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Le 11 mars 2020, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclare que l’épidémie de COVID-19 est élevée au rang de pandémie et demande aux États de mettre en place des mesures préventives de protection, afin notamment d’éviter la saturation des soins intensifs. S’ensuivra la décision par le gouvernement du Québec de décréter l’urgence sanitaire sur l’ensemble du territoire québécois le 14 mars 2020[1]. Différentes mesures ont alors été retenues, dont la fermeture des écoles et des commerces non essentiels ainsi qu’une limite aux déplacements interrégionaux non essentiels.

Les mesures prises pour répondre à la crise sanitaire causée par la pandémie de COVID-19 ont entraîné une crise de l’emploi. Au Québec comme ailleurs[2], un nombre inédit de personnes salariées ont été mises à pied. Le taux de chômage s’est établi à 17,0 % en avril 2020. C’est le taux le plus élevé enregistré dans la province depuis 1976, année où des données comparables ont commencé à être publiées, et le taux le plus imposant parmi toutes les provinces canadiennes[3].

Par ailleurs, l’organisation du travail des personnes qui occupent toujours un emploi a connu des bouleversements, notamment sur le plan des temporalités professionnelles auxquelles celles-ci ont été assujetties. D’une part, bon nombre de travailleurs et de travailleuses assurant des services essentiels ont dû composer avec une durée du travail étendue. D’autre part, plusieurs ont été précipités en télétravail. Pour beaucoup, les bouleversements causés par la pandémie de COVID-19 ont introduit un brouillage accru des frontières entre les temps sociaux, c’est-à-dire le temps de travail et le temps hors travail, alors que d’autres ont dû concilier leurs obligations professionnelles et familiales dans un contexte où de nombreux services étaient réduits, voire fermés, et que l’aide des proches était limitée, déconseillée ou interdite.

Or, ces bouleversements interviennent dans un contexte préexistant de dégradation des conditions de travail causé par l’intensification et l’extensification du travail. L’intensification du travail se traduit de diverses façons : augmentation du nombre de tâches à réaliser de façon concomitante, tâches de plus en plus lourdes et standardisées laissant de ce fait moins de marge de manoeuvre aux travailleurs et aux travailleuses, le tout dans des délais toujours plus serrés[4]. À cette intensification du travail s’ajoute l’extensification du travail, c’est-à-dire la hausse du nombre d’heures de travail, tant sur les lieux de travail qu’à l’extérieur de ceux-ci[5]. L’interface entre les phénomènes d’intensification et d’extensification du travail se répercute sur divers groupes de travailleurs et de travailleuses, qu’il soit question d’une main-d’oeuvre expérimentée ou de personnes employées dans le secteur manufacturier ou encore de cadres disposant d’une certaine autonomie professionnelle[6].

Le droit du travail en vigueur a-t-il su constituer un rempart utile pour faire face aux mutations des temporalités professionnelles constatées au cours de la pandémie de COVID-19 et susceptibles d’être pérennisées ? Afin de répondre à cette question, nous procéderons en quatre temps. D’abord, nous établirons un bref état de la situation afin de rappeler les finalités de l’encadrement de la durée du travail en tant qu’objet de régulation juridique et nous présenterons la façon dont les bouleversements provoqués par la pandémie s’inscrivent dans le prolongement d’une transformation de l’organisation du travail d’ores et déjà en cours (partie 1). Ensuite, nous considérerons la reconfiguration des temporalités professionnelles créée par la pandémie, et ce, autant pour les personnes assurant des services essentiels (partie 2) que pour celles qui sont en situation de télétravail (partie 3). Enfin, pour comprendre l’« ordre temporel dominant[7] », il convient, selon nous, d’envisager dans quelle mesure les règles juridiques qui devraient fixer et limiter ses contours ont permis d’affronter les bouleversements engendrés par la crise sanitaire (partie 4).

1 La durée du travail : genèse rétrospective et mutations contemporaines

La conception du temps comme constitutif d’une monnaie d’échange, ultimement générateur de pertes et de gains, s’impose dès le Moyen-Âge. Les marchands procèdent alors à la mise en place de vastes réseaux commerciaux qui se déploient sur plusieurs territoires et exigent, afin de se maintenir, l’intervention d’agents fournissant, de façon plus ou moins ponctuelle, des ouvrages de nature différente[8]. La quantification du temps devient dès lors une préoccupation centrale : le marchand cherche à calculer la durée des voyages et à mesurer les activités de travail réalisées par les artisans et les ouvriers, le tout afin d’établir le prix des biens ainsi obtenus[9].

L’introduction d’une scission hermétique entre le temps de travail et le temps hors travail lors du passage vers le capitalisme industriel cause dans son sillage d’importants bouleversements dans l’organisation sociale[10]. Cette distinction désormais formalisée des temps conduit à l’abolition progressive d’un temps poreux et irrégulier et contribue à une intensification de la durée journalière et annuelle du travail[11]. Le temps de travail devient donc un cadre et un principe d’organisation sociétale.

Au xixe siècle, les heures de travail excessivement longues mettent toutefois en cause la santé des travailleurs et des travailleuses, ce qui donne lieu à l’adoption des premières mesures législatives balisant les pouvoirs de l’employeur en matière de durée du travail. Celles-ci sont d’abord adoptées en Angleterre en 1819[12] puis en France en 1841[13] : elles visent uniquement la durée du travail des enfants.

La première Constitution de l’Organisation internationale du travail (OIT)[14], formant la partie xiii du Traité de Versailles de 1919[15], reconnaît aussi que la fixation d’une durée maximale de la journée et de la semaine de travail, quel que soit l’âge des travailleurs et travailleuses, compte « parmi les mesures requises d’urgence[16] ». Cette question est d’ailleurs à l’ordre du jour de la première Conférence internationale du travail de l’OIT, en 1919, alors que les pays membres adoptent une convention limitant à 8 heures par jour et à 48 heures par semaine la durée du travail dans les établissements industriels[17]. L’objectif premier de ces mesures apparues à la suite de pressions politiques et syndicales est de préserver la santé physique de la main-d’oeuvre[18]. Dans les décennies qui suivent, deux conventions introduisent le droit de bénéficier d’un repos d’au moins 24 heures consécutives par semaine[19] ; en somme, la durée du travail prescrite par ces instruments correspond à une semaine de travail « typique » de six journées de 8 heures et d’une journée de congé dans l’industrie, le commerce et les bureaux[20].

