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Un voyage réserve bien souvent des surprises. L’assurance (ou la mauvaise couverture) qui l’accompagne en comporte fréquemment elle aussi. Du point de vue de l’observateur, l’analyse de la jurisprudence concernant l’assurance voyage révèle également de belles surprises. Notre étude s’insère dans un projet qui consiste à examiner l’interprétation spécifique de différents contrats d’assurance (responsabilité professionnelle, automobile, construction, etc.). Les résultats obtenus à l’égard de l’assurance voyage nous ont conduit à écrire le présent texte à rebours. Son objet initial était strictement circonscrit à l’interprétation du contrat d’assurance voyage. Toutefois, afin de bien expliquer les résultats surprenants obtenus, nous avons jugé nécessaire par la suite d’y ajouter quelques remarques préliminaires au sujet de l’assurance voyage. En effet, le contexte de distribution de l’assurance voyage est un élément à avoir en tête pour bien comprendre la façon dont les tribunaux l’interprètent. Incidemment, il s’est avéré que l’assuré bénéficiant d’un contrat d’assurance voyage ne jouit pas de l’ensemble des protections prévues dans le Code civil du Québec en matière d’assurance, parfois en raison de clauses dont la légalité est douteuse, parfois en raison de l’interprétation judiciaire. Si ce phénomène ne pouvait honnêtement pas être passé sous licence, il ne justifiait pas à lui seul la rédaction d’un article spécifique sur cette observation accessoire. Nous avons alors préféré en traiter dans des remarques préliminaires relatives à l’assurance voyage. De la même manière, après avoir terminé l’analyse des décisions des 30 dernières années ayant interprété un contrat d’assurance voyage (de 300 à 400 décisions), nous avons eu l’idée d’une nouvelle théorie interprétative pouvant expliquer l’interprétation des contrats à large distribution. Ainsi, nous avons estimé pertinent de présenter cette nouvelle théorie dans une partie spécifique où des considérations générales relatives à l’interprétation des contrats seraient avant tout discutées. À son tour, la présentation de cette théorie a fait apparaître la notion de solitude contractuelle, laquelle — comme nous le démontrerons dans un article ultérieur — permet de rendre compte de plusieurs mécanismes, phénomènes et solutions propres au domaine de l’assurance[1]. En somme, notre article aurait pu s’intituler plus généralement « L’assurance voyage » afin de tenir compte de ces différents ajouts, mais nous avons choisi de garder le titre actuel, car l’objet premier et la véritable contribution de notre texte demeurent avant tout en matière d’interprétation. Pour résumer, avant d’aborder la question spécifique de l’interprétation du contrat d’assurance voyage (partie 3), nous proposons de longues remarques préliminaires au sujet de l’assurance voyage (partie 1) et de l’interprétation contractuelle (partie 2).

1 Des remarques préliminaires relatives à l’assurance voyage

Comme tout contrat d’assurance, le contrat d’assurance voyage est encadré par les dispositions de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (LDPSF)[2] ainsi que par les dispositions spécifiques du Code civil relatives au contrat d’assurance. L’étude du régime juridique applicable (1.1) et de son principal mode de distribution s’avère importante pour comprendre parfaitement le contexte particulier dans lequel ce contrat est bien souvent distribué, soit sans la présence d’un représentant en assurance certifié (1.2).

1.1 Le régime juridique

L’assurance voyage est le terme générique employé en vue d’englober les produits d’assurance offrant généralement une couverture pour les soins médicaux d’urgence, l’annulation ou l’interruption d’un voyage, les mutilations ou les décès accidentels ou encore la perte des bagages. Certains produits offrent l’ensemble de ces protections, alors que d’autres se limitent à quelques-unes ou à une seule[3]. L’assurance voyage peut alors être à la fois une assurance de personnes[4] et une assurance de dommages[5]. Cette distinction se révèle importante car, « [e]n matière d’assurance de personnes, l’assureur ne peut invoquer que les exclusions ou les clauses de réduction de la garantie qui sont clairement indiquées sous un titre approprié » (art. 2404 C.c.Q.)[6]. Une assurance vie peut également inclure une assurance voyage[7]. Cette dernière peut aussi être à adhésion obligatoire lorsqu’un tribunal ordonne à un tuteur d’obtenir une assurance voyage pour la période d’un voyage avec un enfant[8].

Il ressort de l’étude de la jurisprudence que plusieurs solutions dégagées par les tribunaux ne cadrent pas avec l’esprit protectionniste du Code civil en matière d’assurance. Selon l’article 2414 C.c.Q., « [t]oute clause d’un contrat d’assurance terrestre qui accorde au preneur, à l’assuré, à l’adhérent, au bénéficiaire ou au titulaire du contrat moins de droits que les dispositions du présent chapitre est nulle ». Plusieurs clauses du contrat d’assurance voyage contournent les dispositions impératives du Code civil en matière d’assurance, mais elles n’empêchent pas les tribunaux de les appliquer. À titre d’exemple, la Cour supérieure a donné effet à une clause obligeant l’assuré à déclarer immédiatement le sinistre même en cas d’urgence[9], alors que l’article 2435 C.c.Q. prévoit pourtant que « l’assuré d’une police d’assurance contre la maladie ou les accidents est tenu d’informer l’assureur, par écrit, du sinistre dans les 30 jours de celui où il en a eu connaissance[10] ». Si l’on argue que l’assurance voyage est une assurance de dommages, le même constat s’applique puisque l’assuré doit informer l’assureur dès qu’il a connaissance du sinistre, mais l’assureur peut seulement nier couverture s’il démontre avoir subi un préjudice découlant de l’avis tardif de sinistre (art. 2470 C.c.Q.). Alors que la Cour d’appel a reconnu qu’il est normal pour un homme d’affaires de ne pas lire au complet sa police d’assurance[11], la Cour du Québec se montre très sévère à l’endroit de l’assuré profane, car à plusieurs occasions elle a reproché à l’assuré de ne pas avoir lu au complet la police d’assurance[12]. Or, ce contrat contient bien souvent plus de 35 pages[13], parfois 70 pages[14], ce qui devrait être suffisant pour occuper le temps de lecture de l’assuré à la plage. De même, dans un cas, la non-remise de la police d’assurance par le mandataire de l’assureur lui a été inopposable, contrairement aux règles du mandat[15].

Plus encore, lorsque l’assureur plaide la nullité du contrat basée sur un manquement à la déclaration précontractuelle de risque, la Cour du Québec[16] ne suit pas les étapes dégagées par les tribunaux supérieurs ayant interprété les articles 2408 à 2411 C.c.Q.[17]. Le test de la pertinence est sommaire. Alors que l’assureur doit normalement faire témoigner un représentant d’un autre assureur afin de prouver la pertinence des circonstances, cette preuve n’est jamais exigée en matière d’assurance voyage[18]. De même, le test de l’assuré normalement prévoyant est très rarement effectué, contrairement à ce qui est prévu dans l’article 2409 C.c.Q.[19]. La Cour supérieure a d’ailleurs déjà prononcé la nullité du contrat sur la base de l’erreur simple plutôt que sur la base d’un défaut d’exécuter la déclaration initiale de risque, tout en soulignant que le questionnaire aurait pu être poussé plus loin[20]. Ce procédé institutionnel donne à l’assurance voyage des allures de sous-produit où l’assuré ne jouit pas de toutes les protections d’ordre public établies dans le Code civil en sa faveur[21]. Il faut toutefois dire que, par la formulation de certaines clauses d’exclusion, les assureurs ont trouvé une façon efficace de contourner les exigences plus sévères relativement à la déclaration précontractuelle de risque ou à l’aggravation de risque pour nier couverture[22]. Cette stratégie impose à l’assureur un fardeau de preuve moins élevé que celui de la nullité découlant d’un manquement à la déclaration initiale de risque et, au surplus, elle lui permet de conserver les primes. Dans un même ordre d’idées, alors que le représentant en assurance n’avait ni précisé la nature de la garantie offerte, ni indiqué clairement les exclusions de garantie particulières compte tenu des besoins identifiés, ni fourni les explications requises sur ces exclusions malgré les termes de l’article 28 de la LDPSF, le juge a plutôt reproché à l’assuré de ne pas avoir posé de question[23]. Préoccupées alors par la sécurité du public, la Cour supérieure et la Cour d’appel ont toutefois sonné la fin de la récréation :

D’autre part, si l’assureur avait posé des questions sur le type de médicament qui était pris par madame et depuis quand elle les prenait, l’assureur aurait été en mesure de la renseigner à l’effet qu’elle n’était pas couverte pour ses problèmes respiratoires lors de son voyage puisqu’elle avait un nouveau médicament qu’elle prenait depuis le mois de juin et pour lequel l’assureur ne voulait obtenir aucune précision.

Il semble pour le Tribunal que l’assureur était bien plus préoccupé par la vente de son produit que par son obligation de renseigner et de couvrir adéquatement les demandeurs.

Est-ce que l’assureur peut faire des représentations verbales à l’assuré, lui donner des garanties sur la couverture, éviter de poser des questions pertinentes et par la suite invoquer une clause d’exclusion qui lui aurait été facile d’analyser avant les évènements qui ont nécessité une réclamation par les demandeurs ?

Le Tribunal est d’avis que l’assureur qui respecte son obligation de très haute bonne foi ne peut adopter cette conduite du moins dans les circonstances du présent dossier.

De la façon que ce contrat a été conclu, il est possible que plusieurs autres personnes âgées se croyant assurées ne le soient pas et ne le sauront jamais s’ils ont la chance de ne pas avoir de réclamation pendant leur voyage à l’étranger.

[…]

Le Tribunal est d’avis que l’assureur ne doit pas éviter les questions qui peuvent facilement rendre le client non admissible à son produit. Le Tribunal est également d’avis que l’assureur ne peut éviter les questions importantes, et que ce manquement ait pour effet de lui permettre d’invoquer plusieurs exclusions pour ne pas payer d’indemnité[24].

