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Dans quelle mesure sommes-nous « libres » ou « protégés » de renoncer à nos droits et libertés fondamentaux ? De telles renonciations sont-elles même possibles ? Après tout, les droits et libertés ont été sacralisés par les déclarations universelles et enchâssés dans la Constitution canadienne ainsi que dans d’autres textes fondamentaux afin de protéger ce qui est considéré comme inhérent à la condition humaine. La Charte canadienne des droits et libertés[1] de même que la Charte des droits et libertés de la personne[2] sont d’ailleurs muettes quant à la renonciation des droits qu’elles garantissent, leurs rédacteurs n’ayant manifestement pas envisagé la question des droits humains sous cet angle. Or, une analyse attentive de la jurisprudence démontre que la possibilité d’invoquer avec succès l’« autonomie », le « consentement libre et éclairé » ou autrement la « liberté de choix » de disposer de ses propres droits fondamentaux peut désormais être vue telle une norme plutôt qu’une exception[3].

Lorsque la jurisprudence en matière de renonciation aux droits et libertés n’en était « qu’à ses premiers balbutiements », celle-ci concernait essentiellement les garanties juridiques en matière criminelle et pénale[4]. Aujourd’hui encore, la mesure et les modalités selon lesquelles il est possible de renoncer au droit à l’avocat[5], au droit d’être jugé dans un délai raisonnable[6] ou devant jury[7], au droit de garder le silence[8], au droit à la présomption d’innocence[9], au droit au secret professionnel[10] ainsi qu’à la vie privée protégée par le droit à la protection contre les fouilles, les saisies et les perquisitions abusives[11] continuent de faire l’objet de discussions jurisprudentielles[12].

Avec le temps, de multiples ouvertures à la renonciation ont pu être relevées[13] ou peuvent l’être à la lumière d’une analyse attentive de la jurisprudence. Même la renonciation au droit à la vie dans le contexte de l’aide à mourir est désormais clairement admise, la Cour suprême ayant conclu dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général)[14] que la criminalisation absolue de l’aide au suicide était inconstitutionnelle[15]. Les personnes peuvent « “renoncer” à leur droit à la vie [puisque sinon il] en résulterait une “obligation de vivre” plutôt qu’un “droit à la vie”[16] ».

De même, le patient peut renoncer aux droits à la sécurité[17] et à la protection contre les traitements cruels et inusités[18] en exprimant son consentement libre et éclairé à ce qui pourrait sinon être qualifié d’atteinte à son intégrité, voire de torture[19]. Si le renonçant a plutôt choisi de participer à une bagarre à coups de poing[20], de jouer selon les règles du jeu à un sport violent[21] ou encore de travailler comme cascadeur[22], la renonciation au droit à la sécurité sera également possible selon des mesures variables.

Plus largement, les restrictions aux droits et libertés peuvent être incluses dans différents processus contractuels et viser les droits constitutionnels tout autant que quasi constitutionnels. De telles restrictions dans des contrats de travail sont monnaie courante[23]. La Cour suprême a certes reconnu qu’il n’est pas possible de « renoncer par contrat à l’application d’une loi sur les droits de la personne[24] » de manière générale. Elle a toutefois conclu du même souffle qu’est légale la clause d’une convention collective par laquelle les salariés ont collectivement consenti à une discrimination fondée sur l’âge. Une convention collective peut ainsi justifier la limitation aux droits dans la mesure où les lois en matière de rapport collectifs de travail « sont conçu[e]s expressément pour permettre de surmonter ou de compenser tout déséquilibre en matière de pouvoir de négociation[25] ».

La contractualisation des pratiques religieuses ne cesse d’être à la source de litiges[26]. La Cour suprême a d’ailleurs elle-même invité la communauté juridique à se pencher sur la renonciation à la liberté de religion en affirmant que celle-ci « soulève encore des interrogations[27] ». Il demeure encore incertain qu’une personne puisse se voir opposer d’avoir consenti à ne pas exercer certaines pratiques religieuses, par exemple en signant un contrat de copropriété et son règlement[28].

Si les cas de renonciation et les interrogations qu’ils suscitent foisonnent désormais, ni la jurisprudence ni la littérature ne proposent de cadre d’analyse clair et cohérent pour déterminer leur validité[29]. Le cadre d’analyse actuel suggère de distinguer deux étapes permettant de préciser (partie 1) si le droit ou la liberté en cause est susceptible de renonciation et, le cas échéant, si la renonciation d’espèce est valable (partie 2). Lorsqu’un droit est jugé susceptible de renonciation, la validité est essentiellement déterminée en fonction du consentement exprimé et perçu. C’est donc un modèle binaire qui fonde la détermination de la validité substantive de la renonciation, lequel départage les droits et libertés pour lesquels toute renonciation serait théoriquement impossible de ceux pour lesquels celle-ci peut être admise. Certaines garanties seraient susceptibles de renonciation (waivable rights) et d’autres non susceptibles de renonciation (unwaivable rights)[30]. Notre objectif est de démontrer que la conceptualisation départageant de manière étanche les droits susceptibles et les droits non susceptibles de renonciation est problématique du point de vue de la règle de droit et qu’elle doit être revue. Nous nous pencherons donc plus précisément sur la première partie du cadre d’analyse.

Nous considérons qu’une renonciation intervient lorsque la volonté abdicative du renonçant à l’égard d’un droit ou d’une liberté protégé par la Charte canadienne[31] ou la Charte québécoise[32] peut lui être opposée. Contrairement aux limites aux droits et libertés provenant de l’action de l’État ou de tiers, la renonciation constitue ainsi une limite volontaire. Celle-ci peut être explicite, si elle découle d’un contrat clair ou d’une déclaration judiciaire ayant pour objet un plaidoyer de culpabilité. La renonciation peut aussi être implicite. En outre, c’est le cas lorsqu’une personne renonce à une expectative de vie privée en envoyant des messages textes par téléphone cellulaire[33].

Il n’y a pas renonciation lorsque le droit peut toujours être exercé ou lorsqu’il ne peut plus l’être. Ainsi, l’absence d’exercice d’un recours pour faire valoir un droit n’emporte pas de ce fait renonciation. Cette dernière doit également être distinguée du fait de ne pas effectuer un « acte positif » nécessaire à l’exercice d’un droit, tel le droit de vote[34]. Une personne qui ne se rend pas à l’urne alors qu’elle peut encore exercer son droit n’y a pas renoncé.

La renonciation doit également être distinguée du volet « négatif » inclus dans la sphère de protection de certaines garanties fondamentales. Par exemple, la liberté de religion inclut la liberté de ne pas croire[35] et la liberté d’expression, la liberté de ne pas s’exprimer ou de ne rien dire[36]. Invoquer la liberté de ne pas s’exprimer consiste donc à exercer son droit à la liberté d’expression.

À l’inverse, la jurisprudence peut avoir clairement exclu de la sphère de protection de certains droits fondamentaux une dimension négative. C’est par exemple le cas du droit à la vie qui n’inclut pas de droit à la mort. Il constitue plutôt un « droit de ne pas mourir[37] ». Or, cela ne signifie pas que « les personnes ne peuvent [dans aucun cas] “renoncer” à leur droit à la vie[38] ». A été jugée inconstitutionnelle la prohibition absolue de toute aide médicale à mourir. Toutefois, lorsqu’une personne demande à l’État une aide à mourir, elle n’exerce pas un droit à la mort ou un droit de mourir dans la dignité[39]. Elle renonce au droit à la vie, qui empêcherait autrement l’État de participer à sa mort, et exerce ses droits à l’autonomie, à la sécurité, voire à la vie[40].

