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Le livre « Des obligations » du Code civil du Québec[1], adopté en 1991 par l’Assemblée nationale du Québec, présente l’intéressante particularité de faire l’objet de descriptions divergentes par ses nombreux commentateurs. Alors que, pour certains, il constitue l’expression d’une « nouvelle moralité contractuelle[2] » radicalement différente de celle du Code civil du Bas Canada, d’autres le considèrent comme une indication de l’incapacité du législateur québécois à dépasser les idées libérales classiques[3]. Cette partie du Code civil, qui ne satisfait tout à fait ni les uns ni les autres, apparaît ainsi comme le fruit de compromis politiques, une solution de « sortie de crise » ayant permis au législateur de rallier, d’une part, les intervenants militant pour une plus grande équité dans les contrats, et, d’autre part, ceux pour qui il importait avant tout de garantir la sécurité juridique des conventions afin d’assurer le bon fonctionnement de l’économie québécoise. Ainsi donc émergea, dit-on, un code moderne à bien des égards, mais pas « aussi moderne qu’on l’a[vait] cru[4] ».

La comparaison des différentes versions de ce qui allait devenir le livre 5 du Code civil du Québec révèle effectivement une dilution graduelle de l’approche fondée sur l’équité développée par l’Office de révision du Code civil (ORCC), et initialement retenue par le ministère de la Justice, en faveur du statu quo. Ainsi, la lésion entre majeurs, qui constituait une règle générale dans le rapport de l’ORCC, devient applicable seulement aux rapports de consommation de l’avant-projet de loi[5], pour finalement retrouver son statut de mesure exceptionnelle dans le projet de loi no 125[6]. Quant aux autres mesures d’équité, telles que le contrôle des clauses abusives, elles sont limitées aux contrats d’adhésion et de consommation, et constituent, de ce fait, une exception au principe de l’intangibilité des contrats qui se trouve réaffirmé dans le nouveau Code civil[7].

Assimiler le processus ayant mené à l’adoption de ce texte comme un combat épique entre réformateurs, ayant à coeur la justice et l’équité, et conservateurs, privilégiant une vision économique des rapports contractuels, a pour effet d’occulter une autre particularité importante du Code civil, soit le fait que « le processus de recodification fut d’abord et avant tout le fait d’une mobilisation de la communauté juridique québécoise[8] ». Notaires, avocats et professeurs de droit ont ainsi été invités, en leur nom ou en celui de groupes ayant fait appel à leurs services, à se faire tantôt les alliés, tantôt les adversaires, de leurs collègues représentant le ministère de la Justice. Si, suivant Pierre Bourdieu, on conçoit l’action politique comme celle qui « vise à produire et à imposer des représentations (mentales, verbales, graphiques ou théâtrales) du monde social qui soient capables d’agir sur ce monde en agissant sur la représentation que s’en font les agents[9] », les luttes politiques présentent une occasion de dégager les représentations qui restent autrement souvent implicites chez les acteurs impliqués. Dans cette perspective, les débats ayant entouré l’adoption du Code civil constituent donc un matériau de choix pour tenter de dégager les conceptions du droit de la « confédération très populeuse de praticiens et de théoriciens plus spécialistes que généralistes[10] » formant la communauté juridique québécoise, en matière de droit des contrats.

Le présent article est le premier d’une série qui visera à identifier, à partir de matériaux liés à la réforme du Code civil québécois, les conceptions divergentes et convergentes des juristes relativement aux liens entre droit des contrats et activité économique. L’analyse présentée ici porte plus précisément sur les représentations faites par le Barreau et la Chambre des notaires du Québec devant la Sous-commission des institutions relativement à l’étude de l’avant-projet de loi sur les obligations, à l’automne 1988. Le Barreau et la Chambre des notaires étaient alors les principaux opposants aux réformes proposées par le ministre de la Justice. Parmi les arguments invoqués au soutien de leur position, la notion de « certitude » juridique occupe un rôle de premier plan. L’analyse des interventions des représentants du Barreau et de la Chambre des notaires devant la Sous-commission offre donc la possibilité d’étudier le rôle de cette idée de certitude, qui est rarement explicitée dans la doctrine juridique, dans la pensée juridique québécoise.

Nous présenterons d’abord la méthode d’analyse qui sera employée. Par la suite, nous fournirons quelques éléments historiques permettant de mieux situer ces débats dans le contexte plus général de la réforme du Code civil, avant d’exposer les résultats de l’analyse effectuée.

1 Une approche théorique et méthodologique

Le livre 5 du Code civil du Québec est le produit de luttes politiques ayant opposé l’appareil étatique et un petit nombre de groupes d’intérêts, dont au premier chef les ordres professionnels représentant les avocats et les notaires du Québec, principalement de 1987 à 1990. Les vives réactions du Barreau du Québec et de la Chambre des notaires aux propositions soumises par le ministère de la Justice ont clairement joué un rôle fondamental dans la détermination des orientations retenues par le législateur[11].

