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La parole délie. L’écrit constate. Le silence interroge.

La supériorité du verbe tiendrait donc de l’évidence. C’est frôler l’impertinence juridique que de prétendre le mutisme ou la passivité susceptibles de pallier l’incomplétude d’un contrat oral ou d’une entente écrite.

Le silence ou encore l’inaction se parent d’attributs négatifs. Le défaut d’élocution de la pensée tout comme le défaut d’intervention participent du même vice congénital : insubstantiels, ils n’offrent aucun reflet véritable de la pensée. L’indifférence, l’irrésolution[1] ou l’indignation sont autant d’attitudes susceptibles de s’exprimer passivement. L’inertie rend l’interprète perplexe davantage qu’elle ne le seconde.

Voilà le juriste rassuré en toutes choses… Sans doute imprégné de la perplexité de Thésée à propos du penchant silencieux d’Aricie[2], le droit ne prise guère les supputations. Objet de méfiance, le silence subit le désaveu de nombre de civilistes[3] et se mérite l’ostracisme de maintes institutions juridiques. La novation ne se satisfait point du silence du créancier[4]. La renonciation non plus[5]. La modification d’une entente ne saurait prendre assise sur une attitude négative[6]. L’absence de revendication n’opère pas remise de dette[7]. Ni le défaut de protestation ni le défaut de réclamation ne suffisent donc à attester la volonté d’altérer une convention. L’intention libérale ne peut davantage s’évincer d’une quelconque attitude passive[8] et la confirmation ne saurait supposément prendre appui sur un comportement inactif[9]. Le droit civil délaisse, par hypothèse, les attitudes paradoxales.

Le silence génère l’incompréhension et, partant, la circonspection. Aussi paraît-il saugrenu de prêter la moindre vertu interprétative au défaut d’extériorisation de la volonté ou au défaut d’immixtion. Le sort réservé à l’inexprimé est sans appel : il apparaît « absolument vain de rechercher sur le plan subjectif une intention qui, par hypothèse, n’étant pas exprimée, ne peut être qu’hypothétique[10] ».

Ce faisant, le silence se refuserait à toute interprétation :

Le silence ne dit rien, précisément parce qu’il est le silence. Le silence n’a pas à être interprété ; en effet, l’interprétation consiste à dégager d’une déclaration inachevée, équivoque ou ambiguë la volonté vraie du déclarant ; or le silence est l’absence de toute déclaration, même rudimentaire […] il rend impénétrable la volonté de celui qui le garde et permet même de douter que celui-ci ait eu, dans le for intérieur, la volonté de prendre une décision. On n’interprète pas le néant[11].

Il serait naturel que cette méfiance instinctive envers le silence s’accentuât en présence d’un contrat lui-même indigent. Le dénuement de l’entente n’a guère vocation à être comblé par une attitude négative… Comment le silence ou l’inaction pourraient-ils subvenir au caractère lacunaire d’un texte ?

Devant tant d’évidences se dresse pourtant l’entretien de René Char accordé à France Huser :

En regard du Poème pulvérisé vous écrivez : « À force de vouloir dire vrai… » et vous laissez des points de suspension. Comment finiriez-vous la phrase si vous alliez au bout de votre parole ? (F. Hauser)

Je la laisserais avec les mêmes points de suspension. Je ne la finirais pas… […] Car la vérité c’est quelqu’une où le silence entre pour une large part[12].

Appelé à méditer cette phrase, le juriste se prend à sonder les liens unissant la vérité contractuelle et le silence. Ce dernier serait-il à même de jouer un quelconque rôle interprétatif en présence d’une convention aux pourtours indécis ou aux obligations incertaines ?

Certes, la convention est le refuge de la pensée contractuelle. Mais cette pensée peut parfois s’égrener sans ostentation. Reste à savoir quels éléments attitudinaux en marge de la lettre de l’entente sont susceptibles d’en éclairer le sens.

L’aliénation apparente du silence par le droit semble, à la vérité, méconnaître deux réalités : la primauté de la volonté interne et l’incidence de la durée de vie du contrat.

Tenir le silence et l’inaction pour inopérants revient, dans un premier temps, à occulter l’éventuelle expressivité de la passivité, la version comportementale du silence. Si elle ne saurait, très certainement, servir à récrire le contrat[13], la passivité n’en est pas moins à même d’éclaircir parfois les zones d’ombre entretenues initialement par les parties. Si le silence ne peut démentir le verbe contractuel, l’inaction et silence sont à même d’en combler les interstices.

Les exemples foisonnent. Le défaut de revendication est à même d’attester l’inexistence d’une obligation[14] ; l’absence de démenti est susceptible de confirmer la justesse de l’interprétation contractuelle prônée par l’autre partie en l’absence de précisions suffisantes dans l’entente[15] ; le défaut d’exécution peut attester l’existence d’une condition suspensive implicite[16]. Les modalités du contrat peuvent se loger dans une attitude passive. Par le jeu du non-dit, le contrat prend peu à peu forme.

Le mutisme tient son intérêt premier de sa durée. À défaut d’avoir été exprimées avec l’éloquence voulue lors de la conclusion de l’entente, les volontés premières des parties au contrat sont capables d’apparaître lors de sa phase d’exécution. Le nier revient à méconnaître la pertinence du stade de la mise en oeuvre de l’entente au profit d’une fixation naïve sur l’instant même de la cristallisation de l’accord des volontés. D’ailleurs, la volonté fondatrice de l’acte ne saurait normalement se renier lors de l’exécution de l’accord : le consentement donné acquiert sa plénitude au moment même de l’accomplissement du contrat. À la supposer dépourvue de contraintes[17], la perpétuation de l’accord est généralement à même de révéler « le but poursuivi, les intérêts en cause[18] ».

L’occultation du déploiement de la convention, véritable poumon de la vie contractuelle, n’a rien d’inédit, hélas : « La durée du contrat est l’oubliée du code civil, du moins de la théorie générale du contrat, construite en 1804 sur le modèle de la vente, échange instantané[19] », d’énoncer avec perspicacité une juriste au sujet du Code civil français. Pareil délaissement du thème de la durée persiste d’ailleurs au sein des réformes législatives et des projets contemporains de révision du droit des obligations : « L’ensemble des projets de réforme privilégient […] l’approche classique du temps, dans le déni de la durée[20]. » Qu’il suffise de songer aux dispositions législatives consacrées au stade de la formation du contrat ou à celles afférentes à son terme[21], tandis que le Code se soucie si peu de l’étude du phénomène de la longévité des relations contractuelles et de ses vicissitudes. La naissance ou l’extinction des obligations font discourir bien plus que leur mutation souvent discrète au regard de l’attitude des parties…

L’étude de la phénoménologie du silence et de l’inaction obéit à une démarche destinée à rendre compte des transformations du lien contractuel au regard de l’attitude empruntée par les parties elles-mêmes : le régime juridique de l’acte ne saurait s’affranchir de l’exécution observée[22]. Pareille analyse s’inscrit ensuite dans la juste restitution de l’importance de la volonté interne pour peu que cette dernière soit partagée par l’ensemble des contractants[23]. Le consensualisme constitue par ailleurs le rempart conceptuel nécessaire à l’expressivité du silence[24].

1 Le silence et l’inaction à titre d’instruments de mesure de la volonté de la partie passive

L’immixtion du silence dans le processus interprétatif du contrat rejaillit sur la détermination du rapport obligationnel et sur l’élucidation de son contenu.

Qu’il suffise de songer à la partie qui s’abstient de démentir la justesse de l’interprétation privilégiée par l’autre contractant dans sa correspondance ou encore à l’occasion de l’exécution de l’accord. Qu’il soit aussi permis d’évoquer la partie qui réclame tardivement le respect d’une obligation au sujet de laquelle la convention se fait elle-même équivoque. Qu’il convienne enfin de citer l’absence prolongée de protestation à l’égard d’une soi-disant violation contractuelle. Plus il se prolonge, plus le défaut de dénonciation est susceptible d’étayer la thèse voulant que le devoir dont l’inexécution est reprochée tardivement ne faisait pas partie des prescriptions contractuelles.

La question primordiale consiste dès lors à cerner la juridicité du silence ou de l’inaction en présence d’une convention aux contours imprécis[25]. Le silence observé par une partie est-il de nature à faciliter l’interprétation d’un contrat empreint d’équivoque ? Le silence et l’inaction sont-ils à même d’embrasser le rôle de manifestation de la volonté lorsque l’entente prête elle-même à interprétation ?

1.1 Le silence, reflet des axiomes du droit civil

Au premier abord, le rôle interprétatif du silence semble favorisé par deux préceptes du droit civil. L’interprétation contractuelle privilégie, en effet, le respect de la volonté interne. Or, il est inutile d’insister sur les liens qui unissent le silence et la volonté interne…

Un second axiome civiliste est de nature à accorder au silence une fonction cardinale à l’occasion de l’interprétation du contrat : le consensualisme joue un rôle de premier plan, non seulement lors de la formation de l’entente, mais aussi au moment de l’interprétation du contrat convenu. Aussi peut-on écarter la lettre d’un contrat ambigu, si les parties semblent avoir privilégié un sens différent de celui indiqué par les termes de l’entente.

Voilà autant de raisons de s’interroger sur la portée interprétative du silence. Le défaut de réaction traduira parfois l’assentiment du contractant discret. L’analyse du silence observé ne contrevient nullement aux préceptes en matière d’interprétation contractuelle. S’en remettre au silence d’une partie, c’est reconnaître d’emblée la prédominance de la volonté interne et la primauté du consensualisme.

1.1.1 La primauté de la volonté interne

L’interprétation contractuelle connaît de nombreuses similitudes en droit québécois et en droit français[26]. Tous deux s’en remettent prioritairement à la volonté commune des parties afin d’élucider l’ambiguïté présente dans leur convention[27]. Préséance est ainsi accordée à la recherche de la volonté interne : « Il ne faut donc pas s’en tenir à la volonté déclarée des parties […] : c’est l’accord profond qui doit prévaloir[28]. » L’interprète s’éloigne de la lettre du contrat pour lui préférer la volonté intérieure des auteurs de l’entente.

