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Les institutions démocratiques font l’objet d’une crise de confiance importante. Les citoyens remettent de plus en plus en doute leur légitimité. Ce phénomène, très présent aux États-Unis alors qu’une frange de la population entretient une méfiance viscérale envers « l’État profond » (Deep State), est également en cause, dans une moindre mesure, dans plusieurs démocraties occidentales.

Le public s’abreuve de moins en moins des nouvelles auprès des médias traditionnels. Plusieurs se nourrissent d’informations — vraies ou fausses — sur les médias sociaux, sans filtres ni encadrement professionnel. Les médias sociaux peuvent avoir pour effet de cloisonner les individus, alors qu’ils tendront à joindre des groupes — des « chambres d’écho » — partageant leurs propres visions du monde et intérêts, perpétuant un cycle informatif circulaire et déficient, notamment à l’égard des institutions publiques et de leurs représentants.

Au Canada, plusieurs enquêtes publiques des dernières années ont jeté des constats sévères sur certains pans de l’administration gouvernementale, qu’il s’agisse de contrats publics, des relations de l’État avec les peuples autochtones, de la gestion des infrastructures ou de l’intervention des forces de l’ordre. Récemment, les résultats du baromètre de confiance Edelman 2021 pour le Canada révélaient un déclin de la confiance envers toutes les institutions[1].

Les indices de confiance du public envers le système et les institutions judiciaires sont également en baisse. Selon une étude réalisée par Statistique Canada en 2013, 57 % des répondants avaient une certaine confiance ou une grande confiance dans le système de justice[2]. Au début du mois d’août 2022, un sondage Léger révélait un recul de la confiance des Québécois envers le système de justice. En effet, 47 % des répondants à ce sondage ont exprimé leur confiance envers le système de justice, alors que 40 % d’entre eux s’en sont dits découragés[3].

Bien que ces indicateurs doivent être contextualisés, la confiance du public envers les institutions judiciaires semble fragile, sinon en déclin. Les attentes du public envers les juges et le système judiciaire sont élevées, avec raison, compte tenu des importants pouvoirs et responsabilités qui sont confiés aux magistrats.

Le public s’attend de la magistrature qu’elle soit efficace, compétente et en synchronicité avec les réalités modernes. À cet égard, les processus de nomination des juges ont été bonifiés au cours des dernières années et sont devenus plus transparents. Les juges sont de plus en plus formés sur des questions liées au contexte social, à la détection et à la neutralisation des stéréotypes et aux divers aspects du droit liés aux crimes sexuels.

En septembre 2021, des représentants de l’Association du Barreau canadien, Division du Québec, présentaient aux juges de la Cour d’appel du Québec une conférence sur l’historique de la reconnaissance des droits de la communauté lesbienne, gaie, bisexuelle, trans, queer, bispirituelle et autre (LGBTQ2S+). En juin 2021, le Conseil canadien de la magistrature publiait une importante révision des Principes de déontologie judiciaire[4], qui couvrent maintenant des thèmes liés à la formation des juges, à la sensibilisation au contexte social, aux médias sociaux et à la participation des personnes non représentées aux processus judiciaires.

Mais les attentes ont des limites. La confiance du public envers les juges ne peut dépendre de l’expectative d’un résultat particulier, sans nuances et sans considération du droit. Le public doit comprendre que les juges appliquent le droit et la Constitution de manière indépendante et impartiale. Les magistrats ne sont pas des instruments de validation des politiques gouvernementales ou partisanes. Ils ne peuvent pas non plus être vus comme instrumentalisés ou influencés par des groupes ou des intérêts politiques, économiques, sociaux ou environnementaux, autrement que dans le cadre du processus judiciaire.

Quel est le rôle du pouvoir judiciaire dans l’évolution des changements de société ? Existe-t-il un lien entre l’exercice des responsabilités judiciaires à l’égard de questions controversées et la confiance du public envers la magistrature ?

Le présent texte traite d’abord de certaines avancées sociales au Canada, qui ont été catalysées par les tribunaux. Puis, dans une perspective comparative, l’auteur analyse l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization[5], récemment rendu par la Cour suprême des États-Unis sur la question de l’avortement. Ensuite, le texte décortique certaines facettes de l’interprétation constitutionnelle au Canada, en particulier la théorie de l’arbre vivant, la règle du stare decisis, la question de la prévisibilité des tests et le dialogue entre le pouvoir judiciaire et les autres branches de l’État. Finalement, l’auteur propose certaines contraintes à l’action judiciaire qu’il estime nécessaires pour préserver la confiance du public envers les institutions judiciaires.

1 Les avancées sociales au Canada catalysées par les tribunaux

Il convient de faire une petite revue de l’histoire de certaines grandes avancées de société pour lesquelles les tribunaux ont agi comme catalyseurs au Canada.

La juge Claire L’Heureux-Dubé a évidemment apporté une contribution fondamentale à l’évolution du droit — et je dirais également des mentalités — notamment sur les questions liées au droit à l’égalité, au droit des femmes et à la reconnaissance des droits des personnes de la communauté LGBTQ2S+. Son oeuvre est immense.

Citons par exemple l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop[6] rendu par la Cour suprême du Canada en 1993, qui traite de la question de savoir si la « situation de famille », en tant que motif de distinction illicite selon la Loi canadienne sur les droits de la personne[7], incluait celle d’un couple de même sexe. L’un des conjoints avait demandé à son employeur un congé de deuil à la suite du décès du père de son partenaire, ce qui lui a été refusé. Les juges majoritaires ont déterminé qu’il ne pouvait être déduit de l’analyse du contexte, ni de l’objet de la loi, ni du sens ordinaire des mots, que le législateur ait voulu inclure l’orientation sexuelle comme motif de discrimination.

Dans une dissidence avant-gardiste, la juge L’Heureux-Dubé traite des conceptions souples et évolutives de la famille. Elle écrit que « [l]a conception traditionnelle de la famille n’est pas la seule qui existe[8] » et que « [l]e facteur important n’est pas le type de famille, ni la présence de modèles incarnant les rôles des deux sexes, mais bien l’établissement d’un environnement chaleureux et propice au bien‑être[9] ». Interprétant généreusement les protections en matière de droits de la personne, la juge L’Heureux-Dubé tranche que le Tribunal des droits de la personne pouvait raisonnablement conclure que l’expression « situation de famille » dans la Loi canadienne sur les droits de la personne est suffisamment large pour inclure des partenaires de même sexe[10].

