Corps de l’article

Le processus stratégique du programme néolibéral en ce qui concerne l’État-providence consiste en une progressive transformation de « droits sociaux » en « dettes sociales » que les politiques néolibérales tendent à leur tour à transformer en dettes privées.

Maurizio Lazzarato[1]

L’avènement des politiques néolibérales[2] se traduit par un phénomène de judiciarisation de la pauvreté par les droits pénal et social documenté par la recherche de terrain, notamment au Québec[3]. Cependant, alors que les études démontrent que la « néolibéralisation du droit[4] » est une dimension incontournable de la gestion de la pauvreté par les institutions de justice, comment le droit qui régule les rapports économiques privés appréhende-t-il cette pauvreté ? C’est là une dimension que la recherche sur le droit et la pauvreté n’aborde que de manière marginale[5], au même titre que la recherche sur le droit privé traite généralement peu spécifiquement du statut socioéconomique[6], si ce n’est qu’à travers le prisme du concept plutôt polysémique de « vulnérabilité[7] ». Or, selon l’historienne du droit Anne Fleming, si le champ du « droit de la pauvreté » (poverty law) se consacre, en règle générale, à l’analyse des normes de droit public qui encadrent l’assistance sociale aux personnes pauvres, une telle recherche laisse dans l’ombre le droit privé des pauvres (private law of the poor), c’est-à-dire « laws that govern the private economic relationships of those living in poverty or in danger of falling into destitution[8] ». Ses travaux démontrent pourtant que des stratégies diverses de gestion publique de la pauvreté ont contribué à infléchir l’évolution du droit privé depuis plus d’un siècle[9], et que la recherche doit alors rompre avec une analyse en silo du droit public et du droit privé afin de cartographier correctement les rapports entre droit et pauvreté.

Le rôle de l’État en matière de pauvreté subit lui-même l’influence de l’un des processus structurant du néolibéralisme, soit la financiarisation de l’économie[10]. Les sociologues qui s’y intéressent soutiennent que la démocratisation de l’accès au crédit est une contrepartie aux ressources qui étaient autrefois allouées par l’État à travers un mécanisme de substitution des prestations sociales par l’offre de crédit (credit–welfare trade-off[11]). Le tournant néolibéral des années 70 coïncide effectivement avec une généralisation croissante du recours au crédit à la consommation, y compris au Québec[12]. Tantôt outil essentiel pour permettre aux groupes marginalisés d’améliorer leur situation économique[13], tantôt « processus disciplinaire d’extorsion de l’épargne[14] » par le marché, le crédit se trouve au coeur de tensions multiples structurantes de l’idée de justice sociale qui suscite tout particulièrement l’intérêt de la recherche sur les inégalités sociales depuis le début du siècle[15]. Or, l’évolution du droit de la consommation en particulier reflète et nourrit cette tension. Anne Fleming le résume ainsi :

[O]ne might argue in favor of price controls for credit as a means to protect vulnerable borrowers from overreaching by lenders. On the other hand, one might argue against price controls on the grounds that they limit access to credit for those who pose the greatest risk of non-payment, ultimately harming consumers to whom lenders will not extend credit at the low legal rate of charge. Choosing whether to enact price controls entails a value judgment : should we reduce access to credit for some consumers in order to protect others from higher prices ? What is the right balance between security and liberty, between protection and autonomy[16] ?

C’est à la lumière de ces préoccupations qu’une étude sur l’accès au crédit et l’endettement des particuliers nous est apparue particulièrement propice à l’impulsion d’une réflexion sur le rôle que joue — et que pourrait jouer — le droit privé québécois en matière de pauvreté[17]. Notre article visera plus particulièrement à cartographier cette tension entre l’exclusion et ce que nous appelons la « surinclusion » en matière d’accès au crédit à l’aide de l’analyse inductive de la documentation étatique et associative sur le sujet. Au Canada, on évalue à 177 % le taux d’endettement en proportion du revenu en 2019[18]. Au Québec, 54 % des personnes qui détiennent du crédit n’en paient pas le solde avant l’échéance[19] et 28 % des particuliers sont techniquement insolvables[20]. Selon la Banque du Canada, après une tendance relativement stable, c’est à partir de la moitié des années 90 qu’a augmenté le ratio de l’endettement par rapport au revenu disponible[21].

Notre article a donc pour ambition d’ouvrir un dialogue entre la recherche sur le droit de la consommation et celle sur la pauvreté en montrant d’abord que cette dernière est un enjeu qui devrait figurer au coeur des préoccupations du droit de la consommation. Il paraît effectivement plus que jamais nécessaire de mener cette réflexion dans ce champ au moment où la déréglementation croissante du marché, doublée de la diminution du financement public, suppose que les institutions privées, en particulier celles qui accordent du crédit, jouent un rôle sans cesse grandissant dans la régulation de l’inclusion et de l’exclusion sociale[22]. En corollaire, ces préoccupations devraient ensuite conduire les juristes privatistes à réfléchir de manière plus holistique à l’endettement et aux relations de crédit. Autrement dit, le droit de la consommation a besoin de cartographier les dynamiques d’exclusion et d’inclusion à l’oeuvre pour aspirer à encadrer les relations de crédit avec effectivité.

En l’occurrence, c’est le concept sociopolitique de la visibilité d’Andrea Mubi Brighenti[23] qui nous permettra d’analyser la tension entre exclusion et inclusion. À la lecture des écrits scientifiques, institutionnels et associatifs sur le crédit, nous avons constaté que des dynamiques de visibilité et d’invisibilité des acteurs et des processus visés contribuaient conjointement à produire les phénomènes d’exclusion et de surinclusion au centre des tensions à l’oeuvre. Selon le sociologue, l’encapacitation des personnes et des groupes sociaux ne réside pas univoquement dans leur visibilité, comme le soutient la tradition de la reconnaissance[24], ni dans leur invisibilité, ainsi que le prétend la tradition de l’arcana imperii ; la visibilité étant plutôt « une épée à double tranchant » qui peut se révéler source à la fois d’encapacitation et d’incapacitation selon les formes que revêt cette visibilité[25]. Marie-Ève Sylvestre, Céline Bellot, Philippe Antoine Couture-Ménard et Alexandra Caroline Tremblay opérationnalisent ce concept aux fins de la recherche en droit en soulignant ce qui suit : si la visibilité peut être porteuse de droit et, par conséquent, l’invisibilité peut porter atteinte aux droits, les droits des personnes peuvent être directement atteints en raison d’un excès de visibilité dans d’autres contextes[26].

Pour le démontrer, nous proposons d’abord d’exposer brièvement la méthodologie employée pour mener à bien notre analyse (partie 1) avant de présenter trois processus distincts dans l’accès au crédit des personnes pauvres : la surinclusion pratiquée par le marché du crédit, se traduisant par une injonction au surendettement, nourrie par une certaine invisibilité de la question de la pauvreté au sein des discours sociaux sur l’endettement (partie 2) ; l’exclusion de certaines catégories de populations par le même marché, cette fois alimentée par une survisibilité des personnes pauvres par l’entremise du dossier de crédit (partie 3) ; et la surexposition des populations ainsi exclues du marché du crédit parallèle[27], où le degré de visibilité du droit encadrant les relations de crédit joue cette fois-ci un rôle prépondérant (partie 4). L’analyse de ces dynamiques de visibilité et d’invisibilité plaide ultimement pour une appréhension plus holistique de l’endettement et des relations de crédit dans le domaine de la recherche juridique en vue d’imaginer un droit capable d’encadrer l’endettement dans toutes ses complexités (partie 5).