Le triomphe de la volonté interne se trouve acquis pour peu qu’elle soit partagée par les cocontractants[29]. L’on ne saurait abandonner le sort du contrat à l’interprétation d’une seule partie[30] : la pertinence de la volonté interne tient à son partage. Faute d’être connues d’autrui, les pensées intimes d’une partie voient leur reconnaissance juridique s’éloigner. La lettre du contrat ne sera donc écartée qu’en présence d’une volonté commune contraire au libellé de l’entente[31]. Cet entendement réciproque devra, du reste, se dégager dans le respect des règles du droit de la preuve[32].

Le primat de la volonté sur le texte ne suscite guère la controverse, d’autant que cette préséance semble s’imposer dans les divers projets actuels d’harmonisation ou de codification du droit européen[33]. D’aucuns y voient un hommage à l’autonomie de la volonté[34]. D’autres, plus modestement, y perçoivent l’influence du consensualisme. Il y aurait donc parallélisme entre les règles relatives à la formation du contrat et celles touchant son interprétation : « Suivant le postulat du consensualisme, l’intention l’emporte sur la formule[35]. » Le juge serait ainsi avant tout « chargé de découvrir une psychologie[36] ». Cette affirmation audacieuse n’est en rien démentie par la démarche analytique retenue dans la jurisprudence québécoise[37] ou française[38]. Cette déférence envers le for intérieur pose d’emblée la question de la portée juridique du silence.

1.1.2 La primauté du consensualisme

Le rattachement des règles d’interprétation au consensualisme accentue l’importance de l’étude du comportement des parties : leur attitude à l’égard du contrat est de nature à révéler leur compréhension intime de l’entente. Pareille démarche interprétative fidélise les parties à leur comportement et pérennise leur compréhension initiale de l’entente.

D’une certaine manière, la prise en compte de la conduite des parties répond au cadre interprétatif imposé au juge : il lui revient de cerner la volonté commune des parties lors de la formation de l’accord. Partant, le critère se veut proprement subjectif. Par ailleurs, cette démarche est respectueuse des parties elles-mêmes puisqu’elle privilégie la conformité du contrat à leurs attentes personnelles. La lettre de l’entente sera ainsi sacrifiée s’il en résulte un décalage par rapport au but qu’elles entendaient poursuivre.

Les règles de qualification[39] et d’interprétation sont dès lors conçues de manière à refléter cette préférence accordée au dessein des parties. L’article 1426 du Code civil du Québec énumère des critères destinés à accentuer l’importance de la démarche contractuelle des parties : « On tient compte, dans l’interprétation du contrat, de sa nature[40], des circonstances dans lesquelles il a été conclu, de l’interprétation que les parties lui ont déjà donnée ou qu’il peut avoir reçue, ainsi que des usages[41]. »

L’utilité du comportement ultérieur des contractants se trouve reconnue en toutes lettres. C’est dire, là encore, la très grande parenté des droits québécois et français. Avant même l’avènement de l’article 1426 C.c.Q., la jurisprudence québécoise s’autorisait des écrits de Demolombe et de Toullier et de précédents de la Cour de cassation pour affirmer que l’interprétation donnée à l’accord par les parties se veut le moyen « le plus sûr[42] » de cerner le sens d’une convention. Des décisions relevaient même l’existence d’une « présomption de fait[43] » selon laquelle l’interprétation suivie par les parties s’accorde avec leur intention commune initiale. Pareille démarche interprétative n’a rien d’inédit d’autant qu’elle évoque les enseignements de Cicéron[44]. L’exécution de concert atteste le passage de la convention à une phase de « maturité[45] » à l’intérêt avéré pour l’interprète judiciaire.

L’accent mis sur la compréhension propre des parties à l’égard de leur entente oblige le juriste à s’interroger sur le sens à donner au silence de celui qui se garde de démentir le bien-fondé de l’interprétation du contrat prônée par le cocontractant. Le défaut de démenti ou le défaut de réaction sont deux attitudes susceptibles de signaler une adhésion intellectuelle. Le défaut de protestation du contractant est à même de révéler sa propre conception de l’entente. En clair, le silence observé par la partie peut trahir sa véritable compréhension de l’accord. Le silence se fait alors le reflet discret de la volonté contractuelle.

1.2 Le silence, reflet de la volonté contractuelle

1.2.1 L’expressivité de la passivité ultérieure à la formation du contrat

Le comportement postérieur des parties revêt un intérêt primordial en ce qu’il « illustre et incarne[46] » leur compréhension de la convention. L’étude de leur conduite contribue à l’intelligence du contrat. Cette vérité interprétative est saluée en droit français[47] et codifiée en droit québécois lors même qu’elle imprègne les Principes d’Unidroit et les Principes du droit européen du contrat[48]. La Cour d’appel du Québec n’en exige pas moins un comportement « sans équivoque[49] » qui soit, du reste, de préférence constant et répété[50].

Pareille exigence reprend incidemment le critère retenu en matière de renonciation. Une abdication ne saurait non plus se satisfaire d’une conduite équivoque[51]. La renonciation à un droit se doit d’être « claire et non équivoque et […] ne peut résulter d’actes donnant prise à des interprétations contraires[52] ». À vrai dire, l’équivocité « paralyse le mécanisme déclenchant des effets juridiques[53] ». Ainsi, seul un comportement dépourvu d’ambiguïté peut fonder une renonciation ou encore aider à cerner le sens d’un contrat.

L’unicité du critère employé ne doit pourtant pas faire illusion. L’étude d’une convention ou l’analyse d’une renonciation font appel à des considérations foncièrement différentes. Aussi la portée juridique du silence varie-t-elle singulièrement d’un cas à l’autre. Si le silence ne saurait traduire la volonté de se priver d’un avantage contractuel[54], il peut favoriser, en revanche, l’élucidation de la portée des obligations contenues au contrat. Une jurisprudence abondante atteste l’expressivité du silence en matière d’interprétation contractuelle[55].

C’est dire que le silence ne possède pas d’ambiguïté consubstantielle. Il n’est ni insondable, ni impénétrable. Le droit consacre sa polyvalence expressive et lui confie des rôles qui diffèrent selon l’acte juridique en cause. L’inaction ne saurait donner lieu à une renonciation, alors qu’il en va différemment en matière de ratification ou d’interprétation contractuelle. La ratification sait se satisfaire d’une attitude purement passive[56], encore que cette portée demeure tributaire des circonstances[57]. Cette compréhension juridique du silence fait ressortir la prédilection du droit envers une analyse tout à la fois circonstanciée et circonspecte.

La polyvalence juridique du silence est attestée par l’importance qu’il occupe dans le cadre de l’interprétation d’un contrat ambigu. Le droit voue, par exemple, un intérêt marqué à l’analyse de la passivité de la partie qui s’abstient de contredire l’interprétation retenue par le cocontractant.

L’apport interprétatif du silence possède, en réalité, de nombreuses causes. La première raison de son rôle accru en matière d’interprétation contractuelle pourrait s’entendre d’une explication davantage technique. Les tribunaux supérieurs exercent un contrôle nettement atténué en matière d’interprétation contractuelle. En France comme au Québec, la plupart des règles interprétatives énoncées dans le Code civil sont des conseils prodigués au juge et non des maximes impératives[58]. Au surplus, les tribunaux s’abstiennent normalement de censurer une interprétation contractuelle simplement discutable. Autant la Cour de cassation sanctionne la dénaturation d’un contrat clair et précis[59], autant elle refuse catégoriquement de désavouer une interprétation du contrat à propos de laquelle elle pourrait éprouver des réserves[60]. Le pouvoir d’interprétation concédé de la sorte au juge du fond se veut passablement appréciable. Comme l’exposent des civilistes de renom, « c’est l’existence d’un doute sur la signification du contrat qui fonde le pouvoir d’interprétation des juges du fond et les soustrait au contrôle de la Cour de cassation[61] ».

Sans que nous prétendions à leur identité parfaite, des parallèles existent, en la matière, entre le droit québécois et le droit français. La vérification de l’existence d’une ambiguïté contractuelle relève de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance québécois : seule une erreur « manifeste et dominante » autorise l’intervention de la Cour d’appel[62]. L’appréciation de la preuve destinée à cerner l’interprétation la plus indiquée relève, là encore, du pouvoir discrétionnaire du juge du fond[63] ; l’exercice de cette discrétion demeure pareillement encadré par la norme de l’erreur « manifeste et dominante[64] ».

En droit français comme en droit québécois, la déférence manifestée envers le juge du fond tient notamment à l’appréciation d’ordre factuel à laquelle il se livre[65]. En de telles circonstances, le rôle qu’il choisit d’attribuer au silence d’une partie dans le cadre de l’interprétation contractuelle relève indubitablement d’une question de fait au sujet de laquelle les tribunaux supérieurs ne sont guère en droit de s’opposer[66].

Pourtant, cette explication de nature somme toute procédurale ne saurait suffire à justifier le rôle appréciable confié au silence en matière d’interprétation contractuelle. La passivité possède un registre expressif des plus avantageux pour l’interprète : les prochaines pages seront consacrées à la mise en relief de l’utilité du silence du contractant afin de saisir la volonté commune des parties et de restituer une interprétation qui y soit fidèle.

Le rôle du juge obéit, il est vrai, à une contrainte : l’exercice interprétatif suppose la présence d’une ambiguïté réelle. L’analyse du silence d’une partie postérieurement à la formation du contrat ne saurait permettre de faire fi d’une clause limpide[67]. Il serait néanmoins malavisé d’accorder une importance considérable à cette précaution interprétative. L’ambiguïté peut naître en effet d’un comportement différent du sens littéral de la clause[68]. Le doute s’immisce alors et autorise d’autant l’exercice interprétatif[69]. En somme, le juge recouvre le droit d’interpréter le contrat si l’application qu’en ont fait les parties semble s’être distanciée des termes utilisés dans leur convention. Aussi a-t-on finement observé que « les termes du contrat ne présentent qu’une formulation précaire de la volonté contractuelle qui a valeur de présomption simple[70] ». Par exemple, l’on ne saurait s’en tenir à la clarté et à la généralité d’une clause si son sens apparent s’oppose au but manifestement poursuivi par les parties[71].

