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Les étudiants en droit québécois d’expression francophone et par la suite les juristes de même langue ont toujours été privilégiés en matière de doctrine. Comparativement à ce qui se produit dans de nombreux domaines du savoir, qui utilisent essentiellement de la doctrine anglophone provenant majoritairement des États-Unis, les étudiants en droit québécois ont depuis longtemps accès à de la doctrine rédigée dans leur langue maternelle. Comme le droit demeure une science locale, les professeurs québécois ont été en quelque sorte obligés d’écrire des ouvrages de doctrine pour leurs étudiants. Le professeur de physique nucléaire peut depuis toujours se référer aux ouvrages américains. Si le droit civil québécois est complètement local, le droit public est le même partout au Canada. Cela n’a toutefois pas arrêté les professeurs québécois. Au lieu d’utiliser les ouvrages de leurs collègues anglophones, ils ont développé une riche doctrine francophone en droit public : pensons au droit administratif[1] ou au droit criminel et pénal[2], et surtout – sujet de la présente chronique – au droit constitutionnel. Bien que le droit public soit en principe uniforme au Canada, fort probablement en raison de l’influence et de la formation civiliste des auteurs, plusieurs ont remarqué que les ouvrages québécois de droit public canadien possèdent une spécificité ou, pour reprendre le titre d’un ouvrage publié en hommage à deux publicistes québécois, un « regard québécois » sur le droit public[3]. L’ouvrage que nous avons recensé s’inscrit directement dans cette mouvance. Dans un premier temps, nous le situerons au sein de la riche doctrine québécoise en droit constitutionnel[4]. Dans un second temps, nous procéderons à sa recension stricto sensu.

La doctrine en droit constitutionnel québécois

Il semble bien que le premier ouvrage de droit constitutionnel québécois ait été l’oeuvre de l’un des plus grands civilistes canadiens. Pierre-Basile Mignault, auteur du classique traité en neuf tomes portant sur le droit civil canadien[5] et juge à la Cour suprême du Canada de 1918 à 1929, a commencé sa carrière d’auteur en publiant en 1889 le Manuel de droit parlementaire ou Cours élémentaire de droit constitutionnel, précédé d’une esquisse historique du régime parlementaire en Angleterre et au Canada[6]. Texte continu de plus de 400 pages, cet ouvrage est divisé en trois parties : après une introduction à saveur historique, il comprend un développement sur la Constitution anglaise (partie 1), la Constitution canadienne (partie 2) et la procédure parlementaire (partie 3). À ces trois parties s’ajoute un chapitre supplémentaire portant sur la Constitution des États-Unis.

Le deuxième ouvrage de droit constitutionnel québécois, plus synthétique avec ses 200 pages, mais qui semble avoir eu une grande renommée, est celui du professeur Jean-Charles Bonenfant, intitulé Les institutions politiques canadiennes. Il est paru en 1954[7]. Par la suite, bien que le traitement consacré au droit constitutionnel demeure synthétique, nous ne pouvons passer sous silence le tome xvii de la collection « Les Systèmes de droit contemporains » réalisé durant les années 60 par l’Institut de droit comparé de l’Université de Paris. Le professeur Louis Baudouin, père de Jean-Louis, s’est chargé du tome consacré aux aspects généraux du droit public dans la province de Québec, tome paru en 1965[8]. Comme son titre l’indique, l’ouvrage englobe l’ensemble du droit public québécois, à l’exception du droit criminel. Il traite donc le droit constitutionnel, le droit administratif, le droit municipal, le droit professionnel et même le droit du travail. Élément très intéressant, pour le professeur Baudouin, le quatrième pouvoir n’est pas les médias, mais bien le « pouvoir ecclésiastique », qui suit dans son plan l’exécutif, le législatif et le judiciaire.