L’obligation de la plus haute bonne foi empêche dorénavant l’assureur de jouer une partie de ballon-chasseur (dodgeball) au moment de la déclaration initiale de risque : il ne peut simplement éviter les questions résultant des réponses données par l’assuré[25]. Depuis l’arrêt Desjardins Sécurité financière, compagnie d’assurance-vie c. Deslauriers[26], les tribunaux effectuent un contrôle plus serré lorsque l’assureur soulève une exclusion fondée sur une condition de santé qu’il aurait pu connaître s’il avait enquêté de manière appropriée à l’occasion de la déclaration initiale de risque[27].

1.2 Le principal mode de distribution du produit

La LDPSF autorise la distribution de produits d’assurance sans représentant d’assurances. Pour ce faire, l’assureur doit préparer un guide de distribution à l’intention de la personne qui effectuera la distribution du produit[28]. Ce guide doit être approuvé par l’Autorité des marchés financiers (AMF)[29]. Il doit décrire le produit offert, préciser la nature de la garantie et mettre en relief les exclusions de garantie[30]. Le guide de distribution doit être remis au client avant la formation du contrat d’assurance[31]. Selon l’article 420 de la LDPSF, « [l]’assureur doit, compte tenu de la complexité de son produit, en plus de préparer un guide, prendre toute autre mesure appropriée afin que ses distributeurs en aient une bonne connaissance ». À son tour, « [l]a personne qui distribue le produit doit le décrire au client et lui préciser la nature de la garantie. Elle indique clairement les exclusions de garantie pour permettre au client de discerner s’il ne se trouve pas dans une situation d’exclusion[32] ». Toutefois, les exemples trouvés dans la jurisprudence démontrent bien que les personnes qui distribuent l’assurance voyage ne comprennent pas l’étendue de sa couverture[33] ou qu’elles ne l’expliquent tout simplement pas à l’assuré[34]. Il est probable que le volume des ventes diminuerait significativement si le distributeur expliquait la politique de l’assureur en matière de voyage de rapatrier au pays le plus rapidement possible l’assuré, même dans le cas d’une simple luxation de cheville, ou encore s’il mentionnait les documents exigés en cas de réclamation[35]. Pis encore, dans certains cas la police d’assurance n’est tout simplement pas remise à l’assuré[36]. Des reproches à l’égard de la collecte d’informations[37], de la rédaction de la proposition[38] ou de la transmission de documents à l’assureur[39] peuvent également être formulés. Dans une décision, la Cour du Québec estime que l’agent de voyages a exercé son devoir d’information et de conseil simplement en proposant l’assurance voyage et en précisant son coût au client. Bref, par l’unique mention de l’existence de ce produit, sans en décrire le contenu des protections au client[40]. Cette cour a toutefois conclu différemment dans une autre affaire : « L’agence de voyages qui vend de l’assurance a une obligation d’information et de conseil face à son client. Elle doit l’informer généralement de la couverture d’assurance et de ses exclusions[41]. » L’agent de voyages ne peut se contenter de dire à l’assuré de lire sa police d’assurance[42]. La Cour supérieure a mis en lumière comment, dans la réalité, le client est bien souvent laissé à lui-même :

En effet, pour les voyages de moins de quinze (15) jours, et étant donné qu’il s’agit d’un produit inclus dans une trousse qui vient avec la carte de crédit Visa Or Odyssée Desjardins. Aucune enquête n’est faite par l’assureur auprès de l’assuré.

Dans cette première situation, toujours pour un voyage de moins de quinze (15) jours, l’assuré semble assumer la responsabilité de l’interprétation du guide de distribution et lui-même déterminer s’il est couvert ou si des exclusions s’appliquent à sa couverture[43].

La jurisprudence est riche d’exemples où la protection du public, mission pourtant première de la LDPSF, n’est pas assurée. L’extrait suivant est un exemple classique du contexte de formation du contrat d’assurance voyage :

Essentiellement, l’assureur Compagnie d’Assurance Voyage RBC accepte, par téléphone, de délivrer une assurance annulation voyage sans exiger d’examen médical, sans que soient posées des questions sur l’état médical des souscripteurs, et sans qu’aucun questionnaire ne leur soit non plus adressé : personne ne leur explique non plus la présence d’exclusions au contrat d’assurance, et encore moins la portée véritable de celles-ci. L’assureur touche la prime, et c’est uniquement lors d’une demande d’indemnisation que le contenu et surtout les limites du contrat d’assurance sont véritablement expliqués à l’assuré. Le demandeur Michel Coste, dès le 9 janvier 2003 jour de la souscription de la police, se croit assuré pour la maladie et c’est lorsqu’il est malade qu’il apprend de l’assureur qu’il ne l’est pas[44] !

En cette matière, l’AMF manque à sa mission de protection du public. Toujours est-il que le distributeur, en l’occurrence l’agence de voyages, peut être responsable à l’égard de l’assuré en raison d’un défaut d’information de l’agent de voyages[45].

2 Des remarques préliminaires relatives à l’interprétation des contrats

L’interprétation est traditionnellement présentée comme la recherche de l’intention commune unissant les contractants[46]. À défaut, l’interprétation est alors la mise en évidence d’une intention probable, présumé ou implicite[47]. Il a déjà été démontré que l’interprétation peut également être vue comme la sélection d’un sens par l’interprète. Cette sélection subit l’influence de trois facteurs principaux, soit la volonté des parties, la cohérence juridique et les répercussions de ce choix[48]. Aux fins de notre article, nous retiendrons d’abord une conception différente de l’interprétation, soit celle du spectre interprétatif (2.1). Quelques remarques au sujet de l’influence de l’interprète dans la détermination du sens s’imposeront ensuite (2.2).

2.1 Le spectre interprétatif

Avant d’aborder l’interprétation du contrat d’assurance voyage, objet premier de notre étude, nous voulons faire quelques remarques préliminaires au sujet de l’interprétation des contrats pour bien comprendre le phénomène observé de la « solitude contractuelle[49] ». Cette expression est employée pour désigner des intérêts irréconciliables mais juxtaposés. Ainsi, en matière d’assurance voyage, la volonté de chacune des parties se révèle inconciliable : l’assuré désire une couverture illimitée alors que, de son côté, l’assureur souhaite limiter celle-ci au maximum et réduire les coûts le plus possible en privilégiant à tous coups la fin du voyage par le rapatriement au pays en cas de sinistre. Dans ce scénario, l’échange de volontés où l’acceptation est substantiellement conforme à l’offre (art. 1393 C.c.Q.) ne se réalise pas vraiment. Si cette communauté de volontés est absente au moment de la formation du contrat, elle l’est tout autant à l’occasion de l’interprétation du contrat. C’est pourquoi nous avons effectué l’étude de l’interprétation du contrat d’assurance voyage à l’aide d’une nouvelle grille de lecture qu’il convient d’expliquer. De manière générale, interpréter un contrat nécessite de mettre au jour l’intention commune des contractants. En cas de litige, afin d’avoir gain de cause, les contractants mettront en preuve différents éléments et avanceront certains arguments qui favoriseront leur intérêt respectif. Ces éléments de preuve et arguments feront alors pencher la balance du bord des intérêts de l’offrant ou de ceux de l’acceptant. Ainsi, il est possible de conceptualiser l’interprétation comme un continuum où un pôle favorise exclusivement les intérêts de l’offrant, tandis qu’à l’autre bout du spectre les intérêts de l’acceptant ont préséance[50]. L’intention commune se trouve donc à mi-chemin entre ces deux extrêmes.

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Certains arguments ne peuvent être rangés a priori d’un côté ou de l’autre, car ils ne favorisent pas systématiquement l’offrant ou l’acceptant. L’interprétation littérale, par exemple, peut marquer une indifférence par rapport au résultat interprétatif inique (Dura lex, sed lex) ou encore masquer une solution reposant en réalité sur l’équité. Chose certaine, l’interprétation littérale retire la recherche de l’intention commune de l’équation interprétative, et ce, contrairement aux consignes du législateur (art. 1425 C.c.Q.). Dans le cas du contrat d’assurance — lorsqu’il est d’adhésion et voué à une large distribution —, l’interprétation ressemble davantage à un jeu de souque à la corde où l’intention commune est tout simplement un no man’s land juridique. Dans ce cas, le spectre interprétatif peut alors se schématiser ainsi :

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Comme nous le démontrerons, ce schéma permet de mieux expliquer l’interprétation judiciaire du contrat d’assurance voyage plutôt que d’affirmer simplement que le contrat d’assurance s’interprète en cherchant l’intention commune des contractants. En cette matière, l’idée de solitude contractuelle, où chaque contractant se trouve sur son île, est une représentation beaucoup plus juste de la réalité. Cela dit, avant de faire cette démonstration, nous devons détruire un autre mythe, soit celui du rôle neutre ou passif de l’interprète. En effet, il importe de souligner l’influence importante de l’interprète dans la détermination du sens.