Le juge d’instance dispose d’une marge d’appréciation véritable quant au choix des éléments factuels destinés à élucider la portée du contrat : « C’est parce qu’il est souverain que le juge du fond peut librement choisir les indices à la lumière desquels il interprète le contrat[72]. » Cette latitude interprétative impose au juriste de scruter les rôles susceptibles d’être reconnus au silence qu’observe le contractant postérieurement à la conclusion de l’accord.

1.2.2 Les catégories de passivité expressive

Le silence s’inscrit dans quatre contextes principaux. Les trois premiers cas de figure supposent le défaut de réaction, le défaut de protestation ou le défaut de réclamation d’une seule partie ; la quatrième hypothèse factuelle met en scène l’inexécution absolue et réciproque de chaque partie.

Ces différentes manifestations silencieuses seront abordées à tour de rôle.

1.2.2.1 Le défaut de réaction

Le défaut de réaction est la réponse de la passivité à l’initiative d’autrui. La question se pose de savoir si l’absence d’opposition est de nature à révéler la volonté interne du contractant demeuré coi : le silence peut-il se faire l’écho du for intérieur et signaler un assentiment tacite à la compréhension du contrat exposée par le cocontractant ?

L’utilité interprétative du silence transparaît assez nettement. Sans offrir à tout coup une signification avérée, le défaut d’intervention suffira parfois à incarner la compréhension commune des parties à l’égard de leur convention.

Il arrive tout d’abord au silence de faire suite à l’interprétation prônée par l’autre contractant dans sa correspondance. Une partie énonce les modalités de l’entente conclue et l’autre s’abstient de la contredire. Ce silence est susceptible d’accréditer la thèse selon laquelle le contrat comporte bel et bien les précisions relatées dans la correspondance[73]. Le mutisme d’une partie accrédite donc parfois la véracité des déclarations du cocontractant[74]. En clair, le défaut de démenti peut aider à parfaire la compréhension de l’entente conclue entre les parties. À l’inverse, l’objection formulée avec célérité pourrait indiquer que la modalité relatée ne faisait point partie de l’accord passé[75].

L’éventuel apport interprétatif du silence se vérifie pareillement en présence de documents contradictoires. Il est loisible au juge de prendre appui sur le silence d’une partie pour estimer qu’elle tient pour valables les précisions contenues dans la lettre du cocontractant accompagnant l’engagement principal :

[A]ttendu que les juges du second degré, après avoir énoncé que la lettre accompagnant l’acte de cautionnement signé des époux Voiron était indissociable de cet acte et relevé que la CGC [le créancier] n’avait, après l’avoir reçue, formulé aucune remarque « devant l’apparente contradiction entre un acte à durée indéterminée et un acte du même jour limitant cette durée », a, par une interprétation nécessaire de la convention et de la commune intention des parties, exclusive de la dénaturation alléguée, souverainement estimé que la durée de l’engagement de caution était celle d’un an prévue à la lettre « d’accompagnement »[76].

De la même manière, le défaut de démenti peut attester la véracité de l’erreur matérielle relevée par le cocontractant[77].

Il arrive aussi au défaut de réaction de s’inscrire dans le cadre de l’exécution du contrat. Une partie accomplit ses obligations d’une certaine façon sans susciter la moindre réserve de la part du cocontractant. De fait, le défaut de réaction peut prendre deux formes : un défaut de protestation ou un défaut de réclamation. Ces hypothèses seront étudiées dans l’ordre.

1.2.2.2 Le défaut de protestation

Le défaut de protestation n’a rien d’inhabituel en matière contractuelle. En guise d’exemple, un locataire donne une destination particulière aux lieux loués en l’absence de toute précision dans le bail et le bailleur ne s’avise aucunement de marquer son objection à l’affectation donnée. Ce défaut de protestation est susceptible d’indiquer que la vocation donnée à l’espace locatif reflète la volonté commune des parties[78]. L’absence de protestation est capable de signaler l’adhésion contractuelle de la partie à l’interprétation prônée par le cocontractant.

Habitué à se voir incarner le néant, le vide, le silence peut — au contraire — pallier l’incomplétude du contrat et traduire l’acquiescement à l’exécution proposée par le cocontractant. L’absence de protestation remédie au défaut de précision de la convention et permet de révéler l’adhésion de la partie silencieuse à l’interprétation proposée par la conduite du cocontractant. Cette prise en considération du comportement passif est, à notre avis, une illustration tout indiquée de la « porosité des phases chronologiques de formation et d’exécution […], à l’image de l’interprétation et de la requalification du contrat à la lumière de son exécution ou de la caractérisation d’un vice de consentement par le comportement ultérieur des parties[79] ».

1.2.2.3 Le défaut de réclamation

L’absence de réclamation peut se faire tout aussi éloquente. Aussi la jurisprudence confie-t-elle volontiers une finalité interprétative à cette forme de passivité[80].

Primo, le défaut de réclamation favorise quelquefois l’identification du titulaire véritable de l’obligation contractuelle. Un locataire accorde une sous-location comportant un loyer annuel « toutes charges et obligations comprises ». Pendant six années, le locataire se gardera d’élever la moindre protestation contre le prélèvement, sur son propre compte courant postal, des frais de consommation électrique du sous-locataire. Son mutisme est de nature à accréditer la thèse voulant que l’entente signée ait bel et bien mis à sa charge de telles dépenses. Aussi sa demande en remboursement auprès du sous-locataire est-elle repoussée par la Cour de cassation[81].

Par ailleurs, le défaut prolongé de réclamation peut faire éclater au grand jour l’existence d’une simulation. Une société convient d’accommoder un entrepreneur pour qui elle oeuvrera comme prête-nom à l’occasion de la présentation d’une soumission. La société retenue s’effacera ensuite et fera réaliser, comme de fait, les travaux par l’entrepreneur. Pendant trois années, l’entrepreneur s’adressera uniquement au donneur d’ordre afin d’exiger les paiements stipulés au contrat et lui acheminera directement des mises en demeure ; il entreprendra fin seul les démarches liées à l’enregistrement d’une hypothèse légale. Confronté à l’insuccès de ces mesures, l’entrepreneur choisit, en dernier ressort, de se retourner contre la société qui avait décroché officiellement le contrat auprès du donneur d’ordre. Il fonde sa thèse sur l’existence d’un sous-contrat qu’elle lui aurait consenti. Or, l’absence de toute revendication à l’égard de cette société pendant trois années vient, au contraire, accréditer la thèse de la simulation : les travaux menés par l’entrepreneur ne découlaient nullement d’un contrat de sous-traitance[82].

Secundo, l’inexistence d’une obligation de restitution peut prendre appui sur une absence de revendication prolongée. La Cour de cassation l’illustre de manière saisissante. L’attachée commerciale d’une société recevra régulièrement de cette dernière des collections de vêtements qu’elle ne restituera jamais. La société s’abstiendra elle-même d’exiger, pendant 23 années, le moindre paiement ou encore la remise des biens avant de se décider à solliciter un montant de plus de 700 000 francs à titre de paiement. La thèse de la société fondée sur l’obligation de restitution du dépositaire est écartée aux motifs que le contrat n’y faisait point allusion et que l’inexistence de cette obligation est exemplifiée par l’attitude passive des parties : l’absence de demande de restitution pendant les 23 années de collaboration qu’a duré leur relation relate leur « commune intention » et vaut « précision apportée aux stipulations d’origine[83] ».

Tertio, l’absence de réclamation peut attester la complétude de l’entente conclue. La jurisprudence québécoise attribue, à juste titre, cette finalité interprétative au défaut de revendication. L’absence prolongée de réclamation favorise la conclusion selon laquelle l’entente nouée entre les parties constituait une transaction destinée à mettre fin à l’ensemble des différends résultant de l’inexécution de leur contrat antérieur[84]. La même vocation interprétative est à l’oeuvre lorsque la tardivité d’une facturation supplémentaire vient indiquer que les parties avaient estimé que les travaux en cause tombaient sous le coup du contrat d’entreprise conclu pour un prix forfaitaire[85]. Le défaut de réclamation prolongé est aussi de nature à favoriser la conclusion selon laquelle le chef de dépenses en cause n’était pas visé par le devis arrêté par les parties[86].

Quarto, le défaut de réclamation est susceptible d’étayer occasionnellement l’hypothèse de la suspension du contrat. L’absence d’expédition de factures et de prestation de travail pendant 18 mois favorise l’argument voulant que la suspension du contrat ait été convenue d’un commun accord[87].

Le défaut de réclamation peut ainsi favoriser la compréhension de l’entente à l’aide des indices comportementaux fournis par les parties elles-mêmes. L’inaction observée permet de mieux cerner la teneur de l’entente.

Cette fonction interprétative n’a toutefois plus lieu d’être si le contrat s’est fait précis. En pareilles circonstances, la tardivité à réclamer le respect de l’entente est dépourvue de toute signification interprétative : le silence ne saurait valoir renonciation[88] et le créancier demeurera en droit d’exiger le respect de l’accord tant et aussi longtemps que le délai de prescription n’aura pas été franchi[89].

1.2.2.4 Le défaut d’exécution

Cette dernière hypothèse correspond à celle du silence le plus pur. La scène contractuelle est entièrement dénuée : le contrat conclu n’a jamais été suivi d’exécution, sans la moindre protestation de l’une ou l’autre des parties. Une telle inexécution bilatérale prolongée peut favoriser la thèse de l’assujettissement du contrat à une condition suspensive qui ne s’est jamais réalisée.

La jurisprudence de la Cour suprême du Canada en offre un exemple tout indiqué dans l’arrêt Rainboth c. O’Brien[90]. Un arpenteur et un investisseur projettent l’acquisition de certains terrains appartenant au ministère québécois des Terres et Forêts. L’un disposant des fonds, l’autre, du savoir-faire et de l’expertise technique, ils choisissent de s’associer par écrit et mandatent ensuite un avocat afin de convaincre — en vain — le gouvernement québécois de bien vouloir céder ces terrains au moyen d’une vente de gré à gré. Les négociations entreprises auprès du Ministère échouent. Quelques mois plus tard et à la faveur d’une vente aux enchères organisée par le gouvernement, l’investisseur se portera acquéreur d’une partie des arpents convoités initialement. Onze années s’écouleront sans que se manifeste l’associé arpenteur. Celui-ci se décide alors à poursuivre l’investisseur au motif que ce dernier a mis en péril ses droits en consentant une sûreté sur les terrains achetés. L’action intentée par l’arpenteur conclut à la reddition de comptes et à la vente forcée des terrains acquis.