Cet arrêt a provoqué une discussion nationale au Canada sur les droits des personnes de même sexe. Deux ans plus tard, en 1995, la Cour suprême rendait l’arrêt Egan c. Canada[11] dans lequel l’orientation sexuelle a été reconnue comme un motif de discrimination analogue en vertu de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés[12]. Une pluralité de juges a cependant déterminé que la limitation empêchant un conjoint de même sexe d’obtenir une allocation de conjoint conformément à la Loi sur la sécurité de la vieillesse[13] n’était pas discriminatoire.

De son côté, le juge Sopinka conclut à une violation de la Charte canadienne, qu’il considère cependant comme justifiée. Adoptant une approche prudente face aux choix du législateur, il affirme que « les tribunaux ne devraient pas se servir à la légère de la Charte pour se prononcer après coup sur le jugement du législateur afin de déterminer le rythme qu’il devrait emprunter pour parvenir à l’idéal de l’égalité[14] », mais qu’ils devraient plutôt « adopter une attitude qui encourage les progrès législatifs en matière de protection des droits de la personne[15] ». Selon lui, « le fait d’avancer à petits pas ou progressivement peut parfois laisser présager la naissance d’un droit et constituer un autre jalon dans le long processus vers une reconnaissance pleine et entière de la dignité de la personne humaine[16] ».

La juge L’Heureux-Dubé, dissidente, considère que la limitation empêchant un partenaire de même sexe d’obtenir une allocation de conjoint est injustifiée et injustifiable. Répondant aux arguments selon lesquels la Cour devrait faire preuve de retenue face aux questions de politiques sociales, elle écrit que « [f]aire preuve de retenue simplement parce que la question est “sociale” reviendrait à permettre la discrimination en faveur du statu quo[17] ». Selon elle, la justice doit corriger le problème et donner effet aux droits garantis par la Charte canadienne.

On voit dans cette affaire des conceptions différentes du pouvoir judiciaire face aux changements sociaux. Certains font preuve d’une prudence, d’une déférence envers les choix du législateur, tout en plaçant les jalons d’une évolution future, alors que d’autres auraient agi immédiatement pour corriger une injustice.

Bien qu’il puisse être injuste d’évaluer ces questions en rétrospective, il appert que le temps a donné raison à la juge L’Heureux-Dubé. On n’a qu’à considérer l’arrêt M. c. H.[18], rendu en 1999, dans lequel la Cour suprême juge inconstitutionnelle et injustifiée une disposition de la Loi sur le droit de la famille[19] de l’Ontario, qui limitait la définition de conjoint de fait à « l’homme et la femme » qui ont cohabité de façon continue depuis au moins trois ans aux fins d’une demande alimentaire. Notons que la juge L’Heureux-Dubé était membre de la majorité dans cette affaire.

Notons aussi l’arrêt Vriend c. Alberta[20], dans lequel la Cour suprême, s’appuyant sur la garantie d’égalité de l’article 15 de la Charte canadienne, a lu dans l’Individual’s Rights Protection Act[21] de l’Alberta l’orientation sexuelle comme un motif de distinction illicite. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop[22], la Cour suprême déclare inconstitutionnelle une disposition du Régime de pensions du Canada[23] limitant la possibilité pour des conjoints de même sexe de réclamer une rente de conjoint survivant pour une période antérieure à la modification de la Loi.

La reconnaissance des droits des personnes de la communauté LGBTQ2S+ s’est donc faite de manière incrémentale, jugement après jugement, alors que les mentalités et la compréhension des enjeux évoluaient au sein de la société et des institutions publiques. Il s’agit d’une approche prudente et mesurée, typiquement canadienne.

La question de l’aide médicale à mourir peut également être citée comme exemple d’un changement social majeur provoqué par les tribunaux. Dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général)[24], la Cour suprême déclare inconstitutionnelles les dispositions empêchant les adultes capables, voués à d’intolérables souffrances causées par des problèmes de santé graves et irrémédiables, de demander qu’ils puissent être médicalement aidés à mourir. L’arrêt Carter reconsidère l’arrêt Rodriguez c.  Colombie-Britannique (Procureur général)[25], rendu 20 ans auparavant, dans lequel la Cour suprême, par une faible majorité, avait jugé constitutionnelle la disposition du Code criminel[26] criminalisant l’aide au suicide. Dans l’arrêt Carter, la Cour suprême juge que la règle du stare decisis ne fait pas obstacle à la reconsidération d’un précédent compte tenu de l’évolution « des faits législatifs et sociaux » au cours des deux dernières décennies[27].

On pourrait également mentionner la question de l’avortement, alors que la Cour suprême déclare sa criminalisation inconstitutionnelle dans l’arrêt R. c. Morgentaler[28], rendu en 1988. Puis en 1989, dans l’arrêt Tremblay c. Daigle[29], la Cour suprême rejette l’argument d’un homme cherchant à interdire l’avortement projeté de sa conjointe, selon lequel le foetus est un « être humain » dont les droits sont garantis par les dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne[30] du Québec.

Les avancées en matière d’avortement n’ont cependant pas été immédiates. En 1975, dans l’arrêt Morgentaler c. La Reine[31], la Cour suprême confirmait une déclaration de culpabilité pour un avortement illégal provoqué par un médecin. Les juges majoritaires ont alors refusé de trancher la question de la validité de la disposition du Code criminel au regard de la Déclaration canadienne des droits[32]. Le juge Dickson indiquait que la Cour n’était pas appelée à trancher, « ni même à aborder, le débat public animé et constant sur l’avortement qui oppose en ce pays, aux deux extrêmes[33] », ceux qui croient qu’il s’agit d’une question purement privée à ceux qui considèrent que la destruction d’un foetus est un meurtre. Il ajoutait que les « valeurs que nous devons accepter aux fins du pourvoi sont celles qu’a proclamées le Parlement[34] ».