Le premier ouvrage qui se rapproche vraiment d’un traité de droit constitutionnel a été dirigé et publié en 1968 par Me Louis Sabourin. Comptant au-delà de 400 pages, cet ouvrage trace un portrait complet de l’état des lieux. Il s’agit en fait d’un collectif, où chaque chapitre a été confié à un auteur. Voici ce que mentionne le directeur dans l’avant-propos :

Conçu pour répondre à un besoin d’une meilleure connaissance et d’une meilleure compréhension du système politique du pays, ce volume vient aussi combler une grave lacune. En effet, depuis que l’édition du volume du professeur Bonenfant sur Les Institutions politiques canadiennes est épuisée, il n’existe plus en librairie d’ouvrage de langue française sur le régime politique du Canada. Contrairement à une pratique maintenant fort répandue, il ne s’agit pas ici d’un recueil d’articles qui auraient été compilés rapidement afin de combler une telle lacune. Au contraire, toutes les études sont des travaux originaux préparés selon un schéma précis et une optique particulière par des spécialistes de science politique et de droit public.

Ces textes furent d’abord lus sur les ondes du réseau français de Radio-Canada dans le cadre des « Cours universitaires ». C’est pour répondre aux voeux et aux demandes des auditeurs, des professeurs et des étudiants que ces textes (auxquels nous avons ajouté quelques chapitres afin de traiter de l’ensemble des institutions) sont publiés aujourd’hui[9].

Par la suite, comme dans bien des domaines avec l’engagement de plusieurs professeurs de carrière à temps plein dans les diverses facultés de droit québécoises[10], il y a eu une véritable explosion doctrinale. La première édition du traité le plus connu encore aujourd’hui, celui des professeurs Henri Brun et Guy Tremblay, est parue en 1972 sous le titre Droit public fondamental[11]. Cet ouvrage de plus de 500 pages peut être considéré comme le premier traité de droit constitutionnel québécois. Embrassant pratiquement tous les sujets, il est rédigé sous une même plume (malgré la présence de deux auteurs). Mentionnons toutefois l’absence d’analyse sur le partage des compétences ainsi que sur les droits et libertés. Paru en 1982 sous un nouveau titre plus évocateur, Droit constitutionnel[12], cet ouvrage incorpore alors un chapitre sur les deux sujets précédemment omis. Les auteurs expliquent en avant-propos que ces deux sujets font habituellement l’objet d’un cours spécialisé. L’ouvrage, maintenant rédigé en collaboration avec la professeure Eugénie Brouillet, en est actuellement à sa 6e édition et les développements sur les deux sujets sont désormais des plus complets[13]. Dans la même optique, mais avec moins de pérennité, le professeur André Tremblay a également publié un précis en 1982, qu’il a ensuite augmenté en traité en 1993, puis réédité en 2000[14].

Le début des années 80 a vraiment été une période florissante pour la doctrine en droit constitutionnel. Ainsi, le professeur Gil Rémillard a lui aussi publié un ouvrage durant cette période. Dans une perspective plus historique et politique que juridique, il s’intéresse surtout au fédéralisme et au partage des compétences[15], sujet moins traité dans les autres ouvrages. Le professeur Rémillard a fait paraître une seconde édition enrichie en deux volumes après le rapatriement de la Constitution[16]. Un autre ouvrage s’approche de celui des professeurs Brun et Tremblay en fait d’envergure et de pérennité, soit celui du professeur Gérald A. Beaudoin. Après la publication d’éditions provisoires au début des années 80[17], la première vraie édition est parue en 1990. Cet ouvrage qui dépasse 1 000 pages offre un traitement complet des trois grands domaines du droit constitutionnel selon l’auteur : les institutions (pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire), le partage des compétences et, enfin, les droits et libertés. Il a été réédité en 2000 et en 2004 avec l’aide d’un collaborateur, le professeur Pierre Thibault[18].