2.2 L’influence de l’interprète dans la détermination du sens

D’aucuns soutiendraient que le contrat d’assurance voyage soulève une question de preuve plutôt que d’interprétation. En matière d’assurance voyage, la question centrale demeure souvent celle de déterminer si c’est une situation urgente[52] ou si l’assuré aurait pu raisonnablement connaître l’événement ayant entraîné l’annulation ou l’interruption du voyage. L’issue du litige repose alors sur la qualification ou l’appréciation de la preuve : le comportement de l’assuré démontre-t-il une conduite raisonnable ? D’apparence rudimentaire, cette évaluation (qualification juridique + appréciation de la preuve) n’est pas si simple. En effet, encore faut-il préciser ce que signifie le terme raisonnable lorsque vient le temps d’annuler ou d’interrompre un voyage. Du point de vue de la pragmatique (linguistique), ce mot se comporte comme un déictique puisque son interprétation varie en fonction du contexte[53] : personnel (âge et état de santé du voyageur[54], passé médical[55], opération envisagée[56], malaise ressenti[57], voyage effectué par le passé[58]), temporel (moment où l’assuré est informé du diagnostic[59], échéance par rapport à la date de départ prévue[60], durée du déplacement), spatial (pays visité, industrialisé ou non, distance de la résidence de l’assuré[61]) et social (statut[62] et profession[63] de l’assuré). À titre d’exemple, dans une décision où le tribunal devait apprécier la conduite raisonnable ou non de l’assuré, la démarche suivie ne s’est pas limitée à une question d’évaluation de la preuve car, au-delà du fait de sous-peser la prépondérance de la preuve, le juge a exposé également des arguments liés aux conséquences de l’interprétation proposée :

Qui était-elle pour rejeter les avis de ses spécialistes sensibles à son état de santé ? Certes, elle n’était pas médecin ; mais travaillant dans un hôpital, elle savait un peu à quoi s’attendre quant au professionnalisme de ces personnes de l’art. Au surplus, si malgré les avis favorables de ces deux spécialistes il lui aurait fallu aller nettement en sens contraire, cela reviendrait à dire que l’assureur ne devrait jamais assurer […] une femme éprouvant des grossesses aux débuts précaires. Pareil interdit de l’assureur n’existe pas et les représentants des intimées le reconnaissent aisément[64].

Dès lors, ce que certains pourraient qualifier de simple question d’« application » du contrat, à la limite de détermination, de qualification ou d’appréciation de la preuve, nécessite en réalité — malgré tout — un exercice interprétatif de la part du juge. À titre d’exemple, déterminer si le comportement de la personne est raisonnable au regard de la police d’assurance implique souvent une question d’interprétation quant à la causalité des événements[65]. Voyons un autre exemple démontrant qu’interpréter c’est ajouter du texte. L’assurée se fracture un poignet en Floride. Afin de ne pas payer les frais de chirurgie, l’assureur rapatrie l’assurée au Québec, lui faisant ainsi perdre un mois de vacances en Floride auprès de sa mère. Le tribunal conclut que « [l’assureur] n’avait pas l’obligation de tenir compte des inconvénients prévisibles pour [l’assurée] dans sa décision de la rapatrier, sauf circonstances exceptionnelles[66] ». Force est de constater que cette conclusion ajoute une limite aux prérogatives de l’assureur.

Par ailleurs, l’étude du contrat d’assurance voyage illustre bien toute la latitude du magistrat à l’égard du texte. Dans un cas, le contrat a été interprété littéralement en donnant raison à l’assureur qui niait couverture au motif que le contrat obligeait l’assuré à l’aviser immédiatement de la cause d’annulation du voyage alors que, dans un autre cas, l’assuré a été relevé du même défaut[67]. Dans deux autres cas, l’assuré a été absous de son défaut au motif que l’assureur ne subissait pas de préjudice de cet avis tardif[68]. Ces décisions fondées en réalité sur l’équité font en sorte que l’interprète se trouve à ajouter du texte au contrat, précisément : l’assureur peut invoquer cette exclusion seulement s’il en subit un préjudice ou encore l’assuré peut être relevé de son défaut s’il démontre l’absence de préjudice de l’assureur (la différence de formulation tient essentiellement à la charge du fardeau de preuve[69]). Autre exemple, l’assuré se luxe la cheville et est transporté en ambulance à l’hôpital. L’assureur reconnaît le caractère urgent des soins, mais soutient que l’assuré aurait dû demander l’approbation au préalable ou communiquer avec l’assureur dès qu’il avait été raisonnablement possible de le faire, comme cela est prévu dans la police d’assurance. Il appert que l’assuré communiquera avec l’assureur seulement à son retour. Selon le tribunal, ce défaut « ne revêt pas, compte tenu de toutes les circonstances, un caractère d’une gravité telle qu’il permet à Desjardins de refuser de rembourser. D’ailleurs, aucune preuve n’a été faite que le délai de réclamation porte un préjudice quelconque aux droits de Desjardins[70] ». Une fois encore, cette solution se trouve à ajouter au texte du contrat : l’assuré peut être libéré de son défaut de communiquer avec l’assureur en l’absence de préjudice pour ce dernier. Dans une autre décision, l’assurée a un mal de ventre qui dure quelques heures le jour même de son départ[71]. Elle décide alors de ne pas partir et de demeurer au Québec. Elle informe l’assureur seulement le lendemain, soit après avoir manqué son vol. Alors que la police d’assurance prévoit que l’assuré doit informer l’agence de voyages ou le transporteur, le tribunal relève l’assurée de son défaut, car elle a communiqué, après tout, avec un organisme autorisé aux fins de la police d’assurance, à savoir Assurance voyage CanAssistance. Une fois de plus, cette solution ajoute au texte de la police d’assurance, car elle ajoute un troisième acteur que l’assuré est autorisé à joindre.

La Cour d’appel a d’ailleurs eu l’occasion de discuter de ce phénomène, en reconnaissant qu’interpréter ce n’est pas simplement clarifier un texte ; interpréter, c’est ajouter du texte :

En réalité, une interprétation comporte toujours et par définition une tentative de préciser ou de clarifier le sens que peuvent revêtir certains mots confrontés à certains faits. Si cette clarification ou cette précision était superflue, le litige n’aurait pas sa raison d’être : c’est précisément parce que le sens premier ou superficiel des termes en cause ne vide pas la difficulté à trancher qu’il faut s’interroger sur l’extension que l’on peut légitimement donner aux termes alors invoqués, au besoin après en avoir débattu contradictoirement. Toute telle interprétation charge donc inéluctablement d’un peu plus de sens l’expression ou la proposition ainsi interprétée. Constitue-t-elle de ce fait un « ajout », illégal et de la nature d’un excès de compétence ? Sans doute fut-il une époque où l’on pouvait le soutenir, mais on ne peut plus prétendre aujourd’hui qu’il en est ainsi sans ignorer plusieurs décennies de jurisprudence, et un demi-siècle de travaux savants sur l’interprétation en général de même que sur l’interprétation juridique en particulier[72]

D’un point de vue théorique, il est difficile de déterminer le moment où l’interprète usera de son pouvoir discrétionnaire pour dégager une solution reposant sur l’équité[73]. De la même manière, il se révèle ardu d’expliquer la raison pour laquelle il fera usage de ce pouvoir dans un cas, alors que dans l’autre il se rabattra sur une interprétation littérale[74]. À titre d’exemple, dans l’affaire Audet c. Assurance vie Desjardins Sécurité financière[75], une personne achète des billets d’avion pour elle-même et sa famille, dont son frère, avec une carte de crédit afin de bénéficier d’une assurance annulation de voyage. Durant leur séjour, l’assuré et son frère doivent revenir de façon anticipée au pays en raison du décès de leur père. L’assureur refuse de rembourser le coût du billet d’avion du frère au motif que le contrat « prévoit que seule la personne détentrice de la carte de crédit est considérée comme étant l’assurée principale, de même que le conjoint de cette personne et leurs enfants[76] ». Le frère de l’assuré ne peut alors pas être considéré comme une personne assurée aux termes de la police d’assurance. Le refus de l’assureur est alors jugé justifié. Le tribunal ajoute ceci : « Le fait que le frère de la requérante soit lui-même détenteur d’une carte de crédit identique qui n’a cependant pas été utilisée pour l’achat du billet de transport, ne permet pas de changer les termes du contrat d’assurance[77]. » La Cour du Québec aurait très bien pu convenir d’une solution d’équité, comme dans les décisions précédentes, en statuant que, dans les circonstances, l’identité du solvens n’était pas pertinente dans la mesure où, si le frère avait payé lui-même son billet, l’assureur aurait tout de même été tenu de l’indemniser. Dès lors, l’assureur n’a pas subi de préjudice. L’interprète aurait alors pu ajouter du texte au contrat en formulant la règle suivante : l’identité du solvens n’est toutefois pas pertinente s’il est démontré qu’un détenteur de billet acheté avec la carte de crédit détient lui-même une carte de crédit similaire auprès de l’émetteur (l’assureur). Cette proposition n’est pas dénudée de fondement puisque la Cour du Québec, de sa propre initiative, a déjà déclaré abusive cette exigence de l’assureur :

Au sujet du contrat que la défenderesse a émis en faveur de son assurée Fernande Desjardins, nous nous interrogeons sérieusement sur le caractère raisonnable mais au contraire abusif de la clause invoquée par elle au sujet des frais admissibles. Empêcher une assurée de réclamer sa perte de jouissance d’un billet d’avion dont le coût a été défrayé par un parent rapproché dans le cadre d’une pure libéralité nous paraît excessif et contraire à l’article 1437 du Code civil du Québec (C.c.Q.) qui vise tout contrat d’adhésion comme l’est un contrat d’assurance[78].

Pourquoi alors l’interprète se rabat-il sur une interprétation littérale de la police d’assurance dans un cas, que dans l’autre il s’interroge sur le contexte beaucoup plus large ? Cette question est esquivée par la doctrine. En fait, le pouvoir discrétionnaire de l’interprète demeure un tabou juridique (oralement admis mais jamais écrit). Et pour cause, le pouvoir discrétionnaire de l’interprète ne cadrant pas avec la dogmatique juridique… En effet, il devient alors impossible de parler de « prévisibilité juridique », l’interprétation n’étant pas un procédé totalement objectif. Celle-ci subit l’influence de facteurs personnels liés à l’interprète[79]. L’interprétation ne peut se résumer à une recherche d’intention. Interpréter consiste à choisir un sens et à sous-peser ses conséquences.