Le litige portera sur l’existence d’une condition suspensive implicite. L’interprétation du contrat amènera les tribunaux québécois à se demander si l’entente signée était assortie d’une condition implicite selon laquelle l’acquisition projetée devait se faire dans le cadre de la vente de gré à gré pour laquelle les parties avaient mandaté l’avocat. L’ambiguïté du contrat sera dissipée par l’examen de la conduite des parties. Les circonstances ayant mené à la signature de l’entente et l’inaction prolongée de l’arpenteur militent en faveur de l’existence d’une modalité suspensive implicite. La Cour d’appel se fait forte de cette inertie prolongée pour conclure à l’inexistence de l’obligation alléguée et elle veille fort habilement à différencier les règles relatives à l’interprétation d’un contrat ambigu et celles propres à la renonciation :

Were it a case where abandonment of an acquired right was sought to be established, it would have to be said with Pothier that one is not easily presumed to have abandoned one’s right, but what is here in question is to ascertain which one of two conflicting versions of an agreement is the true one where the written instrument is ambiguous.

In regard to such a question, a long period of inaction on the part of a claimant, in circumstances in which inaction tends to confirm the version of his adversary whilst, if his own version were the true one, he would have had reason to have acted and spoken, affords a strong support to the version of his adversary[91].

L’inaction prolongée renforce la thèse de l’inexistence de l’obligation. La défaillance de la condition suspensive se vérifie par le comportement du contractant qui s’abstient, des années durant, de la moindre démarche attestant le maintien du contrat. La jurisprudence française se réclame de la même solution[92].

À la vérité, l’inexécution concertée de l’obligation peut procéder d’une diversité de causes. La passivité observée de part et d’autre en révèle alors le mécanisme d’une manière aussi discrète qu’assurée :

  • L’obligation stipulée peut être assujettie à une condition suspensive qui a défailli ;

  • L’obligation prévue dans la convention peut participer d’un mensonge destiné à masquer une donation déguisée[93] ;

  • L’inexécution de part et d’autre peut étayer la thèse de la suspension du contrat d’un commun accord[94] ;

  • L’inaction commune des parties est également à même de démentir la thèse de la reconduction tacite de leur entente[95] ;

  • La cessation réciproque de l’exécution accréditera parfois l’hypothèse de la révocation amiable du contrat (mutuus dissensus)[96]. Le silence et l’inaction signalent alors autant l’abandon de l’accord originel que la naissance d’une nouvelle convention destinée à interdire l’exécution en nature de l’accord primitif[97].

L’inaction prolongée revêt un intérêt interprétatif dès lors qu’elle trahit et traduit la volonté commune des parties. Au regard des articles 1425 C.c.Q. et 1156 du Code civil français[98], le comportement passif acquiert sa portée expressive pour peu qu’il reflète un entendement réciproque. L’étude de la passivité ne déroge d’ailleurs nullement à la norme de preuve prônée par le droit civil. Une conclusion fondée sur l’étude de la passivité passe par une preuve qui respecte le seuil de la balance des probabilités[99]. À ce titre, la perception d’une seule partie ne saurait suffire[100] : une entente tacite suppose un réel concours de volontés et la croyance de l’intéressé, fût-elle accréditée par le silence de son vis-à-vis, ne suffit point à faire éclore l’accord[101].

2 Le silence et l’inaction à titre d’outils interprétatifs du contrat

2.1 La diversité des fonctions interprétatives confiées au silence

Les qualités interprétatives du silence valent d’être mises en exergue. Le silence est appelé à revêtir une multiplicité de rôles sur le plan de l’interprétation contractuelle. Il peut aider à cerner la portée des obligations convenues, tout comme il peut démentir l’existence d’une obligation particulière. En somme, le défaut de protestation d’une partie peut valider l’interprétation retenue par le cocontractant, tandis que l’inaction prolongée et l’absence de toute revendication peuvent donner à croire que l’obligation alléguée n’a jamais existé ou encore qu’elle était, par exemple, assortie d’une condition qui a défailli.

Ces fonctions multiples du silence tiennent, pour ainsi dire, de son polymorphisme. Le silence se fait tantôt défaut de protestation, tantôt défaut de réclamation. Il peut prendre la forme de l’absence de démenti ou encore traduire l’absence de revendication. La mise en contextualisation du silence éclaire sa portée interprétative.

Aussi convient-il d’analyser sa signification en fonction du contexte dans lequel s’inscrit l’attitude passive. Le silence revêt tout d’abord un rôle de premier plan en présence d’une obligation à l’existence incertaine.

2.1.1 Le silence comme outil de détermination du rapport obligationnel

L’absence de toute démarche de nature contractuelle pendant une période prolongée est susceptible d’attester l’inexistence de l’obligation. La jurisprudence abordée précédemment fait ressortir l’intérêt de l’étude de l’attitude silencieuse des parties au regard de la thèse voulant que leur contrat ait été assorti d’une condition suspensive implicite[102]. L’inaction réciproque des parties peut étayer la thèse de la défaillance de la condition suspensive implicite et expliquer leur désengagement.

Le comportement passif peut illustrer la vraisemblance de l’inexistence de l’obligation. Quelques exemples supplémentaires font saisir l’apport interprétatif du silence dans un tel contexte.

2.1.1.1 L’interprétation d’une transaction

Le comportement passif peut témoigner de la disparition d’une obligation. Cet énoncé revêt un intérêt particulier dans le cadre de l’interprétation d’une transaction. La portée d’une transaction peut se comprendre à la faveur du silence postérieur des parties. L’argument selon lequel la signature d’une transaction comportait implicitement la renonciation à certains chefs de réclamation est attesté par l’absence de toute revendication pendant les quatre années suivantes[103].

2.1.1.2 L’interprétation d’une clause de non-concurrence

L’inaction prolongée du bénéficiaire d’une clause peut aider à définir la portée de l’obligation contractée en sa faveur. À titre d’exemple, la portée exacte d’une clause de non-concurrence peut s’éclairer grâce au comportement passif du titulaire du droit : son silence prolongé pendant des années est susceptible d’indiquer que les activités menées ostensiblement par son ancien cocontractant avaient été tacitement exclues de la portée de la clause de non-concurrence[104]. Le défaut de sévir peut donc indiquer, à l’occasion, l’absence d’interdiction. En de telles circonstances, le silence contribue à définir le rapport obligationnel.

2.1.1.3 L’existence d’une condition implicite

La présence d’une condition implicite peut être révélée par l’inaction prolongée des parties. L’absence de toute réclamation pendant les deux années qui ont suivi la conclusion d’un contrat oral peut accréditer la prétention voulant que l’engagement du défendeur ait été assujetti à une condition qui ne s’est point réalisée[105].

2.1.1.4 La caducité du droit d’option

La caducité d’un droit d’option peut s’illustrer parfois à l’aide de l’inaction des cocontractants. La partie qui s’abstient de se manifester peut étayer, par sa conduite passive, la thèse de la caducité de l’option contractuelle qui lui avait été accordée[106].

*****

Ainsi, l’hypothèse de l’inexistence de l’obligation met souvent en scène une inaction concertée : aucune des deux parties ne s’en remet au contrat ni n’invoque la supposée obligation.

Le rôle interprétatif du silence ne se limite toutefois pas à la seule constatation de l’inexistence d’une obligation. En clair, le silence peut se faire tout aussi explicite en réponse au comportement actif d’autrui. Le silence participe alors, à sa manière, à l’élaboration du contenu de la convention en permettant de mieux en esquisser les contours. Cette hypothèse est abordée dans les pages qui suivent.

2.1.2 Le silence comme outil de détermination du champ obligationnel

L’inaction contribue parfois à l’interprétation d’une convention au libellé ambigu. Soit que le défaut de démenti vienne accréditer la justesse de l’interprétation retenue par le cocontractant : la partie ne s’opposant pas à l’interprétation privilégiée par le cocontractant, on peut en déduire, à l’occasion, un véritable assentiment mutuel. Soit que la passivité (défaut de réclamation, défaut de protestation) vienne attester l’inexistence d’une obligation particulière. Dans ces deux cas de figure, le silence et l’inaction participent à la délimitation du contenu du contrat : le silence vient — paradoxalement — pallier les insuffisances du contrat en permettant de cerner les obligations véritablement convenues. La volonté devient révélée de manière négative.

Qu’il suffise, tout d’abord, de songer à l’interprétation prônée par une partie et non démentie par l’autre. Le défaut de protestation à l’égard de l’interprétation du cocontractant est susceptible de refléter la volonté commune des parties[107]. Cette appréciation circonstanciée demeure foncièrement factuelle. S’il serait malavisé de prêter irrémédiablement un rôle interprétatif au silence, il n’en demeure pas moins que la passivité d’une partie au vu de l’exécution préconisée par l’autre partenaire est capable de traduire leur parfait entendement quant à la portée ou à la teneur de leur entente. Le silence prolongé a pour vertu supplémentaire de pérenniser cette interprétation. Aussi la Cour d’appel du Québec voit-elle dans certaines attitudes passives postérieures à la conclusion du contrat un « guide très sûr[108] » à propos des modalités de l’accord conclu. Plus le silence de l’une se fait prolongé[109] et inexpliqué[110], plus l’interprétation défendue et mise en oeuvre par l’autre gagne en crédibilité. En revanche, le défaut de réclamation ou de protestation ne saurait se retourner contre la partie passive lorsqu’il est attribuable purement à l’oubli ou à l’inadvertance[111].