1 La méthodologie

Notre analyse s’appuie sur une lecture croisée des débats dans la littérature scientifique et doctrinale portant sur le crédit[28] avec la documentation produite par les organismes publics et communautaires qui se consacrent aux problématiques relatives à la consommation des produits de crédit au Québec[29]. Notre objectif était de valider certaines pistes de recherche et débats dans le contexte québécois, alors que la littérature scientifique sur le crédit porte généralement sur le contexte américain ou français.

Les juridictions fédérale et provinciale se partagent la réglementation de l’offre de crédit en vertu de la compétence fédérale sur les banques et sur l’intérêt[30] et de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils[31]. Nous avons donc analysé tant la documentation de l’organisme réglementaire fédéral visé, c’est-à-dire l’Agence de la consommation en matière financière du Canada (ACFC), que celle de l’Office de la protection du consommateur (OPC), chargé au Québec de surveiller l’application de la Loi sur la protection du consommateur (LPC) et de son règlement[32].

En ce qui concerne la documentation des organismes communautaires, nous avons consulté celle des associations coopératives d’économie familiale (ACEF), qui travaillent auprès de personnes endettées[33]. Nous voulions ainsi puiser dans l’expérience terrain de ces organismes et la mettre en perspective avec les points de vue scientifiques et institutionnels, ce qui nous amènerait à mettre en dialogue savoirs scientifiques et savoirs d’intervention auprès des personnes endettées. Alors que nous avons recensé la présence de 39 ACEF au Québec, seules 2 d’entre elles publiaient de la documentation telle que des rapports, des notes de recherche et des mémoires, soit Option consommateurs et le Centre d’intervention budgétaire et sociale de la Mauricie (CIBES)[34]. C’est pourquoi nous avons également pris connaissance de l’information accessible sur les sites Web de l’ensemble des organismes. Nous avons aussi inclus la documentation de l’Union des consommateurs, qui représente 14 ACEF : sa mission « est de promouvoir et de défendre les droits des consommateurs, en prenant en compte de façon particulière les intérêts des ménages à revenu modeste[35] ». Enfin, nous avons mené des entretiens exploratoires avec des personnes-ressources qui travaillent dans des ACEF, que ce soit en matière de conseil budgétaire ou d’information juridique relative aux contrats et aux dossiers de crédit[36].

2 La surinclusion du marché du crédit : une pauvreté invisible

À compter des années 70, le « stigmate négatif[37] » historiquement associé au crédit cède la place à une forme de « banalisation[38] » impulsée par l’accès généralisé aux cartes et aux marges de crédit qui débouche sur un phénomène de surendettement croissant. Par « surendettement », nous entendons, selon la définition proposée par Gérard Duhaime, « une situation d’endettement […] telle que le sujet éprouve des difficultés à rencontrer ses obligations financières et, à un moment ou à un autre, fait défaut de les remplir. Typiquement, le surendetté est donc celui qui se voit obligé de ne payer que des portions de ses charges ou de ses dettes parce qu’il ne peut les payer entièrement[39] ».

Au Québec, la LPC a pour objet de protéger contre l’endettement excessif par deux attitudes principales : le contrôle « à la base », soit celui de l’usage abusif ou inconsidéré du crédit par les personnes consommatrices, et le contrôle « vers le haut », soit celui des fournisseurs de crédit[40]. Le contrôle à la base s’illustre notamment par la reconnaissance de la lésion entre personnes majeures[41], la possibilité d’annulation de contrats de crédit dans certains cas[42] et la mise en place de diverses mesures pour limiter l’endettement[43]. Le contrôle vers le haut englobe l’interdiction de certaines pratiques[44], l’obligation pour les fournisseurs de divulguer des informations en particulier[45] et d’être titulaires d’un permis pour quelques-uns d’entre eux[46] ainsi que la réglementation de la publicité sur le crédit[47]. Or, malgré ces dispositions, la LPC ne parvient pas à endiguer le phénomène du surendettement[48]. Les ACEF sont aux premières loges à cet égard : elles constatent facilement une pression croissante et omniprésente de la part des institutions financières à recourir au crédit, souvent sans tenir compte de la capacité financière des personnes visées[49].

Effectivement, la financiarisation de l’économie, également foisonnante depuis les années 70, favorise la participation du plus grand nombre aux marchés financiers, et ainsi une tendance à la prise de risque pour les institutions financières, y compris l’offre de crédit à des groupes sociaux jugés plus « à risque » comme ceux qui sont à faible revenu[50]. Malgré cette diversification de l’offre, les inégalités sociales demeurent invisibles dans les discours sociétaux dominants qui appréhendent le surendettement et l’attribuent à l’impulsivité des consommateurs[51] ou supposent que l’endettement requiert une certaine capacité financière en amont, ce qui toucherait alors moins les ménages pauvres. Selon Stephanie Ben-Ishai et Saul Schwartz, la majorité de la littérature juridique qui traite du surendettement s’inscrit dans un tel trope selon lequel les personnes pauvres n’ont pas tendance à accumuler beaucoup de dettes[52]. Elles sont, en quelque sorte, ignorées et donc invisibilisées par cette littérature, ce qui a pour conséquence que les solutions proposées, par exemple la faillite, ne sont pas adaptées à leurs réalités[53]. En l’occurrence, même si la faillite peut être la réponse privilégiée dans le cas de certaines personnes, celles-ci n’ont pas les moyens de débourser pour ladite solution[54].

La documentation, publique comme communautaire, fait pourtant état de situations d’endettement préoccupantes fréquemment vécues par les gens à faible revenu[55]. Nous avons dégagé plus précisément trois profils de personnes endettées qui fréquentent les services des ACEF :

  • Premièrement, il est question de personnes avec un emploi et un revenu stable, mais qui vivent des problèmes de surendettement effectivement liés à une forme de surconsommation ;

  • Deuxièmement, cela peut être des personnes qu’un évènement précis a menées au surendettement : séparation (en particulier, du côté des femmes[56]), maladie[57], perte d’emploi et, parfois, effet d’enchaînement de ces évènements[58] ;

  • Troisièmement, ce sont souvent des personnes à très faible revenu qui sollicitent ces organismes au motif qu’elles n’arriveraient pas à faire un budget par elles-mêmes, alors que le problème résiderait davantage dans l’insuffisance de revenus en amont[59]. À noter que les ACEF sont ponctuellement sollicitées par des prestataires d’aide sociale[60].

Trois phénomènes ont contribué à diversifier le visage du surendettement au cours des dernières années : le vieillissement de la population, qui se caractérise par un nombre croissant de demandes émanant de personnes âgées, dont certaines en perte d’autonomie[61], l’offre accrue de crédit aux jeunes[62] et l’immigration[63]. Le personnel d’organismes ayant pignon sur rue dans des quartiers avec une large population immigrante fait d’ailleurs part d’une forte sollicitation ciblée pour offrir du crédit dans les grands magasins de ces quartiers, en certains cas de manière persistante, voire agressante[64]. Ces différents profils font écho aux travaux qui, à rebours du trope mentionné plus haut, démontrent la présence d’un endettement parfois important chez les ménages à faible revenu dans le contexte où le crédit a lui-même tendance à se diversifier au profit de toutes les couches de la population[65].