À la fin du xixe siècle, la question de la durée du travail est également envisagée par le législateur québécois. Deux des mesures phares de l’Acte des manufactures de Québec[21], adopté en 1885, ont pour objet de restreindre la durée du travail pour les femmes et les enfants à 60 heures par semaine et à 10 heures par jour respectivement et imposent l’octroi d’une pause-repas. En 1894, l’Acte des manufactures de Québec est remplacé par la Loi relative aux établissements industriels[22], qui comprend aussi des normes sur la durée du travail des femmes et des enfants. Cette loi s’applique alors à presque tous les établissements industriels, sauf les mines et, à partir de 1934, à la vaste majorité des établissements commerciaux[23].

La régulation de la durée du travail au Québec se développe aussi graduellement dans des lois dont la finalité première n’est pas la protection de la santé et la sécurité des travailleurs et travailleuses. La Loi des salaires raisonnables[24] de 1937 et la Loi du salaire minimum[25] de 1940 ont pour objet l’établissement de conditions de travail raisonnables en fait de salaire et d’heures de travail applicables aux hommes et aux femmes. Ces conditions de travail ne sont toutefois pas universelles : elles sont définies dans des « ordonnances » dont le contenu est déterminé par des comités formés de représentants désignés des employeurs et des employés et qui visent précisément des secteurs, des occupations ou des zones géographiques. Le contenu de ces ordonnances touche, outre les échelles de salaires et les heures de travail, la rémunération des heures supplémentaires, les congés annuels ou le droit à des jours fériés.

En 1979, le gouvernement du Québec adopte la Loi sur les normes du travail[26], qui remplace la Loi du salaire minimum de 1940, et dont l’objet consiste à établir les normes minimales « universelles » dans la mesure où elles sont applicables à tous les salariés au sens de la loi, syndiqués ou non, quels que soient leur secteur d’activité ou leur occupation. Cette loi contient aujourd’hui des normes sur le salaire minimum et la cessation d’emploi, mais aussi sur la durée normale et maximale du travail, les congés, le repos hebdomadaire et les pauses.

C’est également en 1979 que le législateur québécois vote la Loi sur la santé et la sécurité du travail[27]. Celle-ci encadre les droits et les obligations des parties à la relation d’emploi afin d’éliminer à la source même les dangers pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs et des travailleuses. Bien qu’elle ne contienne aucune norme balisant de façon explicite la durée du travail, cette loi prévoit que l’employeur ne peut faire exécuter un travail dépassant la durée maximale quotidienne ou hebdomadaire fixée par règlement[28]. Elle accorde un pouvoir réglementaire à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) de « déterminer, dans les cas ou circonstances qu’elle indique, le nombre d’heures maximum, par jour ou par semaine, qui peut être consacré à un travail, selon la nature de celui-ci, le lieu où il est exécuté et la capacité physique du travailleur et prévoir la distribution de ces heures ainsi qu’une période minimum de repos ou de repas[29] ». Nous n’avons trouvé que quelques règlements qui portent actuellement sur ces questions[30].

Signalons cependant que la régulation de la durée du travail et l’encadrement de la démarcation des « temps » émergent à l’aune d’une forme d’emploi particulière : la relation d’emploi dite traditionnelle. Cette dernière est alors fondée sur un contrat de travail à durée indéterminée et se trouve, de façon générale, dans une unité productive classique, soit un établissement rattaché à l’entreprise[31].

Or, la frontière entre le temps de travail et le temps hors travail se révèle de plus en plus poreuse. Différents facteurs permettent d’expliquer cette réalité. L’innovation technologique et les transformations apportées aux modes d’organisation des entreprises constituent indéniablement un terreau fertile au brouillage des temps sociaux[32]. L’étendue de la disponibilité exigée des travailleurs et des travailleuses est susceptible de figurer au coeur de la stratégie des entreprises en quête de flexibilité en permettant une mobilisation du travail selon la méthode du juste-à-temps qui repose notamment sur des horaires de travail imprévisibles ou irréguliers, parfois sans garantie d’heures[33].

Les effets délétères de l’intensification et de l’extensification du travail sur la santé physique et mentale des travailleurs et des travailleuses sont aujourd’hui largement documentés. Il importe d’abord de distinguer l’« effort extensif », c’est-à-dire le temps consacré au travail, de l’« effort intensif », c’est-à-dire l’intensité de la charge de travail à réaliser[34]. Ainsi, l’intensification du travail fait référence à l’augmentation du nombre de tâches et du rythme de travail en général[35]. Ce concept protéiforme se caractérise par la nécessité de travailler à un rythme de plus en plus soutenu, d’effectuer différentes tâches simultanément ou de réduire au strict minimum les moments d’inactivité[36]. Plusieurs études documentent des rapports entre l’intensification du travail et la hausse des troubles musculosquelettiques et des risques psychosociaux[37]. Par ailleurs, l’intensification du travail constituerait également un puissant vecteur d’individualisation du rapport au travail[38]. Dans un contexte où les espaces de discussions se sont plutôt réduits sous l’effet de l’urgence, de la multiplication des statuts, de l’individualisation des horaires, « [chaque personne] est amenée à arbitrer les conflits entre les différentes exigences du travail sur la base de ses ressources propres, de ses compétences, de sa sensibilité[39] ».

L’extensification du travail représente généralement le corollaire de l’intensification du travail. L’extensification contribue à un effritement des frontières entre le temps de travail et le temps hors travail et peut emprunter deux trajectoires, soit lorsque les limites contractuelles de l’emploi s’étirent au-delà des heures habituelles de travail ou lorsque ces limites sont franchies quand du travail est effectué à l’extérieur du lieu de travail[40], ou les deux à la fois. Il en est ainsi dans les cas où les travailleuses et les travailleurs sont assujettis à une obligation de garde, se trouvent dans une période entre deux prestations de travail dans le contexte d’horaires brisés, effectuent du travail hors du lieu de travail par l’entremise des technologies de l’information et des communications (TIC)[41] ou que, même s’ils sont formellement en pause, ils restent sur les lieux de travail en raison d’une pénurie momentanée de personnel ou d’un surcroît de travail. Il en découle que les travailleurs et les travailleuses ne disposent pas de la pleine maîtrise de leur temps à l’échelle individuelle à cause des contraintes liées à leur emploi.