Autrement dit, le silence prolongé accrédite la justesse de l’interprétation donnée par le cocontractant, tout comme il est de nature à éveiller des doutes sur la sincérité de la partie soudainement séduite par une interprétation contraire du contrat. L’interprétation de l’accord invoquée tardivement passe souvent pour une réflexion impromptue destinée à se sortir d’un faux pas contractuel ou à esquiver une entente devenue désavantageuse au fil du temps[112].

L’expressivité toute particulière du silence a trait au domaine à l’étude. L’absence de désaccord ne saurait se signifier plus naturellement que par le silence. Il n’est nul besoin de se manifester si l’interprétation contractuelle sied. Le défaut de protestation est donc à même de signaler l’interprétation concordante donnée par les parties à leur entente. L’éloquence du silence a trait au contentement qu’il est de nature à révéler.

Autant un comportement passif prolongé atteste plus naturellement encore la volonté du principal intéressé, autant un silence de courte durée peut — occasionnellement — présenter des gages suffisants sur le plan interprétatif. L’arrêt Sobeys l’illustre à bon escient[113]. Après avoir affiché sa préférence pour une attitude constante et prolongée[114], la Cour d’appel du Québec n’en indique pas moins qu’une conduite relativement brève peut parfois permettre de manifester l’intention véritable des parties et suffire à dissiper l’ambiguïté des dispositions contractuelles à l’étude[115]. La question en jeu consistait à savoir si une disposition particulière du premier sous-bail commercial conclu entre les mêmes parties avait été implicitement reconduite dans leur sous-bail postérieur intervenu en raison du déménagement du sous-locataire dans un autre emplacement du centre commercial. Leur second contrat écrit n’en faisait point mention, mais l’attitude des parties aura témoigné de la reconduction tacite de la stipulation en jeu. La clause en question portait sur l’un des éléments du mode de calcul du loyer. Le sous-locataire s’était bien gardé de protester ou encore d’interroger son cocontractant lorsque ce dernier s’était avisé de calculer le montant du loyer d’une manière conforme à la clause antérieure. Ce silence s’avérait, en l’espèce, un indice concluant de nature à indiquer l’acception commune qu’avaient les parties de leur nouveau contrat. La volte-face ultérieure du sous-locataire quelques mois plus tard était purement attribuable au fait que ses propres vérificateurs avaient noté la non-reconduction accidentelle de la clause dans le nouveau contrat écrit. Cette protestation un rien tardive n’aura point suffi à faire ombrage à la signification qui se dégageait du défaut initial de protestation du sous-locataire[116]. Cette absence d’opposition originelle aura permis de constater que la partie avait relevé tardivement la lacune de leur écrit et tenté ensuite d’en profiter de manière purement opportuniste.

La réception faite au silence à titre d’outil interprétatif atteste amplement sa capacité à traduire les préférences d’une partie de même que sa volonté interne[117]. La volonté déclarée est susceptible de s’éclipser au profit de la volonté réelle des parties si l’instrumentum ne la traduit pas fidèlement et s’il est donné de pouvoir la déterminer, par prépondérance de preuve, en étudiant notamment le comportement des contractants[118]. En somme, le silence peut révéler la volonté intérieure de la partie, tout comme il peut permettre de compléter l’instrumentum en lui adjoignant une clause qui n’avait pas été répétée dans la nouvelle entente écrite, mais n’en faisait pas moins partie d’un commun accord[119]. La volonté réelle des parties — attestée notamment par le silence de l’une d’elles — permet alors de ne point se contenter de la lettre du contrat.

La diversité des rôles interprétatifs confiés à la passivité vaut d’être relevée. Autant l’attitude passive est susceptible de révéler l’inexistence d’une obligation[120], autant elle peut contribuer positivement à la définition du contenu obligationnel. Le silence d’une partie peut aider le juge :

  1. à tracer les contours de l’entente[121] ;

  2. à déterminer le contenu implicite du contrat[122] ;

  3. à élucider la nature de la convention.

Cette dernière hypothèse sera examinée dès à présent : le silence observé par une partie favorise, à l’occasion, la détermination de la nature réelle du contrat consenti.

2.1.2.1 La détermination de la qualification du contrat

La fonction interprétative du silence peut rejaillir sur la qualification même de l’entente. Il est en effet loisible au juge de se fonder sur des éléments postérieurs au début de l’engagement des parties afin d’en restituer la juste teneur[123]. Le défaut de protestation se révèle parfois un indice de premier ordre afin de cerner la nature du contrat[124]. En témoigne une décision de la Cour de cassation. En décembre 1946, un dénommé Gorgeon signe un reçu de la somme de 250 000 francs qui lui avait été versée par Eid à valoir sur un total de 600 000 francs représentant le prix de la vente d’un pavillon faisant partie d’une propriété que ce dernier entendait lotir. Il est alors précisé que la signature de l’acte aura lieu « au plus tard le 1er juillet 1947 », date à laquelle l’acheteur versera le solde du prix convenu. Or, les autorisations administratives requises pour le lotissement ne seront pas accordées : l’acte authentique ne sera point signé à la date envisagée et le solde du prix ne sera pas davantage versé. En 1953, Gorgeon offre à Eid le remboursement de l’acompte déjà versé et lui réclame une somme de près de 218 000 francs à titre de loyers pour l’occupation de l’immeuble litigieux depuis 1946. Sa prétention veut qu’il n’ait consenti à Eid qu’une promesse de vente devenue caduque à l’expiration du délai fixé. La Cour d’appel conclut plutôt à l’existence d’une vente ferme et à l’obligation du vendeur de régulariser l’opération par acte authentique[125]. La Cour de cassation se garde bien de désavouer le raisonnement de la Cour d’appel. L’inaction prolongée de Gorgeon contredisait la qualification contractuelle au coeur de ses prétentions :

Mais attendu, d’une part, que les juges du second degré après avoir indiqué que « Gorgeon ne contestait pas les termes » du reçu délivré à Eid et que « le litige portait seulement sur l’interprétation de la volonté des parties » et sur la question de savoir si « leur intention avait été de faire une vente immédiatement définitive ou une vente suspendue à la condition de réalisation par acte authentique ou une promesse de vente devant être levée avant le 1er juillet 1947 », relèvent qu’il serait « invraisemblable que Gorgeon soit demeuré sept ans sans réclamer aucun loyer à Eid s’il avait considéré celui-ci comme un locataire bénéficiaire d’une simple promesse de vente […] » ;

Qu’ils ajoutent qu’il ressortait « nettement » du reçu « qu’il y avait eu accord des parties sur la chose et sur le prix […], et que si un délai était indiqué pour la réalisation de l’acte authentique, il n’était pas prévu que ce délai emporterait déchéance contre l’acheteur […] » ;

Qu’il s’ensuivait que c’était une « vente ferme » que Gorgeon « consentait » à Eid le 7 décembre 1946 ;

Que cette appréciation de l’intention des parties échappe au contrôle de la Cour de cassation et que l’interprétation souveraine du sens et de la portée du reçu litigieux, rendue nécessaire par l’ambiguïté des termes de l’acte, est exclusive de dénaturation[126].

La qualification contractuelle proposée par la partie se trouve en l’occurrence démentie du fait même de son comportement passif. Autrement dit, la nature du contrat ou la nature de la créance[127] invoquée devant les juges pourra être écartée, si le comportement passif antérieur de la partie s’avère incompatible avec les droits et les obligations qui eussent découlé de la qualification suggérée[128]. L’inaction fait donc office d’élément interprétatif susceptible de favoriser une qualification contractuelle aux dépens d’une autre.

Il est une raison à cela : le silence joue le rôle de reflet de la volonté contractuelle. Le défaut de protestation ou de réclamation réfléchit sur la portée des obligations consenties initialement et en éclaire la signification.

Or, le rôle interprétatif confié au silence et à l’inaction peut s’avérer plus appréciable encore. La passivité peut contredire et invalider la déclaration des parties au sujet de la qualification de leur acte[129]. L’inexécution délibérée et concertée de certaines obligations peut dévoiler leur caractère purement factice. Il en va ainsi d’une convention qui stipule des obligations destinées à masquer l’existence d’une donation déguisée[130]. L’inexécution prolongée des obligations prévues par le contrat peut engendrer la requalification de l’accord. Le silence l’emporte alors sur la lettre du contrat en révélant l’essence véritable de la convention :

[P]our déterminer quelle a été la commune intention des parties à un acte dont la cause est contestée, il n’est pas interdit au juge du fond de relever le comportement ultérieur des contractants ; […] en l’espèce, pour estimer souverainement que le prix stipulé n’était pas sérieux et qu’en conséquence, la vente du 2 février 1984 était inexistante, la cour d’appel pouvait retenir que le débirentier n’avait jamais rempli ses obligations et que la crédirentière ne lui en avait jamais demandé l’exécution, de sorte qu’il était démontré que depuis la conclusion du contrat, en dépit des apparences de l’acte authentique, aucune contrepartie n’était réellement assumée par l’acquéreur qui avait cependant disposé de la propriété de l’immeuble cédé dès la signature de l’acte[131].

À sa manière, le mutisme participe alors du dévoilement… Le silence est à même de restituer la nature véritable d’une convention et d’en dévoiler — paradoxalement — la cause inexprimée.

2.1.2.2 La détermination des obligations véritablement consenties
Les manifestations de la fiabilité du silence

Le silence se fait souvent évocateur de la teneur des obligations réellement convenues. Le défaut de protestation est susceptible de témoigner de la compréhension concordante des parties à l’égard des obligations qui leur incombent. Il en est ainsi lorsqu’une partie expose son interprétation du contrat sans être contredite par le cocontractant[132].

Il en va de même lorsqu’une partie pallie, par sa conduite, les imprécisions du contrat sans s’attirer la moindre observation de son cocontractant. Le contenu implicite du bail — telle la destination présumée des lieux loués — peut être déterminé grâce au silence d’une partie. Qu’il suffise de songer au défaut de protestation du bailleur au vu et au su de l’affectation donnée au local dès la prise de possession du locataire. Un tel silence peut témoigner de son acquiescement à l’usage qui est fait du logement[133]. L’absence d’opposition peut pareillement aider à délimiter la contenance des lieux loués[134] ou vendus[135]. À titre d’exemple, l’utilisation, sitôt le bail conclu, d’un espace de stationnement au su du locateur et sans objection aucune facilite d’autant l’identification de la superficie réellement louée. L’absence d’opposition et de réclamation monétaire pendant des années valide l’hypothèse voulant que le bail et le loyer convenus aient inclus une place de stationnement[136]. À l’inverse, le fait de ne prendre possession que d’une partie d’un lot et de ne point s’inquiéter, pendant dix-huit mois, de l’occupation par un locataire de l’emplacement d’une aire adjacente délimitée par une haie, est susceptible de révéler l’étendue limitée de l’acquisition en cause[137].

