véritable redimensionnement de l’OHADA

L’indigence des règles uniformes de droit international privé, pourtant si centrales dans un ordre juridique composite se présentant comme un instrument de prévisibilité, semble pour le moins paradoxal. Cette contradiction n’est toutefois que d’apparence et peut se comprendre à l’aune du positionnement traditionnel de l’OHADA à l’égard de sa production normative.

Rappelons d’abord, pour pleinement le saisir, que la raison d’être de l’OHADA est et demeure essentiellement extravertie. La création même de cette organisation doit d’abord à l’impulsion fédératrice de la France. C’est bel et bien sous le parrainage de ce pays, à l’occasion du Ve Sommet de la Francophonie tenu à Port-Louis qu’a été signé en 1993 le Traité OHADA et que ce Traité fut révisé en 2008 lors du XIIe Sommet de la Francophonie qui se tenait alors à Québec[77].

Cette impulsion originelle porte en son sein l’orientation générale de l’OHADA, intrinsèquement tournée vers l’extérieur. Il est communément admis dans les institutions de l’OHADA que le développement économique de l’espace OHADA requiert l’attraction d’investissements directs étrangers et qu’à cet effet le cadre juridique et judiciaire des États membres doit s’adapter aux attentes et aux exigences de ces investisseurs. L’ordonnancement juridique de l’espace OHADA demeure ainsi à ce jour essentiellement appréhendé comme un instrument d’attractivité et de mobilisation de capitaux, tout autre phénomène juridique devenant, hors ce prisme, non pertinent[78].

Les présupposés de pareils choix de politiques juridiques[79] et les conséquences qu’ils impliquent restent encore très largement indiscutés, du moins dans le cercle des juristes de l’OHADA[80]. Nous ne pouvons à cet égard qu’inviter praticiens et universitaires à se saisir pleinement de cette question au soubassement de l’OHADA, notamment à l’heure des rééquilibrages affichés des rapports entre la France et le continent africain[81].

Sans aller plus en avant sur cette délicate question, tout au moins doit-on convenir que l’OHADA a toujours été l’objet d’intenses influences normatives[82]. Si, à l’origine, ces dernières étaient pour l’essentiel françaises, elles proviennent désormais également des prescriptions des institutions financières internationales, notamment de la Banque mondiale[83], sous couvert de l’amélioration du climat des affaires.

L’économie générale de l’OHADA reflète assurément cette extraversion. De par son positionnement, il est aisé de comprendre que l’instauration d’un droit international privé uniforme n’ait pas été à l’ordre du jour pendant près de trois décennies, et pouvait même apparaître contre-productive. À quoi bon, en effet, élaborer des règles de détermination du droit national applicable, de la juridiction étatique compétente et de circulation de décisions judiciaires, alors que précisément l’ambition de l’OHADA est de prémunir les investisseurs étrangers des vicissitudes de ces ordres juridiques, de leurs insécurités juridiques et judiciaires ? La sécrétion d’un droit uniforme et d’un système arbitral n’est-elle pas précisément le résultat direct de cette volonté de neutralisation des droits et juridictions d’origine nationale[84] ?

Nul doute que l’élaboration d’un droit international privé uniforme pour l’OHADA s’inscrit encore dans une logique d’extraversion et d’attractivité des capitaux privés étrangers. Les modalités d’élaboration et d’adoption[85] de la législation OHADA continuent de le suggérer. D’aucuns regretteront peut-être que l’élaboration du droit OHADA demeure pour l’essentiel opaque[86] et déléguée à d’autres institutions internationales ou à des cabinets d’avocats internationaux comme pour le présent projet d’acte uniforme[87], à charge alors pour eux d’organiser la consultation des parties prenantes africaines.

Pour autant, de par son objet, ce projet d’acte uniforme porte en son sein des éléments bienvenus d’introversion et d’approfondissement de l’intégration de l’espace OHADA. Si l’harmonisation par l’uniformisation se poursuit, le domaine de cette entreprise englobe désormais non plus des règles matérielles d’un droit des affaires internationalisé, mais également des règles de désignation, de compétence et de reconnaissance de dispositions, de juridictions et de décisions nationales. Un tel acte uniforme serait ainsi susceptible d’équilibrer l’économie générale de l’OHADA et, par-là, de concourir à son changement de politique juridique.

Conclusion

Après avoir longtemps délaissé les problématiques de droit international privé, l’OHADA est aujourd’hui en mesure d’édifier en ce domaine une oeuvre déterminante à l’heure de la ZLECAf.

À l’échelle du continent, le projet d’uniformisation pourrait en effet contribuer positivement au dynamisme de la ZLECAf et rayonner pour autant qu’il puisse trouver un langage commun avec les pays africains de common law[88] et prendre en considération les spécificités de la pratique du droit sur l’ensemble du continent. L’on comprend alors l’appel du secrétaire permanent de l’OHADA, Sidibi Darankoum, en décembre 2019, pour que l’Union africaine intègre l’OHADA aux travaux sur la constitution de la ZLECAf et que l’OHADA bénéficie d’un poste de commissaire[89].

À l’échelle de l’espace OHADA, l’entrée en vigueur de règles uniformes de droit international privé entraînerait, croyons-nous, une mue sans précédent pour cette organisation. Au-delà des objectifs désormais classiques de sécurisation et d’attractivité des capitaux étrangers auxquels répondrait assurément toute uniformisation des règles de droit international privé, un acte uniforme en ce domaine conférerait une toute nouvelle dimension à l’OHADA.

L’uniformisation visée permettrait une meilleure articulation des ordres juridiques et judiciaires des États membres de l’OHADA et, osons le dire, n’attribuerait pas moins que sa pleine mesure à la dimension africaine de cette organisation. Tel est en effet l’enjeu lorsqu’on promeut le commerce infra-africain par des règles claires et communes de droit international privé et que l’on fait enfin le pari de la confiance à l’endroit des juges[90], des législateurs nationaux et des opérateurs économiques africains.

Une révolution silencieuse est ainsi peut-être en cours. S’il est possible que nos attentes soient déçues, ce pari mérite d’être tenté et il nous faut souhaiter que ce projet d’uniformisation arrive à son terme.