Onze ans plus tard, la disposition interdisant les avortements était contestée en application des dispositions de la Charte canadienne. Le juge Dickson souligne cette fois dans le deuxième arrêt Morgentaler le « vigoureux et sain débat public[35] » suscité par cette question et l’existence de positions variées et contradictoires des législateurs et des tribunaux dans d’autres sociétés démocratiques. Rompant avec sa posture précédente de prudence, il remarque que, en raison de l’adoption de la Charte canadienne, les tribunaux ont été investis de la responsabilité « cruciale de veiller à ce que les initiatives législatives de notre Parlement et de nos législatures se conforment aux valeurs démocratiques » exprimées par la Charte, tout en étant conscient que les tribunaux « ne sont pas le lieu où doivent s’élaborer les politiques [gouvernementales] générales complexes et controversées[36] ».

Quelques caractéristiques communes unissent ces affaires dans lesquelles de très importantes questions sociales ont été judiciarisées. Il s’agissait d’enjeux clivants sur le plan social, moral ou politique. Les contestations de limitations imposées par des lois ont été prises en application de dispositions de la Charte canadienne. Les évolutions jurisprudentielles n’ont pas été linéaires et immédiates, une déférence envers les choix du législateur ayant initialement eu préséance. Les premiers jugements, plus prudents, ont provoqué d’importants débats dans la société canadienne. Une progression subséquente dans la compréhension des enjeux de société se trouvait inadéquatement prise en compte dans les politiques publiques et les lois. Les lois ont été contestées, souvent par vagues successives, en application des dispositions des chartes des droits. Dans plusieurs cas, des dissidences exprimées dans les premiers jugements et proposant des solutions plus audacieuses ont été subséquemment confirmées.

2 Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization

Traitons maintenant de l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization[37], récemment rendu par la Cour suprême des États-Unis. Cet arrêt percutant retire le droit constitutionnel à l’avortement qui avait été reconnu dans l’arrêt Roe v. Wade[38], rendu en 1973, puis réaffirmé avec certaines contraintes en 1992 dans l’arrêt Planned Parenthood c. Casey[39].

Les arrêts Roe et Casey avaient reconnu le droit constitutionnel des femmes à l’avortement jusqu’au stade de la viabilité du foetus sous le couvert de la « due process clause » du quatorzième amendement de la Constitution des États-Unis, qui prévoit que les États ne peuvent priver une personne du droit à la vie et à la liberté sans l’application régulière de la loi.

La Cour suprême américaine a reconnu que certaines valeurs étaient d’une telle importance sociale qu’elles justifiaient la reconnaissance de droits substantifs protégés sous l’égide du quatorzième amendement, malgré qu’ils ne soient pas spécifiquement énumérés. Les garanties reconnues au fil des années conformément au quatorzième amendement incluent une série de droits liés à la protection de l’intégrité corporelle, incluant le droit à la contraception, le droit à l’avortement, et les droits aux relations intimes et au mariage pour les personnes de même sexe.

Si les opinions quant à l’interprétation constitutionnelle sont historiquement tranchées entre les juges américains dits « conservateurs » et ceux qui sont qualifiés de « libéraux », jusqu’à l’arrêt Dobbs, la Cour suprême avait généralement privilégié une approche évolutive et souple des droits et libertés, qui n’était pas figée dans le temps au moment de l’adoption des textes constitutionnels[40]. Dans l’arrêt Dobbs, non seulement la Cour suprême annule un droit garanti de longue date, mais elle modifie de manière importante l’approche en matière d’interprétation constitutionnelle[41].

Les arrêts Roe et Casey ont été contestés, revus, analysés, revisités et précisés au fil du temps par les tribunaux. Mais, ultimement, la Cour suprême s’est déclarée liée par la règle du stare decisis.

Dans l’arrêt Dobbs, le juge en chef Roberts a joint la majorité quant au résultat sur la constitutionnalité des dispositions du Mississippi restreignant le droit à l’avortement, mais conclut qu’il n’était pas nécessaire d’invalider Roe et Casey pour ce faire, affirmant que « we should adhere closely to principles of judicial restraint here, where the broader path the Court chooses entails repudiating a constitutional right we have not only previously recognized, but also expressly reaffirmed applying the doctrine of stare decisis[42] ».

L’arrêt Dobbs effectue un renversement jurisprudentiel complet, un virage à 180 degrés.

Le juge Alito, écrivant pour une pluralité de juges majoritaires, adopte une approche dite « originaliste » de l’interprétation des droits constitutionnels. Il souligne que le droit à l’avortement n’est pas mentionné dans la Constitution américaine. Comme les autres droits non spécifiquement codifiés qui pourraient découler de la due process clause, il précise que le test applicable pour les identifier est de déterminer s’ils sont « deeply rooted in this Nation’s history and tradition » et « implicit in the concept of ordered liberty »[43]. En d’autres termes, il faut voir si, au moment de l’adoption de la disposition constitutionnelle, le droit revendiqué était généralement reconnu de quelque manière.

Le juge Alito souligne qu’au moment de l’adoption du quatorzième amendement en 1868, les terminaisons de grossesses étaient largement interdites par les lois étatiques, à tous les stades de gestation. Il justifie d’écarter la règle du stare decisis, étant donné que « Roe was egregiously wrong from the start », « Its reasoning was exceptionally weak » et que, « far from bringing about a national settlement of the abortion issue, Roe and Casey have enflamed debate and deepened division »[44]. Le droit n’existe donc plus sous une forme constitutionnelle aux États-Unis, et il reviendra aux États de légiférer sur la question.

Selon le juge Kavanaugh, qui rend des motifs distincts appuyant la majorité, la Constitution américaine n’est ni pro-vie ni pro-choix : elle est neutre et laisse simplement aux représentants élus le choix de résoudre l’épineuse question de l’avortement par le processus démocratique[45].

Si la majorité dans l’arrêt Dobbs ne va pas jusqu’à remettre en question les autres droits qui ont été reconnus en vertu de la due process clause du quatorzième amendement, le juge Thomas, quant à lui, affirme que tous ces droits devraient éventuellement être reconsidérés. En effet, il n’existe pas de droits substantifs protégés conformément au quatorzième amendement, disposition qui n’offre, selon lui, qu’une protection procédurale[46].

La dissidence des juges Breyer, Sotomayer et Kagan est tranchée, sinon brutale. Selon eux, la question du droit à l’avortement était réglée aux États-Unis depuis 50 ans. Il s’agit d’un recul historique des droits des femmes, alors qu’ils écrivent que « one result of today’s decision is certain : the curtailment of women’s rights and their status as free and equal citizens[47] ». En effet, “[a]fter today, young women will come of age with fewer rights than their mothers and grandmothers had[48] ».