L’effort intensif ainsi fourni signifie que la durée du temps consacré au travail augmente. Or, les longues heures de travail sont associées à un risque accru d’anxiété[42], de dépression[43], de diabète[44], de troubles du sommeil[45], voire de plusieurs types de cancers[46] ; ces risques sont d’ailleurs généralement plus élevés chez les femmes[47]. À ces risques s’ajoutent ceux d’être victime d’un avortement spontané, d’accoucher avant terme ou d’accoucher d’un bébé ayant un faible poids à la naissance lorsque les heures travaillées dépassent à répétition 40 heures par semaine durant la grossesse[48]. De surcroît, une analyse systémique publiée par l’OMS et l’OIT — portant sur 194 pays — dresse un constat on ne peut plus clair : les personnes travaillant régulièrement 55 heures ou plus par semaine ont plus de risques de décéder d’une cardiopathie ischémique (35 %) ou d’un accident vasculaire cérébral (17 %) que celles qui exécutent en moyenne de 35 à 40 heures par semaine[49].

La pandémie de COVID-19 intervient donc dans un contexte préexistant de dégradation de l’emploi. Dans les sociétés postindustrielles, les effets de la pandémie et des mesures mises en avant pour l’endiguer sont de divers ordres. Dans un premier temps, la pandémie a causé un ralentissement des activités économiques dans la plupart des secteurs, ce qui a entraîné bon nombre de mises à pied temporaires ou définitives[50]. Comme le rapporte Statistique Canada, les jeunes, les personnes moins scolarisées, les femmes, les immigrants récents ainsi que les travailleurs et les travailleuses temporaires ont été plus durement touchés par la pandémie[51]. Dans un deuxième temps, plusieurs qui étaient encore en emploi, en grande majorité des femmes, ont dû démissionner ou réduire leurs heures de travail en raison de leurs obligations familiales[52], notamment à cause de la fermeture des services de garde et des écoles. Dans un troisième temps, les personnes qui occupent toujours un emploi ont été aux prises avec des nouvelles temporalités professionnelles.

2 L’entrée en scène d’une nouvelle forme de catégorisation de la main-d’oeuvre : les travailleurs et les travailleuses assurant des services essentiels

Quels emplois occupent les personnes assurant des services essentiels ? Nous n’avons trouvé aucune définition consacrée permettant de circonscrire avec précision ce groupe de travailleurs et de travailleuses[53]. Dans certains cas, cette catégorie fait référence aux personnes ayant un emploi dans des secteurs ou des commerces qui n’ont pas cessé leurs activités au plus fort de la pandémie de COVID-19[54] ou encore à celles qui avaient priorité pour recevoir la première dose du vaccin contre la maladie à coronavirus 2019 selon l’emploi occupé[55]. En définitive, elles assumaient des fonctions nécessaires pour assurer la santé et la sécurité, notamment alimentaire, de la population et réalisaient généralement leur prestation de travail en présentiel. Le gouvernement leur a parfois accordé des primes[56], souvent temporaires[57], pour compenser la surcharge de travail et le risque encouru. Nous traiterons ci-dessous de deux groupes assurant des services essentiels, soit le personnel infirmier (2,1), composé à près de 90 % de femmes[58], et le secteur du camionnage (2.2), comptant environ 95 % d’hommes[59].

2.1 Le décloisonnement de la durée du travail du personnel infirmier

Les conditions de travail du personnel infirmier sont un sujet de multiples préoccupations, et ce, depuis des années. En 2017, une étude révèle que les infirmières et les infirmiers écourtent leurs pauses et commencent leur quart de travail à l’avance[60] en raison d’une surcharge de travail ou du manque de personnel[61]. À ces facteurs s’ajoute le fait que les gestionnaires s’attendent à une grande disponibilité de leur part même hors de leurs quarts de travail[62], notamment pour effectuer des heures supplémentaires, au pied levé. Ces attentes de disponibilité accrue seraient généralement implicites[63] : toutefois, si un nombre insuffisant accepte des quarts de travail supplémentaire, les gestionnaires peuvent imposer ce qui est couramment appelé du « temps supplémentaire obligatoire (TSO)[64] ».

La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) rapporte dès 2010 que le fait de recourir au TSO, d’abord supposé pallier un manque d’effectifs ponctuel, est pratique courante depuis de nombreuses années déjà et sert plutôt de « mesure pour réduire l’impact de la pénurie de professionnelles en soins dans les établissements[65] ». Les causes de cette pénurie sont multiples et comprennent les importantes compressions budgétaires imposées au réseau de la santé dès les années 1990, ainsi que la diminution du nombre de postes à temps plein disponibles[66]. En outre, on note une intensification marquée de la charge de travail, provoquant une surcharge, ce qui pousserait plus de la moitié des membres du personnel infirmier à écourter leurs pauses ou à allonger leur quart de travail pour s’assurer d’exécuter correctement toutes les tâches requises[67]. Plusieurs considèrent par ailleurs que la prolongation de leur quart de travail, la diminution de la durée de leurs pauses et les heures supplémentaires « font partie » intégrante de leur travail[68]. Dans certains milieux, les infirmières et les infirmiers concluraient des ententes tacites afin de gérer de manière informelle l’octroi de quarts de travail supplémentaires pour éviter le recours au TSO[69]. Un tel modus operandi empêcherait notamment que des personnes ayant des enfants à charge soient contraintes d’effectuer un quart supplémentaire[70].