L’absence de désaveu de l’interprétation offerte par le cocontractant permet de juger de l’exacte compréhension des parties au sujet de la portée de leur entente[138]. Ce faisant, le silence façonne l’interprétation du contrat. Il offre une caution à l’interprétation donnée à la convention et permet de reconstituer, par le fait même, la volonté commune des parties.

La portée d’une procuration libellée en termes généraux peut, par exemple, se préciser grâce à l’attitude passive observée par le mandant après avoir été mis au fait des actes conclus en son nom par le mandataire. Son défaut de protestation pendant des années peut indiquer que le mandataire n’avait aucunement outrepassé ses pouvoirs. La jurisprudence de la Cour de cassation semble bien arrêtée en ce sens. Une héritière accorde une procuration écrite à son frère afin de recueillir la succession qui leur échoit et d’acquitter les droits de mutation. Ils ouvrent de concert un compte bancaire. Le mandataire prendra l’initiative de contracter un emprunt bancaire afin d’acquitter les droits de mutation. Aucun remboursement ne sera effectué pendant sept années après quoi l’établissement prêteur se décidera à assigner en justice les deux héritiers. L’argument de l’héritière voulant que les termes clairs et précis de la procuration générale n’aient embrassé que les actes d’administration et n’aient prévu aucun acte de propriété sera rejeté. Son silence se conciliait parfaitement avec l’objet et le caractère général de la procuration accordée à son frère. La Cour de cassation de conclure que « Mme François, qui ne pouvait ignorer ce prêt et n’avait élevé aucune protestation durant plusieurs années, était mal fondée à contester en être débitrice[139] ». Le silence joue en l’occurrence un rôle fort distinct de celui réservé à la ratification. Il sert d’instrument de mesure de la portée de la procuration : l’absence d’opposition indique le respect du mandat attribué.

Les causes de la fiabilité du silence

Le silence peut dissiper le flou des mots contenus dans l’entente, éclairer la portée d’un contrat verbal[140] ou encore venir préciser le sens d’une clause ambiguë.

Le silence présente, à ce titre, une fiabilité toute particulière qui tient, de fait, à deux facteurs. La preuve du silence est premièrement indiscutable ; le défaut de protestation se constate purement et simplement. Nul besoin d’en faire la preuve : l’écoulement du temps est une donnée vérifiable en elle-même.

Le deuxième facteur de fiabilité a trait à la supériorité du silence à l’égard de la parole : le silence présente des risques moins élevés de déformation a posteriori. Il est toujours à craindre qu’une partie, le moment du procès venu, ne s’emploie à livrer un témoignage destiné à lui être favorable. En de telles circonstances, la déposition de la partie déforme sa volonté interne de naguère plus qu’elle ne l’éclaire[141].

Le silence ne peut faire l’objet d’un tel calcul… Il est antérieur au litige et sa portée échappe à la partie elle-même : il revient au juge de cerner la signification du mutisme. La partie demeurée silencieuse peut certes tenter de s’en expliquer, mais elle ne saurait fausser et imposer le sens de son silence à l’aide de ses seuls dires. Un témoignage peut se fabriquer, tandis que le silence observé des années durant se présente de façon bien plus immuable.

L’on ne saurait dès lors s’étonner de l’expressivité considérable du silence en matière d’interprétation contractuelle. La relation conventionnelle est nouée. La volonté de se lier est acquise et seule importe l’étendue des obligations consenties. L’étude du silence de la partie s’inscrit dans le cadre d’un rapport contractuel auquel elle a bien voulu se prêter. Son comportement revêt, de ce seul fait, une importance accrue qu’elle ne peut ignorer.

Du reste, l’enjeu en cause est circonscrit. Le silence a pour unique portée la détermination des obligations réellement consenties. En somme, il n’est donc aucunement appelé à engendrer une quelconque modification du rapport obligationnel.

Aussi la juridicité du silence varie-t-elle foncièrement selon qu’il est question :

  1. de l’interprétation du contrat ;

  2. de la modification du contrat ;

  3. de la violation du contrat ;

  4. de la renonciation à une stipulation conventionnelle.

Le silence est, en principe, inapte à engendrer la redéfinition des obligations consenties primitivement. Aussi le rôle confié au silence varie-t-il singulièrement selon qu’est en jeu l’interprétation du contrat ou bien l’affranchissement à l’égard de ses obligations.

Les confins de l’expressivité du silence
L’hypothèse différente de la modification du contrat

L’interprétation de la passivité du contractant ne lui est point défavorable. L’analyse a pour finalité la restitution d’un sens conforme à la volonté interne de la partie demeurée muette.

Il ne s’agit aucunement d’interpréter le silence de la partie qui serait le témoin passif d’un écart à la convention : la partie silencieuse ne se fait pas opposer une demande de modification en cours de contrat, telle la proposition d’un avenant. Formulée en cours d’exécution du contrat, la proposition destinée à en modifier la teneur ne saurait effectivement être jugée agréée du seul fait du silence de l’autre partie[142]. Un silence d’une durée de douze années ne saurait emporter modification d’une clause limpide[143]. Le défaut de réponse à la suite de la tentative d’une partie d’insérer une clause qu’il lui eût été loisible d’inclure au moment même de la formation de l’accord ne saurait être par ailleurs constitutif d’une entorse à la bonne foi au sens de l’article 1375 C.c.Q.[144].

Il n’est évidemment rien de tel lorsque l’analyse du silence se limite à connaître la portée réelle de l’engagement convenu initialement.

L’hypothèse différente de la violation du contrat

L’interprétation du contrat et la violation du contrat ne font aucunement appel aux mêmes considérations. Partant, l’analyse du comportement passif ne saurait être identique.

L’interprétation contractuelle a pour objet d’exhumer un sens fidèle à la volonté commune des parties. La partie passive n’aura point été confrontée à l’attitude d’un débiteur désireux de s’affranchir unilatéralement de certaines modalités contractuelles jugées désavantageuses. La question consiste uniquement à connaître la portée des obligations convenues au moment même de l’entente contractuelle.

À l’inverse, la violation de l’accord s’entend de la déformation du negotium. Cet acte d’émancipation unilatéral traduit un passage en force au mépris de la force obligatoire des contrats et de la confiance accordée par le cocontractant au moment de la formation de l’entente. Le silence opposé à cet affranchissement décrété ne saurait dès lors suffire à emporter la modification tacite de l’accord.

Un constat d’impuissance n’engage que le présent. La passivité ne présente guère les gages voulus pour accréditer l’hypothèse selon laquelle la partie entend abdiquer de manière définitive[145]. Une telle attitude est trop peu émancipée pour valoir consentement : il est courant qu’une partie se censure par défaut de moyens, et le droit serait malvenu d’y voir la volonté avérée de renoncer à une exécution conforme aux prescriptions du contrat[146].

La solution contraire reviendrait à préférer la bravade contractuelle à une volonté par trop incertaine. Si une partie ne parvient point à s’opposer efficacement aux écarts de son cocontractant, il ne revient pas au juge de pérenniser cette impuissance en changeant la lettre du contrat. L’on comprend d’autant mieux la jurisprudence abondante selon laquelle une convention tacite de modification ne saurait résulter de la seule tolérance d’une partie au vu d’une pratique contraire aux stipulations contractuelles.

Un acte de tolérance ne traduit donc pas en soi l’existence d’une convention tacite vouée à altérer le contrat. Affirmé de façon retentissante dans un arrêt de l’Assemblée plénière civile de la Cour de cassation[147], ce principe est largement repris dans la jurisprudence québécoise[148]. Acte de pure faculté, la tolérance n’engage point l’avenir des relations contractuelles. Aussi la tolérance consentie ne permet-elle pas de voir en ce « silence de circonstance » une convention tacite destinée à modifier en permanence la teneur du contrat initial.

La tolérance possède une nature plus conjoncturelle que contractuelle. Son essence propre n’est pas celle du consentement authentique. Elle ne saurait donc se parer des effets de la volonté contractuelle.

La tolérance et le consentement tacite se départagent à plusieurs égards. Le consentement donné lie la partie. À l’inverse, la tolérance peut être révoquée au gré du contractant[149], indépendamment de sa durée antérieure[150] : la cessation de la tolérance passera simplement par l’octroi d’un délai raisonnable destiné à permettre au cocontractant fautif de se conformer aux prescriptions du contrat[151]. Autant la modification consentie tacitement présente un caractère d’irrévocabilité[152], autant la tolérance se caractérise par son défaut de permanence. La Cour de cassation s’en explique avec à-propos : « La simple connaissance d’une situation irrégulière, même si elle constitue une tolérance, ne peut conférer de droits nouveaux en l’absence de tout acte positif non ambigu valant autorisation[153]. » La tolérance est bien plus une parenthèse ajoutée au contrat que le paraphe invisible d’un avenant.

