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Le droit concernant les relations familiales est l’un des piliers de base de toute société. La manière dont les liens de filiation sont définis ainsi que les rôles et les responsabilités des membres d’une famille les uns envers les autres se trouvent en effet au coeur de la vie quotidienne. Or, les grandes lignes de ce droit peuvent varier d’une société à l’autre. Par exemple, l’adoption dans la société eurocanadienne[1] ne peut être assimilée à ce que l’on appelle communément « adoption coutumière » chez les peuples autochtones.

Le présent texte rend compte d’un projet de recherche-action portant sur l’institution du ne kupaniem/ne kupanishkuem[2], concept que l’on peut traduire par « adoption coutumière » ou, sans doute plus exactement, par « garde coutumière », chez les Innus d’Uashat mak Mani-Utenam, communauté autochtone située dans le nord-est du Québec. Ce projet fait partie d’un programme de recherche plus vaste entrepris à la demande d’Uauitshitun, le Centre de services sociaux d’Uashat mak Mani-Utenam[3]. L’objectif global de ce programme est de faciliter la mise en place d’un système innu de protection de la jeunesse.

Dans ce contexte, nous avons réalisé une étude en vue de décrire et de mieux connaître l’institution du ne kupaniem/ne kupanishkuem et d’en montrer les caractéristiques. Or, les événements ont fait que notre projet de recherche s’est transformé en projet de recherche-action. Au moment où nous faisions état de nos résultats préliminaires, le gouvernement a présenté le projet de loi no 113 à l’Assemblée nationale[4]. Ce projet de loi devait modifier le Code civil du Québec[5] afin de permettre la reconnaissance de l’adoption coutumière autochtone par le droit québécois. Il nous est cependant vite apparu que ledit projet de loi était très mal adapté à la réalité innue[6]. En effet, il proposait de n’autoriser que l’« adoption coutumière » qui crée un nouveau lien de filiation. Si l’adoption chez les Inuits répond à cette exigence[7], ce n’est pas le cas du ne kupaniem/ne kupanishkuem des Innus. Ceux-ci auraient donc eu bien du mal à se prévaloir des dispositions proposées. C’est pourquoi nous avons entrepris, avec un certain degré de succès, des démarches afin d’inciter le gouvernement à améliorer ce projet de loi en prévoyant un mécanisme qui permettrait de reconnaître le ne kupaniem/ne kupanishkuem de manière appropriée.

Le présent texte a été structuré selon les deux volets de notre projet : la recherche et l’action. La première partie sera consacrée à la compréhension de l’institution du ne kupaniem/ne kupanishkuem. Nous décrirons d’abord la démarche méthodologique originale que nous avons employée afin de mieux circonscrire cette institution du droit innu et nous exposerons en quoi elle se distingue d’autres méthodes retenues au Canada pour connaître et revitaliser les traditions juridiques autochtones. Nous donnerons ensuite une description du ne kupaniem/ne kupanishkuem, qui permettra d’en comprendre les principales caractéristiques. Dans la seconde partie, nous analyserons les mécanismes ayant pour objet la reconnaissance du ne kupaniem/ne kupanishkuem en droit québécois. Après avoir fait certaines remarques d’ordre général sur les interactions entre le droit étatique et le droit autochtone, nous mettrons l’accent sur les choix du législateur en vue d’améliorer le projet de loi no 113 et de permettre cette reconnaissance. Nous terminerons par un survol des mesures mises en place par la communauté innue d’Uashat mak Mani-Utenam pour tirer profit des nouvelles dispositions du Code civil.

Deux remarques doivent être faites d’entrée de jeu. Premièrement, il faut signaler le fait que le concept d’adoption a acquis un sens relativement précis en droit québécois et canadien : l’adoption met fin au lien de filiation biologique et remplace celui-ci par un nouveau lien de filiation. Or, comme nous le verrons plus loin, les Innus ne connaissent pas ce bris du lien de filiation. Ainsi, l’expression « adoption coutumière » ne décrit pas correctement l’institution innue du ne kupaniem/ne kupanishkuem. D’ailleurs, lorsqu’ils s’expriment en français, les Innus eux-mêmes emploient davantage la tournure « garde coutumière ». Nous préférons donc privilégier l’expression innue. Lorsqu’il sera nécessaire de parler d’« adoption coutumière », nous mettrons cette expression entre guillemets.

Deuxièmement, nous devons préciser que notre étude se fonde sur une conception large de ce qu’est le droit. Ce dernier ne comporte pas une seule définition. Bien que la plupart des juristes québécois adhèrent à une conception positiviste selon laquelle le droit est le produit de l’activité normative de l’État (ce qui comprend la Constitution, les lois, les règlements adoptés par différentes autorités publiques, ainsi que les règles issues de la jurisprudence), ce n’est pas la seule possibilité. Une conception plus large peut comprendre des formes de normativité qui sont propres aux peuples autochtones et qui, pour eux, sont tout aussi effectives que les lois écrites non autochtones. Les publications récentes de plusieurs juristes ont permis de mieux connaître les formes que prend cette normativité[8]. Est-ce du droit à proprement parler ? La réponse à cette question ne découle pas d’un critère scientifique, mais d’un choix politique. L’idée est de savoir sur quelle base doit avoir lieu le dialogue entre les Autochtones et la société eurocanadienne. Pour notre part, nous croyons qu’il doit reposer sur le respect et l’égalité, ce qui nous conduit à parler de « droit autochtone » et non de « coutumes » ou de « normativité ».

Par ailleurs, notre conception du droit autochtone n’est pas figée dans le temps. Comme tout autre aspect de la culture, le droit évolue. Cette transformation peut découler du contact avec une autre culture ou, plus particulièrement, un autre système juridique : il est alors question d’« acculturation[9] ». Si l’acculturation juridique n’est pas condamnable en soi, elle présente néanmoins un aspect inquiétant lorsqu’elle résulte de rapports de pouvoir inégaux entre les systèmes juridiques en jeu. Ainsi, le droit innu n’est pas moins innu en raison du fait qu’il s’est transformé depuis l’époque précoloniale. L’important, à cet égard, est que les Innus conservent le contrôle de l’évolution de leur droit[10]. En ce sens, notre étude ne cherche pas à révéler le droit innu tel qu’il existait dans un passé plus ou moins éloigné, mais plutôt à faire ressortir son état actuel.

1 La recherche : comprendre le ne kupaniem/ne kupanishkuem

Nous commencerons donc notre exposé par le volet « recherche » de notre projet. Nous ferons d’abord ressortir l’originalité de la démarche méthodologique que nous avons privilégiée afin de comprendre une partie du droit innu. Nous décrirons ensuite les grandes lignes de l’institution innue du ne kupaniem/ne kupanishkuem.

1.1 Méthodologie

Afin d’ouvrir une fenêtre sur le ne kupaniem/ne kupanishkuem, nous avons fait le pari d’employer la méthode biographique. Élaborée dans le domaine des sciences sociales à partir des années 80[11], cette méthode consiste à demander aux participants de raconter leur expérience de vie, habituellement en rapport avec un thème particulier ou une pratique précise, l’enquêteur tentant d’être le moins directif possible. Le récit livré par les participants peut constituer en soi un premier niveau d’analyse. Le chercheur peut aussi proposer sa propre interprétation des récits recueillis. Nous avons rendu cette méthode culturellement sensible en vue de la recherche menée en collaboration avec les peuples autochtones[12] et nous l’avons employée dans d’autres projets qui composent notre programme de recherche. Dans notre démarche, le récit constitue une source de connaissances légitime à partir de laquelle il est possible de produire des connaissances[13].