Lorsque la pandémie de COVID-19 frappe le Québec en mars 2020[71], le personnel infirmier est donc déjà soumis à de longues heures de travail, à de courtes pauses et à des quarts de travail dont la fin se révèle parfois imprévisible en raison du TSO. Le 21 mars 2020, alors que l’état d’urgence sanitaire est prescrit depuis une semaine au Québec, la ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, signe l’arrêté ministériel 2020-007[72]. En effet, l’article 118 de la Loi sur la santé publique[73] prévoit que le gouvernement peut imposer un état d’urgence sanitaire dans tout ou partie du territoire québécois lorsqu’une menace grave à la santé de la population, réelle ou imminente, exige l’application immédiate de certaines mesures prévues par l’article 123 de cette loi pour protéger la santé de la population. Par conséquent, le décret 177-2020 énonce que « la ministre de la Santé et des Services sociaux peut prendre toute autre mesure requise pour s’assurer que le réseau de la santé et des services sociaux dispose des ressources humaines nécessaires[74] ». Or, selon l’arrêté ministériel 2020-007, « les dispositions nationales et locales des conventions collectives en vigueur dans le réseau de la santé et des services sociaux de même que les conditions de travail applicables au personnel salarié non syndiqué soient modifiées, afin de permettre à l’employeur de répondre aux besoins de la population[75] ».

Cet arrêté confère donc aux gestionnaires du réseau de la santé et des services sociaux la possibilité de reporter à une date indéterminée les vacances déjà prévues dans le cas du personnel du milieu de la santé[76], de déplacer une personne salariée à tout poste et à tout lieu de travail, quel que soit son quart de travail habituel, et même de modifier les horaires de travail pourvu que la journée normale ne dépasse pas 12 heures. Cet arrêté autorise également les employeurs à suspendre ou à annuler les aménagements du temps de travail déjà accordés et à présumer qu’une personne employée à temps partiel est en fait disponible pour travailler à temps plein. Si la mise en oeuvre de ces mesures doit être précédée de l’approbation du sous-ministre adjoint[77], l’employeur n’a pas à transmettre au syndicat copie de ces approbations ou des mesures précises qu’il compte mettre en oeuvre[78].

Parallèlement au surcroît de travail entraîné par l’hospitalisation des personnes atteintes de la COVID-19, la pénurie de personnel infirmier s’accentue : en février 2021, on rapporte plus de 4 000 démissions du réseau public ou départs à la retraite entre mars et décembre 2020[79]. Sur le terrain, les effets de la surcharge de travail se font sentir : près de la moitié du personnel infirmier dit ressentir un niveau de stress professionnel élevé durant les premiers mois de la pandémie[80], et le personnel infirmier est passé d’une moyenne de 6,2 heures supplémentaires (rémunérées et non rémunérées) par semaine en mai 2019 à 16,9 heures supplémentaires par semaine en mai 2020[81]. Selon Statistique Canada, ces heures auraient pu être encore plus élevées s’il n’y avait pas eu de délestage de certaines procédures jugées non urgentes[82].

L’intensification de la charge de travail et l’extensification du temps de travail du personnel infirmier, présentes depuis des décennies, ont été exacerbées par la pandémie de COVID-19 et certaines mesures prises pour tenter de les contenir. Chez le personnel infirmier, les effets du nombre élevé de démissions et de départs à la retraite, l’annulation de semaines de vacances, le stress élevé ressenti et le recours accru aux heures supplémentaires, combinés au peu de mesures qui leur sont accessibles pour limiter la durée du travail, continueront de se faire sentir bien après la fin de la pandémie. En s’attendant du personnel infirmier qu’il effectue régulièrement une charge de travail allant au-delà des heures prévues, on met en jeu non seulement la santé de ces « anges gardiens », mais aussi celle du public[83]. En effet, une étude de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) sur l’ensemble du réseau de la santé cite la surcharge de travail parmi les facteurs qui ont été considérés comme ayant contribué à la transmission de la COVID-19 dans les milieux de travail[84] et constate que la crise sanitaire a eu « un impact émotionnel sur ces travailleurs qui s’est traduit par un sentiment d’abandon, de la détresse psychologique, de la culpabilité d’avoir infecté une personne de l’entourage professionnel ou personnel (parfois décédé), de la frustration et aussi de la colère[85] ».

2.2 La dérégulation de la durée du travail dans le secteur du camionnage

Un autre exemple de secteur assurant des services essentiels et touché par une pénurie de main-d’oeuvre[86] qui remonte à bien avant la pandémie de COVID-19 et a un impact direct sur les conditions de travail est celui des camionneurs et des camionneuses. Le caractère essentiel de ce secteur n’est plus à prouver : de nos jours, la presque totalité des biens alimentaires et de consommation sont transportés par camion en Amérique du Nord[87]. Le domaine du camionnage génère d’ailleurs des recettes de plusieurs milliards de dollars par année au Québec[88].

Bien que la majorité des camionneurs et camionneuses soient salariés, on en dénombre de plus en plus qui travaillent à leur compte[89]. Leurs conditions de travail sont régies soit par le droit québécois, soit par le droit fédéral du travail, selon que le transport de marchandises est effectué à l’intérieur de la province ou non[90]. Dans les deux cas, et peu importe que la personne au volant soit salariée ou travaille à son compte, son temps de travail est encadré par la législation, qui prévoit un nombre maximal d’heures de conduite et d’heures de service[91] ainsi qu’un nombre minimal d’heures de repos quotidien et le fractionnement de celles-ci[92]. Cet encadrement législatif sert à protéger à la fois les camionneurs et camionneuses et le public des dangers de la fatigue au volant[93], et permet d’encadrer les demandes des entreprises, qui tentent autant que possible de réduire leurs coûts et leurs délais de livraison[94].

Or, les limites de temps de travail et la définition de ce qui constitue ou non des heures de service ne tiennent pas compte d’une réalité pourtant bien ancrée dans le milieu, celle d’un troisième temps. Comme le souligne Urwana Coiquaud, il existe plusieurs périodes pendant lesquelles les camionneurs et les camionneuses sont disponibles (par exemple, le déneigement et le déglaçage, le chargement et le déchargement des marchandises, l’attente chez le client, etc.[95]), mais pendant lesquelles aucune rémunération ne leur est allouée[96], ni après un certain délai[97], ou selon des frais fixes sans égard à la durée réelle de cette période de disponibilité[98].

La comptabilisation des heures de travail ne reflète donc pas nécessairement la réalité dans le secteur du camionnage, ce qui a des répercussions tant sur la rémunération[99] que sur le nombre maximal d’heures pendant lesquelles les personnes employées dans le secteur du camionnage sont effectivement réveillées et alertes. Par ailleurs, vu les nombreux facteurs qui échappent à leur contrôle (conditions routières ou météorologiques, congestion, temps d’attente chez la clientèle, etc.), leur horaire de travail demeure imprévisible[100].