Cependant, cette thèse dominante axée sur la responsabilité individuelle invisibilise le rôle que jouent les institutions financières dans le phénomène du surendettement[66]. Pour leur part, les organismes évoquent l’essor d’une pléthore de nouveaux instruments de crédit destinés précisément aux personnes à faible revenu[67]. Dans ce contexte, celles qui sollicitent les services des ACEF ou qui participent à leurs enquêtes reçoivent souvent des offres qu’elles n’ont jamais demandées, et doivent même lutter pour éviter que l’on augmente leur limite de crédit[68]. À l’occasion, lesdites offres s’adressent même aux prestataires d’aide sociale[69]. D’ailleurs, la diversification des sources d’endettement concerne également les dettes publiques, notamment à l’aide sociale dans le cas des personnes très pauvres, dettes auxquelles s’ajoutent des intérêts et des pénalités. Ayant analysé les dossiers où de telles dettes sont en jeu, le CIBES indique des montants qui s’échelonnent de 374 $ à 8 000 $[70]. Soulignons que, en matière de prestations sociales, les déclarations erronées, même de bonne foi, sont assorties de pénalités et de sanctions[71]. Pour certains prestataires d’aide sociale, ces erreurs sont à l’origine de leur endettement[72].

Surtout, à travers un discours généralisé sur les dérives de la société de consommation, c’est la pauvreté, en tant que cause, qui s’en trouve invisibilisée. L’Union des consommateurs met en lumière un « endettement de subsistance », où le crédit vient combler l’insuffisance de revenus : l’Union s’appuie sur une étude du Centre canadien de politiques alternatives qui démontre que ce sont les pauvres qui peinent le plus à garder le contrôle de leur endettement[73]. Les organismes pointent alors, parmi les facteurs structurels, la stagnation des revenus (salaires ou pensions de retraite) par rapport à l’augmentation du coût de la vie[74], les disparités croissantes dans le partage de la richesse au bénéfice des plus fortunés[75], la hausse du coût des médicaments, des soins de santé non couverts et des logements ainsi que le manque de logements sociaux[76]. Le personnel des ACEF constate d’ailleurs que le crédit est parfois utilisé pour combler des besoins essentiels comme des aliments, des médicaments, des soins de santé non couverts par le régime public, l’électricité, le transport en commun, les frais de scolarité et, à l’occasion, le loyer[77]. Il n’est pas rare de rencontrer en consultation des personnes âgées qui doivent débourser des centaines de dollars par mois pour des médicaments, des soins ou du transport adapté[78]. En somme, que ce soit en raison d’un problème de budget, d’un évènement imprévu ou d’un état de pauvreté chronique, le crédit est souvent utilisé « comme une forme de protection sociale[79] ». Puis, à rebours d’une conception selon laquelle ces individus sont peu fiables quant à l’acquittement de leur dette, les ACEF font état de personnes, notamment aînées, qui se privent d’une alimentation saine, de médicaments et de certains soins (lunettes, appareil auditif, etc.) parce qu’elles tiennent à tout prix à rembourser leur dette au péril de leur santé[80]. Dans certains cas, le discours axé sur la responsabilisation individuelle est tout à fait intériorisé par ces dernières, qui se sentent fortement responsables de leurs dettes et éprouvent de la honte et de la culpabilité[81].

Au demeurant, il existe un ensemble de situations omniprésentes dans les consultations des ACEF que l’élaboration d’un budget ou l’acquisition des bases d’éducation financière ne peuvent endiguer : les revenus ne sont tout simplement pas suffisants[82]. C’est pourquoi les interventions publiques des ACEF concernent non seulement les démarches à entreprendre pour se sortir du surendettement, mais aussi une transformation des règles d’accès au crédit ainsi que des lois plus robustes en matière de politiques fiscales et sociales[83]. On relève notamment la lutte pour le logement et le transport abordables, la mise en place d’un revenu minimum garanti, l’adoption d’un régime universel d’assurance médicaments, la hausse du salaire minimum à 15 $ l’heure, la lutte contre l’évasion fiscale et l’implantation d’un impôt plus progressif[84].

Or, la lecture croisée de la documentation publique et associative permet de constater que la question des revenus en amont de l’endettement est pourtant à l’ombre du discours non seulement social, mais public sur le phénomène qui l’aborde souvent à travers l’unique prisme de l’importance de l’épargne et de la littératie financière. Par exemple, dans un rapport consacré aux risques que posent les prêts sur salaire, qui ciblent précisément les personnes à faible revenu[85], l’ACFC suggère ceci :

Même si l’on reconnaît que pour certains Canadiens, il peut être difficile d’épargner ne serait-ce qu’un petit montant, bon nombre d’entre eux pourraient commencer par mettre de côté aussi peu de 10 $ par semaine. Au bout d’un an, ils auraient ainsi épargné jusqu’à 520 $ ce qui est égal ou supérieur aux prêts sur salaire contractés par la plupart des personnes sondées dans le cadre de l’enquête[86].

En guise de piste d’action, l’ACFC suggère qu’elle « adaptera son matériel éducatif existant à l’intention des consommateurs et mettra au point de nouveaux outils [afin] d’aider les Canadiens à prendre des décisions d’emprunt mieux réfléchies et à chercher l’aide appropriée, au besoin[87] ». Or, des chercheurs qui étudient le surendettement voient la situation d’un autre oeil :

[I]l est simpliste de réduire les difficultés qui conduisent au surendettement à un manque de compétences de la part des emprunteurs […] Face à la pression de la précarité et à l’obligation de trouver une solution pour payer les factures qui s’accumulent ou pour remplir le frigidaire, le crédit à la consommation apparaît comme une solution pour des personnes qui en connaissent pourtant parfaitement les risques[88].

En définitive, l’invisibilité de la pauvreté comme cause du surendettement a des conséquences tangibles, car elle nuit aux pistes de solution mises en avant dans les politiques publiques : pensons ici à l’accent mis sur l’éducation financière au détriment d’autres solutions plus radicales comme de meilleurs services sociaux.

Finalement, il est frappant de constater que l’ampleur de cette injonction généralisée au surendettement décriée par la documentation québécoise[89] contraste fortement avec une abondante littérature américaine qui se consacre plutôt à l’exclusion de certaines populations, notamment racisées, dans l’accès aux produits financiers[90]. Au-delà des spécificités géographiques, une tension indubitable transparaît néanmoins au sein de la conception du risque des institutions financières entre, d’une part, la « démocratisation » de l’offre de crédit que nous venons d’exposer et, d’autre part, une insécurité croissante alimentée par les crises économiques et l’instabilité des trajectoires de vie[91]. Or, l’analyse de la documentation nous amène à observer que ce sont les mêmes outils de détermination du risque à l’origine de l’exclusion de plusieurs quant à l’accès au crédit qui mènent, inversement, au surendettement : en effet, les personnes qui empruntent sont incitées à utiliser le crédit afin de bâtir leur dossier de crédit et d’améliorer leur pointage de crédit[92] pour ainsi établir leur « réputation d’emprunteur[93] ». L’acquisition d’une carte de crédit est dès lors présentée comme une « obligation incontournable pour tout bon citoyen[94] » : il en est de même pour l’obtention de plusieurs cartes en vue d’utiliser moins de 35 % de sa limite de crédit, ce qui augmente du même coup substantiellement la capacité d’endettement. Ce sont ces outils de détermination du risque et l’exclusion qu’ils contribuent à produire et à façonner que nous allons maintenant aborder.

3 L’exclusion concernant l’accès au crédit : une visibilité asymétrique

Selon Andrea Mubi Brighenti, si des formes de visibilité permettent la reconnaissance sociale, le fait de dépasser un certain seuil de visibilité fait entrer les personnes qui sont vues dans une zone de « supra-visibilité[95] » où les mêmes relations sociales qui sont sources de reconnaissance peuvent produire un déni de reconnaissance[96]. De fait, « être visible, c’est aussi être identifiable », la visibilité pouvant alors « soutenir la création d’un système classificatoire[97] » qui « sélectionne, contrôle, surveille et éventuellement, exclut[98] ».