Nous procéderons en trois temps afin d’effectuer notre critique du modèle binaire de validité de la renonciation, dont les traces sont visibles à la fois dans la jurisprudence et la littérature. Le seul fait que les tribunaux ne retiennent pas les mêmes principes pour déterminer si un droit est susceptible ou non susceptible de renonciation est problématique quant à la nécessité de cohérence que requiert la règle de droit[41]. Nous démontrerons dans les deux premières parties de notre article qu’aucun des principaux arguments pouvant être invoqués pour soutenir le modèle binaire, à savoir la distinction fondée sur la dignité humaine et celle qui départage les garanties à portée individuelle ou collective, ne peut le justifier en théorie comme en pratique. Qui plus est, nous exposerons dans la troisième partie que cette conceptualisation est incohérente avec le principe de non-hiérarchisation, la nature particulière des droits et libertés ainsi que le processus de leur adjudication par les tribunaux.

1 Les limites inhérentes à la dignité humaine

Invoquer la dignité humaine vient naturellement à l’esprit lorsque se pose la question de savoir si certains droits et libertés devraient être à l’abri de toute possibilité de renonciation. Comme il est impossible de renoncer à la dignité elle-même, il ne serait donc pas possible de renoncer aux garanties qui en relèvent. L’argument semble évident.

Par exemple, une telle argumentation peut mener à affirmer qu’il serait impossible de renoncer au droit à l’égalité puisque celui-ci relèverait plus proprement de la dignité humaine et « pour la simple et bonne raison que la dignité humaine est inaliénable[42] ». De manière similaire, dans l’arrêt R. c. Tran[43], la Cour suprême a notamment fondé son argumentaire sur la dignité pour conclure que l’accusé qui risquait une peine d’emprisonnement ne pouvait renoncer au droit à un interprète[44]. La Cour suprême s’est référée à l’affaire américaine Negron v. New York[45], où il avait été conclu que, « au nom de la simple humanité, [l’accusé] méritait plus que de rester dans l’incompréhension totale pendant le déroulement du procès[46] ».

Nous présenterons ci-après une analyse approfondie d’une telle argumentation. Celle-ci nous permettra de démontrer que, aussi séduisante soit-elle, l’idée de s’appuyer sur la dignité pour départager les droits et libertés fondamentaux susceptibles ou non de renonciation est incohérente avec le principe même de dignité à titre de fondement commun de tous les droits humains.

1.1 L’argumentation

C’est essentiellement le caractère inaliénable de la dignité en tant que fondement normatif des droits et libertés qui est invoqué pour justifier que certains droits ne seraient pas susceptibles de renonciation. Nous approfondirons cette normativité propre à la dignité.

Nous verrons d’abord que la normativité juridique de la dignité prend racine dans une normativité de nature philosophique et morale. Nous discuterons ensuite du principe juridique de dignité, lequel est désormais bien reconnu[47]. La jurisprudence met d’ailleurs en lumière que la dignité peut jouer un rôle significatif dans l’analyse des tribunaux lorsqu’il est question de définir les droits et libertés et de tracer la ligne entre les limites à ces garanties qui sont justifiées et celles qui ne le sont pas. Cette force juridique du principe de dignité appuie l’argument selon lequel c’est une norme qui peut départager les droits susceptibles de renonciation de ceux qui ne le sont pas.

1.1.1 Une normativité philosophique

La normativité juridique de la dignité origine d’une longue tradition philosophique. L’idée puissante de la dignité s’est matérialisée avec le temps en valeur sociale, en principe moral, puis en concept juridique. Historiquement, la dignité est graduellement passée d’un don divin à une caractéristique propre à la personne humaine à la période des Lumières. En particulier, l’oeuvre de Kant a marqué le développement et la reconnaissance du principe fondamental d’autonomie de la personne qui, en tant qu’être rationnel, est douée de la capacité de se déterminer elle-même. Il s’agit là d’un des fondements de la pensée libérale moderne : la dignité propre aux personnes est attribuable à l’humanité elle-même. Il s’agit donc d’une dignité humaine[48].

Il est clair que la pensée kantienne reconnaissant la valeur intrinsèque et objective de la dignité en chaque personne humaine influence toujours le libéralisme contemporain et la théorie du droit[49]. Ainsi que l’explique Ronald Dworkin, l’humanité et les personnes humaines constituent des fins en soi, ne devant jamais être considérées comme des moyens. Le respect de l’humanité en chaque personne nécessite également le respect de sa propre humanité. Une responsabilité partagée en découle. En pratique, « the vague but powerful idea of human dignity […] supposes that there are ways of treating a [person] that are inconsistent with recognizing [her] as a full member of the human community, and holds that such treatment is profoundly unjust[50] ».

Nous verrons à la section 1.1.2 que le mot « dignité » est enchâssé dans divers textes fondamentaux et qu’il peut être lu à de multiples reprises dans la jurisprudence. Il demeure que le mot nécessite forcément d’être interprété pour donner au concept un sens, un contenu. En effet, rappelons que la méthodologie juridique est par nature herméneutique[51].

Dans cette perspective, Dworkin explique qu’il n’y a pas de séparation étanche entre droit et morale. De même, il n’existe pas de division hermétique entre morale et éthique, ces deux concepts étant à la fois distincts et liés entre eux. Alors que l’éthique fait référence aux standards et aux principes selon lesquels une personne doit se gouverner elle-même pour vivre une vie bonne, la morale porte sur les standards et les principes devant gouverner les rapports des individus entre eux[52]. La moralité n’est pas ainsi incorporée dans l’éthique, les deux étant plutôt intégrées de façon à se soutenir mutuellement dans la manière de penser comment en arriver à une vie bonne et reconnaître nos responsabilités morales en ce sens. Bref, l’intégration de l’éthique et de la morale constitue « an integration that responds to the traditional plilosopher’s challenge about what reason we have to be good[53] ».

Une responsabilité éthique et morale incombe donc à l’interprète du droit amené à donner un sens concret aux mots des chartes des droits et libertés tels que « liberté », « égalité » et « dignité ». C’est pourquoi la force normative juridique de la dignité est nécessairement liée à la force normative des principes et des valeurs morales qui y sont rattachés. Plus précisément, le droit fait partie de la morale politique, mais s’en distingue en étant l’objet d’institutionnalisation. C’est ainsi que la dignité fait son chemin parmi les branches de l’arbre moral jusqu’à la pratique du droit[54].

1.1.2 Une normativité juridique

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la dignité est devenue un véritable symbole de la dimension inaliénable de l’humanité. C’est alors que la dignité a investi le discours juridique global[55]. La Charte des Nations Unies a été adoptée en 1945, notamment afin de « proclamer [la] foi dans les droits fondamentaux […], dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites[56] ». De même, la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948 a constitué une « reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitu[ant] le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde[57] ». Par cette célèbre formulation, la Déclaration insufflera dans le discours juridique mondial l’idée d’humanité développée dans la foulée des Lumières : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité[58]. » Les constitutions de plusieurs États ont depuis enchâssé la dignité humaine à titre de droit constitutionnel[59].

Adoptée en 1976, la Charte québécoise a reconnu « que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité » et « que le respect de la dignité de l’être humain » constitue l’un des fondements « de la justice […] et de la paix[60] ». La dignité est donc une « valeur transcendante à tous les droits et libertés [protégés par cette charte et] un principe premier d’interprétation de celle-ci[61] ». La Charte québécoise consacre même le « droit à la sauvegarde de sa dignité[62] ». Selon Christian Brunelle, le choix de cette formulation confirme que la dignité elle-même n’est pas une création sociale ou étatique, mais plutôt une condition de la personne humaine :

Voilà pourquoi l’expression « droit à la dignité » n’a pas véritablement de sens, si ce n’est pour valoir comme ellipse. Puisque la dignité est innée chez l’être humain, qu’« elle s’impose à lui », qu’elle est une qualité inhérente et que chacun en est forcément doté peu importe sa condition ou ses actions, il est donc vain de la « réclamer », de chercher à la « gagner » ou à l’« obtenir », même en justice. Manifestement, la dignité tient de l’être bien plus que de l’avoir, d’où la formulation privilégiée par le législateur qui consacre [dans la Charte québécoise], comme il se doit, un « droit à la sauvegarde de sa dignité »[63].