Précisons que la méthode biographique est quasiment inconnue en droit. On pourrait croire que le témoignage individuel livré par les participants n’aurait rien à apprendre au monde de la recherche sur le droit, car celui-ci serait une réalité objective qui dépasse nécessairement l’expérience personnelle. Toutefois, la méthode biographique s’avère fort utile pour étudier la coutume comme source de droit. Dans les traditions juridiques occidentales, la coutume est habituellement définie comme une pratique généralement suivie parce que les personnes visées la considèrent comme obligatoire. Elle comporte un élément objectif (la pratique) et un élément subjectif (le sentiment normatif). Le professeur Jeremy Webber assimile d’ailleurs cet élément subjectif à une forme de « délibération tacite » au sein du groupe qui y est assujetti[14]. Loin d’être le résultat d’un réflexe, la coutume serait donc l’expression d’une forme de conscience collective[15] du groupe intéressé. Entendue dans ce sens, la coutume constitue une source importante des traditions juridiques autochtones, même si ce n’est pas la seule[16].

Ces éléments rendent la méthode biographique particulièrement appropriée pour saisir le droit coutumier. Écouter les individus révèle non seulement les pratiques, mais aussi leur raison d’être : en d’autres mots, tant l’élément objectif que l’élément subjectif de la coutume. En effet, contrairement à des méthodes de recherche qui dirigent de manière plus étroite le discours des participants, la méthode biographique leur laisse une liberté considérable. Leur récit est donc plus susceptible de mettre au grand jour leurs propres schèmes de pensée, plutôt que ceux du chercheur[17]. Appliquée aux traditions juridiques autochtones, la méthode biographique permet de réaliser une enquête qui ne sera pas fondée sur des concepts tirés des traditions juridiques occidentales. En évitant de poser la question : « Comment fonctionne l’adoption chez les Innus ? », et en laissant plutôt parler les participants au sujet de leur expérience, nous avons pu découvrir des différences importantes entre l’adoption du droit civil et le ne kupaniem/ne kupanishkuem, que nous n’aurions peut-être pas remarquées autrement. La méthode biographique minimise ainsi les biais culturels et l’imposition de concepts étrangers qui pourraient nuire à une compréhension plus fine de la tradition juridique innue.

Concrètement, nous avons interviewé une douzaine de membres de la communauté et nous leur avons demandé de nous faire part de leur expérience de vie en ce qui a trait au ne kupaniem/ne kupanishkuem, que ce soit en tant que parent ou enfant, ou les deux à la fois. Notre schéma d’entrevue non directif portait sur trois thèmes : les aspects socioculturels liés à la communauté d’origine, les événements marquants de la trajectoire de vie personnelle et l’expérience vécue en tant qu’« adopté » ou « adoptant ». Les entrevues ont été retranscrites, puis mises en forme de récits structurés. Ceux-ci ont ensuite été validés avec les participants. Le corpus constitué par les douze récits ainsi obtenus a été enrichi par des références au ne kupaniem/ne kupanishkuem qui apparaissent dans les récits produits dans le contexte de projets de recherche menés en parallèle sur les pratiques éducatives et les séjours de guérison sur le territoire.

À noter que nous n’avons pas cherché à privilégier le témoignage des aînés. Nous sommes évidemment conscients de leur rôle dans la transmission du savoir — notamment du savoir juridique — au sein des communautés autochtones. Néanmoins, nous avons voulu donner une image du ne kupaniem/ne kupanishkuem tel qu’il est pratiqué par l’ensemble de la population d’Uashat mak Mani-Utenam. Nous avons donc choisi les participants parmi tous les groupes d’âge. Il n’en reste pas moins que certaines participantes sont indubitablement des aînées et que leur témoignage est empreint d’une grande sagesse.

L’analyse des récits des participants nous a ensuite permis de dégager les grandes lignes du droit innu relatif au ne kupaniem/ne kupanishkuem. Cette reconstruction a été fondée tout d’abord sur une observation des régularités dans le discours des participants. Nous avons ensuite recherché des énoncés qui témoignent de la normativité innue. Ces énoncés peuvent revêtir diverses formes. L’exemple le plus frappant est lorsqu’un participant affirme ce qui suit : « Chez nous, on fait les choses comme ceci et on ne fait pas les choses comme cela. » En fait, ce genre d’affirmation vient souligner un trait distinctif de la société innue par rapport à la société québécoise. Certains participants emploient également des formulations impersonnelles qui traduisent une norme, du type suivant : « Quand quelqu’un fait ceci, on réagit comme cela. » La répétition de propos d’un récit à l’autre peut pareillement nous aider à comprendre la portée d’une norme.

La méthode biographique que nous avons privilégiée peut être comparée à d’autres méthodes utilisées au Canada afin de documenter les traditions juridiques autochtones. L’une de ces méthodes a été diffusée par l’Indigenous Law Research Unit de l’Université de Victoria, sous la direction des professeures Val Napoleon et Hadley Friedland[18]. Elle se fonde sur des récits mythiques du peuple autochtone visé. Ces derniers sont analysés, un peu à la manière des précédents de common law, pour en faire ressortir la portée normative. Ce travail est complété par une discussion communautaire du sens de ces récits et peut donner lieu à la publication d’un ouvrage où l’on aura synthétisé les résultats[19]. Notre méthode présente un point commun avec celle de Napoleon et Friedland : les deux méthodes s’appuient sur l’analyse de récits afin d’en dégager une normativité implicite. La différence est que nous nous basons sur des récits d’expérience vécue plutôt que sur des récits mythiques[20]. Nous puisons donc à des sources différentes au sein des traditions juridiques autochtones. De plus, même si nous n’avons pas tenu des ateliers de discussion selon le modèle proposé par Napoleon et Friedland, nous avons tout de même validé nos résultats lors d’un forum de discussion auquel les membres de la communauté ont été invités.

Nous n’avons pas non plus tenté de décrire une coutume « pure » ou « authentique », qui daterait d’un passé lointain et qui n’aurait pas été modifiée par le contact avec la société eurocanadienne. Notre étude se distingue, à cet égard, de celle du professeur Jean-Paul Lacasse[21], qui se donnait pour mission, en se fondant sur le témoignage d’aînés, de rendre compte de l’ordre innu antérieur au contact avec les Européens. Il se peut, en effet, que certaines caractéristiques du ne kupaniem/ne kupanishkuem que nous décrivons soient d’apparition récente ou, à l’inverse, que des facettes traditionnelles de cette institution soient aujourd’hui tombées en désuétude. À titre d’exemple, Lacasse suggère que, par le passé, l’adoption d’un enfant par un couple vieillissant pouvait s’expliquer par le besoin de celui-ci de s’assurer une certaine forme d’aide et de soutien. Les récits que nous avons recueillis ne mentionnent pas une telle justification.