Dès le début de la pandémie de COVID-19, les règles encadrant le temps limite de travail des camionneurs et des camionneuses ont été assouplies. Ainsi, les personnes soumises au droit fédéral du travail et transportant une liste de marchandises jugées essentielles (ex. : nourriture, fournitures médicales, équipement de protection et carburant)[101] peuvent, après avoir indiqué qu’elles se prévalent de cette exemption, conduire autant d’heures qu’elles le souhaitent, pour autant que leurs facultés ne soient pas « affaiblies par la fatigue de sorte qu’[elles] ne peu[ven]t pas conduire de façon sécuritaire[102] » et qu’elles prennent au moins 10 heures de repos consécutives après une livraison de marchandises essentielles[103].

Quant à la législation provinciale, la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) a suspendu l’application du Règlement sur les heures de conduite et de repos des conducteurs de véhicules lourds[104] : les camionneurs et les camionneuses doivent toutefois s’assurer de ne prendre la route que lorsque leur état leur permet de le faire de façon sécuritaire[105]. Ces mesures ont pour objet d’assurer la livraison en temps opportun des denrées et des marchandises essentielles, mais tiennent aussi compte du fait qu’il y a moins de haltes routières ouvertes en raison de la pandémie[106] et, donc, qu’il faut parfois dépasser le maximum d’heures avant de se rendre à un endroit sécuritaire et accessible pour se reposer, se nourrir et se laver.

La pandémie de COVID-19 a entraîné de nouveaux facteurs de stress pour ces travailleurs et ces travailleuses : risque de tomber malade, hausse de la charge de travail, difficulté à trouver des endroits sécuritaires où s’arrêter, etc.[107]. Ces éléments s’ajoutent à l’absence (temporaire, mais toujours en vigueur au moment de la rédaction du présent texte) d’encadrement quant à leur temps maximal de travail et à l’inadéquation, notamment pour ce qui constitue du temps travaillé, entre la législation en vigueur et la réalité vécue sur le terrain.

3 L’entrée en scène du recours généralisé au télétravail

Avant la pandémie de COVID-19 et les mesures sanitaires mises en place pour tenter d’en limiter les effets, le télétravail, c’est-à-dire le fait d’effectuer sa prestation de travail en tout ou en partie hors des locaux de l’employeur à l’aide des TIC[108], est peu répandu et surtout pratiqué à temps partiel. Ce n’est pourtant pas une question de faisabilité : environ 40 % des Canadiens et des Canadiennes occupent, début 2020, un emploi pouvant être exercé depuis leur domicile. Les femmes, les personnes ayant des diplômes universitaires et celles qui gagnent un revenu plus élevé sont les plus susceptibles de se trouver dans cette situation[109].

Or, à la fin de mars 2020 et dans la foulée des mesures sanitaires mises en place, presque toutes les personnes qui le peuvent sont en télétravail[110] ; plus de femmes (44 %) que d’hommes (35 %) travaillent alors à distance, c’est-à-dire depuis leur domicile[111]. Durant les premiers mois de l’année 2021, le taux global de télétravail atteint 32 %[112].

Selon Statistique Canada, ce recours accru au télétravail aurait eu des effets sur la répartition des tâches domestiques, surtout chez les couples ayant des enfants. En effet, les hommes et les femmes travaillant à domicile prennent en charge plus de tâches domestiques, dont le soin des enfants. Or, les femmes consacrent déjà plus de temps, en moyenne, que les hommes aux tâches domestiques et de soin[113]. Ainsi, les hommes qui télétravaillent sont plus susceptibles que ceux qui travaillent à l’extérieur du domicile de déclarer que les tâches parentales sont partagées également. En revanche, les femmes qui télétravaillent sont moins susceptibles que celles qui occupent un emploi à l’extérieur du domicile de dire que ces tâches sont partagées de façon égale et elles sont proportionnellement plus nombreuses à indiquer accomplir elles-mêmes la plupart de ces tâches[114].

Les télétravailleurs et les télétravailleuses ont affirmé, en très grande majorité, atteindre un taux de productivité comparable, que ce soit de leur domicile ou du bureau, le tiers mentionnant même une productivité accrue depuis le recours au télétravail[115]. Cela serait dû en partie au fait que, depuis mars 2020, la majorité des personnes en situation de télétravail a aussi indiqué travailler plus d’heures qu’auparavant[116]. L’un des facteurs expliquant la hausse du nombre d’heures travaillées serait l’utilisation des TIC. Si les TIC ont permis le recours soudain et massif au télétravail, elles font également en sorte qu’il est désormais possible, théoriquement, de travailler en tout lieu[117] et à tout moment.

Quels sont les effets de cette mise en disponibilité permanente rendue possible par le recours aux TIC ? Des recherches menées au Québec avant la pandémie de COVID-19 soulignent que les télétravailleurs et les télétravailleuses ne notent pas de souci particulier quant à leur équilibre travail-famille ; le cas échéant, la situation s’améliore après une courte période d’adaptation[118]. Pour plusieurs, ce mode d’organisation du travail leur est même bénéfique, surtout lorsqu’il leur permet un réel contrôle sur leur horaire. De plus, le recours au télétravail est alors consensuel, voire fait à leur demande. Qu’en est-il dans un contexte où le télétravail est imposé soudainement et exercé à temps plein ? De nombreuses personnes en tirent encore beaucoup d’avantages, mais ses inconvénients possibles ont été mis en lumière au courant de l’année 2021. Ainsi, à l’été 2020, une majorité témoigne que le télétravail n’a pas d’impact négatif sur la conciliation travail-famille[119], mais une étude publiée au printemps 2021 trace un portrait plus nuancé de la situation[120].