En droit canadien, la dignité est reconnue à titre de valeur constitutionnelle. La Déclaration canadienne des droits a proclamé « que la nation canadienne repose sur des principes qui reconnaissent […] la dignité et la valeur de la personne humaine […] dans une société d’hommes libres et d’institutions libres[64] ». Le texte de la Charte canadienne ayant constitutionnalisé les droits et libertés ne fait toutefois pas expressément mention de la dignité.

C’est la Cour suprême qui a clairement affirmé l’importance du principe. Dès l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., elle a énoncé qu’une « société vraiment libre […] doit sûrement reposer sur le respect de la dignité et des droits inviolables de l’être humain[65] ». L’année suivante, dans l’arrêt R. c. Oakes, le plus haut tribunal du pays a confirmé que la valeur constitutionnelle de la dignité doit jouer un rôle afin de déterminer si une limitation à un droit ou à une liberté est justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne :

Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent […] le respect de la dignité inhérente de l’être humain […] Les valeurs et les principes sous-jacents d’une société libre et démocratique sont à l’origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu’une restriction d’un droit ou d’une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer[66].

La Cour suprême a redit l’importance de la dignité par différentes formulations ensuite, notamment en concluant que la Charte canadienne « garantit […] la dignité et la valeur des individus[67] », que « la protection de tous les droits garantis par la Charte est guidée par la promotion de la dignité de l’être humain[68] » et que « le respect de la dignité inhérente de l’être humain » est une des « valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique » devant guider les tribunaux[69].

Soulignons que la dignité joue également un rôle lorsqu’il est question de définir la sphère de protection des droits et libertés, c’est-à-dire d’interpréter la portée et la signification concrète des garanties fondamentales. L’exemple de la protection contre les traitements ou les peines cruels ou inusités[70] est emblématique. Comment formuler un raisonnement sur ce qui constitue la cruauté et l’inhumain qui soit complètement détaché de l’idée de dignité humaine ? À l’inverse, on peut soutenir que c’est en constatant et en mettant en évidence en pratique ce qui se révèle cruel, inusité ou inhumain que l’on arrive à mieux circonscrire ce qui constitue l’humanité et la dignité. C’est ainsi que la torture peut être définie, son « but ultime [étant] de priver une personne de son humanité[71] ». De même, une peine est cruelle et inusitée si elle se révèle « excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine[72] ».

Le respect de la dignité a également été invoqué pour définir le droit à l’égalité et la protection contre la discrimination[73] ainsi que le droit à l’autonomie[74]. Plus récemment, l’argumentaire développé notamment à partir de la valeur de la dignité a joué un rôle clé dans l’arrêt Carter où la Cour suprême a déclaré inconstitutionnelle la criminalisation absolue de toute aide à mourir. Le concept de dignité a illuminé la portée du droit à l’autonomie en rapport avec les droits à la sécurité et à la vie[75].

Bref, la jurisprudence démontre que la dignité peut jouer un rôle crucial à différentes étapes liées à l’interprétation et à la détermination des limites justifiées aux droits et libertés. Cela confirme l’importance de la normativité juridique de la dignité et sous-tend l’argumentation selon laquelle ce principe peut bel et bien permettre de départager les droits susceptibles de renonciation de ceux qui ne le sont pas.

1.2 Un fondement commun à tous les droits et libertés

La dignité est le fondement et le principe d’intelligibilité commun à tous les droits et libertés dits « fondamentaux ». Nous verrons que, dès lors, elle ne peut fonder une distinction dichotomique entre des droits et libertés qui seraient susceptibles ou non susceptibles de renonciation.

Nous souhaitons nous pencher d’abord brièvement sur une des critiques classiques à l’encontre du principe même de dignité. Du point de vue philosophique, certains ont opiné que la dignité serait un concept fourre-tout ambigu cachant un vide quant à tout fondement moral ou éthique, vide qui pourrait être rempli comme bon lui semble à celui qui brandit le mot « dignité[76] ». Au contraire, tel que nous l’avons exposé précédemment, la dignité humaine constitue à l’évidence un fondement incontournable de la pensée libérale moderne. De toute façon, de telles critiques n’atteignent pas la normativité juridique de la dignité. La dignité humaine est manifestement un principe juridique et une valeur constitutionnelle que reconnaît la Cour suprême. Indépendamment du lien entre droit et morale quant à l’origine première de la normativité juridique de la dignité, cette normativité est bien confirmée.

D’un point de vue juridique, il est vrai que les tribunaux ont pu éprouver parfois une certaine difficulté à définir le contenu du concept de dignité. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Kapp, la Cour suprême a opiné que « plusieurs difficultés ont découlé de la tentative, dans l’arrêt Law, de faire de la dignité humaine un critère juridique[77] », ce dans le contexte du droit à l’égalité et de la protection contre la discrimination.

Malgré ces commentaires, la dignité est inévitablement demeurée pertinente en matière de droit à l’égalité[78]. La Cour suprême a cependant précisé dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. A, que « la “dignité” constitue un objectif fondamental de l’ensemble de la Charte, et non un élément additionnel distinct devant être prouvé par le demandeur dans le cadre de l’analyse relative à l’égalité[79] ». En ce qui concerne le test applicable en matière de discrimination, la dignité humaine ne correspond pas à un paramètre juridique qui permettrait à lui seul de distinguer ce qui est discriminatoire ou non. Elle constitue plutôt un objectif à atteindre par le respect du droit à l’égalité et la protection contre la discrimination.

Cette nuance sur le rôle du principe de dignité quant au droit à l’égalité nous amène à tracer un parallèle avec les difficultés de faire de la valeur constitutionnelle de la dignité humaine un principe qui permettrait de départager les droits et libertés susceptibles ou non de renonciation. La dignité est bien un principe juridique et une valeur constitutionnelle dont la pertinence en matière de renonciation (et généralement en matière de limitation aux droits et libertés) ne fait pas de doute. Cela dit, si nous considérons la dignité humaine comme fondement normatif de tous les droits et libertés de la personne, comment affirmer qu’elle permet de départager de manière dichotomique, binaire, parfaitement étanche, les garanties susceptibles de renonciation de celles qui ne le sont pas ? Si nous devions affirmer, ainsi que le laissent entendre certaines analyses, qu’il n’est pas possible de renoncer à un droit relevant de la dignité humaine parce que cette dernière est inaliénable, nous devrions alors conclure qu’aucun droit n’est susceptible de renonciation. Un tel raisonnement est incohérent avec la jurisprudence reconnaissant de multiples possibilités de renoncer aux droits et libertés. De même, il serait incohérent et inexact d’affirmer que certains droits relèvent davantage de la dignité humaine que d’autres. Les droits et libertés forment ensemble un système de protection de la dignité et des intérêts les plus fondamentaux de la personne humaine.

Nous partageons les craintes sérieuses de Christian Brunelle et Mélanie Samson devant une ouverture à la renonciation au droit à l’égalité qui mettrait en péril « tout le régime législatif de protection contre la discrimination » en permettant « qu’un travailleur, noir ou handicapé par exemple, puisse valablement renoncer à son droit à des conditions de travail exemptes de discrimination pour obtenir un emploi[80] ». Nous ne pouvons toutefois que nuancer, à l’instar des deux auteurs, leur conclusion selon laquelle le droit à l’égalité ne devrait pas être susceptible de renonciation puisque l’égalité relève de la dignité humaine et que celle-ci est inaliénable[81]. La jurisprudence reconnaît effectivement que même le droit à l’égalité est susceptible de renonciation, et cela, dans le contexte de la renonciation à la protection contre la discrimination fondée sur l’âge prévue dans une convention collective[82].