Parallèlement à ces divers ouvrages qui contiennent uniquement du texte écrit par leurs auteurs, le droit constitutionnel québécois a vu naître une autre école, une autre façon de publier des livres de droit. S’inspirant en partie du recueil de cas (casebook) de common law, différents auteurs ont proposé un amalgame entre ce type de recueil et le traité. Ces ouvrages contiennent un exposé du droit positif, mais qui est entrecoupé par de longs ou courts extraits des arrêts fondamentaux sur le sujet, parfois même de l’arrêt en entier. Le premier ouvrage de ce type a été publié par le juge Alphonse Barbeau en 1974[19]. Dans son avant-propos, il mentionne que son « but principal est de faire la synthèse, si l’on peut dire, d’un domaine de notre droit public qui n’a pas été, il nous semble, l’objet de commentaires fréquents de la part des juristes canadiens d’expression française[20] ». Comme nous l’avons vu, ses compatriotes ont compris son message et sont passés à l’acte. Le juge met immédiatement en garde le lecteur, à savoir qu’il évitera toute question de nature politico-juridique et qu’il ne discutera pas du mérite des interprétations juridiques. En tant que juge, il maintient une sage orientation éditoriale. Plus étonnant pour l’époque et pour un livre qui se veut généraliste, l’ouvrage contient des analyses somme toute important sur le partage des compétences ainsi que sur les droits et libertés.

Dans la même ligne de pensée, les professeurs François Chevrette et Hébert Marx ont publié en 1982 la première édition de l’ouvrage présentement recensé[21]. Mentionnons pour le moment qu’il s’agit également d’un intermédiaire entre le recueil de cas et le traité. Le dernier-né de cette tradition est l’ouvrage de la professeure Nicole Duplé. D’abord paru en 2000, cet ouvrage en est maintenant à sa 6e édition[22]. Publié dans la collection « Manuel de l’étudiant », l’ouvrage de la professeure Duplé s’avère un outil pédagogique remarquable. C’est un véritable précis en texte continu d’environ 700 pages, qui contient également, comme les autres ouvrages de la présente école, les extraits pertinents de la jurisprudence fondamentale dans le corps du texte. Enfin, même s’il s’éloigne sur plusieurs points des ouvrages traditionnels, soulignons en terminant le livre des professeurs Jacques-Yvan Morin et José Woehrling, publié en 1992 et réédité en 1994[23]. Comme l’indique bien le titre, Les constitutions du Canada et du Québec : du Régime français à nos jours, leur ouvrage apporte une dimension pleinement historique et il se penche principalement sur le texte même de la Constitution plutôt que sur les grands arrêts. Il contient d’ailleurs une reproduction de tous les textes constitutionnels fondamentaux. On notera que cet ouvrage ne contient pas d’étude détaillée du partage des compétences et des droits fondamentaux, le tout devant être traité dans une autre publication qui n’a finalement pas vu le jour.

La recension

C’est donc en 1982 que les professeurs François Chevrette et Hébert Marx, de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, ont publié la première édition de l’ouvrage présentement recensé. Le professeur Han-Ru Zhou, de la même université, vient de faire paraître la deuxième édition, 34 années plus tard[24]. Cet ouvrage s’inscrit directement dans l’école de pensée décrite à la fin de la première partie : un hybride entre un recueil de cas de common law et un traité. Se voulant essentiellement un outil pédagogique, cet ouvrage contient une sélection des grands arrêts de la Cour suprême du Canada et du Conseil privé de Londres en matière de droit constitutionnel. Ces arrêts ne sont toutefois pas tous rapportés in extenso. Les auteurs ont plutôt sélectionné à l’occasion les extraits les plus pertinents et ils ont également traduit en français des décisions uniquement disponibles en anglais. De même, certains arrêts sont présentés sous forme de problèmes à résoudre. Les auteurs font précéder tous les arrêts d’un exposé doctrinal synthétique. Celui-ci comporte alors quelques références indiquées dans le corps même du texte, et non insérées dans une note en bas de page.