De plus, l’absence de distinction physique entre le lieu de travail et le domicile et le recours accru aux TIC permettant d’être théoriquement disponible à tout moment et en tout lieu sont autant de facteurs qui contribuent au brouillage des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle[121]. Ce flou, lorsqu’il survient, entraîne des risques d’hyperconnectivité professionnelle[122], elle-même associée à des risques accrus d’épuisement professionnel[123] et émotionnel[124], de stress[125] et de problèmes de sommeil[126], notamment, de même qu’à un nombre généralement plus élevé d’heures travaillées chez les personnes hyperconnectées que chez celles qui ne le sont pas[127]. Rappelons enfin que cette large disponibilité venant s’ajouter aux heures normales de travail touche particulièrement les femmes, qui, comme nous l’avons mentionné plus haut, se chargent encore davantage que les hommes des tâches domestiques et de soin des membres de la famille et, par conséquent, ont moins de temps à consacrer au travail hors des heures normales.

Il est probable qu’après la pandémie de COVID-19 le recours au télétravail se généralisera[128]. Il peut toutefois présenter des inconvénients non négligeables, même chez ceux et celles qui l’apprécient généralement[129]. Le contexte pandémique est particulier, certes, mais plusieurs enjeux déjà soulevés demeureront présents après la pandémie. Afin de permettre à l’ensemble des télétravailleurs et des télétravailleuses de bénéficier des nombreux avantages que procure ce mode d’organisation du travail, il nous apparaît donc primordial d’étudier les enjeux des longues heures de travail, du brouillage des temps sociaux et des effets disproportionnés de ces enjeux sur les femmes.

4 Le droit légiféré du travail à l’épreuve de la COVID-19

Les enjeux mentionnés dans les sections précédentes, bien qu’ils aient été exacerbés par le contexte particulier de la pandémie de COVID-19 et des mesures prises pour y résister, avaient d’ores et déjà été mis en évidence et perdureront une fois la pandémie terminée. Le droit du travail est-il conçu pour y faire face de façon effective ? La pandémie en a-t-elle confirmé les limites ? Nous exposerons d’abord ci-dessous le contenu du droit légiféré du travail portant sur la durée du travail, soit les dispositions d’ordre public encadrant les pauses et les congés, la durée du travail ou le droit de refus se trouvant dans la LNT et dans la LSST. Nous aborderons ensuite certaines normes en matière de rémunération de la LNT, qui sont révélatrices de la conception du temps de travail dans cette loi. Notons d’emblée qu’au moment d’écrire ces lignes le télétravail n’est encadré par aucune disposition particulière du droit québécois du travail : les articles de la LNT et de la LSST s’y appliquent donc, à moins de mention claire à l’effet contraire[130].

Précisons en outre que la LNT ne prévoit aucune norme imposant une durée maximale quotidienne ou hebdomadaire de travail, contrairement à ce qui existe dans d’autres provinces canadiennes[131]. Les droits de direction dont disposent les employeurs leur confèrent la possibilité d’exiger d’une personne salariée qu’elle accomplisse des heures supplémentaires[132]. La LNT énonce aussi que, sauf disposition contraire d’une convention collective ou d’un décret, l’employeur doit fournir à la personne salariée, au-delà d’une période de travail de cinq heures consécutives, une pause de 30 minutes pour le repas : cette pause est non rémunérée[133]. Elle doit toutefois l’être si la personne salariée n’est pas autorisée à quitter son poste de travail[134]. De plus, selon la LNT, la personne salariée doit pouvoir bénéficier d’un repos hebdomadaire d’une durée minimale de 32 heures consécutives[135]. Cependant, cette norme est de nature prescriptive et non prohibitive : elle n’empêche pas de travailler de façon continue. Cette disposition permet toutefois à quiconque souhaite exercer son droit au congé hebdomadaire d’être protégé contre les représailles[136].

Enfin, la LNT aménage le droit de la personne salariée de refuser de travailler au-delà de certains seuils ou pour des raisons familiales. Ainsi, celle-ci peut exercer son droit de refus sur une base journalière ou hebdomadaire si elle a déjà travaillé plus de 2 heures au-delà de ses heures habituelles quotidiennes de travail ou plus de 14 heures de travail par période de 24 heures, selon la période la plus courte, ou lorsque les heures quotidiennes de travail sont variables ou effectuées de manière non continue, plus de 12 heures de travail par période de 24 heures. Sur une base hebdomadaire, une personne salariée peut généralement refuser d’exécuter plus de 50 heures de travail par semaine[137]. Soulignons que cette disposition n’empêche pas l’employeur de demander que la personne salariée exécute le travail : il est simplement prévu que, dans certaines circonstances précises, elle pourra refuser d’effectuer sa prestation de travail sans crainte de représailles[138]. En réalité, elle ne pourra exercer son droit de refus qu’après avoir effectivement travaillé pendant le nombre d’heures établi par cette disposition[139]. Cette disposition ne la protégerait pas si elle refusait de travailler au-delà d’un nombre d’heures moins élevé convenu dans un contrat de travail. On peut se demander, ce faisant, si l’effet paradoxal de cette disposition de la LNT ne serait pas de « légitimer » les demandes de travail de l’employeur qui excéderaient le seuil fixé dans le contrat. La personne salariée pourra également refuser de dépasser son nombre d’heures habituelles de travail si sa présence est nécessaire pour remplir des obligations liées à la garde, à la santé ou à l’éducation de son enfant ou de l’enfant de son conjoint, ou en raison de l’état de santé de son conjoint, de son père ou de sa mère, d’un frère ou d’une soeur ou encore de l’un de ses grands-parents ou bien d’une personne pour qui elle joue le rôle de proche aidante, dans la mesure où elle a pris les moyens raisonnables à sa disposition pour assumer autrement ces obligations[140].

Qu’en est-il du droit de la santé et de la sécurité du travail ? La LSST prévoit que l’employeur doit « s’assurer que l’organisation du travail et les méthodes et les techniques utilisées pour l’accomplir sont sécuritaires et ne portent pas atteinte à la santé du travailleur » et « utiliser les méthodes et techniques visant à identifier, contrôler et éliminer les risques pouvant affecter la santé et la sécurité du travailleur » dont les risques psychosociaux[141]. Or, la durée du travail est au coeur même de son organisation : les risques liés à cette dernière peuvent donc découler d’une situation d’intensification du travail, de surcharge ou d’heures supplémentaires[142]. L’obligation de l’employeur de prendre les mesures nécessaires[143] pour protéger la santé de même qu’assurer la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs et des travailleuses ne se limite pas au cadre physique des lieux de l’entreprise : cette obligation existe à tout « endroit où, par le fait ou à l’occasion de son travail, une personne doit être présente[144] », et à plus forte raison en quelque lieu que ce soit où la prestation de travail est exécutée[145], y compris le domicile en cas de télétravail.