Les juges dissidents affirment que les conséquences personnelles, familiales et économiques du jugement seront incalculables, alors que les États seront en mesure d’imposer des choix moraux aux femmes et de les forcer à donner naissance à un enfant, dans toutes circonstances, sous peine de coercition, de sanction, même d’application privée citoyenne, comme l’a fait le Texas pour l’interdiction de l’offre de services d’avortement.

Les juges dissidents soulignent l’approche cavalière de la majorité quant à l’application de la règle du stare decisis[49]. En effet :

Roe and Casey have been the law of the land for decades, shaping women’s expectations of their choices when an unplanned pregnancy occurs. Women have relied on the availability of abortion both in structuring their relationships and in planning their lives. The legal framework Roe and Casey developed to balance the competing interests in this sphere has proved workable in courts across the country. No recent developments, in either law or fact, have eroded or cast doubt on those precedents. Nothing, in short, has changed[50].

Rien n’a changé pour justifier un tel revirement, selon les juges dissidents, sauf la composition de la Cour qui partage une vision idéologique différente de ce qui avait été établi de longue date et appliqué partout au pays. Quant à l’interprétation « originaliste » des droits constitutionnels, l’histoire n’est pas aussi tranchée que l’affirment les juges majoritaires, alors que la common law ne traitait pas l’avortement comme un crime avant le moment du « quickening », c’est-à-dire le moment des premiers mouvements foetaux[51].

Soulignant l’ironie de la position majoritaire, les juges dissidents soulignent que les femmes n’avaient même pas de droit de vote et n’étaient pas membres des institutions législatives en 1868. Comment est-il alors possible d’importer l’intention soi-disant originelle du quatorzième amendement, alors que seuls des représentants masculins ont ratifié le texte[52] ? Les juges dissidents sont plutôt d’avis que les droits garantis par le quatorzième amendement peuvent évoluer et ont, de fait, évolué pour s’adapter aux changements sociaux[53]. Ce fut notamment le cas pour le droit à la contraception, la reconnaissance des mariages interraciaux et le droit au mariage pour les personnes de même sexe.

Selon des analystes, le résultat dans l’arrêt Dobbs n’est guère surprenant. Il a été préparé de très longue date par les républicains américains par une série d’actions législatives, judiciaires et politiques[54]. Le 45e président des États-Unis, qui a nommé trois membres de la Cour suprême au cours de son mandat, a ouvertement affirmé que ses nominations étaient conditionnées par le renversement de Roe[55] dont la concrétisation est identifiée comme son héritage durable[56].

L’arrêt Dobbs a été sévèrement critiqué par les uns comme étant un jugement politique, guidé par des considérations idéologiques et des dogmes religieux étrangers au droit[57]. D’autres segments de la société ont chaudement applaudi Dobbs, et certains ont exprimé que le combat devra se poursuivre sur le plan législatif et judiciaire pour l’interdiction complète de l’avortement à tous les niveaux[58].

Plusieurs analystes ont souligné la grande polarisation au sein de la Cour suprême des États-Unis, dont l’arrêt Dobbs est une manifestation spectaculaire. La Cour se fracture sur des enjeux moraux et sociaux, selon des lignes idéologiques. Certains analystes ont soulevé, particulièrement à la suite de l’arrêt Dobbs, que la politisation des décisions judiciaires et l’activisme idéologique[59] au sein de la Cour suprême ont pour effet d’éroder sa légitimité[60] et la légitimité des tribunaux en général[61].

Des sondages d’opinion ont d’ailleurs révélé une baisse importante de la confiance du public américain envers la Cour suprême. Un sondage publié en juin 2022, avant que Dobbs soit rendu, mais après une fuite d’un projet d’opinion majoritaire préconisant le renversement de Roe, dévoilait que seulement 25 % des Américains avaient confiance dans l’institution[62]. Un autre sondage rendu cette fois en juillet 2022 illustre une baisse de plus de 20 % de l’approbation des Américains envers la Cour suprême en une seule année[63].

Il ne me revient pas de critiquer le droit américain ou la Cour suprême de ce pays. Mais l’arrêt Dobbs et ses conséquences permettent de tirer certains constats et leçons quant au rôle des tribunaux et aux limites de l’action judiciaire en matière d’interprétation constitutionnelle, notamment sur la question du stare decisis, de la stabilité du droit et des tests constitutionnels, et sur le rôle des juges face à des questions sociales controversées. Un lien peut probablement être établi entre ces questions et le degré de confiance du public envers les institutions judiciaires.

3 L’interprétation constitutionnelle au Canada

L’acte de juger n’est pas un concours de popularité, et les tribunaux ne se gouvernent pas par sondages. Ils bénéficient d’une légitimité constitutionnelle pour se pencher sur la validité des lois adoptées[64]. Les juges ont la responsabilité d’assurer la primauté du droit et le respect de la Constitution, et ne devraient pas hésiter à le faire, avec courage et compétence, dans les dossiers qui leur sont présentés[65].

Toutefois, les juges ne sont pas des législateurs. Le développement des politiques publiques et l’adoption des lois appartiennent aux branches exécutive et législative de l’État. Le pouvoir exécutif bénéficie d’une expertise et d’une infrastructure sophistiquée dans le développement des politiques publiques. Le gouvernement dispose des services de milliers de fonctionnaires hautement spécialisés, dans tous les domaines de l’activité sociale, économique et juridique.

Le développement des politiques publiques est un processus qui s’étale souvent sur plusieurs années. L’appareil gouvernemental a des processus lui permettant de recueillir les perspectives des divers segments de la société et de tenir compte des impacts horizontaux des décisions gouvernementales. La branche législative de l’État, ce qui inclut la Chambre des communes et le Sénat au fédéral, contribue également de manière importante au développement des politiques publiques et législatives dans le cadre du processus parlementaire d’adoption des lois.

La magistrature ne dispose pas de ces instruments. Les dossiers judiciaires ne visent que des questions spécifiques, posées par les plaideurs ou les gouvernements dans le cadre de renvois. En matière constitutionnelle, les juges sont généralement appelés à se pencher sur la validité des dispositions législatives précises, non pas de lois ou de régimes législatifs dans leur ensemble. Les juges n’ont accès qu’à une fenêtre limitée sur les importantes questions touchant la politique publique qui se trouvent judiciarisées.