Il pourrait être avancé que l’entorse logique que nous critiquons pourrait être évitée en remplaçant la rhétorique de la renonciation aux droits et libertés par celle de la renonciation à l’exercice de ceux-ci. Ainsi, il ne serait pas possible de renoncer aux droits et libertés eux-mêmes, ces derniers relevant de la dignité humaine, mais seulement à l’exercice de certains d’entre eux. Si certains juristes ont tenté d’approfondir cet exercice de langage, celui-ci semble bien mener à un cul-de-sac[83]. Cette distinction, à supposer qu’elle soit exacte, ne fournit aucun paramètre permettant de départager les garanties constitutionnelles dont l’exercice serait sujet à renonciation de celles qui ne le seraient pas selon le modèle binaire qui est l’objet précis de notre critique.

C’est donc la nature dichotomique d’une classification entre droits susceptibles et non susceptibles de renonciation qui est problématique. Poser la question visant à savoir si un droit est par nature et généralement susceptible de renonciation au nom du principe de dignité met mal en lumière les enjeux véritables de la renonciation. Une telle conceptualisation de la validité de la renonciation peut notamment mener à opposer « dignité contre dignité[84] », ce qui appauvrit les débats moraux et juridiques suscités plutôt que de les éclaircir. Considérons par exemple les questions liées à l’aide à mourir. La dignité en tant que principe impliquant le respect de la valeur inhérente de la vie est au coeur d’arguments à la fois en faveur et en défaveur de l’ouverture à cette pratique[85]. Ainsi a-t-on notamment assisté au Québec et au Canada en général à un débat public sur la légalisation de l’aide médicale à mourir entre les partisans du droit de mourir dans la dignité et ceux qui défendent le droit de vivre dans la dignité. L’enjeu ne pouvait être plus mal posé : en quoi faudrait-il choisir entre une vie digne et une mort qui l’est tout autant ?

Sur la scène judiciaire, l’arrêt Carter a conclu que la prohibition absolue de toute aide à mourir était inconstitutionnelle puisqu’elle était contraire à l’article 7 de la Charte canadienne. La Cour suprême a précisé que le droit à la vie n’inclut pas un droit à la mort[86], mais que cela ne signifie pas que les personnes ne peuvent renoncer au droit à la vie[87]. Ainsi, selon le modèle binaire de validité, le droit à la vie serait « susceptible » de renonciation. Or, l’imprécision de cette simple catégorisation empêche de clore la question de la validité substantive de la renonciation au droit à la vie.

En effet, le droit à la vie n’est pas susceptible de renonciation peu importe le contexte. La prohibition absolue d’aide à mourir a été jugée inconstitutionnelle « dans la mesure où [elle interdisait] l’aide d’un médecin pour mourir à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie ; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition[88] ». La Cour suprême a également laissé le soin au Parlement fédéral d’élaborer un régime complexe pour encadrer l’accès à l’aide à mourir[89]. C’est donc dire que la renonciation au droit à la vie sera substantivement valide dans certains cas et non dans d’autres. Cette question est distincte de celle visant à savoir si, dans un cas où l’aide à mourir est possible, le consentement donné à la renonciation se trouve valable. Autrement dit, des raisons doivent permettre de justifier que le droit à la vie pourra faire l’objet de renonciation dans certains cas et non dans d’autres. La validité substantive de la renonciation doit être déterminée autrement qu’en concluant que la dignité rend généralement susceptible un droit de renonciation ou non.

Ni la théorie ni la pratique judiciaire ne soutiennent donc la proposition selon laquelle le concept de dignité humaine peut justifier de départager nettement les droits et libertés constitutionnels susceptibles de renonciation de ceux qui ne le sont pas.

2 La distinction entre les garanties à portée individuelle ou collective

Certaines analyses contenues dans la littérature et la jurisprudence fondent plutôt la distinction entre les droits et libertés susceptibles ou non de renonciation sur la « nature » ou le « caractère » de la garantie constitutionnelle qui serait davantage individuelle ou collective. Comme nous le verrons ci-après, ce type d’argument ne résistent pas davantage à l’analyse.

2.1 L’argumentation

L’argumentation au soutien de la conceptualisation de la validité substantive de la renonciation regroupe les arguments généraux relevant de la distinction entre les garanties dites à portée davantage individuelle ou collective ainsi que ceux qui se rattachent à la doctrine civiliste de l’ordre public.

2.1.1 La distinction générale

Certains auteurs effectuent une distinction générale entre les droits et libertés dont la protection serait davantage individuelle ou collective. Ils assujettissent la possibilité de renoncer à un droit constitutionnel au fait que la protection abdiquée ne serait prévue qu’au bénéfice du renonçant. Le professeur Peter Hogg abonde en ce sens :

Rationale of waiver — The waiver of a constitutional right presupposes that the right is for the benefit of the individual who chooses to waive it. If anyone else would be affected by the waiver, the concurrence of that other person would also be required. And a right that has a “collective” or “public” quality cannot be waived by any individual (or group of individuals), even when waiver would be advantageous to the individual[90].

Pour illustrer son analyse, Hogg compare notamment la possibilité reconnue par la jurisprudence de renoncer au droit à un procès dans un délai raisonnable garanti à l’article 11 b) de la Charte canadienne avec la garantie d’un procès public protégée par l’article 11 d). Il précise que le droit à un procès public vise à ce que le processus de justice criminelle se déroule de manière transparente pour assurer son intégrité, ce qui constitue un objectif collectif intéressant l’ensemble de la société. Conséquemment, un individu ne pourrait simplement « renoncer » à ce droit et exiger un procès tenu de manière privée ou anonyme[91]. Au contraire, la jurisprudence reconnaît qu’un accusé peut renoncer à être jugé dans un délai raisonnable, qu’il s’agisse d’abandonner certaines périodes de temps écoulées ou l’ensemble du délai[92]. Cette analyse rejoint le passage suivant d’un arrêt de la Cour suprême portant sur le droit au procès avec jury :

La question soulevée par les procédures suivies en l’espèce est plutôt de savoir, d’une part, si un accusé peut renoncer à ce qu’on se conforme aux règles de procédure établies par l’article, et, dans l’affirmative, de quelle manière, et, d’autre part, si l’accusé dans cette affaire y a effectivement renoncé.

Certaines règles de procédure ont été adoptées pour la protection des droits de l’une des parties, soit le ministère public ou l’accusé, et d’autres pour la protection des deux. Une partie peut renoncer à une règle de procédure adoptée à son profit, mais une renonciation des deux parties est requise lorsque cette règle les protège ensemble […] Mais l’exercice de ce droit est assujetti à celui du juge du procès d’imposer le respect de la règle, même si on a supprimé le désir d’y renoncer, car c’est à lui qu’il appartient en dernière analyse de déterminer les garanties de procédure qu’il faut néanmoins respecter afin de protéger la stabilité et l’intégrité du système judiciaire[93].

Pour sa part, Alan Young estime que tous les droits qui ont pour objet de protéger l’intégrité du système de justice criminelle devraient être considérés comme ayant une dimension collective contraignant le pouvoir étatique au bénéfice de l’ensemble de la société[94]. Seulement les « droits dérivés » (derivative rights) et non le noyau (core) de ces droits seraient susceptibles de renonciation[95]. Selon lui, il en découlerait que la protection contre les fouilles et saisies abusives ainsi que la présomption d’innocence ne seraient tout simplement pas susceptibles de renonciation. Nous ne pouvons que partager les commentaires de Hogg quant à cette proposition de Young. Non seulement l’abolition de toute possibilité de formuler un plaidoyer de culpabilité serait évidemment incompatible avec la jurisprudence canadienne ainsi qu’avec celle des pays de tradition de common law, mais encore une telle renonciation peut être au bénéfice de l’inculpé[96].