La LSST prévoit également que toute personne y étant assujettie peut refuser d’effectuer un travail si celui-ci est dangereux pour son intégrité physique ou encore sa santé ou sa sécurité physiques ou psychologiques, ou celles d’autrui[146]. Quiconque exerce son droit de refus doit, par prépondérance de preuve, démontrer la crainte, la croyance raisonnable ou l’appréhension du danger, mais n’a pas à en prouver l’existence en tant que telle. L’exercice du droit de refus se trouve susceptible de participer à l’accomplissement de la finalité générale de la LSST, soit l’élimination à la source même des dangers pour la santé, la sécurité et l’intégrité physique. Pourtant, les critères stricts d’application font en sorte que le droit de refus n’est pas accessible dans de nombreuses situations.

En effet, le travailleur ou la travailleuse ne pourra exercer ce droit de refus si cela met en péril immédiat la vie, la santé, la sécurité ou l’intégrité physique d’une autre personne ou si les conditions d’exécution de ce travail sont normales dans le genre de travail exercé[147]. En ce qui a trait aux conditions de travail, la jurisprudence enseigne notamment que le travail doit être effectué selon les règles de l’art, que le risque doit être inhérent à la tâche, et que toutes les mesures de sécurité généralement reconnues doivent avoir été prises pour faire face à la situation[148]. Les conditions d’exécution doivent correspondre à la réglementation en vigueur[149] ou aux façons de faire généralement reconnues dans le milieu visé[150], à défaut de quoi elles seront jugées anormales. De manière générale, le travailleur ou la travailleuse ne pourra prétendre que son état de santé, par exemple la fatigue, rend les conditions de travail anormales[151].

L’exemple du personnel infirmier montre que l’exercice du droit de refus, que ce soit en vertu de la LNT ou de la LSST, n’est vraisemblablement pas possible dans plusieurs cas de figure, et ce, bien avant la pandémie de COVID-19. En effet, celui-ci ne s’applique pas si le refus de la personne salariée va à l’encontre de son code de déontologie professionnelle[152] ou s’il met en péril ou en danger la vie, la santé ou la sécurité d’une autre personne[153]. Or, les normes déontologiques destinées à la protection du public applicables aux membres du personnel infirmier les placent devant un véritable dilemme lorsqu’il leur est demandé d’accomplir de longues heures de travail. Si, en vertu du Code de déontologie des infirmières et infirmiers, l’infirmière ou l’infirmier « doit s’abstenir d’exercer sa profession lorsqu’[elle ou] il est dans un état susceptible de compromettre la qualité des soins et des services[154] » et que le Code des professions[155], qui régit sa pratique, prévoit l’interdiction pour tout professionnel ou toute professionnelle d’accomplir des actes si son état de santé y fait obstacle, reste qu’il ne saurait être question, à moins d’avoir une raison grave, d’abandonner un « client » qui reçoit des soins et des traitements[156] et qu’il faut « prendre des moyens raisonnables pour assurer la continuité des soins et traitements[157] ». En somme, les infirmières et les infirmiers, qui comptent parmi les plus susceptibles d’être soumis à des risques pour leur santé et leur sécurité générés par des heures de travail excessives, se trouvent pratiquement sans protection des lois d’ordre public. La seule issue possible dans leur cas est de contester, par un recours fondé sur la convention collective, les demandes de l’employeur en tentant de démontrer qu’elles ne relèvent pas d’un exercice raisonnable de ses droits de direction, le caractère systématique ou récurrent des exigences de l’employeur semblant être, au vu de la jurisprudence, un indice d’un exercice déraisonnable des droits de direction[158].

Comme le temps de travail constitue le « temps de la subordination[159] », certaines normes de la LNT ont pour objet d’assurer une contrepartie salariale juste. La LNT prévoit le droit de la personne salariée de recevoir un salaire au moins équivalent au salaire minimum dont le taux est fixé par règlement[160], ainsi que l’obligation de l’employeur de rémunérer le salarié qui doit travailler au-delà de la semaine normale de travail[161]. En l’absence d’un consentement formel de l’employeur à cet effet, le simple fait que ces heures supplémentaires sont effectuées à la connaissance de celui-ci suffirait pour que leur paiement soit dû[162]. Une personne salariée pourra refuser d’exécuter une prestation de travail si, à son avis, cette prestation ne sera pas rémunérée, que ce soit au taux de base[163] ou au taux des heures supplémentaires prévu dans le contrat de travail[164].

L’application de certaines normes en matière de rémunération révèle toutefois une conception dépassée de ce qu’est maintenant le temps de travail. Il en est ainsi de la disposition de la LNT qui prévoit un droit à la rémunération lorsqu’une personne salariée attend du travail sur les lieux du travail[165], lorsqu’elle se déplace pour le compte de l’employeur[166] ou lorsqu’elle est en période de formation ou d’essai[167]. La LNT impose que la personne salariée en attente de travail soit rémunérée uniquement si elle se trouve sur les lieux du travail. Or, comme le démontre une étude empirique réalisée par Guylaine Vallée et Dalia Gesualdi-Fecteau, l’allocation du salaire ne posera généralement pas problème quand l’obligation de disponibilité s’effectue dans l’enceinte de l’établissement[168]. Qu’en est-il lorsque l’activité ne s’exerce pas dans le cadre « classique » de l’établissement, comme c’est le cas dans le secteur du camionnage, ou lorsqu’une partie du travail est exécutée à domicile ? De plus, la période pendant laquelle certaines personnes attendent du travail « sur place » ne sera pas plus rémunérée si celle-ci ne se traduit pas par l’exécution d’une prestation de travail[169]. Cette mise en disponibilité n’est alors pas considérée comme du temps de travail en vertu de la LNT. La définition de ce que constitue être « réputé au travail » ne tient pas compte de la réalité de la dématérialisation du travail et du fait que celui-ci est susceptible de s’exécuter sur les lieux du travail ou à l’extérieur de ceux-ci, ni de la disponibilité accrue attendue des travailleurs et des travailleurs pour une demande éventuelle de travail.