En somme, s’ils bénéficient d’une légitimité constitutionnelle, les juges n’ont pas de légitimité politique ou démocratique. Ainsi, certaines balises se doivent d’être respectées de manière à préserver la légitimité des processus judiciaires et, par le fait même, la confiance du public envers la magistrature, particulièrement lorsque sont tranchées des questions à large impact social[66].

Nous avons traité de certaines grandes avancées sociales dont les institutions judiciaires ont été les catalyseurs. Les débats du futur pourraient porter sur la possible reconnaissance d’un droit constitutionnalisé à un environnement sain ou à la protection contre les effets des changements climatiques[67]. On voit ces arguments être soulevés au Canada depuis quelques années[68].

De tels droits ont été constitutionnalisés dans certaines juridictions étrangères. Par exemple, en 2019, la Cour suprême des Pays-Bas jugeait que les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme imposaient à l’État une obligation positive de prévenir les dangers des changements climatiques[69]. La Cour européenne des droits de l’homme a également consacré dans sa jurisprudence le droit à un environnement sain, sujet cependant à des limites[70].

Dans les Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, le juge en chef Wagner écrit pour la majorité de la Cour suprême que « les changements climatiques sont une réalité [:] [ils] sont causés par les émissions de gaz à effet de serre résultant de l’activité humaine et ils représentent une grave menace pour l’avenir de l’humanité[71] ». L’avenir dira si les législateurs ou les tribunaux reconnaîtront éventuellement un droit de la personne à un environnement sain ou donneront de larges effets à un tel droit[72].

De tels débats sont extrêmement complexes, alors que s’entremêlent des questions de droits de la personne, réglementaires, financières, économiques et de droit international. Il n’y a pas nécessairement d’unanimité sur ces sujets au sein de la population.

Pour les questions à large impact sur la société qui se trouvent judiciarisées, touchant à la politique ou aux finances publiques, la confiance du public envers les institutions nécessite que chacune d’entre elles respecte les attributions des autres. Le pouvoir exécutif développe la politique publique et met en application les lois une fois adoptées par le législateur. Les juges sont chargés de trancher les affaires présentées devant eux, indépendamment, de manière impartiale et ordonnée, dans le respect de la primauté du droit, de la Constitution et dans un esprit empreint de dialogue avec les autres branches de l’État.

Sous divers angles, les théories d’interprétation constitutionnelle au Canada concrétisent à la fois le rôle fondamental des tribunaux dans l’évaluation de la validité des lois et les limites auxquelles ils sont astreints en vue de respecter les prérogatives des autres institutions[73].

4 La théorie de l’arbre vivant et ses limites

La théorie de l’arbre vivant a été élaborée en 1929 par le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres dans l’affaire Edwards c. A.G. of Canada[74], établissant que les femmes étaient des « personnes » au sens de la Constitution et étaient admissibles à siéger au Sénat canadien. Le Comité judiciaire énonce que la Constitution canadienne n’est pas un texte statique, immuable et ancré dans le passé : « The British North America Act planted in Canada a living tree capable of growth and expansion within its natural limits[75]. » Cette métaphore, fréquemment reprise depuis, a permis de favoriser une interprétation large et libérale des textes constitutionnels canadiens.

Dans le Renvoi relatif au mariage entre personnes de même sexe, la Cour suprême du Canada affirme que « [l]e raisonnement fondé sur l’existence de “concepts figés” va à l’encontre de l’un des principes les plus fondamentaux d’interprétation de la Constitution canadienne : notre Constitution est un arbre vivant qui, grâce à une interprétation progressiste, s’adapte et répond aux réalités de la vie moderne[76] ». La théorie de l’arbre vivant s’applique également à l’interprétation de la Charte canadienne[77].

L’apport de cette théorie de l’arbre vivant réside donc dans l’établissement d’un principe d’interprétation évolutif pour la Constitution canadienne. Elle s’inscrit dans une conception dynamique de l’ordre constitutionnel[78], selon une approche téléologique, qui tient donc compte de l’objet des dispositions, de leur finalité, tout en considérant le contexte et les avancées sociales[79].

Cela ne signifie pas que les règles d’interprétation constitutionnelle fassent fi du texte et de l’intention des fondateurs de la Confédération. Le Comité judiciaire du Conseil privé cherchait, en 1929, à trouver un équilibre entre l’intention originaire et l’évolution constitutionnelle[80]. Reprenant les mots du Comité judiciaire, l’arbre vivant a des « limites naturelles ».

Par exemple, en 2020, dans Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc.[81], la Cour suprême détermine que la protection contre les traitements cruels et inusités offerte par l’article 12 de la Charte canadienne ne protège pas les personnes morales. Les juges Brown et Rowe, pour une pluralité des juges majoritaires, écrivent que, bien que les droits constitutionnels soient susceptibles d’évoluer, « suivant une interprétation téléologique, l’analyse doit commencer par l’examen du texte de la disposition[82] ». Selon eux, l’interprétation constitutionnelle ne peut « aller au-delà (ni d’ailleurs, rester en deçà) de l’objet véritable du droit[83] ». L’interprétation constitutionnelle est en effet contrainte par l’objet du droit, qui doit être situé « dans ses contextes linguistiques, philosophiques et historiques[84] ».

Ces contraintes ne signifient pas une interprétation constitutionnelle « originaliste » à l’américaine, mais constituent cependant des ancrages permettant une évolution nécessaire, mais mesurée des droits constitutionnels[85].

La théorie d’interprétation large et libérale de la Constitution est également visée par d’autres limites. La Constitution comporte des normes écrites et non écrites, ces dernières incluant les principes de la démocratie, du fédéralisme, de la primauté du droit, du constitutionnalisme et du respect des minorités[86]. Ces principes non écrits font « partie de notre droit constitutionnel, en ce sens qu’ils font partie de la toile de fond sous‑jacente aux termes écrits de la Constitution[87] ».

La Cour suprême énonce dans l’arrêt Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général) que les principes non écrits de la Constitution n’ont cependant pas « une force telle qu’ils peuvent servir à invalider des mesures législatives[88] », ce qui empiéterait autrement sur le pouvoir législatif de modifier la Constitution[89]. L’effet des normes non écrites se limite à interpréter des dispositions constitutionnelles écrites[90]. Il est également possible d’y recourir « pour élaborer des doctrines structurelles non énoncées dans la Constitution écrite proprement dite, mais nécessaires pour sa cohérence, et qui découlent implicitement de son architecture[91] », ce qui inclut les réparations constitutionnelles[92].