Par ailleurs, le professeur Hogg croit qu’il n’est pas aisé de déterminer si un droit revêt une dimension collective puisque cela n’est souvent pas explicite. Dans le cas de la présomption d’innocence, alors que celui-ci conclut à la possibilité légale du plaidoyer de culpabilité dans la mesure où « personne d’autre ne semble affecté[97] », il expose en contrepartie les intérêts certains à ce que le système judiciaire ne doive pas réaliser un procès pour toute accusation, dans la mesure où l’inculpé reconnaît clairement et valablement sa responsabilité[98]. En définitive, Hogg conclut que la renonciation à un droit constitutionnel ne devrait pas être possible si celle-ci est contraire à l’intérêt public. Ce serait par exemple le cas de la contractualisation de la liberté d’expression qui empêcherait la critique publique de l’activité gouvernementale[99].

2.1.2 L’ordre public

L’ordre public pose certaines règles ayant pour objet l’organisation sociale générale des droits selon leur importance ou dimension d’intérêt public. Il permet de positionner différentes normes juridiques au sein d’un ensemble social déterminé et participe à la supériorité des intérêts collectifs sur les intérêts individuels. Comme nous le verrons ci-après, l’ordre public a investi certaines analyses portant sur la renonciation aux droits et libertés. Il ne s’agit toutefois pas d’un concept propre au domaine des droits fondamentaux.

Dans sa plus simple expression, affirmer qu’un droit n’est pas susceptible de renonciation pour des motifs d’ordre public revient à déclarer que pouvoir y renoncer « serait simplement dépasser les bornes d’une société civilisée comme la nôtre[100] ». Ce principe général de common law justifiera les tribunaux de tracer les bornes concrètes de l’ordre public. Ce dernier est également mobilisé en droit civil, l’article 8 du Code civil du Québec prévoyant qu’« [o]n ne peut renoncer à l’exercice des droits civils que dans la mesure où le permet l’ordre public[101] ». Encore faut-il bien sûr pouvoir considérer que la garantie faisant l’objet d’une renonciation est un « droit civil ».

Premièrement, l’ordre public se subdivise en deux sous-catégories : l’ordre public politique et l’ordre public économique et social. L’ordre public est politique lorsqu’il défend les institutions publiques, la morale et les principes fondamentaux d’une société donnée. Puisque les règles incluses dans l’ordre public politique se révèlent nécessaires au maintien d’une forme déterminée des rapports du vivre-ensemble social, on prétendra qu’elles visent ainsi un ordre collectif plutôt qu’un ordre particulier entre seulement certains groupes ou individus. En définitive, l’ordre public politique défend l’État, ou plutôt un certain concept d’État en théorie juridique et politique constituant un « ordre juridique relativement centralisé[102] », lequel « ordre juridique est un réseau normatif, une hiérarchie de normes qui font autorité[103] ».

Suivant cette représentation de la normativité, il découle logiquement que les règles qui composent l’ordre public politique ne peuvent faire l’objet de renonciation[104]. Dans cette veine, la professeure Andrée Lajoie positionne ainsi l’enjeu de la validité de la renonciation : « Le test me paraît devoir être le suivant : si tous les citoyens en même temps renonçaient à ce droit, la structure de notre société serait-elle la même[105] ? »

L’ordre public est plutôt économique et social lorsqu’il cherche à équilibrer des rapports de forces inégaux entre certains groupes de la société. Comme l’explique Louise Otis, l’idée même d’ordre public économique est donc apparue bien plus récemment que celle de l’ordre public politique. Par exemple, en matière de relations de travail, l’ordre public économique s’est manifesté par le fait que « l’État — en réaction aux excès de pouvoir résultant de la révolution industrielle — a été amené à établir, législativement, un encadrement juridique destiné à corriger un rapport de force inégal entre l’employeur et le salarié[106] ». Ce type d’ordre public « se traduit [généralement] par l’intervention de l’État dans la mise en oeuvre de certains contrats afin d’offrir une protection particulière à l’un des cocontractants[107] ». Le régime de la Loi sur la protection du consommateur[108] ou encore les règles régissant les rapports entre locataires et locateurs en matière de bail de logement[109] constituent deux autres exemples notoires de l’ordre public de protection québécois.

Deuxièmement, l’ordre public peut être un ordre public de direction ou de protection. On le dit de direction lorsqu’il impose des règles générales participant d’un meilleur intérêt collectif. Ces règles ne peuvent pas faire l’objet de renonciation par un individu particulier « puisqu’elles n’ont pas été édictées en sa faveur[110] ». L’ordre public est plutôt de protection lorsqu’il régit les rapports privés dans le but de protéger une partie ou un groupe vulnérable[111]. Puisque dans ce cas, les règles ont été adoptées au bénéfice de groupes de personnes désignées, et non de la société dans son ensemble, l’individu bénéficiaire du droit pourra y renoncer.

Suivant la définition précédemment formulée de l’ordre public politique, nous pouvons conclure que les règles qui en découlent appartiennent à l’ordre public de direction. Quant aux règles de l’ordre public économique et social, elles sont liées à l’ordre public de direction ou à l’ordre public de protection. C’est pourquoi nous sommes en mesure d’affirmer que la distinction entre l’ordre public économique de direction et de protection est née de l’émergence de la notion d’ordre public économique et social[112].

Ces distinctions entre les différents types d’ordre publics étant posées, considérons maintenant comment les tribunaux ont pu établir un lien entre les principes qui les gouvernent respectivement et les questions posées en matière de renonciation aux droits et libertés. Par exemple, dans l’arrêt Tran, la Cour suprême a conclu que l’accusé ne pouvait pas renoncer au droit à un interprète en s’appuyant notamment sur l’arrêt anglais R. v. Lee Kun[113]. Celui-ci a établi la prémisse fondamentale selon laquelle « le procès d’une personne accusée d’une infraction criminelle n’est pas un concours d’intérêts privés où les parties peuvent renoncer à volonté à leurs droits. La poursuite de criminels et l’application du droit criminel concernent l’État[114]. » S’agissant de la doctrine de l’ordre public comme limite à la renonciation, la Cour suprême s’est appuyée sur les motifs suivants de l’arrêt R. v. Kwok Leung :

[Si], dans les affaires civiles, les parties peuvent renoncer aux règles de preuve sur consentement, dans les affaires criminelles, ces règles sont d’ordre public et ne peuvent être ainsi abandonnées. Dans un procès criminel, non seulement la personne accusée a un intérêt en jeu, mais encore tous les autres sujets de Sa Majesté sont intéressés à ce que le prisonnier ne soit privé de la vie ou de la liberté que conformément à l’ensemble des garanties offertes en droit[115].

Dans le contexte du droit du travail, la Cour suprême a invoqué à plusieurs reprises l’ordre public comme limite à la renonciation. Elle a en outre soutenu au sujet des droits et libertés fondamentaux que « personne ne peut, par contrat, à moins que la loi ne l’y autorise expressément, convenir d’en écarter l’application et se soustraire ainsi à son champ de protection[116] ». En vertu de la doctrine de l’ordre public, les individus ou les parties à la négociation d’une convention collective n’auraient pas la « faculté de renoncer » aux lois protégeant les droits et libertés de la personne. Le cas échéant, « les contrats à cet effet sont nuls parce que contraires à l’ordre public[117] ».

Au même effet, Brunelle et Samson soumettent que les motifs amenés par l’avocate Véronique L. Marleau expliqueraient peut-être que certains droits et libertés ne seraient pas susceptibles de renonciation. Alors que des dispositions telles que le droit à l’égalité seraient adoptées dans l’intérêt général de la société, d’autres — comme le respect de la vie privée — constitueraient des dispositions « d’ordre public “social” de protection parce que [leur] portée est limitée à assurer la protection du seul intérêt des individus qui en bénéficient[118] ». Comme nous le verrons ci-après, de tels arguments ne résistent toutefois pas à la critique.

2.2 Des garanties à la fois individuelles et collectives

La supposée distinction entre les droits et libertés dits de nature davantage individuelle ou collective ne permet pas d’expliquer ni de justifier de façon cohérente une possible distinction entre les garanties qui seraient susceptibles de renonciation et celles qui ne le seraient pas. En effet, les droits et libertés fondamentaux sont des protections à la fois individuelles et collectives. S’agissant de la doctrine spécifique de l’ordre public importée du droit civil, celle-ci sied mal de toute façon à notre propos concernant les droits et libertés fondamentaux, de surcroît constitutionnalisés.