1.2 Résultats

Il peut être tentant de décrire le droit innu du ne kupaniem/ne kupanishkuem de la même manière que l’on brosserait un tableau du droit québécois de l’adoption. Toutefois, procéder ainsi risque d’occulter la spécificité du droit innu et d’isoler le ne kupaniem/ne kupanishkuem de son contexte. Cela aurait aussi pour effet de lancer le lecteur à la recherche de règles, alors que le droit innu en cette matière repose davantage sur des principes et des valeurs, à l’opposé du droit québécois.

Il nous paraît préférable de débuter en abordant le contexte plus général des principes innus régissant les relations familiales. Pour les Innus, la famille n’est pas seulement nucléaire. Dans l’univers innu, un enfant est entouré par un cercle de relations composé de personnes apparentées. Il est d’abord encerclé par ses père et mère. On trouve ensuite les grands-parents, puis les oncles et les tantes. Viennent enfin les parents plus éloignés, les voisins et les membres de la communauté tout entière. Ces individus forment ce qu’il est convenu d’appeler la « famille élargie[22] ». Leur positionnement au sein du cercle n’est pas rigide et peut être réaménagé selon les besoins familiaux. Certes, la mère et le père sont considérés comme les premiers pourvoyeurs de soins, mais tous les membres de la famille, en particulier les grands-parents, ont des responsabilités envers les enfants et participent à leur éducation[23].

Ultimement, ces responsabilités sont imprégnées des valeurs d’entraide et de partage au coeur de la société innue. Ainsi, le choix de prendre soin de l’enfant d’une autre personne fait souvent suite à un constat d’incapacité des parents, que ce soit en raison de difficultés personnelles, d’un séjour dans le bois ou en ville aux fins d’études. Pour cette raison, la prise en charge est généralement considérée comme une manière d’apporter de l’aide aux parents.

Dans le contexte du système innu de relations familiales, le ne kupaniem/ne kupanishkuem constitue un transfert volontaire de la garde d’un enfant. Dans la plupart des cas, cette garde est confiée à un autre membre de la famille élargie. De telles ententes en vue de transférer la garde d’un enfant sont conclues directement entre les parties intéressées, et ne font pas intervenir de tiers en situation d’autorité. En cela, elles diffèrent radicalement de l’adoption en droit québécois, qui ne peut s’effectuer qu’aux conditions prescrites par le Code civil et avec l’approbation du tribunal[24]. Les ententes innues peuvent être explicites ou tacites. Dans ce dernier cas, le ne kupaniem/ne kupaniskuem est une situation qui se cristallise avec le temps, comme en fait foi le passage suivant du récit d’une participante :

Quand je suis revenue ici à [Mani-Utenam], j’avais hâte de revoir mon bébé. Il avait juste deux mois quand nous sommes partis dans le bois. En arrivant, j’ai été le chercher et je l’ai ramené chez nous. Peu de temps après, la dame qui en avait pris soin me dit qu’elle s’ennuyait du bébé. Son mari aussi voulait le voir. Alors, il voyageait comme ça. Il allait chez eux, et puis je le ramenais. C’est comme ça qu’il a fini par rester avec cette famille-là. Mon bébé avait à peu près 6 mois, et je sentais aussi que mon bébé aimait bien rester là. Il pouvait nous voir, tant qu’il le voulait, mais il restait avec cette famille. C’est ce qui fait qu’il a été élevé là. Il a été bien soigné.

Contrairement à l’adoption en droit québécois, le ne kupaniem/ne kupanishkuem n’est pas confidentiel. En fait, dans la grande majorité des cas, la garde de l’enfant est confiée à un membre de la famille élargie. La situation est donc connue de tous. De toute manière, la petite taille des communautés innues rendrait la confidentialité illusoire.

En principe, le ne kupaniem/ne kupanishkuem est temporaire et réversible. Il ne brise surtout pas le lien de filiation d’origine. En fait, le maintien de la filiation d’origine est sans doute la seule règle d’« ordre public[25] » du droit innu concernant le ne kupaniem/ne kupanishkuem. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les Innus se montrent souvent réticents à l’idée d’avoir recours à l’adoption du droit québécois, qui coupe définitivement ce lien de filiation. Dans les communautés innues, l’enfant est donc encouragé, dans la mesure du possible, à maintenir des liens avec ses parents d’origine. Si la situation qui a donné lieu à son transfert se résorbe rapidement, les parents d’origine peuvent le reprendre. Dans les cas où le séjour dans la famille « adoptive » se prolonge, l’enfant est néanmoins encouragé, au début de l’adolescence, à retourner dans sa famille d’origine. Toutefois, ce retour est temporaire dans la plupart des situations, et l’enfant décide lui-même de revenir dans le milieu « adoptif ». Les remarques d’une participante témoignent, avec une certaine dose d’humour, de cet aspect du ne kupaniem/ne kupanishkuem : « Elle [l’enfant] est toujours restée avec nous. Je lui ai toujours dit : “Je vais te garder, mais quand tu seras capable de te débrouiller, tu iras trouver ta mère.” À l’adolescence, elle est allée chez sa mère. Elle n’a même pas été capable de rester une semaine. »

La question de la création d’un nouveau lien de filiation se révèle plus délicate. En principe, confier un enfant à quelqu’un d’autre ne crée pas instantanément un nouveau lien de filiation. Le vocabulaire employé par les participants pour s’adresser l’un à l’autre ménage toujours une place aux parents d’origine. Cependant, lorsque la situation devient en pratique permanente, les personnes visées considèrent qu’un nouveau lien de filiation est apparu, comme le démontre l’emploi des termes de parenté tels que « ma mère » ou « ma fille », sans rompre pour autant le lien de filiation d’origine. Ainsi, une participante témoigne de la manière dont sa fille adoptive s’adresse à elle : « Pour elle, nous sommes sa famille. Aujourd’hui, elle a 37 ans et elle m’appelle tout le temps “maman” alors que, lorsqu’elle parle de sa vraie mère, elle l’appelle par son prénom. »

Enfin, les Innus attachent une grande importance au respect de la volonté de l’enfant. Cela peut paraître surprenant lorsque l’enfant en question est âgé d’à peine quelques mois, comme dans le récit suivant :

Quand je suis née, mes parents habitaient chez mes grands-parents. Quand j’avais un an, ils ont eu leur maison et sont déménagés et ils m’ont emmenée avec eux, mais il paraît que je retournais toujours chez ma grand-mère. Quand mes grands-parents ont vu que je ne voulais pas partir avec mes vrais parents, je suis restée avec mes grands-parents. Je crois même que c’est moi qui ai demandé à ma grand-mère de m’adopter !

De telles affirmations peuvent surprendre. On peut toutefois y déceler une équivalence entre la « volonté » de l’enfant et le concept québécois d’intérêt de l’enfant. Lorsqu’un enfant âgé de quelques mois exprime sa « volonté » par le comportement différent qu’il adopte lorsqu’il se trouve avec ses parents d’origine ou ses parents « adoptifs », les adultes qui perçoivent cette volonté ne sont-ils pas tout simplement en train de constater ce qui est dans l’intérêt de l’enfant ? Bien que le vocabulaire employé soit différent, le ne kupaniem/ne kupanishkuem n’est peut-être pas si éloigné du droit québécois sur cette question cruciale.