L’hypothèse différente de la renonciation

Le rôle confié au silence lors de l’interprétation contractuelle ne s’apparente en rien à une renonciation tacite. La jurisprudence l’a habilement saisi, elle qui s’emploie à différencier nettement la portée juridique du silence selon qu’est en jeu l’existence d’une obligation ou bien l’existence d’une renonciation. L’abstention prolongée peut aider à cerner la portée des obligations que se sont consenties les parties : pareille hypothèse ne met aucunement en scène une quelconque renonciation à un droit. Aucune abdication n’est en cause : la question consiste, au contraire, à connaître la portée des droits nés de l’entente des parties[154]. C’est la volonté créatrice qui est sondée : l’étude du silence postérieur à l’entente cherche à en cerner les contours exacts. La détermination de la portée du contrat et la détermination de l’existence d’une renonciation diffèrent foncièrement. Cette différence de nature se vérifie de trois manières :

  • L’interprétation du contrat a pour objet de cerner la volonté commune des parties, alors que la détermination de l’existence d’une renonciation fait appel à l’élucidation d’une seule volonté ;

  • La renonciation emporte une abdication, alors qu’il n’en est manifestement rien en matière d’interprétation contractuelle. Le rôle accordé au silence est donc appelé à varier grandement en raison de ces conséquences différentes ;

  • La charge de la preuve varie tout autant selon qu’il s’agit d’interpréter le contrat ou de s’assurer de l’existence d’une renonciation[155]. La preuve de la renonciation retombe sur la partie qui invoque la thèse de l’abdication. Il ne revient d’ailleurs aucunement au titulaire du droit de s’expliquer quant aux délais observés au sujet de la mise en oeuvre de sa créance ou de l’exécution des mesures relatives à son droit[156].

La juridicité du silence est dès lors appelée à varier singulièrement selon le rôle confié à la passivité. Autant il est loisible au mutisme de participer à la détermination des obligations réellement consenties, autant le droit français[157] comme québécois[158] refuse de voir dans l’attitude silencieuse la marque de l’abdication d’un droit.

Voilà autant de considérations destinées à fonder la juridicité du silence dans la sphère de l’interprétation contractuelle.

L’élucidation du rapport obligationnel à l’aide du silence ne saurait, du reste, se limiter à la détermination des obligations réellement avalisées. Il arrive à l’inaction concertée de révéler l’existence même d’une convention tacite.

2.1.2.3 La détermination de l’existence d’un accord tacite

Le silence prolongé aide à cerner la volonté des parties au sujet de la portée de leur entente. Mais leur mutisme réciproque peut se faire plus éloquent encore : il est parfois susceptible d’accréditer l’hypothèse de l’existence d’une entente elle-même tacite.

La preuve d’un accord proprement implicite peut jaillir du silence prolongé des parties. Cette règle se vérifie notamment en matière familiale. L’absence de toute réclamation pendant plus d’une décennie est susceptible de révéler que les parties ont conclu une entente tacite au moment de leur séparation destinée à en régler toutes les conséquences patrimoniales. Aussi le partage des biens lors de la cessation de la vie commune se voulait-il définitif, si chacune d’elles se garde bien de faire valoir quelque revendication que ce soit pendant près de deux décennies. La Cour d’appel du Québec conclut au caractère définitif de l’entente implicite des parties du fait que seize années se sont écoulées depuis leur séparation sans que l’une ou l’autre ne présente la moindre réclamation. Le silence prolongé des deux parties sert de « confirmation de cette entente[159] » et permet de faire échec à l’argument contraire soulevé pour la première fois dans le cadre d’une demande reconventionnelle survenue seize ans après la séparation et plus de onze années après l’entrée en vigueur des nouvelles règles législatives relatives au partage du patrimoine familial : « L’écoulement du temps entre la séparation et les procédures peut être un élément, parmi d’autres, permettant d’inférer le règlement par les parties des conséquences de leur séparation[160]. » Le silence observé pendant des années permet de discerner la volonté des parties désireuses de finaliser leur partage patrimonial[161]. En somme, l’inaction prolongée fait éclater au grand jour le caractère irrévocable de l’entente conclue tacitement.

2.1.2.4 La détermination de la portée d’une renonciation

Le silence facilite la compréhension de l’acte juridique, fût-il unilatéral ou bilatéral.

Les vertus interprétatives du silence ne se cantonnent pas dans la sphère contractuelle. La portée de l’acte unilatéral peut également être cernée au moyen de l’étude de la passivité. Le silence observé peut aider à saisir, par exemple, la portée et les circonstances entourant une renonciation successorale. Un cohéritier signe un acte de renonciation devant notaire. Il mettra ensuite près de dix ans avant d’invoquer la thèse selon laquelle cette renonciation a été le fruit d’une erreur quant à la valeur de la succession. Or, sa passivité consécutive aux connaissances acquises au sujet de la valeur du patrimoine est de nature à battre en brèche la thèse du vice de consentement. Une abstention si prolongée autorise la conclusion voulant que ce successible ait bel et bien entendu renoncer, en toute connaissance de cause, à l’héritage[162].

Du reste, cette affaire laisse poindre la juridicité du défaut de réaction au regard de la théorie des vices du consentement.

2.1.2.5 La détermination de la présence d’un vice du consentement

Le temps mis à se plaindre et à invoquer une méprise peut indiquer que l’erreur, à la supposer réelle, ne portait guère sur un élément « essentiel[163] ». Au terme de l’article 1400 C.c.Q., l’erreur « sur tout élément essentiel qui a déterminé le consentement[164] » est une cause de nullité de l’accord. Le rôle alors attribué au silence ne se confond point avec l’hypothèse d’une confirmation tacite : la confirmation suppose l’existence avérée d’un vice du consentement. En l’occurrence, le silence sert simplement de repère afin de vérifier si l’erreur invoquée tardivement portait réellement sur un élément jugé essentiel par la partie elle-même. Le silence favorise ainsi l’appréciation de la nature de l’erreur invoquée. Le peu d’empressement à dénoncer l’erreur illustrera quelquefois l’importance bien relative accordée par le contractant lui-même au sujet faisant l’objet de sa méprise.

2.2 L’apport du silence et de l’inaction à la méthode subjective d’interprétation contractuelle

Le rôle considérable accordé au silence dans le cadre du processus d’interprétation contractuelle s’inscrit dans le droit fil de la prédominance de la volonté interne sur la lettre du contrat[165]. Conçue par et pour les parties, la convention ne saurait se comprendre en faisant abstraction de leur entendement sur le sujet. Aussi les droits civils français et québécois se détournent-ils de l’interprétation objective préconisée en droit anglais[166]. L’étude du comportement ultérieur des parties prend, de ce fait, toute son importance[167]. Le recours aux éléments extrinsèques à la lettre du contrat témoigne de ce que l’interprétation doit « se faire in concreto, c’est-à-dire par la recherche de l’intention qu’ont pu avoir les parties elles-mêmes, et non in abstracto par celle de ce qu’aurait voulu toute autre personne placée dans la même situation[168]. »

L’on comprend d’autant la prédilection des juridictions françaises et québécoises pour les indices de nature à éclairer la volonté interne et à restituer aux parties une entente conforme à leur vouloir véritable. Soit que la lettre dénature l’entente réellement survenue, soit qu’elle se fasse ambiguë ou discrète sur l’enjeu en cause. Dans chacune de ces hypothèses, le comportement ultérieur des parties est à même de lever le voile sur le sens initial de leur entente ou sur l’esprit commun qui les anime depuis. Qu’il suffise de songer à un aspect contractuel délaissé dans le contrat en raison de l’inadvertance des parties. Leur comportement postérieur pourra remédier à cet oubli initial et rendre compte de leur entendement tacite sur le sujet négligé au moment de l’accord[169]. C’est rendre hommage, d’une certaine manière, à l’intelligence des parties : « L’esprit, qui vivifie, l’emporte nettement sur la lettre qui, souvent, est indigente et noeud de litiges[170]. »

La recherche de la volonté commune fait figure de clef de voûte de l’interprétation contractuelle. Les articles 1156 C. civ. et 1425 C.c.Q. ont des ambitions qui ne sauraient se réduire à celles d’une règle d’interprétation. Ils ordonnancent, au contraire, la réflexion relative à l’interprétation contractuelle[171]. Leur vocation consiste à poser un « principe[172] » interprétatif impératif. Leur fonction est d’autant plus singulière que les articles 1156 et 1425 sont secondés, dans leurs codes respectifs, par des dispositions qui énoncent de pures maximes dépourvues de force obligatoire[173]. Qu’il suffise de songer à la règle favorisant l’interprétation contractuelle corrélative[174] ou à celle destinée à éviter de donner à une clause de pure précaution une portée indue[175]. La force obligatoire des articles 1156 et 1425 et le caractère purement indicatif des autres dispositions interprétatives se comprennent, dès lors que l’impératif consiste à interpréter le contrat d’une manière fidèle à la volonté commune des parties. Autant cette finalité se veut indiscutable, autant les indices interprétatifs égrenés dans le Code n’ont d’intérêt que s’ils servent, au vu des faits de l’espèce, l’atteinte de cet objectif[176].

Vraisemblablement sous-entendu par le législateur[177], cet ordonnancement hiérarchique tire sa force du consensualisme qui lui procure ainsi une assisse conceptuelle[178]. Le caractère prioritaire de la méthode subjective ne souffre guère la controverse en droit civil québécois[179] et français[180]. Aussi l’élucidation de la volonté commune des contractants l’emporte-t-elle sur la règle contra proferentem énoncée à l’article 1432 C.c.Q.[181]. Reprise formellement dans le nouveau Code civil du Québec, la démarche interprétative fondée sur la recherche de la volonté commune prend même, dans l’avant-projet Catala, les traits d’un « pilier » constitutif d’une « règle […] qui a la force coutumière d’un adage[182] ». Le projet ministériel français portant réforme du droit des contrats érige ce procédé interprétatif en « principe[183] », tandis que l’interprétation contractuelle objective est reléguée au rang d’exception[184]. La recherche de la volonté commune des parties s’érige dès lors en « devoir » imposé au juge par le Code civil[185].

Cette hiérarchisation des méthodes interprétatives porte néanmoins en son sein un aveu : l’interprétation axée sur la recherche de l’intention « commune » demeure parfois illusoire[186]. Les parties ont pu envisager leur contrat selon des perspectives foncièrement différentes[187]. Leur accord peut avoir, du reste, occulté l’élément devenu litigieux[188] : une inadvertance commune ne présente guère d’utilité interprétative…

Eût-elle existé, l’intention commune peut s’avérer, au demeurant, rigoureusement indécelable : les interprétations divergentes privilégiées par les parties peuvent paraître tout aussi plausibles, sans que les termes du contrat et le contexte permettent de les départager et d’en prioriser une. La prudence interprétative sera alors le plus souvent de mise :

Malheureusement, l’article 1426 C.c.Q., qui prévoit le recours à la nature du contrat, aux circonstances dans lesquelles il a été conclu, à l’interprétation que les parties lui ont déjà donnée ou qu’il peut avoir reçue, ainsi qu’aux usages, ne nous est ici d’aucun secours.