En fonction de la marge de manoeuvre normative et technique dont ils disposent, les créanciers ont toujours tenté d’amenuiser leur risque soit en refusant d’octroyer des prêts à des personnes jugées à risque, soit en leur imposant des taux d’intérêt et des frais plus élevés[99]. C’est ce que l’on désigne par l’expression « exclusion financière », à savoir « those processes that serve to prevent certain social groups and individuals from gaining access to the financial system. Although the criteria for exclusion may vary over time, the financial system has an inherent tendency to discriminate against poor and disadvantaged groups[100] ».

Au Canada comme ailleurs, ce processus s’exerce par le dossier de crédit et le pointage de crédit[101]. Tandis que les bureaux de crédit sont apparus aux États-Unis à la fin du xixe siècle, les pointages de crédit sont nés beaucoup plus tard grâce à des innovations technologiques permettant de traiter une quantité importante de données[102]. Les agences de crédit gardent secrètes les données qui ont une incidence sur le calcul de pointage, de même que la manière dont elles influencent ce pointage. En l’occurrence, la visibilité des personnes consommatrices contribue à leur identification, puis ultimement à leur classification. Un dossier de crédit est créé auprès d’une agence d’évaluation de crédit lorsqu’une personne fait un emprunt ou une demande de crédit pour la première fois (identification). Les données contenues au dossier de crédit sont éventuellement regroupées et calculées pour obtenir un pointage de crédit (classification). La visibilité permet l’identification sur deux plans : par caractéristique individuelle et par catégorie sociale ; dans l’activité de surveillance, l’identification individuelle sert alors les fins d’une étape subséquente, soit l’identification par catégorie sociale[103]. Précisons que l’agence se limite à colliger les renseignements qu’elle reçoit des créanciers et à diffuser cette information à quiconque en fait la demande[104] ; elle ne prend elle-même aucune décision au sujet des notes à inscrire au dossier ou de l’octroi d’un prêt[105].

Contrairement aux États-Unis et à d’autres provinces canadiennes, la législation canadienne fédérale et québécoise en matière de protection des renseignements personnels ne prévoit que très peu de dispositions encadrant précisément les dossiers de crédit[106]. La doctrine québécoise précise que, en dérogation à la loi[107], les agences de renseignements inscrivent parfois des données « non-pertinentes » dans les dossiers de crédit, notamment la « race » et la religion[108], sans ajouter d’autre précision. De surcroît, une recherche dans la jurisprudence du Tribunal des droits de la personne sur le refus d’octroyer un prêt pour des motifs discriminatoires ne s’est pas révélée concluante[109]. Les recherches de la professeure Micheline Gleixner confirment que « [t]he regular exclusion of vulnerable consumers from mainstream financial institutions is a subject for which the current data are not sufficient to allow us to draw specific conclusions[110] ». La littérature américaine, plus volubile sur le sujet, soulève que le recours au pointage de crédit a rendu davantage difficile pour les groupes visés de faire voir explicitement la discrimination vécue dans l’accès au crédit : en effet, le recours à une technologie de pointe implique une classification toujours plus « granulaire » des individus, et donc individualisée du risque, ce qui rend l’association entre le score et l’appartenance à un groupe social de plus en plus invisible, le score semblant alors découler de caractéristiques personnelles[111]. La visibilité est ainsi utilisée pour diviser les personnes marquées et non marquées, ce qui donne lieu à une classification nourrie par une quantité élevée de données, cette classification devenant à son tour elle-même invisible[112], au détriment des droits.

Selon la documentation analysée, l’invisibilité des personnes n’ayant pas recours au crédit bancaire ou l’hypervisibilité de celles qui l’ont surutilisé, selon le cas, peut avoir trois conséquences : a) l’exclusion concernant l’accès au crédit (usage type) ; b) l’exclusion en ce qui a trait à l’accès à d’autres services en raison des mêmes outils (usage détourné)[113] ; et, corollaire des deux premières, c) l’usage du dossier de crédit par la personne créancière en tant qu’« outil de justice alternative » qui permet d’exercer une pression sur la personne débitrice, sans égard à la validité de la créance (deuxième usage détourné)[114].

En ce qui concerne l’usage type, deux groupes de personnes font les frais de ce mécanisme d’exclusion. On trouve d’abord celles qui, n’usant pas du crédit bancaire, sont « invisibles » dans les outils de détermination du risque, ce qui est notamment le cas de beaucoup de nouveaux arrivants[115]. Alors que leurs antécédents de crédit dans leur pays d’origine ne sont pas reconnus par la plupart des institutions financières canadiennes, ces personnes ne génèrent pas assez de données pour avoir un historique de crédit en bonne et due forme[116], non sans impact sur l’accès au logement ou à une voiture[117]. Ensuite, nous avons les personnes qui se trouvent en situation de défaut de paiement, hypervisibles en raison des notes à leur dossier de crédit ou de leur mauvais pointage. Ces deux groupes se tournent alors vers le crédit parallèle avec des taux d’intérêt abyssaux[118], ce qui les mènera ultimement à un défaut de paiement. En outre, plus on effectue des demandes de prêt, plus le pointage de crédit s’en ressent : la dynamique crée ainsi une forme de cercle vicieux, et il faudra multiplier les demandes de financement pour espérer en obtenir[119]. Inversement, une bonne situation financière donne accès plus aisément à du crédit à un taux avantageux.

Pour ce qui est du premier type d’usage détourné, les organismes mentionnent une généralisation des usages du dossier et du pointage de crédit à des fins autres que financières, notamment en vue d’octroyer un logement, une assurance, un emploi et même des contrats de téléphonie[120]. Une inscription négative au dossier de crédit peut priver la personne de tels services ou lui imposer des conditions plus onéreuses[121]. Il en découle non seulement une « supravisibilité », mais une visibilité décontextualisée, celle-ci impliquant que ces outils aient un impact sur l’ensemble des sphères de sa vie, au-delà de l’accès au crédit. Option consommateurs soulève que ces utilisations secondaires « peuvent entraîner des effets préjudiciables sur des personnes en situation de précarité ; une personne qui peine déjà à payer ses comptes pourrait devoir, de surcroît, payer plus cher pour ses assurances ou se voir refuser un logement[122] ». Un mémoire produit en 2020 par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse fait d’ailleurs valoir qu’un tel usage par les propriétaires de logement qui l’utiliseraient sans autrement vérifier la capacité de payer des locataires constituerait un motif de discrimination fondé sur la condition sociale[123], argument resté lettre morte[124]. Sur son site Web, le Tribunal administratif du logement légitime explicitement un tel usage[125]. Au surplus, même si certains de ces usages étaient prohibés, il serait difficile de faire la preuve qu’une décision négative repose sur cet élément précis[126]. Pour ces raisons, plusieurs personnes ont recours aux ACEF et seraient extrêmement préoccupées par l’impact d’un mauvais dossier ou pointage de crédit, ce qui les inciterait à utiliser le crédit encore davantage pour améliorer leur dossier. Certains redresseurs financiers exploiteraient d’ailleurs cette préoccupation en proposant un abonnement à des alertes quotidiennes indiquant son pointage de crédit pour 20 $ par mois[127], alors qu’il est impossible de le changer à court terme.