2 L’action : la reconnaissance législative du ne kupaniem/ne kupanishkuem

Le but initial de notre projet de recherche était de développer les connaissances au sujet du ne kupaniem/ne kupanishkuem pour faciliter son intégration au sein d’un futur système innu de protection de la jeunesse. Cependant, la présentation du projet de loi no 113, en octobre 2016, nous a projetés dans l’action. À la lumière des premiers résultats de notre recherche, il nous est rapidement apparu que le mécanisme que le législateur cherchait à mettre en place par ce projet de loi ne répondrait pas aux besoins des Innus, car il n’était pas adapté à la reconnaissance du ne kupaniem/ne kupanishkuem. Les démarches que nous avons alors entreprises pour le compte d’Uauitshitun, notre partenaire de recherche, ont abouti à la modification du projet de loi no 113 et à la correction de cette lacune.

Dans les pages qui suivent, nous ferons d’abord état de certains défis associés à la reconnaissance du droit autochtone. Nous expliquerons ensuite la manière dont le projet de loi no 113 a été modifié afin de mieux répondre à ces défis. Nous décrirons enfin la mise en place d’une autorité de reconnaissance du ne kupaniem/ne kupanishkuem au sein de la communauté d’Uashat mak Mani-Utenam.

2.1 Enjeux de la reconnaissance

Sur le plan du droit, la reconnaissance est l’attribution, par un système juridique, d’effets à une situation qui tire son origine d’un autre système juridique. Par exemple, le Code civil prévoit des règles qui permettent de reconnaître un jugement rendu à l’étranger[26] : une fois cette reconnaissance obtenue, le jugement étranger peut être exécuté au Québec.

Nous ne pouvons toutefois faire abstraction d’un sens plus général du concept de reconnaissance. Dans le contexte des relations entre la société canadienne et les sociétés autochtones, la reconnaissance consiste, pour la société dominante, à valider certains aspects des sociétés autochtones. Bien qu’un tel procédé puisse paraître bénéfique, les critiques font remarquer qu’il relève toujours de la discrétion de l’État et qu’il n’élimine pas les rapports de pouvoir déséquilibrés. Les critiques soutiennent donc qu’une politique de la résurgence ou de l’autodétermination, qui ne fait pas dépendre l’action des Autochtones d’une validation par l’État, est préférable à la politique de la reconnaissance[27].

Réclamer la reconnaissance étatique de l’« adoption coutumière » s’inscrit donc dans un contexte chargé. Il convient de se demander si une telle reconnaissance est nécessaire et s’il est possible de l’accorder d’une manière qui ne perpétuera pas de rapports inégaux de pouvoir.

2.1.1 Peut-on se passer de la reconnaissance ?

Le droit innu des relations familiales et le droit québécois peuvent-ils fonctionner indépendamment ? Peuvent-ils s’ignorer mutuellement ? Tel semble être le cas avant 2017, année de l’adoption du projet de loi no 113. À cette époque, le droit québécois ne se mêlait absolument pas de l’institution du ne kupaniem/ne kupanishkuem, pas plus qu’il ne cherchait à réglementer ou à modifier celle-ci. Une situation de garde coutumière pouvait perdurer sans intervention de l’État, pourvu que l’enfant ne fasse pas l’objet d’un signalement à la Direction de la protection de la jeunesse. Il suffisait que les parents « adoptifs » obtiennent la signature ou le consentement des parents d’origine pour certaines interactions avec les institutions de l’État, par exemple l’inscription à l’école ou le renouvellement d’une carte d’assurance maladie. Le droit innu et le droit québécois paraissaient donc évoluer en parallèle, sans interférence mutuelle.

Dans les faits, une telle indépendance des ordres juridiques est illusoire. Sur le plan pratique, les parents « adoptifs » peuvent avoir à faire face à de nombreux obstacles pour obtenir des services publics destinés à l’enfant dont ils ont la garde. Les récits que nous avons recueillis ainsi que les décisions de la Cour du Québec en donnent quelques exemples[28]. Ainsi, l’école peut refuser de communiquer avec les parents adoptifs. Un médecin ou un dentiste peut s’abstenir de fournir des soins à l’enfant en l’absence du consentement des parents biologiques. Le gouvernement peut opposer une fin de non-recevoir à la délivrance d’une carte d’assurance maladie ou d’un passeport. Dans tous ces cas, les parents adoptifs doivent « courir après les parents biologiques » pour obtenir les signatures requises.

De plus, la non-reconnaissance du ne kupaniem/ne kupanishkuem peut, dans les faits, conduire l’État à combattre activement l’ordre juridique innu. Si l’on refuse de tenir compte des normes du droit innu dans l’analyse d’une situation familiale, on risque d’y voir une situation anormale ou porteuse de risque. C’est ainsi que l’adoption coutumière a longtemps été assimilée à de l’« errance » ou considérée comme un motif de compromission de la sécurité et du développement de l’enfant, ce qui justifiait alors l’intervention de la Direction de la protection de la jeunesse.

Enfin, la non-reconnaissance du ne kupaniem/ne kupanishkuem peut entraîner diverses formes de délaissement du droit innu par les Innus eux-mêmes. Les parents innus peuvent décider de s’assujettir au droit québécois, par exemple en demandant l’adoption légale de l’enfant qu’ils gardent comme ne kupaniem ou ne kupanishkuem. Les parents innus qui choisissent cette avenue le font sans doute parce qu’ils considèrent le droit québécois comme plus effectif ou davantage utile, notamment quant à la possibilité de l’enfant de se prévaloir des bénéfices d’un régime de retraite[29]. À terme, la multiplication de telles actions individuelles peut entraîner une perte d’effectivité du droit innu des relations familiales.

Pour éviter de tels problèmes, les peuples autochtones du Québec ont revendiqué, depuis au moins les années 80, la reconnaissance étatique de l’adoption coutumière[30].

2.1.2 Reconnaissance et rapports de pouvoir

La reconnaissance, nous l’avons dit plus haut, est une forme de validation par l’État. Or, nul ne se surprendra que ce dernier veuille connaître ce qu’il reconnaît. Autrement dit, le processus de reconnaissance impose aux Autochtones le fardeau de rendre leur droit compréhensible ou lisible pour les représentants de l’État. Ceux-ci pourront alors décider s’il y a lieu ou non d’accorder la reconnaissance[31].

Dans ce contexte, le manque de connaissances au sujet de l’adoption et de la garde coutumières chez les Premières Nations du sud du Québec a souvent été invoqué pour en retarder la reconnaissance[32]. Pourtant, le fait que l’« adoption coutumière », chez les peuples autochtones du sud du Québec, ne crée pas immédiatement de nouveau lien de filiation, et revête parfois un caractère temporaire, n’est pas une découverte récente. Plusieurs organisations autochtones avaient publié des rapports ou des documents de travail qui soulignaient cette réalité[33]. Or, les décideurs politiques — aussi bien autochtones que non autochtones — seraient davantage disposés à prêter l’oreille au discours universitaire[34]. En effet, l’étude que nous avons réalisée à Uashat mak Mani-Utenam était, à notre connaissance, la première étude universitaire portant sur les pratiques d’« adoption » dans la perspective des systèmes juridiques des peuples autochtones du sud du Québec.