Enfin, dans l’arrêt Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc., les juges Brown et Rowe se prononcent sur le rôle des sources internationales en droit canadien[93]. Ils recadrent le rôle des normes étrangères en concluant qu’elles peuvent permettre de confirmer ou d’appuyer « le résultat auquel arrive le tribunal au moyen d’une interprétation téléologique[94] ». Le poids et la valeur persuasive de ces normes dépendent de leur nature et de leur rapport avec la Constitution, étant entendu qu’il est nécessaire « de préserver l’intégrité de la structure constitutionnelle canadienne et la souveraineté du Canada[95] ». Essentiellement, il faut distinguer les sources contraignantes — celles découlant d’instruments internationaux ratifiés par le Canada — des autres sources non contraignantes, qui constituent des outils d’interprétation pertinents, mais non déterminants[96].

Ainsi, la théorie de l’arbre vivant n’est pas sans limites. Son application est circonscrite par un certain nombre de contraintes visant à ne pas dénaturer l’objet et le texte des dispositions constitutionnelles.

5 Le respect du précédent ou le stare decisis

Le respect du précédent est un principe essentiel et intimement lié à la primauté du droit. Les citoyens sont en droit de s’attendre à ce que les affaires soulevant des questions similaires ou identiques soient tranchées en fonction des mêmes principes que ceux qui ont été établis par les tribunaux supérieurs dans des affaires précédentes. La jurisprudence qui établit des principes juridiques fondamentaux ne peut varier au gré des nominations judiciaires ou des philosophies juridiques particulières des juges qui se succèdent.

La règle du stare decisis est bien établie et respectée au Canada. Comme le rappelle la Cour suprême dans l’arrêt Carter, elle « renforce les valeurs fondamentales de la primauté du droit comme la cohérence, la certitude, la justesse, la prévisibilité et une saine administration de la justice[97] ». En effet, « les juges tranchent les causes en fonction de normes communes et générales, plutôt qu’en fonction de leur préférence ou intuition[98] ».

La règle cherche cependant à établir un équilibre entre la prévisibilité du droit et la possibilité d’évolutions sociales[99]. En fin de compte, elle fait en sorte que la justice soit plus efficace et décourage une multiplication des procédures judiciaires[100], tout en permettant, selon des paramètres définis et dans des circonstances exceptionnelles, de soulever de nouveau certaines questions déjà tranchées[101].

Le respect du précédent ne signifie donc pas que le droit ne puisse évoluer. En effet, le droit n’est pas « une technique de compilation » ni un « jeu mécanique »[102]. Les précédents peuvent être distingués ou clarifiés selon les faits et le contexte particulier de chaque affaire. Par ailleurs, comme l’affirme la Cour suprême dans l’arrêt Carter, « le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie[103] ».

Des règles claires sont cependant établies pour qu’une cour de juridiction inférieure puisse écarter un précédent autrement liant en application du stare decisis vertical[104]. Par exemple, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford[105], la Cour suprême évalue la constitutionnalité des dispositions du Code criminel qui interdisaient diverses activités liées à la prostitution au regard de l’article 7 de la Charte canadienne. La Cour s’écarte des conclusions d’un renvoi précédent[106] qui avait confirmé la validité de dispositions interdisant ces mêmes activités[107]. La Cour affirme qu’une situation peut être « réexaminé[e] lorsque de nouvelles questions de droit sont soulevées par suite d’une évolution importante du droit ou [lors]qu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne[108] ». Notamment, en l’espèce, l’angle d’interprétation de l’article 7 de la Charte n’était pas le même que dans le Renvoi. La Cour précise toutefois que le seuil pour réexaminer un précédent est élevé[109].

À l’inverse, dans l’arrêt R. c. Comeau, la Cour suprême refuse de reconnaître une preuve historique afin de justifier un réexamen de la constitutionnalité de la disposition restreignant le commerce interprovincial de boissons alcooliques[110]. Réitérant le seuil élevé pour procéder à un réexamen d’un précédent[111], la Cour spécifie qu’il n’est pas possible de déroger au principe du stare decisis sur le fondement de nouveaux éléments de preuve qui n’illustrent qu’un désaccord ou d’une interprétation différente du précédent[112]. Pour écarter un précédent contraignant, les nouveaux éléments de preuve doivent changer radicalement la donne[113], le demandeur devant démontrer un « changement profond des circonstances sociales[114] » survenu depuis que le précédent a été rendu.

En plus du stare decisis vertical, en application du stare decisis horizontal, une cour d’appel est en principe liée par ses propres décisions, mais peut les écarter dans certaines circonstances précises et limitées. Par exemple, une cour d’appel peut écarter l’un de ses précédents si la Cour suprême a modifié le droit, s’il s’est avéré que le précédent était indûment complexe ou a soulevé d’importantes difficultés d’application. Il y a une question d’équilibre entre la stabilité du droit et l’idée de favoriser son évolution en vue d’éviter que la Cour ne soit, comme l’indique la Cour d’appel dans l’arrêt R. c. Lapointe, « liée par des décisions antérieures erronées ou qui ne répondent plus aux impératifs contemporains[115] ».

Comme discuté précédemment, dans l’arrêt Dobbs, les juges dissidents de la Cour suprême des États-Unis remettent en doute l’existence de changements sociaux suffisants pour renverser les arrêts Roe et Casey et affirment en substance que le changement résulte de considérations personnelles ou idéologiques.

6 La stabilité et la prévisibilité des tests constitutionnels

Cela nous amène maintenant à aborder la question de la stabilité et de la prévisibilité des tests constitutionnels. Puisque les dispositions constitutionnelles sont par nature générales, les tribunaux doivent les développer et les préciser à l’aide de tests ou de cadres d’analyse. Ces tests et cadres devraient être autant que possible clairs, prévisibles et permettre une application cohérente du droit.

Par exemple, l’article 7 de la Charte canadienne protège le droit à la vie, à la liberté et la sécurité, droits auxquels il ne peut être porté atteinte qu’en conformité avec les « principes de justice fondamentale[116] ». La notion de « principes de justice fondamentale » est un concept flou et les tribunaux ont tenté de « définir les exigences constitutionnelles minimales auxquelles doit satisfaire une loi qui empiète sur la vie, la liberté ou la sécurité de la personne[117] ».