En ce qui a trait au deuxième type d’usage détourné, un créancier qui prétend qu’une personne lui doit une somme d’argent peut inscrire une note négative au dossier de celle-ci sans qu’elle ait à démontrer le bien-fondé de sa réclamation devant un tribunal[128]. Selon le professeur Vincent Caron, « il s’agit d’un jugement privé, voire d’un jugement par défaut, qui n’est fondé que sur la seule version des faits des créanciers. Ce jugement privé n’obéit donc pas au principe audi alteram partem[129] ». Ainsi, lorsqu’une entreprise communique la créance à une agence de recouvrement, cette dernière en informera l’agence de crédit, ce qui permet d’attribuer la cote R-9 au dossier visé, cote qui « équivaut à la mort civile [de la personne débitrice] puisqu’elle le met en marge de la société économique[130] ». Cette dernière doit alors aller devant les tribunaux pour démontrer que l’inscription est inexacte : il y a donc en ce cas une forme de « renversement du fardeau de la preuve[131] ». Or, alors que la personne créancière contrôle les renseignements diffusés, elle devient « en quelque sorte juge et partie[132] ». Si les lois en matière de protection de la vie privée imposent certaines règles quant à l’exactitude des renseignements figurant aux dossiers de crédit et prévoient le droit de les faire rectifier, ces mesures semblent peu courantes dans les faits. En raison des politiques de confidentialité de ces agences, ces dernières vérifieront elles-mêmes l’information auprès de l’entreprise qui a inscrit le renseignement au dossier de crédit ; or, si celle-ci confirme le renseignement, une agence ne le modifiera pas[133].

En cas de conflit avec une entreprise, celle-ci serait souvent prompte à inscrire une note au dossier de crédit parfois pour des créances contestées inférieures à 100 $, même à 20 $ ou moins[134]. Le dossier est alors entaché pendant sept ans. Ces pratiques auraient un effet dissuasif aux yeux de plusieurs personnes consommatrices, qui renonceraient alors à refuser de payer une créance qu’elles considèrent pourtant ne pas devoir à l’entreprise, et ce, afin de ne pas nuire à leur dossier[135]. Une telle stratégie serait également employée par des agences de recouvrement[136]. Il en résulte aussi que le dossier de crédit constitue un outil de pression puissant pour influencer le comportement des consommateurs dans le paiement de factures. C’est ce qu’a démontré une recherche américaine où l’on fait état de deux études de cas d’entreprises fournissant des services publics d’électricité qui ont décidé de rapporter les habitudes de paiement de leurs clients aux agences de crédit[137]. Un groupe de défense des droits des consommateurs a dénoncé l’effet pernicieux de telles pratiques sur les ménages à faible revenu, car elles amèneraient ces derniers à privilégier le paiement de factures au détriment de l’acquisition de biens essentiels[138].

Tandis que les personnes consommatrices sont hypervisibles du fait de leur dossier de crédit, la capacité décisionnelle des institutions financières en matière d’octroi de prêt ou de recouvrement des créances, quant à elle, est fortement invisibilisée, dissimulée derrière les outils de détermination du risque. Selon Andrea Mubi Brighenti, la vision entre deux personnes est réciproque dans des paramètres naturels optimaux mais, dans les faits, cette relation de visibilité est souvent asymétrique, le positionnement de l’une permettant à l’occasion une perspective plus avantageuse de l’autre, même de voir sans être vue[139]. Les deux situations reflètent différentes positions de pouvoir dans la société et elles fondent des rapports de visibilité, symétriques ou asymétriques, qui reposent sur diverses techniques d’observation, de surveillance et de reconnaissance entre les personnes[140]. Fort d’une expérience de plusieurs décennies, le CIBES expose une pratique antérieurement employée par bon nombre de personnes-ressources des ACEF : cette façon de faire consiste à négocier directement des ententes de paiement avec la direction des banques et des caisses populaires au bénéfice des personnes endettées. Ces intervenants ont ainsi été amenés à connaître personnellement le personnel responsable du recouvrement, le lien de confiance facilitant souvent la conclusion d’ententes satisfaisantes pour les deux parties[141]. Cependant, à partir de la fin des années 90, les processus décisionnels ont été centralisés et automatisés : la direction locale des banques et des caisses a donc perdu son autonomie décisionnelle pour mener de telles ententes[142]. Par conséquent, le pouvoir de négociation des débiteurs et de leur intervenant s’en trouve affaibli[143], et certaines situations qui auraient autrefois pu se régler n’ont maintenant pour seule issue que la faillite. Le même processus de centralisation et d’automatisation trouve son application en ce qui concerne l’attribution des prêts. Il n’y a personne à qui s’adresser si une demande est refusée.

Au surplus, ce processus de centralisation se double d’une individualisation croissante des frais et des taux d’intérêt accordés. Selon le CIBES, « le résultat net [est] un crédit variable[144] de plus en plus onéreux au fur et à mesure que les difficultés augmentent, jusqu’à l’exclusion complète des cas litigieux, en passant par toute une gamme de solutions programmée par la machine et imposées aux clients en cause[145] ». Pour l’organisme, cette conformité aux normes centralisées est un vecteur d’exclusion supplémentaire pour les personnes en difficulté dans la mesure où elle compromet les possibilités de solution adaptée à leurs réalités. Autrement dit, des outils qui cherchent à voir davantage afin de construire des identités financières de plus en plus personnalisées laissent dans l’ombre une portion importante de l’individualité[146].

En somme, c’est une forme d’asymétrie dans les rapports de visibilité qui instaure le phénomène d’exclusion financière par l’entremise du dossier de crédit, alors que l’invisibilité de l’agentivité décisionnelle des agences dissuade les tentatives de recours ou de contestation. Cela étant dit, même lorsque le phénomène d’exclusion par les institutions financières est exposé dans la documentation, l’analyse dénote une certaine ambivalence à son égard : s’il engendre des questions importantes sur le plan des droits et de l’exclusion sociale, il serait tout de même un rempart devant une tendance à la surconsommation qui mène ultimement au surendettement. On recense d’ailleurs dans la jurisprudence le cas où le refus d’octroyer une carte de crédit est vu positivement par le tribunal sur cette base[147]. Or, cette exclusion amènerait également les individus à se tourner vers d’autres formes de crédit beaucoup plus pernicieuses.

4 L’exclusion menant à une inclusion prédatrice : la consécration de la pauvreté comme marché

L’exclusion sociale, soutiennent les sociologues de la pauvreté, nourrit les conditions de rapports contractuels oppressifs au sein desquels les populations marginalisées sont conçues comme une source de profit potentiel[148]. La consécration néolibérale des années 80 impulse une déréglementation du marché du crédit permettant à de nouveaux acteurs d’y entrer ainsi que la possibilité de réclamer de nouveaux types de frais et des pénalités aux consommateurs[149]. Cette diversification des formes de crédit, y compris au Canada et au Québec, touche précisément des populations peu fortunées, peu éduquées ou en détresse financière qui sont marginalisées par les institutions traditionnelles[150]. Ces populations sont incidemment surexposées au crédit parallèle à haut taux d’intérêt[151], en particulier depuis que les institutions financières se sont retirées du marché des petits prêts au profit du crédit variable[152]. Alors que les plus pauvres sont victimes d’un excès de visibilité au profit de ce marché parallèle, les entités financières qui le font vivre sont très peu visibles.

