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Remplissant sa promesse électorale, le gouvernement libéral de Justin Trudeau a légalisé la consommation de cannabis à des fins récréatives à l’automne 2018, par l’adoption de la Loi sur le cannabis[1]. À l’époque, les employeurs réclamaient une intervention législative particulière leur octroyant des pouvoirs plus importants, craignant que la consommation de cette drogue devienne un fléau dans les entreprises. D’autres faisaient valoir que les règles développées essentiellement en droit du travail répondaient déjà aux défis posés par la consommation de drogue et d’alcool en emploi.
C’est surtout cette seconde thèse qui a été privilégiée par le législateur fédéral, car aucune modification relative au cannabis n’a été apportée au Code canadien du travail[2] (p. 50) et les lois du travail québécoises sont demeurées intactes, à l’exception d’une modification apportée à la Loi sur la santé et la sécurité du travail[3] qui sera discutée plus loin (p. 53). Il faut aussi dire que la doctrine compte beaucoup d’articles sur le thème de la consommation de drogue dans le cadre de la relation d’emploi. Cette littérature juridique demeure toutefois éparse et elle paraît désuète à certains égards puisqu’elle a été publiée, en grande partie, à une époque où la consommation du cannabis était encore prohibée par le droit criminel canadien.
C’est exactement à ces préoccupations que répond le dernier livre proposé par le professeur Finn Makela. D’une part, l’ensemble des aspects juridiques relatifs au cannabis en matière d’emploi est désormais présenté de façon claire et cohérente en un seul ouvrage. Cette étude a pour avantage, d’autre part, d’être à jour, en s’appuyant sur la nouvelle réglementation relative au cannabis et sur des illustrations jurisprudentielles postérieures à sa légalisation. Des solutions sont également proposées pour actualiser certaines normes et certains principes du droit du travail qui sont incompatibles avec les effets de la légalisation, en recherchant un équilibre entre les droits des salariés et les intérêts de l’employeur.
Le plan de l’ouvrage fait bien voir que le contrôle de l’usage du cannabis par l’employeur ne peut s’analyser uniquement à l’aune des règles traditionnelles du droit du travail, car cette question interpelle directement les droits et libertés fondamentaux de la personne salariée. L’angle adopté est soucieux du respect de la hiérarchie des sources en droit du travail, en ce qu’il présente d’abord les pouvoirs traditionnels de l’employeur pour ensuite les confronter au respect des garanties fondamentales accordées aux salariés par les lois sur les droits de la personne (p. 102).
Sans introduction ni conclusion, le livre débute par un premier chapitre, qui constitue en fait une introduction à la substance du cannabis. On en apprend sur les principaux ingrédients actifs de cette drogue, sur ses modes de consommation ainsi que sur ses propriétés, qui sont intoxicantes et hallucinogènes en ce qui a trait au tétrahydrocannabinol (THC) et davantage thérapeutiques pour le cannabidiol (CBD) (p. 4-24). Parmi les effets non désirés susceptibles de se répercuter sur le travail, les capacités peuvent être affaiblies dans l’exécution de certaines tâches, notamment celles nécessitant une attention particulière, un effort intellectuel soutenu ou une coordination rapide (p. 29). Contrairement à l’alcool, les effets résiduels de la marijuana peuvent se prolonger plusieurs heures après la fin de la phase d’intoxication (p. 30, 31 et 114). Ce sont justement ces conséquences que cherchera à appréhender l’employeur.
Le deuxième chapitre retrace l’évolution de l’encadrement du cannabis au pays, qui était jadis une drogue prohibée (p. 36-45). N’étant plus un stupéfiant réprimé par le droit criminel, qui relevait incontestablement de la compétence fédérale (p. 45-48), l’encadrement du cannabis donne lieu à une compétence législative partagée et fait appel à un fédéralisme coopératif (p. 49-55). De là découle l’adoption de la Loi encadrant le cannabis[4] par l’Assemblée nationale du Québec. Un survol de cette réglementation fédérale et québécoise relative au cannabis récréatif est effectué de façon claire et concise (p. 54-62). Le même exercice est réalisé au sujet du cannabis médical (p. 63-68). Même si ces lois connexes ne relèvent pas directement du droit du travail, l’employeur doit s’assurer que les interdictions qu’elles comportent sont respectées par ses employés dans le cadre de leurs fonctions (p. 55-70).