Il est bien établi que, à titre de valeurs fondamentales qui sous-tendent notre ordre constitutionnel[118], « les lois qui portent atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne ne doivent pas être arbitraires, avoir une portée excessive ou entraîner des conséquences totalement disproportionnées à leur objet[119] ».

Cette liste de « principes de justice fondamentale » n’est cependant pas exhaustive. Dans l’arrêt R. c. J.J., le juge Rowe, dissident, critique d’un point de vue méthodologique le « manque de cohérence non seulement dans la définition des principes de justice fondamentale, mais aussi dans la méthodologie appliquée pour mettre en balance des principes de justice fondamentale et des considérations concurrentes afin de préciser la portée des droits garantis par [l’article 7], ou pour se prononcer sur l’opportunité de cette mise en balance[120] ».

Selon le juge Rowe, « [l]es ambiguïtés et l’absence de structure cohérente dans la jurisprudence de la Cour sur [l’article 7] en font un ramassis de “droits, valeurs et intérêts de la société” — des concepts flous et amorphes dont l’origine et la valeur juridiques sont incertaines, qu’un décideur peut choisir à la carte pour arriver à un résultat donné[121] ». Il affirme que « [l]es résultats offrent aux justiciables peu de certitude quant au droit et peu de prévisibilité aux plaideurs, ce qui ouvre grand la porte à la prise de décisions non étayées[122] ».

Ces propos illustrent le point selon lequel des tests constitutionnels définis et raisonnablement prévisibles sont requis non seulement pour permettre aux tribunaux de trancher les litiges de manière structurée et cohérente, mais aussi pour préserver la confiance du public envers la magistrature, en évitant de donner prise à des allégations selon lesquelles les décisions judiciaires sont rendues en fonction des préférences personnelles ou orientations idéologiques des juges.

Un autre exemple, cette fois en droit administratif, illustre cette idée. Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[123], une décision phare de la Cour suprême, la juge L’Heureux- Dubé, qui écrit pour la majorité, énonce avec grande clarté et simplicité l’état du droit pour identifier l’existence d’une obligation d’équité procédurale en droit public et un test en cinq volets pour déterminer l’intensité des droits de participation qui seront requis dans un cas donné. Ces principes, qui ont été énoncés il y a près de 25 ans, sont clairs, précis, raisonnablement prévisibles, et ont été très largement suivis depuis. On peut affirmer qu’il s’agit d’un test juridique qui a survécu à l’épreuve du temps.

Pour revenir à l’arrêt Dobbs de la Cour suprême des États-Unis, malgré l’apparente clarté de l’interprétation « originaliste » des droits constitutionnels préconisée par la majorité, les juges dissidents soulignent les ambiguïtés considérables et le caractère incohérent de cette analyse. La majorité s’appuie sur des précédents remontant au xiiie siècle. Où commence-t-on, où s’arrête-t-on ? Selon la perspective, on peut faire dire plusieurs choses au passé.

7 La nécessité d’un dialogue

Si les tribunaux peuvent se prononcer sur la constitutionnalité des lois, en contrepartie le pouvoir exécutif et le législateur doivent avoir la latitude nécessaire en vue de développer des alternatives et [de] légiférer pour réparer des lacunes constitutionnelles identifiées par les tribunaux. L’interprétation constitutionnelle n’est pas du seul ressort des tribunaux[124]. Un dialogue est donc nécessaire entre les branches judiciaire, exécutive et législative de l’État relativement à la constitutionnalité des lois[125]. Ce dialogue s’est évidemment accru depuis l’adoption de la Charte canadienne. Dans l’arrêt Vriend, le juge Iacobucci écrit en effet que la Charte a « suscité une interaction plus dynamique entre les organes du gouvernement », interaction qualifiée de « dialogue », qui enrichit substantiellement le système démocratique[126].

Plus largement, un dialogue entre les branches exécutive, législative et judiciaire de l’État en matière constitutionnelle est requis de manière à préserver l’État de droit et la confiance du public envers les institutions publiques. D’ailleurs, contrairement à certains autres États, le Canada a un contexte historique, politique et institutionnel qui favorise en bonne partie la discussion démocratique productive des enjeux de société entre les trois branches de l’État[127].

Concrètement, le dialogue s’opérationnalise en matière constitutionnelle de deux manières : premièrement, dans le cadre de la justification des mesures attentatoires aux droits garantis par la Charte canadienne en vertu de l’article premier, plus précisément au stade de l’analyse de l’atteinte minimale ; et, deuxièmement, au stade des réparations constitutionnelles.

Pour justifier une mesure portant atteinte à un droit garanti, en application de l’article premier de la Charte canadienne, l’État est tenu de prouver l’absence de moyens moins attentatoires pour atteindre l’objectif législatif reconnu. Dans un esprit dialogique, ces moyens moins attentatoires sont parfois identifiés par les tribunaux eux-mêmes, ce qui permet une correction « chirurgicale » par le législateur sans qu’il soit nécessaire de rayer la loi dans son entier.

Par exemple, dans l’arrêt récent R. c. Brown, la Cour suprême juge inconstitutionnel l’article 33.1 du Code criminel. Cette disposition empêchait un accusé d’invoquer une défense d’intoxication volontaire s’apparentant à l’automatisme pour nier l’intention générale de certains types de crimes commis avec violence, incluant les violences de nature sexuelle. Selon la Cour, cette disposition contrevient à l’article 7 de la Charte en permettant une déclaration de culpabilité sans preuve de mens rea ou de volonté de commettre le crime[128]. Dans son analyse de l’atteinte minimale, le juge Kasirer suggère des moyens moins attentatoires pour réaliser l’objectif législatif de protéger les victimes d’actes de violence, incluant une possible infraction autonome d’intoxication criminelle ou l’application d’une norme de négligence criminelle.

Le Parlement canadien a répondu à cet arrêt en adoptant un peu plus d’un mois plus tard le projet de loi C-28[129], qui inclut un nouvel article 33.1 traitant des infractions violentes commises par négligence. La disposition prévoit que la personne qui invoque l’intoxication volontaire extrême commet néanmoins l’infraction si elle s’est écartée de manière marquée de la norme de diligence attendue d’une personne raisonnable relativement à la consommation de substances intoxicantes. Il s’agit d’un bel exemple de dialogue entre les branches judiciaire, exécutive et législative de l’État.