Enfin, la justification du sens retenu par l’interprète peut également s’inscrire sur un continuum d’efforts. Dans un cas, l’interprète ne se donne pas la peine de justifier sa solution. Parfois, il préfère s’en remettre à la clarté feinte du texte. À l’autre bout du spectre, l’interprète fera preuve d’une gymnastique interprétative à l’instar de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Banque nationale de Grèce (Canada) c. Katsikonouris[80] qui a inventé un supermandat où les fautes du mandataire sont inopposables à son mandant.

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Le spectre interprétatif étant expliqué, il convient maintenant de l’appliquer à l’interprétation du contrat d’assurance voyage.

3 L’interprétation du contrat d’assurance voyage

Alors que l’interprétation se veut normalement un exercice équilibré de recherche de l’intention commune des contractants, ce processus est difficilement conciliable à l’égard du contrat d’adhésion ayant vocation à être distribué largement. Selon les circonstances, tantôt les intérêts de l’assuré auront préséance (3.1), tantôt le processus interprétatif sera centré sur le produit mis en marché par l’assureur (3.3). Les recherches actuelles ne permettent toutefois pas de mettre en évidence les facteurs déterminant les intérêts qui seront favorisés au moment du processus interprétatif. On peut émettre l’hypothèse que des facteurs propres à l’interprète, à la qualité des plaidoiries et au degré de sympathie éprouvé à l’endroit de l’assuré, tous des facteurs difficilement observables à la seule lecture de la jurisprudence, ont une grande influence. Qu’à cela ne tienne, la dichotomie des intérêts privilégiés démontre bien que l’intention commune est un no man’s land juridique où aucun interprète n’ose s’aventurer en matière de contrat d’adhésion (3.2).

3.1 Les intérêts de l’assuré

Nous estimons intéressant de constater que, lorsque le processus interprétatif est irrigué par la protection des intérêts de l’assuré, il n’est pas question à proprement parler de la recherche du sens contenu dans le texte de la police d’assurance. En effet, lorsque la solution du litige passe par les règles des divergences prévues dans l’article 2400 C.c.Q., c’est davantage une question liée à la détermination du contenu contractuel : le texte de la proposition doit-il avoir préséance sur celui de la police d’assurance (3.1.1.) ? De même, à défaut de rechercher l’intention commune, l’interprète peut simplement interpréter le contrat en faveur de l’assuré (3.1.2) ou à la lumière des attentes raisonnables d’un assuré (3.1.3.). Dans tous les cas, la volonté in concreto de l’assuré n’interfère jamais avec le sens attribué au texte de la police d’assurance. Certes, les intérêts de l’assuré peuvent être privilégiés, mais la solution ne repose pas sur sa volonté.

3.1.1 Des divergences

L’article 2400 C.c.Q. prévoit un régime dérogatoire au droit commun quant à la formation du contrat. En effet, afin de protéger l’assuré qui se croyait à tort à l’abri d’un risque alors qu’en réalité il ne l’était pas, le législateur a prévu ce qui suit :

2400. En matière d’assurance terrestre, l’assureur est tenu de remettre la police au preneur, ainsi qu’une copie de toute proposition écrite faite par ce dernier ou pour lui.

En cas de divergence entre la police et la proposition, cette dernière fait foi du contrat, à moins que l’assureur n’ait, dans un document séparé, indiqué par écrit au preneur les éléments sur lesquels il y a divergence.

Les tribunaux ont souvent donné raison à l’assuré dans ce contexte[82]. Toutefois, peu d’assurés en vertu d’une assurance voyage plaident les divergences. C’est pourtant un moyen efficace pour être indemnisé, car le contenu de la proposition diverge bien souvent de la police d’assurance voyage[83]. Dans d’autres cas, sans le dire explicitement, la solution retenue par le tribunal repose sur la règle protégeant l’assuré des divergences entre la proposition et la police d’assurance[84]. C’est d’ailleurs la seule occasion où l’intention de l’assuré interfère dans la détermination des obligations découlant du contrat d’assurance voyage. Et à bien y penser, il n’est pas clair si, dans ce scénario, l’obligation d’indemniser de l’assureur est réellement de nature contractuelle. En effet, lorsque le juge conclut qu’il y a une divergence entre la proposition et la police d’assurance, si l’article 2400 C.c.Q. n’existait pas, le contrat serait déclaré nul puisqu’en réalité l’acceptation n’est pas substantiellement conforme à l’offre, comme l’exige l’article 1393 C.c.Q. pour que le contrat soit formé. Or, en cas de divergence, l’article 2400 C.c.Q. maintient en vie artificiellement le contrat[85]. Dans ce scénario, l’obligation de l’assureur semble davantage reposer sur un quasi-contrat, à l’instar du mandat apparent, où il est responsable des apparences créées par l’émission de la police d’assurance en dépit de ce qui a été demandé par l’assuré. Il est également possible de fonder cette obligation d’indemniser sur un quasi-délit où l’assureur serait responsable de la négligence du vendeur du produit. En effet, derrière chaque divergence se cache souvent un représentant d’assurances négligent, comme le souligne la Cour d’appel :

Il est paradoxal que, par suite de la faute de [son courtier], [l’assuré] peut être indemnisé, alors que si [le courtier] avait expliqué à [l’assuré] qu’aucun assureur à l’époque ne consentait à assumer les risques d’inondation et de refoulement d’égoûts, [l’assuré] aurait quand même accepté la police de [l’assureur] sans pouvoir faire une demande d’indemnité à la suite de l’événement du 14 juillet. Mais c’est l’effet de [l’article 2400 C.c.Q.] lorsqu’un assureur utilise une formule de proposition comme celle qui est en cause et qu’il établit une note de couverture ou sa police sans par écrit indiquer à l’assuré les points de divergence entre la proposition d’une part et la note de couverture et la police d’autre part[86].

En fait, la divergence protège l’assuré et sanctionne l’assureur par l’imposition du contenu contractuel. Le scénario se rapproche alors du « contrat sanction », sorte de responsabilité sans faute où l’artificialité de l’« accord de volonté[87] » brille dans toute sa splendeur. Dans d’autres cas, l’assuré a plaidé avec succès l’article 1435 C.c.Q. lorsque le contrat d’assurance en lui-même était une clause externe du contrat de voyage[88] ou d’un contrat de crédit variable[89] ou encore lorsque l’assureur opposait une clause d’exclusion contenue dans une brochure[90]. Dans ces cas, nous sommes à nouveau en présence d’une question de détermination du contenu contractuel où la volonté de l’assuré n’a aucune influence sur le sens attribué au texte de la police d’assurance.

3.1.2 Les intérêts de l’assuré avant l’intention commune

Devant interpréter la police d’assurance voyage, les tribunaux ont rappelé la nécessité de considérer largement les clauses de garantie[91] et restrictivement les clauses d’exclusion[92]. Une fois encore, ces directives interprétatives, loin d’être liées à la volonté in concreto de l’assuré, ont toutefois pour objet de favoriser ses intérêts. Ainsi, selon la doctrine majoritaire, les maximes contra stipulatorem et contra proferentem sont des directives interprétatives intervenant en toute dernière analyse du processus interprétatif, lorsque la recherche de l’intention commune s’est révélée vaine et qu’il est impossible de la présumer. Cependant, l’étude du contrat d’assurance voyage démontre sans conteste qu’il est faux d’affirmer que la règle contra proferentem intervient en dernière analyse au moment de l’opération interprétative[93]. En effet, dans deux décisions, la Cour du Québec, alors qu’elle n’a aucunement parlé de l’intention commune et qu’elle ne la recherche pas plus, précise que, « l’assurance étant un contrat d’adhésion, l’assuré doit, de ce fait, bénéficier de l’interprétation la plus avantageuse[94] ». De même, à plusieurs occasions les tribunaux ont appliqué la règle codifiée à l’article 1432 C.c.Q. sans avoir recherché préalablement l’intention commune des contractants[95] : « L’expression “frais encourus” de la clause 11 de la Police est donc sujette à interprétation. Or, le contrat s’interprète en faveur du consommateur[96] ». Pareillement, dans l’affaire Siozos c. RBC Travel Insurance Company[97], il est précisé ceci : « La Cour, avant d’analyser les faits désire rappeler que le contrat d’assurance en est un d’adhésion qui s’interprète en faveur de l’adhérent ou du consommateur[98]. » Autre exemple, dans l’affaire Jobin c. SSQ, société d’assurance vie inc.[99], l’assuré est membre de la Fraternité des policiers et policières de la Ville de Québec, laquelle a conclu avec l’assureur un régime d’assurance collective comportant une assurance annulation voyage. Le bénéficiaire de l’assurance (l’adhérent au contrat d’assurance collective) demande à l’assureur le remboursement pour l’annulation d’un voyage, ce que l’assureur refuse. Pour déterminer si l’adhérent a le droit d’être remboursé, le tribunal devrait normalement interpréter le contrat intervenu entre le preneur, en l’occurrence la Fraternité des policiers et policières de la Ville de Québec, et l’assureur. Au contraire, il commence l’activité interprétative en soulignant que c’est un contrat d’adhésion qui doit s’interpréter en faveur de l’assuré[100]. Poursuivant la démarche interprétative, le juge fait alors une revue de la jurisprudence, sans lien avec l’intention commune[101], pour finalement conclure ceci : « le contrat d’assurance [est] un contrat d’adhésion et [doit] être interprété en faveur de l’adhérent, lorsqu’il y a un doute[102] ». De même, la Cour supérieure, alors qu’elle ne cherche pas l’intention commune des contractants, précise que « l’article 1432 du Code civil du Québec stipule que le contrat s’interprète en faveur de l’adhérent[103] ».