D’entrée de jeu, nous nous permettons une mise en garde générale relativement à l’usage du concept d’ordre public à titre de limite aux droits et libertés fondamentaux. L’ordre public est généralement compris comme ayant pour objet d’assurer le maintien d’une forme déterminée par l’État des rapports sociaux, d’un ordre collectif. Or, les droits et libertés fondamentaux sont un rempart contre l’action de l’État. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’il est question de droits constitutionnels. Ce rempart protège l’individu de l’action étatique, et tout particulièrement les groupes minoritaires par rapport à la majorité qui s’incarne dans l’État. Il nous semble donc curieux d’indiquer que, à lui seul, l’ordre public compris comme celui qui a été établi par la majorité pourrait agir à la manière d’un « arbitre neutre » entre l’État et l’individu auquel on opposerait d’avoir renoncé à ses droits. Cela ne signifie pas que l’ordre public ne peut jouer aucun rôle dans la justification de la possibilité de renoncer ou non à certains droits et libertés.

La théorie de l’ordre public souffre de toute façon d’ambiguïté. Premièrement, la distinction entre l’ordre public de direction et de protection n’est pas toujours claire en pratique. Comment, en effet, isoler nettement les règles non dérogeables en ce qu’elles ont pour objet de protéger « certaines valeurs jugées fondamentales au maintien de l’ordre social[119] » ? Plusieurs de ces valeurs, qui relèvent généralement de la morale, se traduisent en normes participant non seulement d’un ordre social collectif, mais également de la protection de groupes particuliers composés de personnes vulnérables. La professeure Michelle Cumyn opine à ce sujet que la régulation de l’interdit ne peut être essentiellement dictée par des principes moraux ne tolérant pas le pluralisme contemporain :

L’interdiction doit s’appuyer dorénavant sur la nécessité de protéger la personne, en particulier dans ses droits fondamentaux, et d’autant plus qu’elle est vulnérable. Par conséquent, l’ordre public d’origine morale ou religieuse a évolué de manière très significative dans les dernières décennies, ce qui se traduit, d’une part, par une tolérance beaucoup plus grande à l’égard de pratiques autrefois jugées immorales et, d’autre part, par un renforcement considérable de la protection des droits et libertés de la personne et de l’autonomie de l’individu qui la sous-tend, ces deux dernières valeurs étant d’ailleurs à l’origine de conflits nouveaux particulièrement difficiles à résoudre[120].

Cumyn considère que l’arrêt R. c. Labaye[121], à l’issue duquel la Cour suprême a conclu que les « clubs échangistes » ne constituaient pas des maisons de débauche[122], en ce qu’il n’y était pas pratiqué des « actes d’indécence », constitue un jalon significatif de cette évolution de l’ordre public d’origine morale. Les juges majoritaires ont constaté « qu’au fil du temps, les tribunaux en sont venus progressivement à reconnaître que les valeurs morales et les goûts étaient subjectifs […] et qu’une grande tolérance des moeurs et pratiques minoritaires était essentielle au bon fonctionnement d’une société diversifiée[123] ». Par conséquent, la norme juridique de la désapprobation subjective de la société permettant antérieurement de déterminer ce qui constituait un acte d’indécence a été remplacée par celle du préjudice objectivement vérifiable. Qu’un acte soit de « mauvais goût ne suffit pas[124] ». Cela ne signifie pas pour autant que toute considération morale se trouve écartée de l’analyse :

Au contraire, pour justifier une conclusion d’indécence, il faut démontrer que le préjudice se rattache à une valeur fondamentale exprimée dans la Constitution ou les lois fondamentales semblables de notre société, telles les déclarations des droits, par lesquelles la société reconnaît officiellement que le type de préjudice en cause peut être incompatible avec son bon fonctionnement […] L’autonomie, la liberté, l’égalité et la dignité humaine comptent parmi ces valeurs[125].

À l’inverse, les juges dissidents dans cet arrêt auraient maintenu la norme antérieure visant à « identifier le degré de tolérance de la majorité de la société canadienne dans son ensemble[126] » fondée sur les valeurs de cette dernière. Selon eux, « [c]es valeurs révèlent généralement un consensus social qui se manifeste, par exemple, par un souci pour “la dignité des personnes, […] leur autonomie, […] leur capacité d’épanouissement ainsi que […] leur égalité fondamentale”[127] ».

À notre avis, les arrêts Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society[128] et Canada (Procureur général) c. Bedford[129] constituent d’autres jalons jurisprudentiels pertinents. Dans l’arrêt PHS, la Cour suprême a conclu que le refus ministériel de renouveler une exemption à une loi interdisant la possession de certaines drogues, pour permettre la tenue des activités du centre d’injection supervisée Insite, portait atteinte aux droits des clients du centre à la vie, à la liberté et à la sécurité, de façon non conforme aux principes de justice fondamentale, contrairement à l’article 7 de la Charte canadienne. Dans l’arrêt Bedford, ce sont plutôt les dispositions du Code criminel interdisant la tenue de maisons de débauche, le proxénétisme et la communication en public aux fins de prostitution qui ont été déclarées inconstitutionnelles parce qu’elles violaient également l’article 7. Dans les deux cas, la Cour a rejeté des arguments similaires selon lesquels ce serait le choix des personnes qui s’injectent des drogues ou se prostituent qui serait à l’origine des risques encourus pour leur sécurité, voire leur vie.

Ainsi, les normes qui étaient jadis désignées comme participant de l’ordre public de direction pourraient bien de plus en plus être considérées comme relevant plutôt de l’ordre public de protection. Quant à ces dernières normes, comment affirmer avec certitude qu’un régime de normes spécifiques conçu pour protéger les droits d’un groupe de personnes plus vulnérables ou en situation d’inégalité ne présente des avantages que pour ces personnes sans bénéfice d’intérêt public pour l’ensemble de la société[130] ? C’est ainsi que même la distinction entre l’ordre public de protection et l’ordre public de direction peut, à juste titre, être remise en question, celle-ci ne créant peut-être que des « frontières artificielles[131] ».

Ce questionnement nous apparaît d’autant plus juste en ce qui concerne la tentative d’importer intégralement une théorie de l’ordre public au coeur des régimes de protection des droits et libertés fondamentaux. Il est certes bien clair que les chartes des droits et libertés sont d’« ordre public ». Or, si certains droits et libertés étaient susceptibles de renonciation, alors que d’autres ne le seraient pas en raison d’une hiérarchie fixée par l’ordre public, serait-ce à dire que seulement certaines garanties auraient une mission de direction sociale, tandis que d’autres auraient comme seul et unique but la protection de certaines personnes ? Si les règles intéressant l’ordre public de direction correspondent à celles qui sont fondées sur des valeurs jugées fondamentales au maintien de l’ordre social, n’est-ce pas en définitive l’objectif de tous les droits et libertés fondamentaux ? De tels droits n’appartiennent-ils pas de toute façon à un ordre public politique ? C’est de l’ordre public économique qu’est née la distinction entre l’ordre public de direction et l’ordre public de protection. Quelle pertinence ces deux derniers concepts ont-ils donc véritablement en matière de droits et libertés fondamentaux, de surcroît de nature constitutionnelle ?

La jurisprudence confirme que ni l’ordre public ni la distinction générale entre les garanties à portée dite individuelle ou collective ne permettent de classer les droits comme généralement susceptibles de renonciation ou non. Par exemple, nous avons mentionné que la Cour suprême a déjà conclu qu’il n’est pas possible de « renoncer par contrat à l’application d’une loi sur les droits de la personne[132] » parce que cela est contraire à l’ordre public. Elle a toutefois soutenu à la même occasion qu’est légale la clause d’une convention collective par laquelle les salariés ont consenti à une discrimination fondée sur l’âge. Selon les juges, la convention collective justifiait la renonciation puisque les rapports collectifs de travail rééquilibrent le rapport de force entre salariés et employeur. La renonciation qui n’était pas permise au nom de l’ordre public s’est donc trouvée être justifiée en pratique, pour d’autres motifs.