Ainsi, dans leurs interactions avec les personnes endettées, les organismes rencontrent le plus souvent ce type de crédit sous la forme de prêts rapides de 1 000 $ ou moins[153]. Le prêt est déposé dans le compte bancaire personnel, souvent une demi-heure après la demande[154]. Malgré la nécessité pour ces entreprises d’obtenir un permis[155], l’OPC aurait de la difficulté à les surveiller parce que leurs activités se déroulent surtout en ligne et qu’il est parfois difficile de les reconnaître derrière des nomenclatures génériques telles que Crédit700, Crédimatik ou ArgentRapide[156]. Si ce type de prêts, constatent les organismes, permet d’alléger un stress financier à court terme, il donne souvent lieu à un cycle de dépendance et d’endettement exponentiel, ce qui concourt à aggraver la détresse de ménages déjà démunis[157]. Comme le résume la professeure Rachel E. Dwyer, « predatory lending transforms access to credit from a form of social inclusion to a deepening degree of exclusion[158] ».

Bien que des changements aient été apportés à la LPC depuis août 2019, en vue de serrer la vis aux créanciers et aux courtiers de tels marchés, ces entreprises tendent à user de stratégies de contournement, par exemple en présentant un taux d’intérêt qui varie de 10 à 20 %, mais qui ne reflète pas tous les autres frais et taux ajoutés, le tout pouvant équivaloir jusqu’à 400 % d’intérêt[159]. Cela implique d’offrir le même type de produit, mais au moyen de termes différents pour contourner la loi (frais d’adhésion annuels, frais de cautionnement, contrats de crédit à taux variable)[160]. Si certains de ces contrats contreviennent à la loi, d’autres paraissent tout à fait légitimes du point de vue juridique[161]. Une enquête de la journaliste Stéphanie Grammond offre une illustration éclairante de ce type d’usages créatifs du droit aux frontières de la légalité. Elle expose que des prêteurs en ligne comme Créditmatik continuent à offrir des prêts sans enquête de crédit[162] en dérogation à la nouvelle réglementation[163]. Au surplus, si la compagnie affirme que ses taux d’intérêt s’élèvent à 22 %, un emprunt de 500 $, sur une base annuelle, se traduit par un taux de presque 250 %[164]. L’entreprise s’est défendue auprès de la journaliste en affirmant que ses produits sont des facilités de crédit variable (qui correspondent généralement à une carte ou à une marge de crédit), qui font l’objet de règles distinctes du contrat de crédit ou de prêt d’argent simple[165]. Une loi plus sévère ne semble donc pas épuiser les usages créatifs du droit par un tel marché. Autrefois stigmatisé, il se trouve au contraire en quelque sorte légitimé aujourd’hui par de nouvelles dispositions qui obligent les prêteurs à coût élevé[166] à disposer d’un permis de l’OPC et à s’assurer de la capacité de payer de la personne par l’intermédiaire de l’analyse de son ratio d’endettement[167].

La documentation publique attribue surtout le recours aux prêts rapides à un problème de littératie financière[168] : cependant, une enquête du CIBES auprès de gens qui ont eu recours à ce type de prêts soutient que ces derniers « répondent à un besoin de liquidité, souvent urgent, pour prévenir un chèque sans provision à l’institution financière ou pour rattraper un retard avant de se faire saisir son auto, par exemple[169] ». La documentation de l’ACFC révèle elle-même pourtant que la majorité des prêts sur salaire sont utilisés pour couvrir des dépenses courantes ou nécessaires[170]. Le CIBES expose que, si la littératie financière est un problème tangible, il ne touche toutefois pas davantage les personnes sujettes à ce type de prêts que les autres emprunteurs[171].

Il peut sembler ardu de bien circonscrire les distinctions au sein d’une grande « famille » de prêts rapides et les canaux parfois distincts par lesquels ils circulent, au-delà de leur caractère légal ou illégal[172]. Si tous visent essentiellement les individus plutôt pauvres, certains sont largement accessibles en ligne, tandis que d’autres s’inscrivent dans une forme d’économie souterraine tels les prêts sur gage, les avances de fonds sur chèques et les prêts usuraires qui ciblent notamment les personnes en situation d’itinérance[173]. Sur ce plan, il est frappant de constater que les tensions que reflète l’accès au crédit ne s’opèrent pas seulement entre crédit bancaire et crédit parallèle, mais également parmi différentes formes de crédit parallèle. De telles tensions laissent entrevoir une volonté de « réduction des méfaits » dans certaines législations. Par exemple, l’Alberta a décidé d’encadrer plutôt que d’interdire le prêt sur salaire, et ce, afin d’éviter que les plus pauvres se tournent vers les prêts usuraires[174]. Cette tendance serait pancanadienne, soulève la professeure Gleixner : « public policy on consumer credit generally assumes that restricting access to high-cost credit will create more harm than protection for consumers[175] », malgré les taux et frais exorbitants.

Une telle mentalité se reflète effectivement à l’intérieur de la législation fédérale. Une modification apportée en 2007 au Code criminel permet que de petits prêts soient faits par des entreprises qui réclament une somme d’argent supérieure au taux d’intérêt maximal de 60 % annualisé — taux autrement considéré comme criminel — moyennant certaines conditions[176]. Selon un ancien juge de la Cour supérieure, le législateur reconnaît ainsi « l’existence d’un besoin pour de petits prêts non garantis et, en corollaire, la nécessité pour plus de flexibilité quant au taux d’intérêt vu les risques pour les prêteurs[177] ». Il précise ceci : « Il faut reconnaître le besoin pour un crédit de dépannage […] Les prêteurs n’ont pas créé le besoin de crédit sur salaire. Il existe, surtout depuis le désengagement des banques du petit crédit. Le nier condamne les gens à aller vers des canaux plus obscurs[178]. »

Le CIBES critique toutefois de telles positions et soutient que l’approche albertaine tend à banaliser le prêt sur salaire, ce qui ouvrirait la porte à d’autres abus encore plus importants[179]. L’Union des consommateurs, quant à elle, invite, « plutôt que de tenter de limiter les conditions de l’offre pour un service dont certains consommateurs semblent avoir un réel besoin, [à] cerner ce besoin[180] » et à essayer de le combler autrement. Or, elle expose que, malgré ses doléances, « les institutions financières semblent pour la plupart parfaitement insensibles aux conséquences financières et sociales qu’entraîne leur désintérêt pour cette clientèle[181] ». On relève en outre plusieurs difficultés d’application du droit criminel, notamment les coûts élevés liés aux enquêtes, mais également l’absence de volonté des victimes à collaborer aux poursuites[182].

Au demeurant, les dynamiques de visibilité jouent encore une fois un rôle prépondérant dans cette tension : rendre visible une pratique, comme celle du prêt rapide à taux d’intérêt élevé en général ou du prêt sur salaire en particulier, permet de l’encadrer juridiquement et ainsi d’amenuiser les dérives possibles, mais cela contribue du même coup — du fait de cette visibilité — à la sortir de l’ombre et à la légitimer par l’entremise de la force symbolique du droit[183]. Puis, alors que la mise en évidence des besoins financiers des pauvres les amène d’une certaine façon sous les projecteurs, il en résulte du même coup un excès de visibilité qu’exploite à profit le marché parallèle.