La partie de l’ouvrage portant sur le droit du travail s’ouvre par le chapitre 3, qui recherche les différentes assises du pouvoir patronal l’autorisant à contrôler l’usage du cannabis par ses employés. En raison du lien de subordination du salarié et des droits de direction reconnus à l’employeur, certaines conduites peuvent être interdites ou encadrées en milieu de travail, malgré le fait qu’elles soient tout à fait légales dans la vie citoyenne (p. 74 et 75). Là-dessus, l’article 21 de la Loi encadrant le cannabis[5] reconnaît explicitement que les droits de direction de l’employeur lui permettent d’encadrer, voire d’interdire, toute forme d’usage du cannabis sur les lieux du travail (p. 78). Les normes relatives au cannabis en milieu de travail pourront être négociées dans le contrat individuel de travail ou la convention collective (p. 94-96). Elles peuvent, en outre, être imposées unilatéralement par l’autorité patronale dans des politiques et des règlements d’entreprise (p. 96-98). Au sujet de cette dernière source, il est intéressant de constater les distinctions (p. 97 et 98) entre le test de la balance des intérêts développé dans les provinces de common law et celui de la justification d’une atteinte à un droit ou à une liberté fondamentale issu de la Charte des droits et libertés de la personne[6]. Cela dit, les employeurs sont invités à revoir la validité ou la pertinence de certaines règles en milieu de travail, considérant que la légalisation du cannabis récréatif ne permet plus de traiter sa possession et sa consommation comme s’il s’agissait d’un crime (p. 86-88). En effet, « l’usage du cannabis est plus comparable à l’usage de l’alcool qu’à l’usage d’autres drogues » (p. 88).
D’autres sources législatives peuvent également fonder l’imposition d’une mesure disciplinaire. À cet égard, une modification a été apportée à la Loi sur la santé et la sécurité du travail, où l’article 51.2 impose à l’employeur de veiller à ce qu’un travailleur n’exécute pas son travail avec les facultés affaiblies par le cannabis, mais seulement lorsque son état poserait un risque pour sa santé et sa sécurité ou pour celle de ses collègues (p. 81 et 82). Une exception est prévue pour les chantiers de construction, où la tolérance zéro est de mise (p. 82). Au demeurant, des mesures disciplinaires pourront être imposées si le comportement du salarié est susceptible d’entraîner une contravention aux obligations imposées à l’employeur par les lois et les règlements spécifiques au cannabis (p. 80 et 81). Sur ce thème, des illustrations plus explicites de manquements commis en lien avec le cannabis auraient permis d’apprécier l’étendue des mesures disciplinaires confirmées depuis sa légalisation et d’observer dans quelle mesure cette dernière est retenue à titre de facteur atténuant.
L’amplitude du pouvoir disciplinaire est moins certaine lorsque la conduite du travailleur est survenue dans le cadre de sa vie personnelle. De façon exceptionnelle, le contrôle de l’employeur pourra s’étendre aux périodes de consommation se déroulant à l’extérieur du temps et des lieux de travail, dans l’éventualité où elles entraînent des répercussions sur la capacité du salarié à offrir une prestation de travail normale (p. 75 et 89). Quant à la défense des intérêts légitimes de l’employeur, le simple fait pour un employé de fumer du « pot » dans sa vie personnelle ne saurait véritablement ternir la réputation et l’image de l’entreprise, car la consommation de cette substance n’est plus criminalisée (p. 93). L’auteur soutient qu’un employeur peut tout de même refuser que son image de marque soit associée au cannabis, ce qui serait le cas du salarié pris à consommer en portant son uniforme de travail (p. 93).
Les deux chapitres subséquents explorent les limites aux pouvoirs de l’employeur posées par les droits fondamentaux du salarié. Le chapitre 4 se consacre à la portée du droit à la vie privée, qui comporte diverses facettes. La sphère informationnelle peut être heurtée par la collecte de renseignements personnels sur les habitudes de consommation des employés ou par l’obtention de données médicales récoltées à l’occasion d’un test de dépistage ou d’une évaluation médicale (p. 103). En ce qui concerne la sphère d’autonomie décisionnelle, qui permet à l’individu de faire des choix essentiellement privés sans ingérence d’autrui (p. 103), elle ne va pas jusqu’à protéger le désir de consommer du cannabis sur les lieux du travail (p. 105). En ces lieux contrôlés par l’employeur, le salarié bénéficie d’ailleurs d’une expectative de vie privée nettement plus faible (p. 105). En raison de celle-ci, on reconnaît à l’employeur, sous certaines conditions, un droit de surveillance et de fouille pour s’assurer du respect de ses règlements (p. 105). La sphère d’activités personnelles, pour sa part, commande une séparation franche entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Néanmoins, l’employeur pourra intervenir lorsque l’usage de cannabis dans le cadre de la vie personnelle et ses effets résiduels entraînent une incidence notable sur sa prestation de travail (p. 113). Finn Makela explique, jurisprudence récente à l’appui, que la nature des tâches et les conséquences d’une performance sous-optimale devront être prises en considération pour déterminer la durée raisonnable d’une période d’abstinence précédant le début du quart de travail (p. 114 et 115). Les règles applicables sont nuancées, selon qu’il s’agit d’un poste normal ou à risque élevé, tout en tenant compte du cas particulier des salariés sur appel et de ceux oeuvrant dans le secteur du transport transfrontalier (p. 115-131).