Diverses hypothèses ont été émises pour expliquer la résistance opposée par les ordres professionnels durant cette période. Pour Sylvie Parent, l’absence d’adhésion à la réforme serait due à des facteurs politiques, soit la décision du ministre de la Justice de s’approprier la réforme en la plaçant sous la responsabilité directe du Ministère, au détriment de la communauté juridique[12]. C’est ainsi la nomination d’un comité consultatif composé de personnes considérées comme légitimes par le Barreau qui aurait permis le déblocage. Jean-Guy Belley, quant à lui, souligne le rôle du conservatisme idéologique des juristes, en mentionnant l’existence chez les acteurs impliqués, y compris les réformistes les plus ambitieux, d’un « esprit de continuité hostile à toute velléité de rupture radicale » et l’adhésion à un « idéal d’un changement juridique qui préserve les fondements du droit ancien et n’en modifie les principes ou les règles que dans la mesure souhaitable pour leur adaptation à une saine évolution des faits sociaux[13] ». Pour Lucie Laflamme, il convient également de tenir compte des intérêts corporatistes de chacun des ordres professionnels, pour lesquels la réforme du Code civil pouvait représenter à la fois une menace et une occasion de plaider pour l’élargissement de leurs champs d’expertise respectifs[14].

La vérification de telles hypothèses nécessiterait une enquête approfondie sur les coulisses de l’adoption du Code civil, les méthodes des acteurs et les facteurs ayant pu déterminer les stratégies utilisées et orienter le cours de la réforme, avant même la rédaction des premières propositions législatives. Une telle étude dépasse nettement le cadre du présent article. Notre approche consiste plutôt à examiner les débats liés à la réforme du Code civil comme l’expression de luttes politiques faisant place, suivant les termes de Pierre Bourdieu, « à la fois à la logique de la “vérification” quasi scientifique par l’argumentation et à la logique de la “ratification” proprement politique par le plébiscite[15] ». Dans cette perspective, les points de vue les plus susceptibles de l’emporter dans un débat démocratique sont les propositions « “endoxiques”, c’est-à-dire celles avec lesquelles on est obligé de compter parce que les gens qui comptent aimeraient qu’elles soient vraies et aussi parce que, participant de la doxa, de la vision ordinaire, qui est aussi la plus répandue et la plus largement partagée, elles sont propres à recevoir l’approbation et l’applaudissement du plus grand nombre[16] ». Il s’agit donc de traiter les débats sur le Code civil comme des lieux d’expression de luttes relatives à la redéfinition ou à la réaffirmation de la doxa de la communauté juridique québécoise, afin d’en dégager certains des éléments qui formaient alors cette doxa.

Notre étude s’inscrit dans une perspective qui, tout en reconnaissant les limites du matériau utilisé — la transcription de débats parlementaires — permet d’en exploiter la richesse. Plutôt que de réduire les arguments utilisés par les divers intervenants aux intérêts qu’ils sont supposés défendre, il s’agit d’en dégager les représentations partagées par l’ensemble des juristes et de rendre compte du caractère acceptable (ou « convaincant ») des orientations législatives retenues. Les débats parlementaires nous permettent ainsi de mettre en lumière les représentations du droit privé et des rapports économiques exprimées par les juristes. D’autre part, il s’agit également d’éviter de faire des acteurs de simples porte-paroles de structures sous-jacentes déterminant les représentations sociales, en reconnaissant le rôle actif qu’ils jouent dans la structuration d’un discours de type argumentatif s’inscrivant dans un cadre institutionnel précis, le cadre parlementaire, qui fixe les règles applicables à la prise de parole.

Dans le présent texte, nous nous penchons plus précisément sur les débats parlementaires ayant entouré un des moments charnières du processus de révision, soit la présentation de l’avant-projet de loi sur les obligations en 1988. Nous avons procédé à leur codage au moyen du logiciel d’analyse de données quantitatives NVivo. Pour élaborer notre grille d’analyse, nous avons d’abord eu recours à la « nouvelle rhétorique » de Chaïm Perelman. Certains éléments de son analyse sont particulièrement pertinents pour nos fins. D’abord, il prend soin de noter que le but de l’argumentation est de provoquer l’adhésion des personnes à qui il s’adresse aux thèses de l’orateur. Le raisonnement argumentatif n’est donc pas impersonnel, car sa force dépend de son influence sur des esprits déterminés, soit ceux des personnes qui forment l’auditoire. À défaut de fonder son raisonnement sur des prémisses qui bénéficient d’une adhésion suffisante au sein de son auditoire, l’orateur ne pourra réaliser le transfert d’adhésion de ces prémisses à la thèse qu’il défend. Pour convaincre, l’orateur devra donc nécessairement s’adapter à son auditoire, en se basant sur des « objets d’accord[17] » déjà admis par ceux à qui il s’adresse.