5 Une appréhension holistique des relations de crédit par et pour le droit

Notre revue de littérature révèle que la problématique de l’accès au crédit est peu abordée par la littérature scientifique canadienne, en particulier québécoise, en contrepartie des littératures américaine et française où les contextes socioéconomiques diffèrent. Quant à la doctrine québécoise, elle s’appuie abondamment sur la documentation des organismes communautaires[184]. C’est ce qui nous a amenée à nous tourner vers cette dernière afin de cartographier les tensions dans l’accès au crédit des personnes à faible revenu. Considérant les limites temporelles et financières auxquelles font face les organismes communautaires en matière de production de connaissances, il conviendra évidemment, pour de futures recherches, d’approfondir et de nuancer une telle cartographie. À la lumière du point de vue singulier de ces organismes sur le problème de surendettement, nous pouvons toutefois affirmer que, à rebours d’un discours social qui cantonne le problème de surendettement dans la surconsommation, la pauvreté est indubitablement présente au coeur des dynamiques d’endettement, dans une relation d’interdépendance. En raison de cette problématique de ressources matérielles, les dilemmes éthiques qu’expose la tension entre exclusion et surinclusion du marché du crédit ne revêtent pas un caractère symbolique, mais bien tangible, où sont mobilisées à la fois des questions de liberté et d’équité contractuelles, voire d’équité et de liberté plus généralement.

La cartographie d’une telle tension révèle clairement le fait que l’endettement se situe au carrefour de plusieurs problématiques juridiques qui sous-tendent tant des droits civils et politiques (comme la protection de la vie privée) que des droits économiques et sociaux (comme l’accès au logement). La diversité des revendications sociales portées par les ACEF ne fait que renforcer l’idée d’un phénomène de l’endettement au carrefour des trajectoires de vie plus larges marquées par la pauvreté. Plus particulièrement, les problèmes liés aux contrats de crédit sont le produit de diverses causes qui deviennent des objets d’étude importants pour plusieurs domaines du droit (par exemple, l’accès à des soins de santé ou à des prestations sociales) ; en retour, l’endettement produit des effets sur la vie qui vont bien au-delà de ce qui intéresse le droit de la consommation. Ainsi, non seulement les enjeux liés aux contrats de crédit ont des impacts sur d’autres contrats ou domaines de droit privé que le droit de la consommation (pensons ici au contrat d’assurance, au bail locatif, au contrat de téléphonie, au contrat de travail, à la faillite ou au droit bancaire), mais ils se répercutent sur l’ensemble des sphères de la vie, ce qui nuit ainsi à l’accès à des services essentiels.

Devant cette propriété holistique du phénomène de l’endettement, il apparaît pertinent, pour des recherches prospectives, de s’intéresser aux réalités des personnes endettées au carrefour de plusieurs domaines de droit plutôt qu’aux contrats de consommation pris isolément. Cela invite à une conception plutôt extensive des notions de dette et de crédit[185], qui dépassent largement celles qui s’inscrivent dans les rapports de consommation. Par exemple, la LPC ne s’applique pas aux prêts impliquant des entités étatiques comme l’Aide financière aux études[186], et son application est limitée en matière de prêts hypothécaires[187]. Sur ce plan, elle ne concerne que le crédit hypothécaire portant sur les immeubles de quatre logements ou moins — dans la mesure où cet immeuble est utilisé comme résidence par l’emprunteur[188] — et, le cas échéant, à certaines conditions[189]. Pour ce qui est des prêts hypothécaires de premier rang, peu d’articles s’appliquent[190], la protection s’en tenant « essentiellement aux règles antilésionnaires et d’équité générales[191] ». La protection est sensiblement plus élargie en ce qui a trait aux hypothèques de deuxième ou de troisième rang[192], mais il n’en demeure pas moins que les lois du marché continuent à prévaloir dans le domaine[193].

Or, les parcours de vie des personnes endettées, notamment dans une situation précaire, se prêtent difficilement à de telles distinctions : pensons seulement aux dettes à l’aide sociale. Il existe, en somme, une grande diversité de types de dettes dont certaines échappent aux catégories du droit positif. Si une conception en silo sied à certaines recherches, tel n’est pas le cas lorsqu’on cherche à comprendre l’expérience du surendettement dans sa complexité. La professeure Dwyer soutient ainsi que « what may be institutionally separate processes can, in the lived experience of debt, become intertwined in shaping inequality dynamics[194] ».

De surcroît, le type et plus particulièrement la qualité du crédit sont une variable importante à considérer en vue de problématiser rigoureusement la tension inclusion-exclusion. Pour leur part, Marion Fourcarde et Kieran Healy viennent ainsi nuancer le concept d’exclusion financière au moyen de deux formes de classification : la première est une classification de frontière distinguant « people who are “in” from those who are “out”. For instance, people may […] have access to credit — or not[195] » ; la seconde consiste en une classification au sein du marché : « Individuals viewed through statistics no longer need to be classified as either “in” or “out” of the market. Armed with a gradated sliding scale, people all along a spectrum of risk can be offered specially designed products at alternative terms and prices[196]. » Notons que la force de cette logique granulaire de classification est d’avoir considérablement brouillé les frontières entre les personnes qui sont incluses dans l’accès aux services financiers et celles qui en sont exclues, ce qui rend le phénomène d’exclusion lui-même moins visible, car il est plus diffus. En l’occurrence, si les ménages pauvres sont submergés d’offres de crédit à haut taux d’intérêt, ils ont beaucoup plus de mal à accéder à du crédit hypothécaire ou à des marges de crédit[197]. La recherche sociologique sur l’endettement pointe d’ailleurs l’importance de considérer distinctement dettes garanties par une sûreté et dettes non garanties : si les premières agissent souvent comme une ressource permettant d’améliorer sa situation financière à long terme, notamment dans le contexte d’un État social affaibli, les secondes représentent une forme de fardeau[198]. Les ménages pauvres sont d’ailleurs plus susceptibles d’avoir certaines dettes, en particulier celles qui sont issues des cartes de crédit, des prêts étudiants ou du crédit parallèle[199], mais aussi d’autres dettes qui deviennent parfois une source d’extrême anxiété, pourtant souvent ignorées par les statistiques publiques, soit les factures impayées[200], les pénalités et les frais ainsi que les dettes judiciaires[201]. C’est également ce que confirme la recherche canadienne au sujet des dettes liées aux études qui forment une portion importante de l’endettement des ménages pauvres[202]. Ainsi, le trope invisibilisant ces derniers quant au problème de surendettement pourrait s’expliquer par le fait qu’il ne tient pas compte de certains types de dettes.

On comprend alors que certains mouvements sociaux américains revendiquent non seulement un meilleur accès au crédit, mais surtout un accès à du meilleur crédit par un plus grand contrôle étatique des institutions financières[203]. De même, de l’autre côté de l’Atlantique, les principes du crédit responsable de l’European Coalition for Responsible Credit réclament un crédit à la fois responsable et abordable, pleinement accessible, sans discrimination, de même qu’un encadrement robuste du problème de surendettement par l’entremise de la réglementation et de la surveillance des contrats visés[204]. À l’inverse, les institutions financières réclament moins de contrôle étatique pour cibler des marchés et des populations spécifiques à qui vendre des produits de crédit distincts[205].

En premier lieu, c’est en particulier le droit qui régule les types de crédit offerts, par qui ils peuvent l’être et l’étendue des conditions que les compagnies financières peuvent imposer. Les tribunaux ont le rôle d’exécuter les contrats visés, ceux-ci opposant généralement personnes physiques et personnes morales avec les inévitables inégalités d’accès à la justice. Par conséquent, une appréhension lucide de cette tension inclusion-exclusion semble incontournable pour dessiner un cadre réglementaire sensible aux réalités multiples des personnes endettées. Occasionnellement, elle se trouve au coeur d’un tel cadre : par exemple, la hausse des seuils des paiements minimaux sur les cartes de crédit représente une mesure importante pour endiguer le surendettement, mais elle peut aggraver la situation des plus démunis si des mesures palliatives ne sont pas mises en place[206]. De même, l’invisibilité de la pauvreté en tant que cause du surendettement a des conséquences tangibles sur les pistes de solution mises en avant dans les politiques publiques : nous pensons en l’occurrence à l’accent mis sur l’éducation financière au détriment de solutions plus radicales agissant à la racine de la pauvreté.