Malgré l’écart de près de 35 années entre les deux éditions, la sélection des arrêts rapportés demeure stable, alors que l’on aurait pu s’attendre à de plus grands bouleversements. Après tout, depuis 1982, il y a eu le rapatriement de la Constitution, l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés et la construction de son interprétation par la Cour suprême, la tenue du second référendum sur la souveraineté du Québec, suivi d’un important renvoi de la Cour suprême, et, à notre avis, un certain rééquilibrage du biais traditionnel de la Cour suprême entre le palier fédéral et les provinces, en faveur des provinces, particulièrement du Québec. Par contre, l’ouvrage de Chevrette et Marx a été profondément modifié pour mieux s’adapter au découpage de la matière dicté par le programme menant à l’obtention du baccalauréat en droit de l’Université de Montréal. Cela fait en sorte de limiter les changements. En effet, l’édition de 1982 traitait, selon les auteurs, des trois composantes principales du droit constitutionnel, à savoir les principes fondamentaux, le partage des compétences et les libertés publiques. Dans la nouvelle édition, on a supprimé le volumineux traitement sur le partage des compétences. En matière de droit fondamentaux, l’ouvrage se concentre sur la « mécanique » des chartes des droits (champ d’application, justification en vertu de l’article premier, disposition de dérogation (« clause nonobstant ») et recours en réparation), laissant ainsi de côté la volumineuse jurisprudence sur la définition des droits. Malgré quelques apartés, l’ouvrage ne traite donc pas directement du partage des compétences législatives entre le fédéral et les provinces. Sur ce point, bien que les arrêts fondamentaux demeurent d’actualité, plusieurs nouveaux arrêts se sont ajoutés depuis 1982. Par exemple, lorsque nous parlons de « rééquilibrage », nous faisions référence à l’arrêt sur une possible commission canadienne des valeurs mobilières, dans laquelle la Cour suprême a tranché en faveur des provinces[25]. De plus, l’ouvrage n’aborde pas la procédure de modification de la Constitution. C’est pourtant dans ce domaine que la Cour suprême a rendu deux jugements très importants qui avantagent les provinces, soit l’affaire sur la nomination du juge Nadon à la Cour suprême[26] et le renvoi sur la modification du Sénat[27]. Peut-être qu’un volume deux, destiné au cours de droit constitutionnel 2 de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, est en chantier…

Ainsi, la nouvelle édition s’intéresse aux principes fondamentaux, domaine où le droit constitutionnel laisse voir une grande stabilité. Divisé en six chapitres, l’ouvrage porte bien son nom de « Principes fondamentaux ». Il comprend d’abord un chapitre introductif consacré aux fondements historiques et formels du droit constitutionnel canadien, auxquels les auteurs ont ajouté les deux renvois sur le rapatriement de la Constitution. Le chapitre premier examine la primauté du droit (rule of law). Cette matière ayant peu bougé au fil du temps, l’ouvrage ne comprend donc aucun nouvel arrêt rapporté. Les chapitres suivants portent, dans l’ordre, sur la souveraineté parlementaire (chapitre 2), la séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire (chapitre 3), le contrôle judiciaire de constitutionnalité (chapitre 4) et la protection des droits et libertés (chapitre 5). Enfin, la conclusion traite du second référendum et du Renvoi sur la sécession du Québec[28]. Malgré la stabilité des sujets traités aux chapitres 2 à 4, plusieurs nouveaux arrêts font leur apparition, surtout dans le chapitre 5 qui est axé sur la mécanique des chartes des droits.

Bref, à notre avis, la nouvelle édition de cet ouvrage est un outil pédagogique de premier ordre. Nous félicitons d’ailleurs grandement le professeur Zhou, qui a eu l’audace de reprendre un tel ouvrage dans l’ère universitaire dans laquelle nous vivons, où les efforts doivent être principalement dirigés vers les demandes de subventions et les articles avec comité de lecture, souvent au détriment des volumes pédagogiques destinés aux étudiants.