Dans un contexte juridique, la reconnaissance pose également le problème de la désignation de l’autorité appelée à définir le droit autochtone. Lorsque des autorités étatiques ont à prendre des décisions en fonction du droit autochtone, elles doivent soit prendre connaissance de ce droit et l’appliquer elles-mêmes, soit se fier à des renseignements fournis par une autorité désignée au sein de la communauté autochtone. Dans la première de ces hypothèses, les peuples autochtones peuvent être dépossédés du pouvoir de définir leur propre droit et de le faire évoluer. Par exemple, en Colombie-Britannique, où l’encadrement législatif de la reconnaissance de l’adoption coutumière est plutôt sommaire[35], les tribunaux ont eux-mêmes donné une définition de cette forme d’adoption[36]. Étant donné l’autorité du précédent qui s’attache aux décisions judiciaires, les juristes seront tentés de comprendre le droit autochtone en consultant la jurisprudence (non autochtone), plutôt que les sources reconnues par les Autochtones eux-mêmes.

La deuxième hypothèse envisagée plus haut permet d’éviter cette difficulté. À titre d’exemple, la loi des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut prévoit que la reconnaissance de l’adoption coutumière est accordée par des commissaires spécialement choisis en raison de leur connaissance du droit autochtone[37]. Leur rôle se borne à constater qu’une adoption a été réalisée selon le droit autochtone et à délivrer un certificat qui l’atteste et qui, sur dépôt au greffe, a le même effet qu’un jugement du tribunal. Selon ce modèle, le commissaire n’a pas à décrire le droit autochtone qu’il applique, et le tribunal ne joue aucun rôle substantiel dans le processus. En quelque sorte, le commissaire agit en tant que « passerelle » entre le droit autochtone et le droit étatique. Les commissaires étant, en pratique, des Inuits, ceux-ci conservent désormais le contrôle sur le contenu de leur droit.

2.2 Ingénierie de la reconnaissance

Est-il possible d’organiser la reconnaissance de l’« adoption coutumière » d’une manière qui évite les écueils que nous venons de mettre en évidence ? Une véritable ingénierie juridique se dessine ici. Il faut d’abord concevoir une « passerelle » entre les ordres juridiques, qui établit un lien entre une situation qui tire son origine du droit autochtone et un résultat en droit étatique. Doivent ensuite être définis les concepts juridiques qui se trouvent à chaque extrémité de la passerelle. Finalement, on doit déterminer les acteurs qui seront, pour ainsi dire, les gardiens de la passerelle et les conditions auxquelles le passage d’un ordre juridique à l’autre sera permis.

Avant d’étudier le fonctionnement du projet de loi no 113 et la manière dont il a été modifié, nous ferons un bref survol de l’état antérieur du droit. Nous terminerons par une présentation du mécanisme que la communauté d’Uashat mak Mani-Utenam a mis en place afin de se prévaloir des nouvelles dispositions du Code civil.

2.2.1 État des lieux

Quelles étaient donc, avant l’adoption du projet de loi no 113, les avenues possibles pour obtenir la reconnaissance du ne kupaniem/ne kupanishkuem ?

Le législateur ne donnait que des directives éparses à ce sujet. L’article 2 de la Loi sur les Indiens[38] définit le concept d’« enfant » comme incluant un « [enfant adopté] selon la coutume indienne ». En pratique, cette définition n’a d’effet que sur les règles de transmission du statut d’Indien et n’influe pas sur l’application des lois québécoises. Le législateur québécois, quant à lui, a prévu une règle semblable dans certaines lois de mise en oeuvre de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois[39]. Ces dispositions, de portée limitée, ne touchaient cependant pas les peuples autochtones du sud du Québec.

Certains régimes québécois de bénéfices sociaux définissent les parents d’une manière qui englobe les « parents de fait[40] », ce qui pourrait comprendre une situation de ne kupaniem/ne kupanishkuem, même avant l’entrée en vigueur du projet de loi no 113. Ainsi, lorsqu’une telle loi accorde des bénéfices aux enfants d’un parent victime d’un accident, ou vice versa, on pourrait croire que des personnes dans une relation de ne kupaniem/ne kupanishkuem seraient admissibles. Nous ne sommes cependant pas au courant de l’existence d’une décision judiciaire ou administrative qui aurait été fondée sur un tel raisonnement.

Contrairement à leurs homologues de certaines provinces ou des territoires canadiens[41], les tribunaux québécois n’ont pas pris l’initiative de reconnaître eux-mêmes le droit des peuples autochtones concernant la garde ou l’adoption. Le ton a été donné par une décision rendue par la Cour du Québec en 2012, qui affirme que « la législation québécoise sur l’adoption, déterminée et encadrée par les préceptes du Code civil du Québec, ne reconnaît pas l’adoption coutumière[42] ». Néanmoins, nous avons observé que les acteurs du système québécois de protection de la jeunesse décident parfois de prendre des mesures qui ont pour effet de confirmer une situation préexistante de ne kupaniem/ne kupanishkuem. Un examen de décisions de la Cour du Québec nous a permis de découvrir un certain nombre de cas où la Direction de la protection de la jeunesse a sollicité des ordonnances plaçant un enfant dans la famille qui en avait la garde coutumière. Dans la majorité des cas, le juge évite soigneusement d’employer l’expression « adoption coutumière » ou des termes semblables. Il se contente plutôt de décrire une situation factuelle qui comporte les caractéristiques mentionnées plus haut, pour ensuite conclure qu’il est dans l’intérêt de l’enfant de demeurer dans cette famille[43].

Signalons aussi que, à la suite d’une entente administrative, le Directeur de l’état civil a accepté d’inscrire à l’acte de naissance d’un enfant inuit le nom de ses parents adoptifs, sur présentation d’une déclaration à cet effet signée par le maire du village inuit visé. Toutefois, cette pratique n’est pas étayée par quelque disposition législative que ce soit. Pour cette raison, certains juges se sont permis d’exprimer des doutes quant à sa légalité[44].

Bref, les solutions parcellaires sont devenues intenables au fil du temps, et il a fallu entreprendre une intervention législative de portée générale.

2.2.2 Les principes de base du projet de loi no 113

Le gouvernement du Québec a répondu aux revendications en vue de la reconnaissance de l’adoption coutumière dans le contexte d’une réforme plus globale de l’adoption, entreprise au tournant des années 2000. Le premier projet de loi ayant pour objet de réformer le droit de l’adoption était le projet de loi no 81, soumis en juin 2012[45]. Toutefois, ce projet de loi est mort au feuilleton en raison du déclenchement d’une élection générale. Le gouvernement suivant a présenté le projet de loi no 47, lui aussi mort au feuilleton pour les mêmes raisons[46]. Enfin, le projet de loi no 113 a été adopté en juin 2017.

En matière d’adoption coutumière, la caractéristique commune de tous ces projets de loi est l’aménagement d’une interface entre le droit autochtone et le droit québécois. Cette interface s’inspire, dans une certaine mesure, de la loi des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut[47]. Ainsi, le gouvernement propose d’ajouter une disposition au Code civil, soit l’article 543.1, qui permettrait à une « autorité compétente » désignée par une communauté autochtone de délivrer un certificat attestant une adoption coutumière. Cette attestation ne peut être remise qu’à certaines conditions, notamment les suivantes : l’adoption en question crée un nouveau lien de filiation ; elle est faite avec le consentement des personnes visées ; et elle est dans l’intérêt de l’enfant. Lorsqu’une attestation est délivrée, elle est transmise au Directeur de l’état civil, qui modifie l’acte de naissance de l’intéressé afin de substituer les parents adoptifs aux parents d’origine.