Selon Chaïm Perelman, toute argumentation commence donc nécessairement par la sélection des éléments sur lesquels se fondera l’orateur et par leur présentation d’une façon à assurer leur « présence » dans l’esprit de l’auditoire[18]. Ces objets d’accord qui servent de base à l’argumentation sont de deux types : ceux qui portent sur le réel — les « faits » et les « vérités » admis par l’auditoire et les « présomptions » tirées de sa vision de ce qui constitue la normalité — et ceux qui portent sur le préférable. Cette dernière catégorie regroupe les valeurs partagées par l’auditoire, les hiérarchies, souvent implicites, qui permettent de donner priorité à certaines valeurs sur d’autres, et les « lieux », des prémisses très générales qui fondent les valeurs et les hiérarchies.

Par ailleurs, les objets d’accord qui servent de base à l’argumentation et cette dernière ne sont pas des éléments entièrement distincts. En effet, lorsqu’une argumentation convaincante a entraîné l’adhésion de l’auditoire à un énoncé, celui-ci acquiert dès lors le statut d’objet d’accord sur lequel on pourra fonder une argumentation subséquente. L’auditoire pourra ainsi questionner tant la validité des arguments soulevés par l’orateur que le statut d’objets d’accord des éléments sur lesquels il base son argumentation. Les vérités ou faits contestés par l’auditoire deviendront inutilisables pour l’orateur, qui ne pourra plus les invoquer, « à moins de montrer que l’opposant se trompe ou du moins qu’il n’y a pas lieu de tenir compte de son avis, c’est-à-dire en le disqualifiant, en lui enlevant la qualité d’interlocuteur compétent et raisonnable[19] ».

L’idée selon laquelle la personne d’un orateur a un effet sur le crédit accordé à ses propos est étroitement liée à la notion d’ethos, qui mérite quelques précisions. L’ethos correspond à l’image que le locuteur donne de lui-même à travers son discours. Selon la classification de Chaïm Perelman, il s’agit d’un argument basé sur la structure du réel, qui vise à associer une personne (l’orateur) et ses actes (ses affirmations) afin de favoriser l’adhésion de l’auditoire[20]. La force d’un argument fondé sur l’ethos dépend de la crédibilité que l’auditoire attribue à l’orateur, crédibilité qui découle elle-même des affirmations faites par l’orateur. Par ailleurs, il est essentiel de tenir compte du fait que, dans la plupart des contextes de communication, l’auditoire aborde le discours de l’orateur sur la base d’une conception préalable de son ethos. Il en est ainsi dans le domaine politique, où chaque orateur est associé à un type d’ethos que chacune de ses affirmations est susceptible de renforcer ou d’affaiblir. Dans le cadre des débats qui font l’objet de la présente analyse, il semble essentiel de porter une attention particulière à la manière dont les ordres professionnels entendus en sous-commission parlementaire ont tenté de construire un ethos visant à accroître leur crédibilité, et donc la portée de leurs arguments, aux yeux des parlementaires.

En ce qui concerne l’étude des arguments utilisés, nous avons en recours, en sus des distinctions développées par Chaïm Perelman entre les types d’arguments, à l’analyse d’Albert O. Hirschman de la « rhétorique réactionnaire ». Son approche nous a semblé particulièrement pertinente en ce qu’elle s’applique à analyser les arguments invoqués pour faire échouer une réforme dont on peut difficilement remettre en question ouvertement les objectifs. Le propre de la rhétorique réactionnaire est ainsi de ne pas attaquer de front le but recherché par les « progressistes » : le réactionnaire « y applaudira au contraire, mais en s’employant aussitôt à démontrer que les moyens envisagés ou mis en oeuvre pour l’atteindre sont mal conçus[21] ».

Albert O. Hirschman classe les arguments auxquels ont recours les acteurs afin de justifier leur opposition à une réforme en trois grandes catégories : l’« inanité », l’« effet pervers » et la « mise en péril[22] ». Les deux premières catégories d’arguments ont en commun de questionner la capacité de la réforme proposée d’atteindre les objectifs visés. Ainsi, l’orateur invoquant l’argument de l’inanité affirmera que la réforme proposée n’aura pas les effets escomptés par ses promoteurs, parce que toute tentative de changement est vouée à l’échec. La thèse de l’effet pervers, quant à elle, vise à démontrer que les moyens proposés sont susceptibles d’avoir des conséquences négatives non voulues, pouvant même déboucher sur un résultat contraire au but recherché. Suivant la formulation d’Albert O. Hirschman, il s’agit de démontrer que « les mesures destinées à faire avancer le corps social dans une certaine direction le feront effectivement bouger, mais dans le sens inverse[23] ». La mise en péril se distingue des deux autres thèses en ce qu’elle ne remet pas en question la capacité de la réforme proposée d’atteindre ses objectifs, mais affirme plutôt que le progrès qu’elle entend réaliser portera atteinte à un progrès plus ancien et, selon les tenants de la mise en péril, plus important.