Considérons également la question des garanties procédurales. Certains arguments de la Cour suprême assujettissant la validité de renonciations au caractère individuel ou collectif du droit en cause sont contradictoires. Par exemple, selon l’arrêt Korponay c. Procureur général du Canada[133], un individu ne peut renoncer à une garantie « adoptée à son profit, [car] une renonciation des deux parties est requise lorsque cette règle les protège ensemble[134] ». Or, la Cour suprême a mentionné dans l’arrêt Tran que « le procès d’une personne accusée d’une infraction criminelle n’est pas un concours d’intérêts privés [puisqu’il concerne] l’État[135] ». À la lumière de ces commentaires jurisprudentiels, nous estimons qu’il n’est pas aisé de déterminer quelle garantie procédurale pourrait être jugée comme n’intéressant que l’individu.

À notre avis, il en va de même de l’ensemble des droits et libertés garantis par les chartes. Ceux-ci protègent les individus, mais ont également tous pour objet de servir des intérêts communs. Il existe un lien indissociable entre les intérêts privés et les intérêts publics assurés par chaque garantie fondamentale. C’est même le cas de la protection de la vie « privée » :

Fondée sur l’autonomie morale et physique de la personne, la notion de vie privée est essentielle à son bien-être. Ne serait-ce que pour cette raison, elle mériterait une protection constitutionnelle, mais elle revêt aussi une importance capitale sur le plan de l’ordre public. L’interdiction qui est faite au gouvernement de s’intéresser de trop près à la vie des citoyens touche à l’essence même de l’État démocratique[136].

La Charte canadienne protège et promeut donc les droits et libertés de chacun comme participant d’un bénéfice pour tous. Cette interprétation est cohérente avec la jurisprudence contemporaine portant plus largement sur la portée de la protection des droits et libertés dits « individuels ». Soulignons notamment les principes régissant l’octroi de dommages-intérêts de droit public en vertu de l’article 24 de la Charte canadienne, lesquels ne se limitent pas à considérer de manière artificiellement isolée le préjudice causé à l’individu la victime d’une violation de droits fondamentaux. La Cour suprême soulignait dans l’arrêt Vancouver (Ville) c. Ward que « les atteintes à des droits protégés par la Constitution causent un préjudice non seulement à leurs victimes, mais à la société dans son ensemble[137] ». Les dommages-intérêts de droit public ont un objectif fonctionnel à trois dimensions : l’indemnisation, la défense du droit et la dissuasion contre de nouvelles violations. Cet objectif de dissuasion « joue un rôle sociétal[138] » à la fois distinct et complémentaire par rapport aux autres objectifs :

Or, l’absence de préjudice personnel subi par le demandeur n’empêche pas l’octroi de dommages-intérêts si ceux-ci sont par ailleurs manifestement exigés par les objectifs de défense du droit ou de dissuasion. En effet, le point de vue voulant que des dommages-intérêts en matière constitutionnelle ne puissent être accordés que pour un préjudice pécuniaire ou physique a été largement rejeté dans d’autres démocraties constitutionnelles[139].

Les dimensions davantage individuelles ou collectives des droits et libertés protégés par la Charte canadienne sont ainsi intimement liées et, en définitive, indissociables. Considérons l’arrêt R. c. Jordan comme dernier exemple pour appuyer notre propos sur la renonciation[140]. Dans ce cas, une majorité de juges de la Cour suprême a fixé des plafonds présumés au-delà desquels le délai entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée d’un procès en matière criminelle sera considéré comme déraisonnable et conséquemment contraire à l’article 11 b) de la Charte canadienne. La possibilité pour l’accusé de renoncer au droit à un procès dans un délai raisonnable[141] semblerait justifiée parce que ce serait un droit garanti strictement « au bénéfice de l’individu » qui est en jeu, lequel n’aurait pas de dimension « collective ou publique[142] ». Or, c’est tout le contraire qui a été fortement affirmé dans l’arrêt Jordan, tant par les motifs de la Cour suprême que par les effets concrets de cet arrêt.

L’arrêt Jordan insiste en réalité sur le fait que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable n’est pas seulement dans l’intérêt de l’inculpé, mais également de celui de toute la société, car cet aspect s’avère « d’une importance capitale pour l’administration du système de justice criminelle du Canada. […] Un délai déraisonnable représente un déni de justice pour l’inculpé, les victimes, leurs familles et la population dans son ensemble[143]. » Les juges vont plus loin sur ce point que de simplement conclure que le respect de ce droit constitutionnel a pour effet de servir certains intérêts collectifs. Ils concluent clairement que « les droits protégés par l’al. 11b) s’étendent au-delà de ceux des inculpés. Les procès instruits en temps utile ont effectivement des répercussions sur les autres personnes qui interviennent dans les procès criminels et qui sont touchées par eux, de même que sur la confiance du public envers l’administration de la justice[144]. »

À l’évidence, les droits et libertés fondamentaux n’appartiennent pas davantage aux individus qu’à la société dans son ensemble. Ils ne sont pas protégés au bénéfice de l’un plutôt que de l’autre. Il est question dans tous les « cas » d’une protection pour tous, d’un socle commun de valeurs fondamentales protégées.

3 Logique binaire de validité, principe de non-hiérarchisation et nature des droits et libertés fondamentaux : incohérences

Nous avons démontré qu’aucun principe ne permet de justifier une séparation théorique entre les droits et libertés susceptibles et non susceptibles de renonciation, qu’il soit question du principe de dignité humaine ou d’une distinction fondée sur les dimensions supposément davantage individuelles ou collectives des droits fondamentaux. Bien que cela suffise amplement à rejeter cette posture dichotomique, nous souhaitons formuler quelques réflexions additionnelles appuyant notre position. Celles-ci ont trait à l’incohérence entre le fait d’assujettir la validité de la renonciation à une logique binaire, le principe de non-hiérarchisation des droits et libertés ainsi que la nature même de ces garanties fondamentales.

Le principe de non-hiérarchisation des droits et libertés a été soutenu en droit international par la Déclaration et programme d’action de Vienne adoptée en 1993. Son article 5 proclame ce qui suit : « Tous les droits de l’homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter des droits de l’homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d’égalité et en leur accordant la même importance[145]. »

C’est le principe fondateur de la dignité humaine, source d’intelligibilité de droits et libertés dits fondamentaux, qui justifie leur universalité, indissociabilité et interdépendance. Le système de protection de la Déclaration universelle des droits de l’homme pose un modèle holistique selon lequel la valeur de chaque droit et liberté est pleinement reconnue et protégée dans la mesure où toutes les autres garanties sont également protégées. La mesure selon laquelle chaque garantie est valorisée et mise en oeuvre augmente d’autant la protection globale de l’ensemble des garanties du système. En d’autres mots, c’est dire que le tout est plus que la somme des parties lorsqu’il est question de protection des droits humains[146].

En 1994, la Cour suprême énonçait dans l’arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada sa position de principe, laquelle est bien connue : « Il faut se garder d’adopter une conception hiérarchique qui donne préséance à certains droits au détriment d’autres droits, tant dans l’interprétation de la Charte que dans l’élaboration de la common law[147]. » Les tribunaux ont invariablement défendu depuis l’importance « du principe que la Charte n’établit pas de hiérarchie des droits[148] », insistant sur le fait qu’« il n’existe aucune hiérarchie des dispositions constitutionnelles[149] ». Le principe vaut également pour les garanties de nature quasi constitutionnelle protégées par la Charte québécoise.