Le chapitre 5 porte sur le droit à l’égalité et son corollaire, l’interdiction de discrimination en emploi. La présentation des principes applicables est divisée en fonction d’un problème de dépendance au cannabis récréatif et de l’utilisation de cette substance à des fins médicales. Dans le premier cas, il s’agit généralement d’un handicap (p. 146), tandis que dans le second il est question d’un moyen pour pallier un handicap, qui est distinct en soi d’un problème de dépendance (p. 181). Dans un cas comme dans l’autre, l’employeur devra suivre les différentes étapes de son obligation d’accommodement raisonnable, et ce, à tous les stades de la relation d’emploi (p. 148-175 et 179-181).
La dépendance au cannabis demeure cependant un handicap différent des autres, en ce sens qu’il découle d’une certaine volonté de l’individu qui en est victime (p. 146 et 157). Cette caractéristique singulière peut, tout d’abord, avoir une incidence sur le fardeau de la preuve requis du demandeur d’accommodement (p. 148). Ensuite, le choix de l’approche à retenir dans la gestion du dossier du salarié demeure une épineuse question. En effet, la dépendance peut constituer à la fois un handicap et être la cause de divers manquements au travail. L’exposé sur les approches administrative, disciplinaire et mixte est éclairant, et sa lecture paraît indispensable pour tout praticien qui aura à choisir la bonne approche dans la gestion d’un dossier de dépendance au cannabis (p. 154-163).
Bien qu’une politique en matière d’accommodement ou une entente de dernière chance puissent énoncer les modalités favorisant la réintégration du salarié aux prises avec une dépendance (p. 170-176), seule l’existence d’une contrainte excessive déchargera l’employeur de son obligation d’accommodement (p. 177-179). Lorsqu’il s’agit d’une dépendance au cannabis, permettre au salarié d’en consommer au travail constitue une contrainte excessive (p. 178). La mesure d’accommodement usuelle consiste plutôt à autoriser une période d’absence afin que le salarié puisse suivre une cure de désintoxication (p. 155, 168 et 178). La réponse pourrait être différente en ce qui a trait à l’usage de cannabis à des fins médicales. L’auteur fait une analogie entre le cannabis médical et la consommation d’autres médicaments d’ordonnance ou en vente libre (p. 186 et 187). Dans l’optique où l’utilisation de cannabis médical affecterait les capacités du salarié, une telle limitation fonctionnelle supposerait que l’employeur doive rechercher des mesures d’accommodement, telles que la modification des tâches ou la réaffectation à un autre poste, si cela ne lui cause pas de contrainte excessive (p. 188 et 189). Enfin, des développements sont consacrés à la protection contre la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires, surtout que le pardon peut désormais être obtenu plus facilement pour une personne ayant été déclarée coupable de possession simple de cannabis (p. 191).
Le sixième et dernier chapitre s’intéresse à la validité des tests de dépistage, outil souvent utilisé par les employeurs. Une conclusion s’impose au terme de l’analyse des divers tests disponibles (p. 200-203) : le prélèvement salivaire semble le moins intrusif et permet de détecter, de façon fiable, une consommation au cannabis survenue dans les quatre à huit heures précédant son administration chez le consommateur occasionnel (p. 202). Cependant, aucun des tests de dépistage du THC ne permet de « déterminer avec exactitude le moment de la consommation de cannabis ni d’établir que la personne avait les capacités affaiblies au moment du prélèvement » (p. 203), ce qui n’est pas sans poser différents problèmes au niveau de la fiabilité de ce genre de preuve (p. 207-211). Même si un test s’avérait positif, l’auteur soutient avec à-propos que « c’est le fait de travailler avec les capacités affaiblies, et non le fait d’“échouer” un test de dépistage, qui constitue l’infraction justifiant l’imposition d’une mesure disciplinaire » (p. 223). Il importe alors que le résultat d’un test de dépistage s’accompagne d’autres éléments de preuve probants, tels que l’observation de certains signes d’intoxication (p. 113). Quoi qu’il en soit, ces tests utilisés par l’autorité patronale mettent à nouveau en cause les droits fondamentaux du salarié. Voilà pourquoi la jurisprudence identifie des circonstances particulières et limitatives dans lesquelles un employeur sera justifié d’imposer un test de dépistage (p. 211-215). Les tests aléatoires, pour leur part, demeurent une mesure encore plus exceptionnelle (p. 216-220).