Ainsi, la nature du contrat est compatible avec les deux hypothèses soulevées par les parties. Les autres dispositions du contrat (auxquelles on doit recourir selon l’article 1427 C.c.Q.) ne fournissent elles-mêmes aucun indice interprétatif.

Les circonstances de la conclusion du contrat sont telles qu’elles ne nous éclairent guère sur le sens à donner à la clause, celle-ci n’ayant jamais été discutée par les parties. On se trouve ici dans la situation que décrivent les auteurs Pineau et Gaudet lorsqu’ils parlent d’une intention commune minimale qui suffit à lier les parties mais non à donner une interprétation complète au texte sur lequel elles se sont ainsi entendues. Cependant, ces circonstances devraient peut-être nous inciter à une certaine prudence ou à une certaine réserve interprétative : devant un texte ambigu dont les parties n’ont pas discuté et auquel l’une d’elles a consenti implicitement, peut-être vaut-il mieux favoriser une interprétation étroite plutôt que généreuse, pour ramener l’intention des parties à son plus petit dénominateur commun[189].

D’aucuns privilégient alors une interprétation contractuelle vouée à restituer toute son importance à la bonne foi. Cette dernière se voudrait, par conséquent, un élément interprétatif destiné à combler les interstices laissés par les parties lors de l’élaboration de leur entente :

L’apport de la bonne foi peut être significatif si l’on pose comme postulat que, cette dernière étant inhérente à la notion de contrat, celui-ci ne doit pas s’interpréter exclusivement en fonction de l’intention commune des parties. Même s’il est difficile de faire cette affirmation compte tenu des règles d’interprétation édictées au Code civil, on ne peut toutefois faire abstraction du fait que lorsque cette intention commune s’avère impossible à retracer, le juge fasse appel aux circonstances de l’espèce ainsi qu’à une norme extérieure pour reconstituer ce qui, à ses yeux, devrait ou aurait dû être l’intention des parties. Pour certains, comme le doyen Cornu, la bonne foi est implicitement introduite lorsque l’on pose comme postulat que le juge doit rechercher l’intention commune. Il est d’avis que « le juge est alors fondé à se demander ce à quoi les parties ont pu, en toute bonne foi, vouloir s’engager »[190].

Or, l’apport interprétatif du silence de l’une des parties présente un intérêt supplémentaire par rapport à la démarche énoncée dans le passage précédent. Cet avantage additionnel sera décrit dans la prochaine partie.

2.2.1 Le silence et l’inaction, indices de la fidélité à la volonté commune des parties

La passivité de la partie qui ne s’oppose pas à l’interprétation donnée par le cocontractant facilite d’autant la détermination de l’intention commune des parties d’une manière qui demeure respectueuse des préceptes de la bonne foi. L’une et l’autre parties seront d’autant moins justifiées de se plaindre de l’interprétation retenue par le tribunal qu’elles l’auront elles-mêmes accréditée par leur conduite respective.

Tenir les parties à cette interprétation dégagée de leur conduite mutuelle revient à préconiser une interprétation de leur contrat fidèle à leur propre perception. Le magistrat retient l’interprétation la plus vraisemblablement conforme à l’intention commune des parties. Ce faisant, il se garde bien de déroger aux exigences de la bonne foi puisqu’il interdit au demandeur de s’écarter subitement de l’interprétation qui avait jusqu’alors prévalu.

Le juge est parfaitement fondé de retenir l’interprétation contractuelle qui semble avoir été « la plus fortement voulue[191] » par les parties. Cette démarche interprétative prend acte des exigences relatives à la charge de la preuve — l’interprétation primée doit être la plus vraisemblable — et elle privilégie, de surcroît, la recherche subjective sur l’interprétation objective du contrat. L’interprétation attestée par la conduite ultérieure des parties paraissant plausible, le juge se voit dispensé de façonner le contrat en fonction de l’hypothétique personne raisonnable. Mieux vaut généralement une interprétation subjective vraisemblable qu’une interprétation objective imposée aux parties. L’épisode interprétatif des parties abrège le travail du juge et le sécurise.

2.2.2 Le silence et l’inaction, indices des attentes réciproques des parties

Le comportement ultérieur des parties présente un intérêt supplémentaire par rapport à la lettre du contrat. Au gré de leur conduite postérieure, les parties ont eu le loisir de manifester leurs attentes contractuelles. La conduite concordante des parties se fait alors le gage d’une interprétation fidèle aux expectatives des parties au sujet de leur accord.

Pareille méthodologie intègre, d’une certaine manière, des modes interprétatifs souvent jugés peu compatibles. Dans ce contexte bien précis, la théorie contemporaine des « attentes légitimes » du cocontractant[192] se concilie avec la méthode interprétative axée sur la recherche de la volonté commune des parties. Le comportement respectif des parties indique la concordance de leurs visées et leur entendement sur la portée de leur entente. Le juge dispose ainsi d’éléments factuels destinés à éclairer — tout à la fois — la compréhension de chacune des parties au sujet de leur entente et les finalités qu’elles lui attribuent.

L’analyse du comportement des parties est un procédé qui se situe à la confluence de plusieurs méthodes d’interprétation. La recherche de la volonté commune, l’interprétation fondée sur la bonne foi et celle préconisant le respect des attentes légitimes se trouvent interpellées, d’une manière ou d’une autre. La prise en compte du silence d’une partie dans le cadre de l’interprétation contractuelle a ainsi le mérite de s’allier des méthodes interprétatives en l’occurrence complémentaires.

Conclusion

« Le silence est l’étui de la vérité[193] », d’écrire René Char. Le poète avait superbement compris ce que le juriste peine à concevoir. Le silence est à même de combler les interstices creusés par le texte. Le mutisme se fait le trait d’union entre la volonté intime et l’écrit demeuré lacunaire. Le silence fédère le texte et le vouloir et il secrète, chemin faisant, la vérité.

Le silence revêt ainsi un rôle de premier plan en présence d’un contrat imprécis. L’incomplétude du contrat est telle que le juge est alors appelé à scruter l’attitude des parties en raison de l’indigence du texte. Une attitude passive remédiera parfois aux carences de l’accord : l’ambiguïté du texte se dissipe lorsque le juge est en mesure de sonder la volonté interne des parties. Or, le silence est parfois l’écho discret du contentement. Il est alors apte à traduire la volonté interne de la partie et à suppléer les carences d’une convention imprécise[194]. Par exemple, le défaut de protestation ou le défaut de réclamation peut aider l’interprète à cerner la teneur des obligations convenues implicitement au moment de l’accord ou encore celles arrêtées tacitement depuis lors.

L’adhésion intellectuelle de la partie peut ainsi découler de ce qu’elle s’abstient de démentir l’interprétation retenue par le cocontractant. Le silence se fait alors le reflet de la volonté du taisant. Ce silence ne traduit pas seulement un assentiment : il participe à l’élaboration même de la convention. Il remédie à ses lacunes en facilitant par la suite la détermination des obligations convenues d’un commun accord. Le silence façonne comme telle la teneur du contrat.

À ce titre, le silence épouse un rôle tantôt positif, tantôt négatif. Le silence joue un rôle positif s’il signale l’absence d’objection : cette forme de passivité contribue à traduire la réalité d’une obligation et à compléter la convention imprécise. Mais le silence peut incarner, à l’occasion, un rôle « négatif » tout aussi éloquent sur le plan juridique. Le silence peut ainsi tenir du défaut de réclamation ou du défaut de revendication : il sert alors à accréditer la thèse de l’inexistence d’une obligation particulière[195] ou à illustrer l’assujettissement du contrat à une condition implicite qui ne s’est point réalisée[196]. Cet éclairage procuré par la passivité des parties restitue au contrat sa véritable portée : le silence observé permet de repérer et, partant, de tracer les contours d’une convention trop floue dans son expression formelle.

Le rôle concédé au silence présente — au demeurant — un intérêt supplémentaire : il favorise le respect du contrat. La passivité prolongée d’une partie aura accrédité et pérennisé l’interprétation donnée à l’entente de manière à en consacrer définitivement la justesse. Le sens de l’accord se trouve avéré au moyen du silence du cocontractant et la tentative d’y déroger ultérieurement s’avère suffisamment malavisée au point d’être déjouée par les tribunaux.

Le silence scelle la portée de l’accord et engage les parties. À sa manière, l’interprétation fondée sur le silence de la partie sous-tend le principe de la force obligatoire des contrats.

Le silence voit son rôle singulièrement remodelé en présence d’une convention explicite. Les obligations étant avérées, la convention s’impose et le silence, si prolongé fût-il, ne peut plus façonner comme telle la teneur de l’entente. La force obligatoire du contrat ne saurait s’atténuer du fait qu’une partie ne s’objectât point aux carences de son cocontractant. Partant, le manquement passé sous silence ne peut donner lieu à une renonciation[197] ou à une modification du contrat[198]. Le défaut de protestation n’aspire plus au titre de manifestation de volonté. Il en va ainsi, car le silence ne saurait traduire, en l’espèce, la volonté d’engendrer un effet juridique irrévocable.

Le silence connaît, dès lors, une dualité de rôles. Il se voit investi d’une signification positive en matière d’interprétation contractuelle, alors qu’il hérite d’une portée négative en matière de renonciation ou de modification conventionnelle. La diversité de ces rôles ne doit pas faire illusion. Dans tous ces cas de figure, le silence traduit une seule et même finalité. Autant la passivité est susceptible de concourir à l’identification du contenu conventionnel lors du processus d’interprétation du contrat, autant elle ne saurait aspirer à la modification de l’accord. Le sens donné au silence procède — dans les deux cas — d’une seule et même ambition : le voeu du droit d’assurer le respect du contrat. Le silence est susceptible de révéler la portée réelle de l’engagement, mais il ne saurait participer à son altération. Le silence se fait ainsi le rempart discret de la force obligatoire du contrat de même que l’écho muet de la vérité de l’entente.