Il serait possible d’élaborer davantage au sujet de l’application de l’article 1432 C.c.Q., mais nous nous répéterions[104]. Rappelons que notre étude de plus de 500 décisions ayant cité l’article 1432 C.c.Q. démontre de manière statistiquement significative que l’interprétation en faveur de l’adhérent est bien souvent la première démarche de l’interprète. Malgré tout, la doctrine dogmatique continue d’affirmer que l’interprétation en faveur de l’adhérent est une règle résiduaire. Si, pour certains, l’application de l’article 1432 C.c.Q. permet d’introduire plus d’équité au sein du contrat d’adhésion caractérisé par son déséquilibre, cette explication demeure encore trop floue : qu’est-ce que l’équité ? La doctrine devrait être en mesure de décrire encore plus précisément l’exercice judiciaire. C’est ce que permet de faire la théorie de la solitude contractuelle.

3.1.3 Les attentes raisonnables de l’assuré

La solitude contractuelle brille à merveille en regard de la théorie des attentes raisonnables de l’assuré, laquelle comprend deux dimensions. La première s’avère une redondance de la règle d’interprétation contra proferentem, alors que la seconde impliquerait « qu’un texte litigieux doit être lu de telle sorte qu’il satisfasse aux désirs légitimes qu’avait le proposant, et ce, même si le texte est clair et ne requiert aucune interprétation[105] ». La réception de la théorie des attentes raisonnables de l’assuré ne fait pas l’unanimité dans la jurisprudence[106]. En effet, certaines décisions l’acceptent, tandis que d’autres la rejettent[107]. Afin d’illustrer notre propos, nous citerons les enseignements de la Cour d’appel qui l’avait initialement rejetée de manière sévère :

D’abord, il ne devrait pas être nécessaire que les parties à un contrat d’assurance formé au Québec s’en remettent à une doctrine inspirée de la common law quand elles sont confrontées à un texte ambigu. Le Code civil du Québec contient une série de règles permettant de résoudre toutes les difficultés liées à l’interprétation d’un contrat (art. 1425-1432 C.c.Q.). De toutes façons, il n’y avait pas lieu de s’en remettre à la doctrine des attentes raisonnables étant donné l’absence d’ambiguïté réelle de la police d’assurance et les conseils dont les [assurés] avaient pu profiter au moment de choisir les garanties d’assurance qui leur convenaient. Deuxièmement, il était erroné de conclure que le courtier […] pouvait raisonnablement être perçu comme le mandataire de [l’assureur]. La preuve ne permet tout simplement pas cette conclusion. Troisièmement, s’agissant d’une doctrine conçue en vue de résoudre les difficultés d’interprétation d’une police d’assurance à la lumière de ce que pouvait raisonnablement espérer un assuré, celle-ci s’apprécie en fonction des attentes de l’assuré à l’époque où il se procure l’assurance et non à l’époque de la perte[108].

Dans l’affaire Charpentier c. SSQ, société d’assurance-vie inc.[109], la Cour du Québec énonce la marche à suivre pour interpréter le contrat d’assurance voyage :

En cette matière, il y a un certain nombre de règles qu’il convient de rappeler :

  • le contrat d’assurance est un contrat de « la plus haute bonne foi » dans lequel l’assuré doit agir de manière honnête et compétente et l’assureur ne pas abuser de sa position techniquement supérieure ;

  • l’assurance est un contrat d’adhésion et, de ce fait, l’assuré doit bénéficier de l’interprétation la plus avantageuse pour lui ;

  • en matière d’interprétation, il faut rechercher l’intention commune des parties (art. 1425 C.c.Q.) en tenant compte des attentes légitimes de l’assuré :

Exportation Consolidated Bathurst Ltée c. Mutuel Boiler and Machinery Insurance Co :

…« les cours devraient être réticentes à appuyer une interprétation qui permettrait soit à l’assureur de toucher une prime sans risque soit à l’assuré d’obtenir une indemnité que l’on a pas pu raisonnablement rechercher ni escompter au moment du contrat. »

  • l’assuré a le fardeau de prouver qu’il rencontre les conditions d’application de la garantie et l’assureur d’établir l’applicabilité des clauses d’exclusion ;

  • les dispositions concernant la garantie doivent être interprétées largement et les clauses d’exclusion, de manière restrictive[110].

Nous voyons ainsi que le seul endroit où il est question de l’intention commune dans cette décision se trouve en fait aussitôt éclipsé par le pôle le plus favorable aux intérêts de l’assuré, soit la théorie des attentes légitimes de l’assuré. Dans une autre décision, la Cour du Québec appliquait en ces termes la théorie de l’attente raisonnable de l’assuré :

En matière d’assurance, selon la théorie de l’attente raisonnable lorsqu’une ambiguïté est présente dans un contrat, il doit être interprété en se basant sur la compréhension qu’a l’assuré de la garantie offerte par l’assureur. Afin que cette théorie trouve application, les attentes de l’assuré à l’égard de la couverture d’assurance doivent être raisonnables, ce qui est le cas en l’espèce.

En regard de l’évidence médicale objective qui démontre pour les motifs exprimés précédemment, qu’avant son départ en voyage l’état de santé de M. Foucault était stable et qu’il ne présentait pas de symptôme ne laissant présager une détérioration de sa condition médicale pendant la durée de son voyage, en application des principes d’interprétations et de la théorie de l’attente raisonnable de l’assuré, le Tribunal conclut que la contestation doit échouer et la demande doit être accueillie[111].

L’attente raisonnable de l’assuré représente la variable la plus opposée aux intérêts de l’assureur. Elle est peut-être la seule qui ne peut pas vraiment se justifier par une présomption d’intention commune. En effet, elle consiste à résoudre l’équation interprétative en tenant compte d’une seule variable intentionnelle, celle de l’assuré[112]. Si cette solution préjudicie aux intérêts de l’assureur appelé à verser l’indemnité, elle lui est malgré tout favorable. Effectivement, la solution basée sur les attentes raisonnables de l’assuré n’altère pas la signification à venir de la police contrairement à une interprétation fondée sur l’intention commune, auquel cas elle présumerait que la solution découle en partie de la volonté de l’assureur. Or, en fondant la solution sur les attentes raisonnables de l’assuré, l’interprète se trouve en quelque sorte à lancer un signal d’alarme (redflag) aux futurs interprètes, à savoir que cette solution n’illustre pas véritablement le fonctionnement de l’assurance voyage, mais est plutôt une décision d’équité appelée à être marginalisée, la solution étant davantage une question factuelle qu’une question de droit[113]. Voici ce que souligne d’ailleurs une auteure, aujourd’hui à la Cour d’appel  : « Si la théorie de l’attente raisonnable de l’assuré fait maintenant partie de la réalité du droit québécois en assurance, il faut toutefois prendre garde de dénaturer la teneur des polices d’assurance au profit d’une interprétation trop généreuse, et s’attarder aux faits particuliers de l’affaire[114]. » Enfin, dans une autre décision, la Cour du Québec, se fondant sur l’« attente légitime d’un assuré[115] », déclare abusive une clause de la police d’assurance[116]. Ce faisant, elle offre une nouvelle notion, car il n’est alors plus question des attentes légitimes de l’assuré in concreto, mais de l’attente légitime d’un assuré in abstracto.

3.2 L’intention commune : no man’s land juridique

L’interprétation du contrat est comme une prise de sang ou un test d’urine : elle permet de connaître sa véritable composition. Dans le domaine de l’assurance voyage, l’intention commune est ni plus ni moins un no man’s land juridique où aucun interprète n’ose s’aventurer. Non seulement l’interprète est pleinement conscient de l’artifice de « la rencontre de volontés », mais l’interprétation effectuée n’est pas unificatrice ni conciliante de volontés. Au contraire, elle se révèle plutôt aliénante, car le contenu normatif de la relation unissant l’assuré à l’assureur est souvent déterminé en fonction des intérêts de tiers :

Il n’est pas inconcevable qu’un assuré désire exercer l’option, à sa seule discrétion, d’être soigné sur place, alors qu’il n’y a pas urgence, afin de minimiser les inconvénients découlant d’un rapatriement dans sa province de résidence pour y recevoir des soins de santé. Il est cependant vraisemblable que dans un tel cas, l’assuré aurait à payer une prime substantiellement plus élevée, dans l’hypothèse même où un assureur décidait de fournir une telle protection. Ce n’est pas cependant l’engagement qu’a contracté Desjardins vis-à-vis Rossignol dans la présente instance[117].

Il a déjà été démontré que les tribunaux ne recherchent pas l’intention commune des parties lorsqu’ils interprètent le contrat d’assurance[118]. En effet, bien que les tribunaux indiquent qu’il faut chercher l’intention commune des parties pour interpréter le contrat d’assurance, ils en justifient, la plupart du temps, le sens sur des facteurs indépendants de cette volonté : protection du public, besoin de l’industrie, précédents, lois, etc.[119]. Toutefois, en matière d’assurance voyage, un pas de plus a été franchi vers une nouvelle théorie interprétative permettant enfin d’embrasser l’hypermodernité contractuelle, car les tribunaux se sont affranchis du mythe de la volonté. En effet, une seule décision parmi la jurisprudence englobant les années 1987 à 1999, et elle date de 1987, mentionne la nécessité de chercher l’intention commune des parties pour interpréter le contrat d’assurance voyage, exercice qu’elle est par la suite incapable d’effectuer, si ce n’est que par des présomptions de volontés[120]. Plus encore, non seulement aucune décision parmi la jurisprudence des années 2000 à 2008 ne cherche l’intention commune des contractants, mais aucune de ces décisions ne mentionne qu’il faut chercher l’intention commune des contractants pour interpréter le contrat. Curieusement, la seule décision se référant à l’article 1425 C.c.Q. pour cette période ne tente même pas de trouver l’intention commune des contractants, car l’assuré n’a pas reçu la police d’assurance[121]. Il ignore donc totalement son contenu. Dans ce cas, le tribunal fonde alors sa décision sur les attentes raisonnables de l’assuré. Ce scénario est particulièrement intéressant : puisque la police d’assurance excluait la réclamation de l’assuré, la condamnation de l’assureur à verser une somme d’argent à l’assuré ne constituait donc pas une exécution forcée du contrat. En effet, il n’y avait pas d’échange de volontés sur cette question et, au surplus, l’assureur a manifesté dans la police d’assurance sa volonté de ne pas couvrir ce risque. La condamnation de l’assureur à verser une somme d’argent n’a donc pas un fondement à proprement dit contractuel. Dans ce cas, l’obligation de verser une somme d’argent après avoir déçu les attentes raisonnables de l’assuré s’apparente davantage à une forme de responsabilité extracontractuelle atténuée (ou encore à un quasi-contrat innommé, tels le mandat apparent ou le dépôt nécessaire) fondée sur la déception d’espoir créé[122]. La question n’est pas théorique car, si la condamnation de l’assureur à verser la somme d’argent à l’assuré n’est pas fondée sur le contrat, il n’y a alors pas de subrogation légale possible en faveur de l’assureur.

