Chaque année, une personne de mon équipe doctorale commence l’enseignement du droit. J’observe alors l’écart entre l’expertise critique de notre relève, si souvent engagée (lutte féministe, développement durable, etc.), et les traditions d’enseignement au premier cycle, vécues comme démotivantes. Par solidarité intergénérationnelle, un devoir de construction de ponts entre un présent critique et nos traditions du monde juridique échoit aux professeures et professeurs que nous sommes. C’est à ce devoir que le présent dossier est consacré. Il y a plusieurs années, je discutais avec un célèbre auteur de doctrine. Je venais d’enseigner en prenant l’un de ses écrits comme exemple et je lui ai fait part de mon admiration, soulignant son grand discernement critique. « Et si nous publiions sur ce thème ? » lui ai-je proposé. Le collègue s’est cependant fait grave : « Je suis désolé, a-t-il répondu. Je ne pourrais pas me le permettre : je tiens à mon nom. » Est ainsi née une interrogation qui m’a longtemps hantée : pourquoi la vigilance critique, vertu universitaire de base, est-elle reçue en faculté de droit comme une faille ? J’explique maintenant ce mystère par le désintérêt qui règne en faculté de droit à l’égard de la réflexion méthodologique. Pourquoi, nous juristes, produisons-nous de la connaissance comme nous le faisons (loi, jurisprudence, doctrine) ? Parce qu’ils omettent cette question et sa réponse, nos premiers cycles construisent le désintérêt méthodologique. Or, les développements récents en philosophie de la connaissance rendent cette situation problématique sur le plan intellectuel. Cela fait aussi problème en droit. On néglige par exemple d’enseigner la différence, ici cruciale, entre critique interne et critique externe. C’est d’une confusion entre les deux que naît la peur du terme « critique ». On sait aujourd’hui que l’exercice de jugement critique interne au droit, celui qui est inhérent à une haute fonction judiciaire ou à une production doctrinale de haute voltige, s’avère tout aussi important que celui de la production scientifique d’un prix Nobel. Cet exercice critique se réalise à partir d’une épistémologie propre au droit moderne occidental, basée sur des valeurs de connaissance liées à l’univers historique de l’État de droit et à la raison performative : neutralité axiologique, autorité du précédent, cohérence pyramidale, énoncé constituant un acte, etc. À l’opposé, l’exercice de jugement critique externe repose sur des valeurs de connaissance différentes. Par exemple, anthropologues et sociologues cultivent les valeurs propres à l’univers historique des approches expérimentales et à la raison constative : formulation d’hypothèses, validation par l’empirique, discussion des résultats, etc. S’appuyant sur ses critères épistémologiques à elle, une critique externe peut donc se permettre des productions de connaissance dont la validité scientifique ne remplirait pas les critères de validité juridique. Ainsi, une recherche féministe, en tant que critique externe, s’autorisera à condamner librement les choix patriarcaux d’un État législatif mais, à titre de critiqueinterne, une production doctrinale ne pourrait prononcer pareille condamnation qu’à travers un manque de jugement professionnel. L’explication du mystère apparaît : lorsque la dimension critique interne se fuit elle-même et quand elle est confondue avec la liberté de critique externe, la moindre référence à l’acte critique est, à tort, associée à un manquement au devoir de neutralité axiologique du juriste. Affirmer l’importance d’un enseignement critique des classiques du droit suppose donc d’abord de dissoudre la peur injustifiée du terme « critique » en dissolvant les malentendus, mais aussi en reconstruisant la mémoire du droit comme connaissance universitaire dotée d’une légitime différence épistémologique. L’enseignement de l’excellence en droit n’en devient que plus fort, car l’exercice intellectuel critique interne ose s’assumer. Et se découvre alors la force d’engagement en valeur qu’apporte …
PrésentationUne mémoire du droit pour l’enseignement futur[Notice]
…plus d’informations
Violaine Lemay
Professeure titulaire, Faculté de droit, Centre de recherche en droit public, Université de Montréal