Ainsi, le projet de loi no 113, dans sa version initiale, établissait une équivalence entre l’adoption coutumière et l’adoption du droit québécois. La première n’était reconnue que dans la mesure où elle se conformait à une caractéristique fondamentale du droit québécois, soit la création d’un nouveau lien de filiation. Le point d’arrivée de l’exercice de reconnaissance était donc l’adoption de droit québécois.

2.2.3 L’incompatibilité entre le projet de loi no 113 et le ne kupaniem/ne kupanishkuem

Dans sa version initiale, le projet de loi no 113 ne tenait pas compte des particularités de l’institution innue du ne kupaniem/ne kupanishkuem ou des institutions semblables des peuples autochtones de la famille linguistique et culturelle algonquienne, comme les Atikamekw. Cela serait le résultat d’un choix conscient. En effet, le groupe de travail convoqué par le ministère de la Justice du Québec afin de mieux documenter l’adoption coutumière et de présenter des propositions plus précises de reconnaissance a minimisé la nécessité d’admettre l’adoption coutumière qui ne crée pas de nouveau lien de filiation : « La reconnaissance générale et expresse dans les lois d’effets de l’adoption coutumière n’est peut-être pas nécessaire lorsque ses effets sont temporaires et s’apparentent à une délégation de responsabilités parentales qui n’exige aucun formalisme et est sans modification relative à la filiation[48]. »

En fait, comme le souligne le professeur Robert Leckey, la démarche conduisant au projet de loi no 113 semble avoir mis l’accent sur le point d’arrivée de la passerelle entre les deux systèmes juridiques : « Dès le début de ses réflexions, le législateur s’était donné la prémisse discutable selon laquelle l’adoption civile était le meilleur analogue de ce qui est couramment appelé l’“adoption coutumière autochtone”. S’en est suivi son choix de se concentrer sur l’accès au régime général d’adoption[49]. »

Ainsi, en ne reconnaissant que les adoptions coutumières qui créent un nouveau lien de filiation, le projet de loi no 113 risquait de laisser de côté bon nombre de situations de ne kupaniem/ne kupanishkuem qui n’instaurent pas immédiatement un tel lien. En effet, comme nous l’avons montré plus haut, le ne kupaniem/ne kupanishkuem est considéré comme une institution flexible qui peut, à long terme, aboutir à l’émergence d’une nouvelle filiation, mais qui n’a pas initialement cet effet. Les Innus auraient donc eu du mal à se prévaloir des nouvelles dispositions ajoutées au Code civil par le projet de loi no 113, car ils auraient, dans bien des cas, été incapables de déclarer la mise en place d’une nouvelle filiation.

De plus, contrairement à ce qui était envisagé par le projet de loi no 81, le projet de loi no 113 prévoyait que l’adoption a nécessairement pour effet de rompre la filiation d’origine, ce qui est tout à fait contraire au droit innu du ne kupaniem/ne kupanishkuem, celui-ci maintenant toujours un tel lien[50]. En particulier, le nouvel article 577 ne fait que mentionner la possibilité de reconnaître un lien de filiation préexistant, mais il réitère le principe selon lequel « l’adopté cesse d’appartenir à sa famille d’origine[51] ». L’article 577.1, quant à lui, énonce qu’un certificat d’adoption peut maintenir certains droits et obligations entre l’adopté et ses parents d’origine. Néanmoins, c’est là une exception au principe général de rupture du lien de filiation d’origine. Le résultat concret de la reconnaissance d’une adoption coutumière selon ce mécanisme serait la disparition du nom des parents d’origine de l’acte de naissance. Une telle conséquence aurait sans doute dissuadé de nombreux Innus de solliciter la reconnaissance d’une situation de ne kupaniem/ne kupanishkuem.

2.2.4 Rendre le projet de loi no 113 compatible avec le ne kupaniem/ne kupanishkuem

Afin de rendre le projet de loi no 113 davantage compatible avec l’ordre juridique innu, nous avons estimé souhaitable de remettre en question sa prémisse de base. Un exercice de reconnaissance comme celui que proposait ce projet de loi suppose la mise en parallèle de concepts juridiques issus de deux systèmes différents. Dans ce processus, la tendance consiste souvent à faire l’hypothèse que des concepts substantiellement identiques existent dans les deux systèmes. Or, cette identité peut n’être qu’un leurre. Les théoriciens du droit comparé mettent d’ailleurs les juristes en garde contre la tentation de négliger les différences importantes qui existent à l’occasion entre deux concepts en apparence semblables.

Ainsi, les revendications concernant la reconnaissance de l’adoption coutumière au Québec ont habituellement été formulées en présumant l’existence d’un concept de droit autochtone suffisamment analogue à l’adoption plénière du Code civil. Dans cette optique, il paraissait évident que la reconnaissance de cette adoption coutumière devait se traduire par une adoption plénière du Code civil, avec toutes les conséquences inévitables.

Selon nous, cette prémisse rendait le projet de loi no 113 inadapté à la situation des Innus. La solution nous paraissait donc résider dans le choix d’un autre point d’arrivée pour la reconnaissance de ce que l’on appelait, sans doute à tort, « adoption coutumière ». Il fallait ainsi trouver un concept de droit québécois qui entraînerait une réorganisation plus circonscrite des relations familiales que ne le fait l’adoption plénière.

Le choix d’un point d’arrivée autre que l’adoption plénière permet de mieux refléter les caractéristiques du ne kupaniem/ne kupanishkuem en droit innu. Pour notre part, nous tenions à avoir recours à des concepts ou à des règles qui ne brisent pas le lien de filiation d’origine et qui permettent, si les personnes visées le jugent approprié, le retour de l’enfant dans sa famille d’origine.

La traduction du ne kupaniem/ne kupanishkuem par un concept autre que l’adoption plénière présente le potentiel de résoudre de nombreuses difficultés de la vie quotidienne liées au décalage entre le droit innu et le droit québécois dans une telle situation. En effet, le droit québécois comporte divers concepts qui permettent de transférer certaines formes d’autorité sur un enfant sans pour autant briser le lien de filiation original. Un tel transfert souple permet de pallier un certain nombre de situations de la vie courante où le consentement parental est exigé, comme pour autoriser un enfant à participer à une sortie scolaire ou à recevoir des soins de santé.

Initialement, il nous a paru que le concept de transfert de l’autorité parentale pourrait constituer un point d’arrivée approprié en droit québécois. C’est la proposition qu’Uauitshitun et le Conseil de la Nation Atikamekw ont présentée à la Commission des institutions de l’Assemblée nationale, chargée d’étudier le projet de loi no 113[52]. L’autorité parentale est un concept général du droit civil. Elle est mentionnée à l’article 598 du Code civil, mais ses ramifications pratiques ne peuvent être pleinement appréciées que par l’examen d’un bon nombre de dispositions de ce code ou d’autres lois qui accordent un pouvoir décisionnel au titulaire de l’autorité parentale. À titre d’exemple, l’article 14 du Code civil prévoit que « [l]e consentement aux soins requis par l’état de santé du mineur est donné par le titulaire de l’autorité parentale ». Nous avons considéré que le transfert de l’autorité parentale permettrait de résoudre la plupart des difficultés de la vie quotidienne soulevées lors de nos entrevues (consentement aux soins de santé, renouvellement de la carte d’assurance maladie, inscription à l’école, etc.).