Quant à la période 2009-2018, un tribunal mentionne dans une décision que, selon les règles d’interprétation, l’intention commune doit prévaloir sur une interprétation littérale, mais il justifie la solution à l’aide du dictionnaire Oxford[123]. La même décision applique finalement l’article 1432 C.c.Q. en faveur de l’assuré[124]. Une autre décision reproduisant les principes dégagés par la Cour suprême dans l’arrêt Progressive Homes Ltd. c. Cie canadienne d’assurances générales Lombard[125] indique qu’« on doit tenir compte des attentes raisonnables des parties et de l’interprétation faite par les tribunaux quant aux polices d’assurance semblables[126] », mais elle s’intéresse seulement aux attentes raisonnables de l’assuré et non à celles des parties[127].

L’étude de la jurisprudence ayant interprété une police d’assurance voyage démontre que c’est un acte juridique pour lequel les magistrats ont opéré un changement complet de paradigme. En l’absence d’intention commune, s’agit-il alors véritablement d’un contrat ? Peut-être serait-il plus juste d’employer le terme « bontroi[128] », à savoir une créature juridique triadique alliant une composante de bien, de contrat et de loi[129], pour désigner l’assurance voyage[130] ? Ce sera du moins sous l’angle du bien que nous terminerons l’étude de l’interprétation de l’assurance voyage.

3.3 Le fonctionnement du produit mis en marché par l’assureur

En raison de l’évacuation de l’intention commune de l’équation interprétative, on peut spéculer que les tribunaux considèrent l’assurance voyage davantage comme un bien que comme un véritable échange de consentement où se rencontre une intention commune[131]. L’assimilation du contrat à un bien est loin d’être une idée nouvelle[132]. Pour répondre à certaines critiques, nous concédons qu’il s’agit évidemment d’une vue de l’esprit, d’une façon différente d’appréhender la réalité[133] qui, en ce domaine, ne correspond en rien aux enseignements de la doctrine romantique, selon l’expression du professeur Jean-Guy Belley[134].

Assimiler l’assurance voyage à un bien permet de mieux comprendre le processus interprétatif suivi par les tribunaux. C’est la seule option disponible puisque la jurisprudence des 30 dernières années démontre que les tribunaux ne cherchent pas l’intention commune des contractants, comme l’indique l’article 1425 C.c.Q., et l’on ne peut leur en faire reproche. Dès lors, force nous est de trouver une autre hypothèse pour décrire correctement l’activité interprétative pratiquée dans ce domaine, ce que permet de faire l’assimilation de l’assurance voyage à un bien. Les mots employés par les tribunaux sont assez révélateurs : vendre[135], acheter[136], posséder[137], détenir[138], quatre verbes se rapportant directement à un bien[139]. Il existe pourtant beaucoup d’autres verbes pertinents dans le domaine : demander, offrir, souscrire[140], émettre[141], adhérer, contracter[142], convenir[143], s’engagerbénéficier[144] ou être couvert. Il faut dire que certaines polices d’assurance ont même recours au terme « achat[145] ». Depuis plusieurs années, la Cour suprême du Canada emploie également les termes « achat », « acheter » et « acheteur » par référence au contrat d’assurance[146]. Si nous dépassons la sémantique, la manipulation de la police d’assurance voyage s’apparente à une tentative de comprendre le fonctionnement d’un bien où tout d’abord le manuel d’utilisation est déchiffré (3.2.1) pour en saisir ensuite la mécanique (3.2.2). Une fois ces étapes accomplies, l’interprète s’interroge enfin sur les conséquences de la mise en marché de ce produit par l’assureur (3.2.3).

3.3.1 Le déchiffrage du manuel d’utilisation

L’article 1425 C.c.Q. prévoit que, « [d]ans l’interprétation du contrat, on doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes utilisés ». Le texte est donc le point de départ de la démarche interprétative. Dans certains cas, il sera également la destination, contrairement à ce que prévoit le législateur[147]. En effet, l’assurance voyage est souvent interprétée littéralement par les tribunaux, à l’instar d’une personne tentant de déchiffrer les étapes d’un manuel d’utilisation d’un produit. Cette interprétation littérale[148] s’illustre de différentes façons, parfois en insistant sur ce que ne contient pas la police d’assurance[149], mais plus souvent par le recours à un dictionnaire usuel de la langue[150] (Petit Robert[151], Larousse de la langue française[152], Petit Larousse[153], dictionnaire des synonymes et antonymes[154], Oxford[155], références en ligne[156]) ou à un dictionnaire juridique[157] en vue de comprendre le manuel d’utilisation ou encore en se concentrant sur l’information névralgique en citant la clause pertinente[158] ou en soulignant un mot ou un énoncé jugé pertinent dans la clause[159]. Ce procédé peut alors donner l’impression de l’évidence de la solution, alors que les extraits reproduits par le magistrat peuvent être dans certains cas à 20, 30, 40 ou même 60 pages d’intervalle dans la police d’assurance[160].

La version extrême de l’interprétation littérale est également employée, celle où l’utilisateur feint de comprendre sans difficulté le manuel d’utilisation. En effet, à certaines occasions, la solution retenue est justifiée par la théorie de l’acte clair[161]. Clarté et police d’assurance sont toujours des mots faisant sourciller[162], lorsqu’ils sont employés dans la même phrase[163]. Certes, une clause sortie de son contexte peut apparaître claire pour le magistrat, mais c’est une vision tronquée de la réalité. En effet, c’est un peu comme chercher Charlie pendant des heures et finalement, lorsqu’il est trouvé, pointer et dire : « Voilà, c’est évident, Charlie est là. » La Cour du Québec l’a d’ailleurs reconnu : « Ce n’est pas si simple à comprendre pour le commun des mortels et le Tribunal juge qu’il est plus facile de paraphraser le texte pour le comprendre tout en éliminant les situations qui ne s’appliquent pas au présent dossier[164]. » Ce passage renverse les perspectives : la citation d’extraits du contrat, souvent séparés de plusieurs pages, aurait en fait pour objet de permettre au magistrat de lui-même s’y retrouver, de comprendre en quelque sorte le manuel d’utilisation. La solution est cependant moins évidente pour l’assuré qui doit fréquemment composer avec une brochure d’assurance faisant 16 pages et un guide de distribution comportant 60 pages. Qui plus est, la clause pertinente se trouve bien souvent à la page 35 de la police d’assurance[165]. Cette situation impose quelques constats. Pourquoi ne pas présenter cette information cruciale dès les premières pages ? Comment un assuré moyen, c’est-à-dire un analphabète fonctionnel, peut-il alors être convaincu de l’évidence de la solution préconisée[166] ? À tout le moins, les tribunaux devraient s’abstenir d’employer les termes « clairement », « clair », « clarté » ou « évidence » lorsque l’assuré est une personne physique. Chose certaine, l’interprétation littérale de la police d’assurance démontre bien que les tribunaux préfèrent coller au « libellé de la police[167] » plutôt que de s’aventurer au pays de l’imaginaire intention commune.

L’interprétation littérale de la police d’assurance voyage nécessite quelques remarques additionnelles pour éclairer la théorie interprétative du contrat d’assurance de manière plus générale. En matière d’assurance voyage, les définitions étroites de certains termes représentent la technique par excellence des assureurs pour nier couverture (« stable[168] », « emergency[169] », « urgence[170] »). L’interprète peut alors s’en remettre à une interprétation littérale afin d’approuver le refus de couverture de l’assureur. À ce sujet, il convient de rappeler les enseignements de la Cour suprême selon lesquels la couverture d’assurance doit s’interpréter largement, alors que les exclusions doivent s’interpréter restrictivement, c’est-à-dire en faveur de l’assuré. Or, les définitions contenues dans les polices d’assurance ne sont pas des clauses neutres soustraites de ces directives interprétatives. Au contraire, les définitions ont bien souvent pour objet précis de restreindre l’étendue de la garantie :

Stable et sous contrôle : signifie tout état de santé (autre qu’une Affection mineure) pour lequel chacun des énoncés ci-après est véridique :

a) aucun diagnostic n’a été prononcé, aucun nouveau Traitement ni Médicament d’ordonnance n’a été prescrit (incluant prescrit au besoin) ;

b) il n’y a eu aucun Changement de fréquence ou de type de Traitement reçu, ni aucun Changement de quantité, de fréquence ou de type de Médicament pris, excepté les ajustements courants de Coumadin, de Warfarine, d’insuline ou de Médicaments pour contrôler le diabète par voie orale dans le but de conserver un contrôle optimal (à condition qu’ils ne soient pas nouvellement prescrits ou interrompus) ainsi que le remplacement d’un Médicament d’appellation d’origine par un Médicament générique (pourvu que la posologie n’ait pas été modifiée) ;

c) aucun nouveau Symptôme n’est apparu, ni aucune hausse dans la fréquence ou la sévérité des Symptômes ;

d) les résultats de tests ne témoignent d’aucune détérioration de l’état de santé ;

e) il n’y a eu aucune Hospitalisation, ni aucun renvoi à un spécialiste (fait ou recommandé) et Vous n’attendez pas les résultats d’examens relativement à un problème de santé[171].