En second lieu, l’invisibilité de la pauvreté sur le plan macrosocial, en tant que cause structurelle de l’endettement, doublée de son excès de visibilité en tant que facteur de risque, conduit à une gestion techniciste de la réglementation des contrats de crédit où il faudrait agir sur certaines variables du marché visé au lieu de se risquer à interroger ses fondements. On peut notamment se demander si le fait de concentrer l’attention critique sur les prêteurs à coût élevé entraîne le risque d’invisibiliser le problème en amont, c’est-à-dire les causes qui amènent les personnes à se tourner vers de tels prêts. Autrement dit, s’il est indéniable que l’accès facilité au crédit et le manque de connaissances financières contribuent au phénomène de l’endettement, pourquoi s’endette-t-on de la sorte à la base ? Comment expliquer que l’on comble des besoins de base par le crédit ? Selon la professeure Gleixer, « [i]t has recently been suggested that as a society, we should rethink credit as a social provision for low income or financially distressed individuals[207] ».

Pourquoi, dès lors, restreindre notre réflexion critique à ce type de services et non au crédit en général lorsqu’il est utilisé pour combler des besoins essentiels ? Et dans quelle mesure limiter les débats sur l’accès au crédit, bancaire ou parallèle, met-il à risque la capacité de réflexion collective plus large sur le transfert de la responsabilité incombant à l’État de lutter contre les inégalités sociales à des institutions privées ? En somme, nous proposons que, pour cultiver cette réflexion critique, il importe, d’abord, d’appréhender dans la même analyse l’ensemble des dispositifs régissant les relations économiques des ménages pauvres et le rôle qu’y joue le droit pour, ensuite, repenser le droit applicable, notamment de la consommation, à la lumière de ce regard holistique.

Conclusion

La surinclusion généralisée par le marché du crédit est un phénomène auquel les personnes pauvres, malgré certaines représentations sociales sur le sujet, sont pleinement intégrées. Les représentations sociales et publiques d’un tel phénomène rendent souvent invisibles certaines de ses causes structurelles, notamment la précarité du filet social. Par ailleurs, le phénomène d’exclusion de l’accès de certaines populations au marché du crédit dépend d’abord d’une forme d’asymétrie dans les rapports de visibilité : alors que les pauvres y sont hypervisibles, reconnaissables du fait de leur dossier et d’un pointage de crédit au-delà du marché de crédit, l’agentivité décisionnelle des acteurs présidant à cette dynamique exclusion reste elle-même invisible, dissimulée derrière la figure de l’automate. Or, cette invisibilité dissuade les tentatives de contestation. Ensuite, l’exclusion des pauvres du marché du crédit bancaire les précipite vers le marché du crédit parallèle, l’exclusion s’accompagnant alors d’un excès de visibilité de la pauvreté dans un marché lui-même à l’ombre des canaux officiels. Tandis que le droit tente d’encadrer davantage un tel marché, certaines réformes récentes laissent penser que, ce faisant, il tend à les reconnaître et ainsi à les légitimer. Pour notre part, nous espérons avoir démontré non seulement que les problèmes touchant les contrats de crédit et l’endettement qui en découle sont le produit de diverses causes, celles-ci étant des objets d’étude importants pour d’autres domaines du droit, mais également que l’endettement engendre des effets sur la vie s’étendant bien au-delà de ce qui intéresse le droit privé. C’est ainsi qu’il apparaît nécessaire pour le droit de rompre, dans un premier temps, avec une analyse en silo afin de saisir ces relations de visibilité et d’invisibilité et leurs répercussions sur le plan de l’exclusion et de l’inclusion dans toute leur complexité, et ce, en vue de réfléchir, dans un second temps, à une appréhension juridique effective des relations de crédit. En l’occurrence, l’invisibilité de la pauvreté en tant que cause structurelle de l’endettement, doublée de son excès de visibilité en tant que facteur de risque, conduit à une gestion techniciste de la réglementation des contrats de crédit où la solution se limiterait à agir sur certaines variables du marché visé au lieu de remettre en question les fondements de ce dernier.

En définitive, l’aspiration à une cartographie holistique ne prétend pas que le rôle de la recherche en droit privé soit négligeable, bien au contraire. Cela nous ramène à l’idée en introduction de notre article, soit le rôle du droit privé en matière de (re)production de la pauvreté par le droit. Le contrat en particulier a pour propriété d’être une zone de contact singulière entre les personnes endettées et les prêteurs. Selon la professeure Dwyer, la dette est un processus intrinsèquement relationnel, et c’est à cet égard qu’elle appelle à une « relational approach to understanding credit, debt, and inequality that includes a focus on the powerful actors that benefit from a political economy increasingly dependent on credit and debt to distribute, regulate, and control social resources[208] ». Or, cette relation a considérablement changé au profit de la centralisation depuis les banques et les caisses locales vers les institutions financières. L’autonomie décisionnelle dans le processus d’attribution des prêts et d’évaluation du risque se trouve alors invisible, dissimulée derrière l’idée d’une « machine » devant laquelle les individus seraient impuissants. Or, le contrat est un outil heuristique permettant de répondre à une interrogation qui habite bien des acteurs juridiques : dans un univers qui apparaît, de prime abord, dominé par des impératifs financiers et par l’agentivité normative des institutions financières, où se situe le droit et que peut-il avoir de si singulier ?

Comme l’affirmait Pierre Bourdieu, le droit est produit par le monde social au même titre qu’il contribue à le construire[209]. En l’occurrence, le contrat semble un point de départ désigné pour investiguer la mythologie selon laquelle c’est maintenant la « machine » qui décide de tout, alors que les juristes participent directement aux pratiques contractuelles dont il est question. À côté d’un « trope » d’un retard du droit sur l’innovation, les travaux sur l’innovation financière démontrent que la frontière entre droit et innovation n’est « ni étanche, ni donnée d’avance, mais au contraire constamment remodelée et renégociée[210] ». Derrière ce trope de l’innovation comme lieu de non-droit ou d’un droit à la remorque, il faut se rappeler, comme le soutiennent Marie-Ève Sylvestre et son équipe, que le droit peut lui-même être plus ou moins visible selon le cas[211] et qu’il convient alors pour la recherche juridique de le dévoiler. En fin de compte, cette contribution « privatiste » est possiblement incontournable pour saisir avec justesse les rapports entre droit et pauvreté. Sur ce plan, si nous souscrivons à l’appel de la littérature se consacrant aux impacts de la néolibéralisation du droit sur les personnes en situation de pauvreté, qui souhaite étendre l’analyse au-delà du champ pénal[212], il faut savoir qu’une telle littérature se concentre majoritairement à l’heure actuelle sur les pratiques judiciaires. Notre analyse laisse pourtant entrevoir une pluralité de situations structurantes et structurées par la pauvreté que l’activité judiciaire ne peut rendre visibles : par exemple, les usages du dossier de crédit qui ont des effets dissuasifs sur la mobilisation des droits. Les pistes de recherche exposées plus haut permettraient alors d’inclure le contrat au sein des questionnements de cette littérature, ce qui nous paraît incontournable au moment où la néolibéralisation du droit se traduit également par sa privatisation et sa contractualisation[213]. À l’ère du capitalisme avancé où les frontières entre les domaines du marché, de la société civile et de l’État se reconfigurent[214], le droit privé ne peut faire l’économie d’une telle réflexion.