Il importe également de souligner que la LNT n’impose aucun mode de rémunération particulier. En pratique, le salaire pourra être déterminé sur une base horaire, en fonction de la durée de la prestation de travail, mais il peut aussi l’être sur une base annuelle ou encore en fonction d’un rendement ou à la commission. Or, il est fort à parier que plusieurs personnes en situation de télétravail sont assujetties à une rémunération établie de façon annuelle. Il a été établi que la durée de leur travail a augmenté dans le contexte de la pandémie de COVID-19[170]. En plus de cet allongement de la durée du travail, il est également fort probable que les journées de travail aient été davantage fragmentées, notamment afin d’assumer certaines obligations familiales ou parentales[171]. Or, comme le soulignent Vallée et Gesualdi-Fecteau, la caractéristique commune des modes de rémunération fixe est « qu’ils supposent implicitement une “mise en disponibilité” indéterminée des personnes salariées en leur en faisant supporter les risques reliés à la durée que prendra l’exécution de la prestation de travail convenue[172] ». Bien que toutes les personnes salariées doivent recevoir au moins le salaire minimum pour toutes les heures effectivement travaillées, « le temps de travail n’est pas l’unité de mesure de la prestation de travail et l’heure de travail n’est pas, en soi, l’unité de calcul de la rémunération de la personne salariée[173] ». Ce faisant, un glissement s’opère entre le modèle du salariat, qui suppose que le temps de la subordination se limite au temps de travail, lequel sera rémunéré, vers celui de l’entrepreneur indépendant, qui assume certains risques en conservant le contrôle sur de nombreux éléments de la prestation de travail, dont les outils, la méthode et l’horaire de travail[174].

Conclusion

La pandémie de COVID-19 a particulièrement exacerbé plusieurs enjeux liés à l’encadrement de la durée du travail. Par le fait même, elle aura aussi mis en lumière diverses lacunes du droit québécois du travail, notamment les nombreuses limitations des quelques recours qui permettent de gérer les intrusions du travail dans le temps dit « de repos », et l’absence de toute mention des TIC et du télétravail, deux composantes de plus en plus inextricables du monde du travail. Ces angles morts législatifs ont des répercussions multiples sur la santé des travailleurs et, plus particulièrement, des travailleuses.

En principe, la réglementation des risques psychosociaux au sein de la législation en matière de santé et de sécurité du travail est susceptible de participer à la construction d’un rempart utile devant les mutations des temporalités professionnelles constatées ou intensifiées au cours de la pandémie de COVID-19[175]. Toutefois, force nous est de constater que, pour le moment, le régime de santé et de sécurité du travail ne se saisit que très timidement de la question de l’intensification de la charge de travail. Le fait que son corollaire, c’est-à-dire l’extensification du travail, est perçu comme relevant d’une question de normes de travail, plutôt que comme une dimension de la santé et de la sécurité, n’aide en rien, pas plus que la résistance à considérer la conciliation travail-famille comme un enjeu clé de santé au travail, surtout pour les femmes ayant des responsabilités parentales et familiales. La pandémie aura eu de bon qu’elle aura contribué à illustrer l’erreur d’un tel raisonnement.

Les sociétés postindustrielles consacrent non seulement la centralité du temps de travail dans l’articulation des temps sociaux, mais aussi le contrôle dont l’employeur dispose dans l’aménagement de ceux-ci. La durée du travail assure donc, en soi, une fonction normative. La pandémie de COVID-19 a mis en lumière, et est parfois venue accentuer, bon nombre d’enjeux relatifs à la durée du travail, notamment eu égard au brouillage des frontières entre le temps de travail et le temps hors travail. La pandémie offre de ce fait un contexte renouvelé afin de revoir et de reconfigurer la régulation juridique de la durée du travail.

Si les repères de temps et de lieux deviennent fragiles plus encore avec la pandémie de COVID-19, comment définir alors le travail, préalable essentiel pour ensuite encadrer sa durée ? D’abord, au vu des données scientifiques sur la question, le temps maximal de travail devra être limité, et ce, pour l’ensemble des travailleurs et travailleuses. À cet égard, certains suggèrent qu’il serait opportun de définir négativement le temps de travail par rapport au temps dit de repos[176]. Il semble essentiel de revoir la façon dont la notion de durée du travail est comprise pour tenir compte de la réalité des TIC et de la disponibilité accrue exigée de plusieurs groupes de travailleurs et de travailleuses[177]. Notons qu’au Royaume-Uni un courant jurisprudentiel minoritaire considère que la disponibilité exigée est au coeur de la prestation à laquelle s’engage la personne salariée envers l’employeur dans le contrat de travail et qu’il revient alors à ce dernier d’exercer ses droits de direction pour obtenir l’exécution d’une prestation de travail pendant la période où ladite disponibilité est requise[178]. La question de la prévisibilité de la durée du travail, du point de vue tant du moment que de la durée de temps travaillé, s’avère également un enjeu de taille, notamment dans une perspective de conciliation travail et vie personnelle. Depuis 2018, la LNT prévoit qu’une personne salariée qui n’est pas été informée au moins cinq jours à l’avance qu’elle aura à travailler peut exercer un droit de refus, mais sans crainte de représailles[179]. Cette disposition paraît toutefois bien limitée, en ce que le fardeau de l’aménagement des horaires de travail repose encore une fois sur les travailleurs et les travailleuses, qui devront conjuguer de multiples impératifs, dont leur sécurité économique et leurs obligations familiales. En négligeant d’imposer aux employeurs le fardeau de soumettre à l’avance les horaires de travail, le législateur préserve intégralement la flexibilité que ceux-ci recherchent, tout en compromettant notamment la sécurité économique des travailleurs et des travailleuses. À ce sujet, quelques villes et États américains ont récemment adopté des lois et des ordonnances portant sur la semaine de travail équitable « fair workweek », en vertu desquelles les employeurs doivent payer des primes à leurs travailleurs et travailleuses[180] s’ils modifient leur horaire à moins d’une semaine (voire deux, dans certains cas) de préavis[181]. Une telle mesure est susceptible d’inciter les employeurs à prévoir de façon plus rigoureuse les horaires, sans pour autant priver leur personnel d’une certaine marge de manoeuvre lorsqu’une situation inattendue et imprévisible se présente.