Il est vrai que l’article 601 du Code civil énonce déjà que le titulaire de l’autorité parentale peut « déléguer la garde, la surveillance ou l’éducation de l’enfant ». La portée de cette disposition se révèle cependant incertaine. Permet-elle aux parents de transférer l’ensemble des attributs de l’autorité parentale pour une période relativement longue ? Ou bien se borne-t-elle à reconnaître le fait que les parents peuvent confier l’enfant à une gardienne ou à un proche parent, par exemple, pour une courte période ? De plus, il était loin d’être certain que le recours à l’article 601, même s’il devait être constaté par écrit, suffirait à vaincre les réticences des institutions publiques relativement à l’adoption coutumière. Pour toutes ces raisons, la délégation envisagée par l’article 601 nous apparaissait insuffisante. Nous avons préféré proposer un mécanisme plus formel, qui comprendrait une forme de certification par une autorité relevant des gouvernements autochtones, celle-ci ne pouvant être ignorée par les institutions publiques.

À la suite de la présentation du mémoire d’Uauitshitun à l’Assemblée nationale, nous avons été invités, ainsi que des représentants du Conseil de la Nation Atikamekw, à une série de rencontres avec des représentants du ministère de la Justice. Bien que ceux-ci se soient initialement montrés favorables à la proposition de prévoir un mécanisme de délégation de l’autorité parentale, ils ont éventuellement fait une contre-proposition qui envisageait plutôt de reconnaître le ne kupaniem/ne kupanishkuem par l’entremise du nouveau concept de tutelle supplétive.

Quelques explications peuvent être utiles pour comprendre ce changement de cap. La tutelle est une institution du droit civil qui permet d’assurer l’exercice surveillé des droits d’une personne mineure ou de transférer à d’autres personnes que les parents un certain nombre de pouvoirs destinés « à assurer la protection de sa personne, l’administration de son patrimoine et, en général, l’exercice de ses droits civils[53] ». Ainsi, le concept de tutelle s’avère plus englobant que celui d’autorité parentale, puisqu’il comprend également l’administration des biens du mineur et l’exercice de ses droits civils (par exemple, en intentant une action en justice). Ce sont normalement les parents qui exercent la tutelle à l’égard de leur enfant[54]. Or, avant l’entrée en vigueur du projet de loi no 113, le Code civil limitait considérablement les situations dans lesquelles la tutelle pouvait être transférée. Par testament, les parents pouvaient nommer un tuteur qui les remplacerait en cas de décès. Selon l’article 207 du Code civil, la Direction de la protection de la jeunesse pouvait aussi demander que la tutelle d’un enfant soit accordée à des tiers. Cependant, les parents ne pouvaient pas s’entendre avec des tiers pour confier à ceux-ci la tutelle de leur enfant.

Le projet de loi no 113 a donc été amendé non seulement pour répondre aux revendications d’Uauitshitun et du Conseil de la Nation Atikamekw, mais aussi pour refléter une volonté gouvernementale d’assouplir le régime de la tutelle au bénéfice des parents non autochtones[55]. Ainsi, les parents québécois peuvent maintenant, avec l’autorisation du tribunal, transférer la tutelle de leur enfant à un membre de leur famille élargie. Cette nouvelle institution, prévue par les articles 199.1 à 199.9 du Code civil, porte le nom de « tutelle supplétive ». Quant aux enfants autochtones, la tutelle à leur égard peut être transférée sans intervention du tribunal, mais d’une manière conforme au système juridique de la communauté de l’enfant. Dans ce cas, une « autorité compétente » désignée par la communauté peut certifier ce transfert de tutelle. L’article 199.10 du Code civil, qui établit ce mécanisme de reconnaissance, se lit ainsi :

199.10. Peuvent se substituer aux conditions de la tutelle supplétive celles de toute coutume autochtone du Québec qui est en harmonie avec les principes de l’intérêt de l’enfant, du respect de ses droits et du consentement des personnes concernées. Ainsi, les dispositions de la présente section ne s’appliquent pas, à l’exception des articles 199.6 et 199.7.

Une telle tutelle est, sur demande de l’enfant ou du tuteur, attestée par l’autorité compétente désignée pour la communauté ou la nation autochtone de l’enfant ou du tuteur. Toutefois, si l’enfant et le tuteur sont membres de nations différentes, l’autorité compétente est celle désignée pour la communauté ou la nation de l’enfant.

L’autorité compétente délivre un certificat qui atteste de la tutelle après s’être assurée du respect de la coutume, notamment que les consentements requis ont été valablement donnés et que l’enfant a été confié au tuteur ; elle s’assure en outre que la tutelle est conforme à l’intérêt de l’enfant.

L’autorité est une personne ou un organe domicilié au Québec désigné par la communauté ou la nation autochtone. Elle ne peut, lorsqu’elle est appelée à agir, être partie à la tutelle.

En somme, le concept de tutelle constitue sans doute un point d’arrivée qui correspond davantage au ne kupaniem/ne kupanishkuem, du moins à court et à moyen terme, que l’adoption plénière. En effet, le transfert de la tutelle ne brise pas le lien de filiation d’origine, et il est réversible.

Soulignons tout de même que la tutelle demeure une institution du droit québécois. La formulation de l’article 199.10 peut laisser croire qu’il existe une chose telle qu’une « tutelle coutumière » qui serait distincte de l’« adoption coutumière ». Il ne faut cependant pas s’y tromper. Le droit innu ne connaît qu’une seule institution, que nous avons choisi de désigner sous son nom innu, ne kupaniem/ne kupanishkuem, afin d’en souligner le caractère distinctif. L’emploi des termes « adoption coutumière » ou « tutelle coutumière », dans le Code civil ou dans la Loi sur la protection de la jeunesse[56], ne désigne en réalité que le point d’arrivée du processus de reconnaissance en droit québécois.

Il nous faut également préciser que le mécanisme de l’article 199.10 n’aura pas d’effet sur un certain nombre de situations juridiques du droit québécois. Si le lien de filiation n’est pas modifié, les règles de succession ab intestat demeureront inchangées. Ainsi, au décès des parents adoptifs, les enfants adoptés selon le ne kupaniem/ne kupanishkuem ne feront pas partie des héritiers (à moins qu’ils ne le soient à titre de petits-enfants du défunt ou, évidemment, que le défunt ne les ait désignés comme légataires au moyen d’un testament).

2.2.5 La mise en place du Nitaunitaushun à Uashat mak Mani-Utenam

Le projet de loi no 113 a été adopté le 16 juin 2017. Ses dispositions concernant l’adoption coutumière sont entrées en vigueur un an plus tard, le 16 juin 2018. Ce délai d’un an devait permettre aux communautés de mettre en place leur propre « autorité compétente » chargée de délivrer des certificats selon les articles 199.10 et 543.1 du Code civil. C’est à cette tâche qu’Uauitshitun s’est attelée dès l’été 2017. L’« autorité compétente » mise sur pied afin de reconnaître une situation de ne kupaniem/ne kupanishkuem portera le nom de Nitaunitaushun (qui veut dire littéralement « prendre soin d’un enfant ou le garder temporairement »).