Un autre exemple de définition ayant pour objet précis de restreindre l’étendue de la garantie, la définition du mot « stable » contenue dans la police d’assurance de la compagnie RBC Assurances :

Stable : qualifie un état médical ou une affection connexe (y compris une affection cardiaque ou pulmonaire) pour lequel chacun des énoncés ci-après est véridique :

Aucun nouveau traitement ni médicament n’a été prescrit ;

Il n’y a eu aucun changement de fréquence ou de type de traitement reçu ni aucun changement de quantité, de fréquence ou de type de médicament pris ;

Aucun nouveau symptôme n’est apparu et il n’y a eu aucune augmentation dans la fréquence et la sévérité des symptômes ;

Les résultats de tests, nouveaux ou anciens, ne témoignent d’aucune détérioration ;

Aucune investigation n’a été initiée pour vos symptômes, que le diagnostic à leur égard ait été posé ou non ;

Aucune hospitalisation ou aucun renvoi à un spécialiste n’a été nécessaire ou recommandé et les résultats d’examens plus poussés recommandés ne sont pas disponibles pour cet état pathologique ou cette affection connexe (y compris toute affection cardiaque ou pulmonaire)[172].

Force nous est de constater que chacun des éléments faisant partie de ces « définitions » pourrait très bien se trouver dans la section des exclusions et l’étendue de la couverture serait exactement la même, à la différence que la règle selon laquelle les exclusions s’interprètent restrictivement devrait jouer en faveur de l’assuré et que l’exclusion devrait être coiffée d’un titre approprié (art. 2404 C.c.Q.). Dans une décision récente, la Cour du Québec est d’avis que « [c]ette définition doit être lue en conjoncture avec l’obligation générale d’un assuré à l’égard de son assureur prévue par la loi [art. 2408 C.c.Q.][173] ». Dès lors, si cette information conditionne la validité du contrat, pourquoi ne pas la reproduire dans le questionnaire plutôt que de l’insérer au milieu de la police d’assurance ?

Alors qu’une grande partie du contentieux tourne autour de la notion d’état « stable », plus le temps avance et moins les tribunaux discourent à son sujet[174]. Un phénomène similaire est également observable à l’égard de la police d’assurance automobile obligatoire où le sens à donner aux termes du contrat était davantage discuté au cours des années 80 et se trouve de moins en moins abordé plus le temps avance[175]. En effet, il semble s’établir une interprétation fondatrice qui dicte la marche à suivre pour les prochains litiges ou, à tout le moins, qui teinte la façon d’interpréter les prochains contrats soumis au contrôle judiciaire. À titre d’exemple, dans le domaine de l’assurance voyage, l’interprétation fondatrice du terme « raisonnablement » apparaît dans l’affaire Marcotte c. SSQ vie[176], où la Cour du Québec passe en revue les définitions contenues dans des dictionnaires usuels et juridiques en plus de dégager le dénominateur commun dans la jurisprudence. Une autre hypothèse pour expliquer le phénomène consiste à dire que le sens dégagé dans les décisions antérieures est intégré à la sagesse institutionnelle, notion qui pourrait en quelque sorte s’apparenter à la connaissance d’office des tribunaux (art. 2807 C.c.Q.). Quelques décisions semblent confirmer cette hypothèse[177]. À titre d’exemple, dans une décision, la Cour du Québec interprète le contrat d’assurance voyage en mentionnant que « [les] tribunaux ont toujours statué que la date de retour d’un voyage est lors du débarquement à l’aéroport et non pas au retour à domicile du voyageur[178] » sans indiquer aucune référence. Plus encore, dans l’affaire Poulin c. Canassistance[179], la Cour du Québec se réfère à une décision qui, elle-même, a passé en revue la jurisprudence ayant interprété la notion « raisonnablement » :

Dans la cause Marcotte c. SSQ Vie et CanAssistance, le juge Richard Landry, après avoir procédé à une revue de jugements antérieurs, écrit : « [51] […] on constate que leur dénominateur commun est la primauté de la preuve médicale sur l’appréciation du caractère raisonnable de la décision de l’assuré de confirmer un voyage et celle de l’annuler subséquemment »[180].

Curieusement, après avoir donné application pendant plus de 15 ans à la clause définissant la notion « stable », la Cour du Québec juge maintenant qu’elle « manque de clarté et prête à la confusion[181] » :

La rédaction de la clause, bien que permettant de déceler les objectifs généraux visés par le stipulant, n’évacue pas tout doute dans l’esprit d’un assuré raisonnable. En effet, une lecture attentive laisse comprendre que « […] la personne assurée […] déjà atteinte d’une affection […] doit s’assurer avant son départ que son état de santé est stable […] un état de santé est considéré stable si une personne assurée : n’est affectée par aucune condition médicale ou […] ».

Cependant, le deuxième critère voulant que la condition de l’assuré ne doit pas être caractérisée par aucun nouveau symptôme ne laissant présager une détérioration de la condition médicale pendant la durée du voyage, est difficilement compréhensible pour une personne ordinaire. L’assuré est-il tenu à évaluer lui-même le caractère « laissant présager une détérioration » d’un nouveau symptôme[182] ?

Nous avons ici une preuve que l’interprétation fondatrice peut être renversée. Chose certaine, les notions d’interprétation fondatrice et de sagesse institutionnelle sont appelées à être précisées pour mieux comprendre l’interprétation judiciaire. Ce phénomène a également une autre conséquence : un mot devient empreint d’une charge symbolique qui lui est propre dans son contexte[183]. Dès lors, le recours à un dictionnaire usuel de la langue devient moins pertinent. À titre d’exemple, le mot « stable » acquiert un sens particulier dans le contexte d’une assurance voyage, alors que ce sens diffère si le mot est employé dans un contrat de services financiers ou dans une entente commerciale. Le sens accordé à un mot varie en fonction de la qualification du contrat et des règles de droit qui lui sont applicables. De même, ce sens se peaufine au fil des interprétations judiciaires jusqu’à ce qu’il se cristallise. C’est ainsi que, dans sa sagesse, un tribunal peut avoir l’impression que le sens apparaît clairement du texte. Tel n’est peut-être pas le cas pour l’assuré moyen qui ne comprend pas toujours la mécanique du produit.

3.3.2 L’étude de la mécanique du produit

L’interprète poursuivant sa démarche plus loin que le texte de la police d’assurance est parfois appelé à comprendre la mécanique du produit afin de déterminer son fonctionnement[184]. Il étudie alors attentivement la structure de ce produit complexe afin d’en saisir le fonctionnement[185] :

Pour le Tribunal, le concept est simple, la mécanique l’est tout autant et celle-ci sert à gérer une situation qui se passe à l’étranger. Il s’agit en fait d’une équation à trois variables qui permet de gérer une situation factuelle qui se développe d’heure en heure. De façon concrète, trois acteurs sont requis et leurs actions réciproques permettent d’arriver à un résultat à un moment précis, soit la détermination de l’aptitude de l’assuré à pouvoir voyager en toute sécurité pour revenir au Canada afin d’y avoir ses traitements.

Si l’une des trois variables n’est pas présente dans l’équation, jamais, par définition, le résultat qui serait apparu dans la réalité des choses si les trois variables avaient été présentes ne sera connu.

En pratique, si l’assureur n’est pas présent dès le début dans le processus, et ce, pour interagir avec le médecin traitant situé à l’étranger et le patient, une situation factuelle se développe dans laquelle seuls les besoins du patient et seule la vision du médecin étranger ne font partie de l’interaction, sans que dans leur esprit il n’y ait, de façon tangible et impérieuse, la notion de rapatriement qui, elle, est présente dans l’esprit de l’assureur et qui fait partie intégrante du contrat d’assurance.

Par conséquent, l’absence de l’assureur dès le début du processus qui se déroule à l’étranger vient fausser l’objet du contrat d’assurance qui permet normalement, d’une part, à une personne d’assurer le risque que représentent les coûts des soins médicaux et d’hospitalisation encourus à l’étranger jusqu’au moment du rapatriement, mais qui permet, d’autre part, à l’assureur de gérer ce risque de façon professionnelle, ce qu’il ne peut pas faire lorsque aucun avis ne lui est donné par l’assuré dès que le risque assurable commence à se développer[186].

Pour comprendre cette mécanique produite par l’assureur, il importe de saisir qu’il n’est pas question de l’assuré in concreto, mais bien d’un assuré in abstracto[187]. L’assuré est pratiquement exclu du processus interprétatif : ce n’est qu’un usager ne pouvant modifier le code source. Ni propriétaire ni possesseur, l’assuré n’est qu’un détenteur dont le bien lui file entre les mains. Son intention personnelle représente une potentielle faille informatique pouvant altérer le code source du produit programmé par les assureurs et matérialisé par les tribunaux[188]. À ce sujet, le fonctionnement dégagé par d’autres interprètes constitue une variable de l’équation interprétative. C’est ainsi que la jurisprudence — tantôt favorisant l’assuré[189], tantôt favorisant l’assureur[190] — sera incorporée au processus interprétatif. De ce côté du spectre, l’assuré est complètement aliéné du processus interprétatif, encore plus lorsque la solution repose sur une décision albertaine[191]. Les tribunaux ne scrutent pas alors son intention, mais plutôt la manière dont un assuré en possession d’un tel produit se comporterait :

En d’autres mots, un trouble de santé n’a pas besoin d’être diagnostiqué de façon précise ou définitive pour justifier l’application raisonnable d’une exclusion ou limitation de couverture concernant un trouble de santé préexistant. Si quelqu’un a des douleurs abdominales dans les six mois avant son voyage, et que cette personne consulte un médecin à ce sujet pendant son voyage, elle ne peut pas s’attendre à une couverture d’assurance pour les mêmes douleurs abdominales qui récidiveraient pendant son voyage, toujours du côté de l’hypocondre droit ; et ceci, même si les médecins du pays visité posent un diagnostic, – ou une impression diagnostique –, plus précis sur place pour expliquer ces douleurs. D’ailleurs, l’exclusion de la police précise que les troubles de santé pré-existants incluent les troubles pour lesquels l’assuré « est en attente de résultats », ce qui inclut certainement ici les douleurs abdominales chroniques, quand on considère l’article 1427 du Code civil du Québec[192].