En voyant à quel point les normes spécifiques au droit du travail, telles que les protections en matière de santé et de sécurité, l’obligation du salarié d’exécuter sa prestation de travail et de se soumettre aux règlements d’entreprise de même que l’exercice des droits de direction et du pouvoir disciplinaire de l’employeur, sont mobilisées pour restreindre et encadrer les droits et libertés de la personne salariée faisant usage du cannabis, il est permis de se demander si ce sont réellement ces garanties fondamentales qui restreignent les prérogatives patronales, ou si ce ne sont pas plutôt ces dernières qui s’érigent en limites naturelles à leur exercice dans la relation de travail. Toujours est-il que les principes et les règles exposés dans cet ouvrage sont bien ancrés dans la jurisprudence des instances spécialisées en droit du travail et plusieurs d’entre eux ont été avalisés, de surcroît, par des arrêts de principe. Il semble que cette jurisprudence s’efforce de maintenir un délicat équilibre entre, d’un côté, les droits fondamentaux du salarié qui consomme du cannabis et, de l’autre, les droits de direction de l’employeur et les impératifs de bon fonctionnement de l’entreprise. Si plusieurs règles ou tests développés antérieurement à la légalisation répondaient adéquatement aux défis posés par le cannabis récréatif et continuent donc de s’appliquer, certaines pratiques et politiques de l’employeur doivent être revues. Comme l’indique l’auteur, les normes d’emploi qui dissimulent une réprobation sociale à l’égard de la consommation du cannabis ou qui prenaient acte du caractère criminel de cette conduite apparaissent dépassées.
L’état du droit sur cette question continuera sans doute de se peaufiner. Le cadre d’analyse sur le partage constitutionnel des compétences législatives est, à l’heure actuelle, sous examen par la Cour suprême du Canada[7]. La jurisprudence ne semble pas non plus fixée en ce qui a trait aux distinctions observées dans l’éventail des mesures d’accommodement envisageables face à l’usage de cannabis à des fins médicales. Le fait de permettre à un utilisateur de cannabis médical de se présenter au travail sous l’effet de cette substance ne semble pas plus acceptable que si sa consommation découlait d’une dépendance[8], d’autant que les critères jurisprudentiels évaluant la présence d’une contrainte excessive demeurent les mêmes dans les deux cas. La science sera, sans doute, elle aussi appelée à évoluer, particulièrement sur la compréhension des effets résiduels du cannabis (p. 31) et sur la conception de tests permettant une détection plus précise du degré d’intoxication et du moment de la consommation (p. 199 et 203).
En somme, cet ouvrage englobe tous les aspects juridiques reliés au cannabis au travail en droit québécois, en distinguant également les particularités du secteur fédéral et en apportant des précisions sur les principes développés dans les provinces de common law. La lecture est facilitée par la mise en contexte des règles propres au droit du travail et des tests développés dans la jurisprudence, avant que ceux-ci soient appliqués concrètement aux enjeux soulevés par la légalisation du cannabis. L’expertise du professeur Makela est également mise à contribution pour suggérer des pistes de solution intéressantes, lorsque nécessaire, pour adapter les règles propres au droit du travail et les normes du milieu de travail à cette nouvelle réalité. De plus, une synthèse des points saillants est proposée pour les notions juridiques plus ardues ou lorsque les conditions à respecter et les exceptions applicables sont nombreuses.
Nul doute que ce livre rédigé par Finn Makela constitue une référence incontournable pour les employeurs, les représentants syndicaux et les avocats devant affronter une problématique reliée au cannabis dans le cadre de l’emploi ainsi que pour les décideurs spécialisés qui seront saisis de ces questions. Les praticiens en ressources humaines, qui sont appelés à élaborer des politiques sur cette question, à imposer des mesures disciplinaires ou à mettre en oeuvre une démarche d’accommodement, trouveront pareillement des réponses à leurs questions et de précieux conseils.
Parties annexes
Notes
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[1]
Loi sur le cannabis, L.C. 2018, c. 16.
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[2]
Code canadien du travail, L.R.C. 1985, c. L-2.
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[3]
Loi sur la santé et la sécurité du travail, RLRQ, c. S-2.1.
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[4]
Loi encadrant le cannabis, RLRQ, c. C-5.3.
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[5]
Id.
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[6]
RLRQ, c. C-12.
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[7]
Une demande d’autorisation d’appeler de la décision prononcée par la Cour d’appel du Québec a été accordée le 10 mars 2022 : Janick Murray-Hall c. Procureur général du Québec, 2022 CanLII 16724 (CSC).
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[8]
Une sentence arbitrale récente abonde dans le même sens : Syndicat des métallos, section locale 6131 et Glencore Canada Corporation Mine Matagami (Julien Arcand), 2021 QCTA 568.