2.2.5.1 Processus communautaire de discussion

Un comité a été formé dès l’automne 2017 afin de mettre en place les grandes lignes du projet. Ce comité était composé d’une dizaine de personnes, y compris des responsables d’Uauitshitun, des membres du Conseil d’Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam (ITUM), des intervenants et des membres de la communauté qui travaillent auprès des enfants. Nous avons également participé à ce comité.

Une consultation communautaire a aussi été réalisée en octobre 2017 à Uashat. Lors de cette rencontre, nous avons présenté les principaux résultats de notre projet de recherche aux membres de la communauté, pour s’assurer de leur validité. La rencontre a été retransmise en direct à la radio communautaire, où elle a fait l’objet d’une entrevue par la suite, et sur un site Web.

De façon générale, ces démarches nous ont permis de valider les résultats des phases précédentes de notre projet de recherche. Les participants se sont tous reconnus dans la présentation que nous avons faite du ne kupaniem/ne kupanishkuem.

Menés au cours de l’automne 2017 et de l’hiver 2018, les travaux du comité ont permis de rédiger une ébauche de politique qui prévoit la constitution du Nitaunitaushun, son mode de fonctionnement et le traitement de certains cas particuliers. Cette politique a tout récemment été adoptée par le Conseil d’ITUM, afin que le Nitaunitaushun puisse démarrer ses activités.

2.2.5.2 Principales caractéristiques du Nitaunitaushun

Le Nitaunitauhun sera constitué d’au moins quatre personnes nommées par le conseil d’ITUM. Selon la politique, ces personnes doivent « être bien enracinées dans la communauté ; posséder une grande expérience des relations familiales ; être reconnues comme étant bien au fait de la pratique contemporaine du ne kupaniem/ne kupanishkuem[57] ».

Les membres du Nitaunitaushun doivent agir de manière indépendante et non en tant que subordonnés du Conseil d’ITUM. Un membre ne peut pas agir lorsqu’il fait partie de la famille d’origine ou de la famille adoptive.

Enfin, un secrétariat sera mis en place pour assurer le soutien logistique des membres du Nitaunitaushun, notamment pour délivrer les certificats.

2.2.5.3 Procédure suivie par le Nitaunitaushun

La politique contient un énoncé détaillé de la procédure que devra suivre le Nitaunitaushun afin de délivrer un certificat de « tutelle coutumière » selon l’article 199.10 du Code civil.

Ce processus est mis en branle par une demande écrite présentée par la famille adoptive au secrétariat. Les parents adoptifs doivent également consentir à une vérification de leurs antécédents criminels. Pour sa part, le secrétariat doit vérifier si l’enfant fait l’objet d’une mesure de protection de la jeunesse, auquel cas il devra obtenir l’avis de la Direction de la protection de la jeunesse selon l’article 71.3.2 de la Loi sur la protection de la jeunesse.

Chaque dossier est initialement traité par un seul membre du Nitaunitaushun. Ce dernier rencontre les parents adoptifs et les parents biologiques. Si le membre est convaincu qu’il existe une situation de ne kupaniem/ne kupanishkuem, il fait délivrer un certificat. Par contre, si le membre a un doute, le dossier devra être traité par un comité composé de trois membres. Le membre peut aussi suspendre le traitement du dossier et diriger les demandeurs vers les services communautaires s’il s’aperçoit que les parents ont besoin de soutien ou d’accompagnement.

Lorsqu’un dossier est transmis à un comité de trois membres, celui-ci rencontre les parents adoptifs, les parents d’origine et, au besoin, la famille élargie. Le comité peut suggérer d’autres solutions que le ne kupaniem/ne kupanishkuem. Au terme de son étude du dossier, le comité peut soit autoriser la délivrance du certificat, soit la refuser.

2.2.5.4 La conformité au Code civil

L’article 199.10 du Code civil pose un certain nombre de conditions à la délivrance d’un certificat de « tutelle coutumière » : celle-ci doit être dans l’intérêt de l’enfant ; ce dernier doit avoir été confié au tuteur ; les personnes visées doivent y consentir. La politique a été conçue de manière à assurer le respect de ces conditions.

La question du consentement ne pose pas de problème fondamental, le ne kupaniem/ne kupanishkuem étant, par définition, un transfert volontaire, effectué avec le consentement de toutes les parties visées. Certaines difficultés de preuve peuvent néanmoins survenir. Ainsi, les parents d’origine peuvent disparaître après avoir confié volontairement leur enfant à d’autres personnes. Il n’est pas possible alors d’obtenir leur signature au bas d’un formulaire. Dans ce cas, la politique prévoit que le Nitaunitaushun doit consulter la famille élargie pour s’assurer que le transfert est bel et bien consensuel. La politique inclut également la consultation de la famille élargie dans le cas où un enfant serait orphelin de père et de mère.

Plusieurs mesures ont pour objet d’assurer la prise en considération de l’intérêt de l’enfant. Une vérification des antécédents criminels de la famille adoptive doit être effectuée, et le membre du Nitaunitaushun doit en tenir compte, surtout si ce sont des infractions contre des enfants. De plus, que la décision soit prise par un membre seul ou par un comité de trois membres, la politique précise que le décideur doit s’assurer que la situation dont on sollicite la reconnaissance est dans l’intérêt de l’enfant. Par ailleurs, le décideur a toujours la possibilité de diriger les demandeurs vers les services communautaires ou de suggérer d’autres options que le ne kupaniem/ne kupanishkuem s’il estime que cela servirait davantage l’intérêt de l’enfant.

Conclusion

Le présent texte a fait état non seulement de nos recherches sur l’institution du ne kupaniem/ne kupanishkuem chez les Innus, mais aussi des démarches concrètes que nous avons entreprises pour améliorer l’interface que le projet de loi no 113 cherchait à établir entre l’« adoption coutumière » des peuples autochtones et le droit de la famille québécois. À cet égard, l’ajout de l’article 199.10 du Code civil témoigne d’une plus grande ouverture du législateur québécois envers la diversité des ordres juridiques autochtones.

En effet, le droit innu du ne kupaniem/ne kupanishkuem, que nous avons étudié au moyen de récits biographiques de membres de la communauté, ne conduit pas à un bris du lien de filiation. Il a donc fallu prévoir une autre passerelle entre les ordres juridiques, dont le point d’arrivée en droit québécois ne serait pas l’adoption. C’est plutôt la tutelle qui découlera de la reconnaissance du ne kupaniem/ne kupanishkuem par le droit québécois. Au final, la conception soigneuse de l’interface entre le droit québécois et le droit autochtone permet de résoudre les problèmes concrets engendrés par l’absence de reconnaissance, tout en minimisant l’intervention de l’État québécois dans le droit autochtone.

L’adoption d’une loi ne change pas immédiatement les pratiques des acteurs du terrain. Pour tirer parti des nouvelles dispositions du Code civil, la collaboration et l’ouverture d’esprit des représentants de l’État seront bien sûr nécessaires. Les communautés autochtones devront également faire preuve d’initiative et de détermination afin de mettre en place les mécanismes indispensables à cet égard. La mise en oeuvre de ces dispositions sera non seulement un laboratoire de pluralisme juridique, mais aussi un baromètre de la volonté des autorités québécoises d’entretenir un dialogue respectueux avec les peuples autochtones.