L’utilisation de la jurisprudence pour interpréter le contrat d’assurance nécessite d’ouvrir une parenthèse. En effet, ce procédé observé à l’égard de plusieurs types de contrats d’assurance soulève plusieurs questions, notamment quant à l’interaction des tiers dans la détermination des obligations des contractants ainsi qu’à l’égard de l’accès à la justice (jusqu’où doivent s’étendre les recherches de l’assuré : Québec, Ontario, Yukon, Texas[193] ?). Ce procédé entraîne également d’importantes questions méthodologiques. La Cour du Québec, rejetant la jurisprudence soumise par l’assureur, précisait d’ailleurs les facteurs à considérer pour son utilisation : « il faut bien lire chacune de ces affaires à leur mérite parce que, soit la trame factuelle est différente, soit les clauses de la police ne sont pas les mêmes ou ne sont pas reproduites à la décision[194] ». Chose certaine, ce procédé renforce l’idée que l’assurance voyage est un bien (telle formulation = telle signification). Cela dit, l’étude de la mécanique du produit consiste à dégager en quelque sorte la destination du bien mis sur le marché par l’assureur[195].

3.3.3 L’évaluation de la sécurité du produit

On peut présumer que, avant d’attribuer un sens à la police d’assurance, l’interprète réfléchit aux conséquences de son résultat interprétatif. Il évalue en quelque sorte la sécurité du produit mis sur le marché par l’assureur. Ainsi, dans la décision Raspa c. Blue Cross Travel Insurance[196], le tribunal souligne que « quatre autres assureurs importants ont une clause similaire, voire même plus sévère, dans leurs polices d’assurance annulation de voyage[197] ». Ce paramètre de l’équation interprétative transparaît parfois dans l’argumentation, sans même que les parties le plaident. L’interprétation intègre ainsi une forme de contrôle du contenu contractuel à son raisonnement[198]. À titre d’exemple, dans la décision Jackson c. Cie d’assurance voyage RBC[199], la Cour du Québec conclut ainsi : « Cette clause d’exclusion de la police d’assurance n’étant ni déraisonnable ni abusive, le refus de l’assureur de donner suite à la réclamation est bien-fondé[200]. » À une autre occasion, le juge intègre dans son argumentation un contrôle de légalité du contrat, alors que les parties n’ont pas soulevé cette question : « L’exigence du certificat médical par l’assureur n’est pas abusive, il lui permet d’exercer un contrôle de la validité des réclamations et des prétentions de ses assurés. La vie privée de l’assurée est respectée, puisque seule l’information médicale pertinente à la réclamation est demandée[201]. »

Plus encore, dans une autre décision, la Cour du Québec déclare abusive une clause de la police d’assurance afin que l’équité soit respectée :

Dans le présent litige, l’assuré n’est pas hospitalisé et doit faire le voyage à la première des deux dates suivantes :

a) à la date où il est possible de voyager ; ou

b) dans les 10 jours qui suivent la date du retour.

La Cour comprend de ces stipulations que le contrat se termine au plus tard, 10 jours après l’expiration stipulée. Il est important de noter le mot « et » entre les paragraphes a) et b).

Si l’assuré revient après cette date, il n’est plus assuré et l’assureur refuse de payer quelque montant que ce soit.

Cette clause est abusive.

Si l’assureur acceptait de mettre une limite de 10 jours à la durée de la police, mais payait ces 10 jours, l’équité serait alors respectée. Refuser à un assuré la protection totale de l’assurance parce qu’il ne peut, sur les ordres d’un médecin, entreprendre le voyage de retour devient injustifiable.

La Cour comprend la finalité de cette clause. Elle désire limiter le séjour inutile de l’assuré à l’extérieur. L’assurance ne peut cependant tomber dans l’excès contraire[202].

Une fois encore, alors que l’assuré ne le plaide pas, la Cour du Québec, s’appuyant sur l’article 1437 C.c.Q., déclare abusive une exigence de l’assureur en ces termes :

Le refus de Canassurance fondé sur l’absence des factures originales est mal fondé, car la clause de la police – qui est un contrat d’adhésion – qui exige l’original des factures est une abusive. En effet, quelle personne le moindrement raisonnable conserverait les factures de tous ses achats… C’est pourtant ce qu’exige l’assureur[203] ! !

Lors de cette étape, l’assuré est à nouveau aliéné du processus interprétatif. En effet, l’analyse se fait encore à la lumière d’un assuré et non à la lumière de l’assuré en question :

En présence d’un problème de santé, on ne peut exiger d’un assuré qu’il annule un voyage prévu et espéré avant que la gravité objective de la maladie ne soit établie. C’est l’expression « maladie…raisonnablement grave pour justifier l’annulation » utilisée à l’article 3-6.04 du Régime qui, lue en conjonction avec l’expression « aucun événement pouvant raisonnablement entraîner l’annulation » de l’article 3-6.02, qui engendre cette interprétation. Adopter l’interprétation restrictive de l’assureur ferait en sorte que toute maladie, dont la gravité n’est pas encore connue et précisée, obligerait l’assuré à annuler son voyage et aviser l’assureur dans les 48 heures. Je ne suis pas de cet avis. On ne peut obliger un assuré à toujours anticiper le pire et annuler le voyage dès qu’une maladie est diagnostiquée, tant que la gravité n’est pas établie[204].

Enfin, dans la décision Caputo c. Multi+Med inc. (Tour+Med)[205], la Cour du Québec précise notamment ceci : « La page frontispice de la brochure attire l’attention du lecteur avec du texte comportant des couleurs différentes (bleue, rouge et noire) ainsi que des zones ombragées, des lettres majuscules et des caractères gras[206]. » Sans le dire, le tribunal vérifie si la police d’assurance respecte les exigences de lisibilité du contrat d’adhésion prévues par l’article 1436 C.c.Q. Dans l’ensemble, l’interprète s’assure que le sens qu’il attribue à la police d’assurance mise sur le marché par l’assureur ne compromet pas la sécurité du public.

Ultimement, si le contrat d’adhésion à large distribution venait à être appréhendé comme un bien par tous (doctrine et tribunaux), la protection de l’adhérent ou plutôt de l’usager ne devrait donc plus être assurée seulement par le contrôle des clauses abusives (art. 1437 C.c.Q.), mais également par l’obligation de sécurité du fabricant et du distributeur (art. 1468-1469 C.c.Q.). Dès lors, la responsabilité du rédacteur qui insérerait des clauses contraires aux dispositions d’ordre public de direction du Code civil pourrait être engagée, ce que ne permet actuellement pas de faire l’article 1437 C.c.Q., lequel se limite seulement à la nullité de la clause ou à la réduction de l’obligation qui en découle. Par ailleurs, une fois acquise la qualification de bien, il faudra alors se questionner sur la nature de celui-ci : est-ce un bien privé ou un bien commun[207] ?

Conclusion

Les tribunaux ont trouvé une façon originale d’interpréter la police d’assurance voyage sans chercher l’intention commune des parties, malgré l’article 1425 C.c.Q. prescrivant que, « [d]ans l’interprétation du contrat, on doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes utilisés ». Cette nouvelle méthode, affranchie de l’artifice de l’intention commune, ouvre la voie vers une théorie interprétative adaptée au contrat d’adhésion à large distribution. À ce sujet, envisager le contrat d’adhésion à large distribution comme un bien permet de mieux expliquer la manière dont les tribunaux se comportent lorsqu’ils sont appelés à interpréter cet acte juridique. Ce changement de perspective ouvre la voie à une théorie interprétative applicable au contrat d’adhésion, sans les artifices inutiles des présomptions de volontés. Cette nouvelle théorie permet également de prendre acte de l’interaction des tiers dans la détermination des droits et des obligations des contractants.

L’assurance voyage est un contrat très peu analysé dans l’étude de la théorie générale des obligations, et pourtant… En effet, l’étude de la jurisprudence interprétant la police d’assurance voyage démontre quatre phénomènes intéressants qui permettent de moderniser l’obsolète théorie générale du contrat. Tout d’abord, le contrat d’adhésion à large distribution est mieux appréhendé s’il est considéré comme un bien plutôt qu’à titre d’échange de volontés. Ensuite, il est possible d’interpréter un contrat autrement qu’en recherchant l’intention commune des contractants. L’étude de la jurisprudence impliquant l’interprétation de la police d’assurance voyage démontre une fois de plus le caractère fallacieux de l’interprétation dite littérale. De plus, cette étude met en lumière le rôle créateur de l’interprète dans la détermination des droits et des obligations des contractants. Enfin, avec des polices d’assurance comptant parfois près de 90 pages, l’assurance voyage est l’illustration parfaite de la maxime Trop d’information tue l’information : on voudrait noyer le contenu contractuel que l’on ne saurait mieux faire. L’interprétation d’une police d’assurance ne devrait normalement pas prendre les allures d’une partie de Touché-coulé (Battleship)[208]. Signe de l’inadaptation du Code civil à l’hypermodernité contractuelle, celui-ci ne prévoit aucune règle encadrant la longueur du contrat d’adhésion. Tôt ou tard, la question devra être abordée de front : à partir de quelle longueur un contrat perd-il de sa force obligatoire ? Ou encore, jusqu’à quel point un contrat peut-il défier la réalité ? Delenda Carthago est.