Dans les faits cependant, différents observateurs ont noté qu’une hiérarchie entre les droits et libertés fondamentaux peut être décelée, que ceux-ci soient d’avis que cette hiérarchie favorise la validité normative d’un droit en particulier, telle la liberté de religion[150], qu’elle se manifeste de manière « passagère[151] » ou encore qu’elle soit « contextuelle[152] ». Plus particulièrement, les professeurs Louis-Philippe Lampron et Eugénie Brouillet différencient la hiérarchie d’ordre juridique[153] de nature formelle ou matérielle. La hiérarchie formelle ferait référence à la normativité expressément enchâssée dans les textes de lois. La hiérarchie matérielle refléterait plutôt la valeur relative accordée socialement à un droit en particulier[154]. Cette hiérarchie matérielle pourrait être observée en analysant la pratique judiciaire[155].

Notre objectif n’est pas de nous prononcer sur l’existence en général d’une hiérarchie entre les droits et libertés, ni même de défendre à tout prix le principe de non-hiérarchie. Ce que nous souhaitons plutôt mettre en lumière réside précisément dans l’incohérence entre, d’une part, l’affirmation du principe de non-hiérarchie en droit canadien et, d’autre part, l’idée d’une distinction théorique entre les droits et libertés susceptibles ou non de renonciation. Comment conclure qu’un droit pour lequel la renonciation est admise d’entrée de jeu revêt la même importance, est considéré comme ayant la même valeur, qu’un autre droit pour lequel la renonciation serait absolument impossible dans tous les cas[156] ?

Qui plus est, même si l’on examine les arguments selon lesquels une certaine hiérarchie entre les droits et libertés est inévitable, voire souhaitable, aucun ne peut justifier la logique de validité binaire en matière de renonciation. C’est que la nature même du système de protection des droits et libertés fondamentaux est incompatible avec une telle conclusion. L’article 1 de la Charte canadienne amène à rejeter le « modèle du conflit des droits » au profit d’un modèle fondé sur la conciliation :

Lorsque deux droits sont en conflit, les principes de la Charte commandent un équilibre qui respecte pleinement l’importance des deux droits […].

[Le modèle du conflit] convient mieux à la jurisprudence américaine qu’à la jurisprudence canadienne puisqu’il n’y a dans la Constitution américaine aucun équivalent de l’article premier de notre Charte, qui […] constitue également une des sources des principes fondamentaux qui sous-tendent l’évolution de la common law au Canada[157].

C’est une approche contextuelle qui doit gouverner l’adjudication des droits. La mise en oeuvre d’une telle approche est incompatible avec « une hiérarchie inflexible qui serait établie pour toujours[158] ». Les droits et libertés doivent plutôt être interprétés à la lumière des principes moraux qui les sous-tendent[159] afin qu’il n’en résulte, le cas échéant, que des hiérarchies passagères.

Or, envisager que certains droits fondamentaux sont susceptibles de renonciation et que d’autres ne le sont pas peu importe le contexte ne saurait être considéré comme une hiérarchisation passagère. Estimer qu’un droit est, par nature, susceptible ou non de renonciation n’a rien de passager et fait précisément abstraction du contexte.

Plus fondamentalement, l’approche binaire de validité de la renonciation fait abstraction de la nature même des droits et libertés. Les droits fondamentaux doivent être interprétés et mis en oeuvre contextuellement à la lumière de principes au sens où les définit Dworkin, lesquels se distinguent précisément des règles[160] :

Dworkin rappelle à cet égard que le processus d’individuation des principes empêche le recours à une logique binaire du tout ou rien […] De fait, un principe ne dicte jamais d’une manière prédéterminée comment il sera individué, s’opposant ainsi aux règles dont la mise en oeuvre se fait selon une logique binaire légal-illégal ou valide-invalide […].

Toute application d’un principe qui tendrait à le traiter comme une règle serait donc suspecte puisque celui-ci perdrait en cours de route son identité normative propre et, par voie de conséquence, sa flexibilité herméneutique[161].

Dès lors, c’est bien à une analyse plus approfondie que celle fondée sur la distinction dichotomique entre des garanties susceptibles/non susceptibles de renonciation que convie l’exercice de déterminer quels principes peuvent justifier la possibilité de renoncer aux droits et libertés fondamentaux.

Conclusion : Repenser la validité de la renonciation

Nous soumettons avoir élaboré plus d’arguments qu’il n’en faut pour justifier que la validité substantive de la renonciation aux droits et libertés ne peut être assujettie à une approche dichotomique. Qu’il s’agisse des limites posées par la dignité humaine ou de la distinction entre les droits et libertés dont la protection serait davantage à portée individuelle ou collective, aucun principe juridique ne justifie en théorie comme en pratique le modèle binaire de validité. De surcroît, celui-ci est incohérent avec le principe de non-hiérarchisation des droits humains et témoigne d’une incompréhension de la véritable manière dont les droits et libertés fondamentaux font l’objet d’adjudication par les tribunaux au Canada.

Les incohérences relevées ne sont pas banales. Celles-ci dévoilent les traces d’une approche à tâtons — voire un malaise — devant ce qu’il convient sans doute de considérer comme un changement de paradigme. La renonciation aux droits et libertés n’est plus affaire de quelques exceptions. Il ne suffit plus de reconnaître que la validité de celle-ci sera admise dans certains cas, selon une analyse effectuée strictement au cas par cas. Un cadre d’analyse plus clair fondé sur des principes cohérents est requis. Dworkin rappelle que l’interprétation du droit par le pouvoir judiciaire ne peut être pleinement légitime que si celle-ci se fonde sur les valeurs de la communauté politique conceptualisée comme une communauté de principes. Pour que l’interprétation continue du droit respecte la règle de droit, celle-ci doit être cohérente avec ces principes, l’ensemble des interprétations devant être cohérentes entre elles[162]. En outre, il existe bien une méthode d’analyse pour déterminer si une atteinte à un droit peut être justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne[163], laquelle s’applique essentiellement aussi à l’article 9.1 de la Charte québécoise. Bref, il ne faut pas confondre l’approche contextuelle avec l’approche à l’aveuglette.

La validité substantive de la renonciation nécessite donc d’être repensée, et ce, dans le contexte d’une théorisation plus générale du concept de renonciation aux droits et libertés. Une telle conceptualisation se devrait notamment de tenir compte du contexte selon lequel les droits et libertés font l’objet d’adjudication par les tribunaux et peuvent être généralement limités dans notre société libre et démocratique. Elle devrait considérer dans une perspective critique le consentement individuel comme justification potentielle à ce qui constitue une forme de limitation à des garanties fondamentales protégeant des intérêts non seulement individuels, mais également collectifs. Elle se devrait de même de tenir compte du principe de dignité humaine en lui donnant un rôle qui serait cohérent et refléterait sa juste valeur et signification au sein du système de protection des droits de la personne.

Surtout, une conceptualisation juste de la validité de la renonciation devrait reconnaître les mythes[164], par exemple ceux suivant lesquels la renonciation ne serait qu’affaire d’exception et qu’elle ne viserait que certains droits en particulier. Elle pourrait ainsi faire place à une compréhension plus englobante tenant compte de la nature véritable des droits fondamentaux. Certes, les mythes sociaux utilisés « dans un esprit d’ingénierie symbolique [peuvent contribuer] à convaincre et à modeler les comportements [puisqu’] ils jouissent à cette fin d’une capacité d’influer fortement sur les esprits grâce à l’autorité découlant de leur sacralité[165] ». Ainsi, la sacralisation des droits humains et la représentation de l’individu libre constituent, à notre avis, des mythes sociaux liés à la construction de mythes juridiques[166] ayant un « rôle performatif[167] » aux nobles intentions et aux effets généralement bénéfiques. Ce n’est toutefois qu’en prenant la juste mesure de la dimension véritablement symbolique de principes comme le caractère « inaliénable » des droits de la personne et de l’autonomie de l’individu « libre » à l’égard de ses propres droits que pourra également être conceptualisée la juste et bonne mesure selon laquelle la renonciation aux droits et libertés constitutionnels peut et doit être justifiée.