Les réparations constitutionnelles permettent également d’opérationnaliser un dialogue entre le pouvoir judiciaire et les autres branches étatiques. Les réparations sont guidées par trois principes directeurs : le constitutionnalisme, la primauté du droit et la séparation des pouvoirs, ce qui inclut des considérations relatives « au droit du public au bénéfice de la loi, ainsi que les rôles institutionnels différents que les tribunaux et les législatures sont appelés à jouer[130] ».

Le droit du public au bénéfice de la loi peut devenir une considération prépondérante. En effet, dans certaines affaires, les tribunaux ont suspendu une déclaration d’inconstitutionnalité. C’est une réparation qui fait en sorte que la loi inconstitutionnelle reste en vigueur pendant un certain temps pour préserver son application au bénéfice du public, tout en imposant une contrainte temporelle au législateur pour corriger l’inconstitutionnalité.

Dans Schachter c. Canada, la Cour affirme que cette suspension peut être appropriée lorsque l’annulation d’une disposition (1) représente un danger pour le public, (2) porte atteinte à la primauté du droit ou (3) lorsque qu’elle priverait des personnes admissibles de bénéfices[131]. C’est d’ailleurs la solution qui a été retenue dans l’arrêt Carter, alors que la Cour reconnaissait que la suite des choses en matière d’aide médicale à mourir dépendait « des collèges des médecins, du Parlement et des législatures provinciales[132] ». La disposition déclarée inconstitutionnelle a donc été temporairement maintenue pour éviter un vide juridique et ne pas priver les personnes vulnérables du bénéfice de la loi, le temps que le Parlement adopte un régime législatif conforme à la Charte.

Il existe enfin des cas où l’exercice des différents pouvoirs de réparation permet de préserver la loi ou la disposition législative contestée, par exemple en utilisant des techniques telles que l’interprétation large (reading in), l’interprétation atténuée (reading down) ou la dissociation, qui consiste à élaguer la portion inconstitutionnelle clairement identifiable de la disposition[133]. Cette façon de faire peut contribuer au respect du principe de la séparation de pouvoirs en préservant en partie la disposition législative, tout en permettant au législateur de corriger le tir selon la nécessité ou non de revoir ou de préciser le droit.

Cependant, les tribunaux doivent être prudents, dans l’application des réparations constitutionnelles, de ne pas réécrire la loi de manière fondamentalement contraire à l’intention du législateur. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Bissonnette[134], la Cour suprême confirme la Cour d’appel du Québec[135], qui avait jugé inconstitutionnel l’article 745.51 du Code criminel permettant aux juges imposant la peine d’ajouter des périodes d’inadmissibilité à la libération conditionnelle par bonds de 25 ans dans le cas de meurtres multiples.

Le juge du procès avait eu recours à la technique de l’interprétation large, de manière à conférer au tribunal le pouvoir discrétionnaire de choisir la durée de la période d’inadmissibilité additionnelle à infliger au contrevenant condamné pour meurtres multiples. La Cour suprême rejette cette possibilité. En effet, « puisqu’il est impossible de conclure que le législateur aurait probablement adopté la disposition attaquée avec les modifications proposées par le premier juge, le recours à l’interprétation large était inapproprié[136] ».

La notion de dialogue en est donc une qui est bilatérale. Par leurs jugements en matière constitutionnelle, les tribunaux ne devraient pas faire en sorte de court-circuiter le processus démocratique. Une déclaration d’invalidité d’une loi pourra provoquer des débats de société importants, et il est possible que les instances législatives y réagissent d’une manière qui n’a pas été envisagée par les tribunaux.

Conclusion

En terminant, autant les tribunaux ont un rôle névralgique à jouer dans une démocratie par leur rôle de sanction de la constitutionnalité des lois, autant ils ont des limites naturelles à leur pouvoir d’intervention.

Le pouvoir judiciaire peut servir de catalyseur de changements de société importants. L’histoire le démontre éloquemment avec la reconnaissance des droits pour les personnes de la communauté LGBTQ2S+, l’avortement et l’aide médicale à mourir. Les actions des tribunaux ne peuvent cependant être désincarnées. Si les juges bénéficient d’une légitimité constitutionnelle indéniable pour se pencher sur la constitutionnalité des lois, ils n’ont pas de légitimité démocratique et ne sont pas des experts de politiques publiques, ni des législateurs.

Le principe de la séparation des pouvoirs signifie que les gouvernements et les législateurs doivent pouvoir exercer leurs fonctions « libres de toute ingérence de la part d’organismes ou d’institutions externes, y compris les tribunaux[137] ». Comme l’affirme la Cour suprême dans l’arrêt Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), la souveraineté parlementaire suppose que le législateur « peut adopter ou abroger une loi à son gré, dans les limites des pouvoirs que lui confère la Constitution[138] ».

Historiquement, les importants changements de société au Canada résultent d’un dialogue, qui s’étale parfois sur plusieurs années, entre les trois branches de l’État — le pouvoir judiciaire, exécutif et législatif. Cela se traduit par un rôle raisonnable des tribunaux dans les évolutions de société, voire prudent, incrémental et respectueux de la gouvernance démocratique.

Pour mener à bien leur mission, les tribunaux doivent jouir de solides garanties d’indépendance et d’impartialité leur permettant d’assurer la sanction de la Constitution. La légitimité des institutions judiciaires dépend également du respect qu’elles démontrent envers les autres branches de l’État, qui sont en meilleure synchronicité avec les citoyens et qui sont responsables de développer les politiques publiques et d’adopter les lois en conséquence.

Si l’interprétation constitutionnelle au Canada est souple et adaptative, permettant de reconnaître et de protéger des droits résultant d’évolutions de la société, elle n’est pas sans limites. L’interprétation constitutionnelle doit être fondée sur des principes clairs et favorisant la stabilité du droit. Ces principes incluent la règle du stare decisis, les limites intrinsèques à la théorie de l’arbre vivant, la prévisibilité des tests constitutionnels et le nécessaire dialogue entre les branches de l’État, qui permet au pouvoir judiciaire d’identifier les lacunes constitutionnelles des lois et aux législateurs d’y remédier.

Le public ne devrait pas avoir l’impression que les juges tranchent en fonction de préférences personnelles ou idéologiques. En somme, la confiance du public envers les institutions judiciaires dépend d’une forme de modestie dans l’action.