2 Les juristes québécois face à l’avant-projet de loi sur les obligations

2.1 Le contexte des débats : le processus de réforme du Code civil du Québec

Le processus de réforme du Code civil du Bas Canada de 1866 qui a mené à l’entrée en vigueur du Code civil du Québec en 1994 a débuté formellement en 1955, avec l’adoption de la Loi concernant la révision du Code civil[24] et la nomination de Thibaudeau Rinfret, ancien juge en chef de la Cour suprême du Canada, au poste de réviseur. L’effort de révision visait alors à « améliorer la coordination » générale du Code civil et à « y faire les mises au point qui p[ouvai]ent être opportunes[25] ». Bien que le législateur n’ait pas exclu alors la possibilité d’ajouter par la même occasion au Code civil certaines « modifications de substance qu’il pourrait être avantageux d’y apporter[26] », la révision envisagée « était alors perçue, d’abord et avant tout, comme une épuration du Code plutôt que comme une modification en profondeur de celui-ci[27] ».

En septembre 1961, André Nadeau, ancien praticien et juge de la Cour supérieure, remplace Thibaudeau Rinfret. Contrairement à ce dernier, le nouveau réviseur est d’avis que le Code civil a besoin d’une refonte en profondeur. La révision ne constitue pour lui qu’une étape intermédiaire, dans l’attente d’un nouveau code profondément modifié, en lien avec les nouvelles conceptions du rôle de l’État[28]. Ce souci d’aligner le Code civil sur les nouvelles réalités sociales du Québec est partagé par son successeur, Paul-André Crépeau, qui devient le premier président du nouvel ORCC. Pour Crépeau, le Code civil, « devenu l’expression d’une conception statique de la société, l’image figée d’un ordre social révolu[29] », se devait d’être réformé en profondeur « afin de rétablir l’unité organique du droit civil, de retrancher les vestiges d’un passé révolu et d’accorder le droit aux réalités contemporaines[30] ». La réforme du Code civil est ainsi l’occasion de procéder « à une réflexion critique, à la lumière de l’expérience et des leçons du droit comparé, sur les raisons, les politiques législatives qui avaient présidé, au dix-neuvième siècle, à l’élaboration du Code civil[31] ». Conformément à cet objectif, le Code civil proposé par l’ORCC est loin d’être une simple révision du droit des contrats. Il propose au contraire une réorientation majeure du droit visant, d’une part, la reconnaissance de l’importance d’assurer l’équité contractuelle et, d’autre part, la réduction de la liberté contractuelle au moyen de l’introduction de diverses dispositions impératives.

Le 20 juin 1978, après 13 ans de travaux, l’ORCC dépose son rapport final à l’Assemblée nationale. Il ne sera cependant ni adopté ni même discuté par l’Assemblée. Face à l’ampleur de la tâche de réformer l’ensemble du Code civil, le gouvernement décide en effet de ne pas adopter les dispositions de ce nouveau code en bloc et de procéder plutôt par tranches, en priorisant les matières qui intéressent le plus les citoyens. De 1980 à 1984, des projets de réforme du droit de la famille, des personnes, des successions et des biens sont ainsi présentés. En décembre 1985, des élections législatives portent le Parti libéral au pouvoir. Herbert Marx, anciennement responsable du dossier du Code civil dans l’opposition, devient ministre de la Justice et opère un changement de cap radical en optant pour une réforme en une seule étape[32]. Afin « d’accélérer les travaux[33] », un comité est formé pour superviser la préparation des différents avant-projets de loi qui seront soumis à l’Assemblée nationale. Aux membres qui étaient déjà en charge de la réforme du Code civil au Ministère, soit Marie-José Longtin, directrice de la législation ministérielle, et André Cossette, directeur du droit civil, se joignent Jean Pineau, professeur de droit à l’Université de Montréal, et Georges Chassé, juge à la Cour provinciale.

Les travaux du comité portant sur le droit des obligations se déroulent pendant le dernier semestre de 1986 et le premier semestre de 1987. À leur terme, le comité se déclare « globalement favorable aux propositions de l’Office » visant à « atténuer l’absolutisme traditionnel[34] » des principes de la liberté contractuelle et de la force obligatoire du contrat. En matière de lésion entre majeurs, « [l]e comité fait siennes les propositions de l’Office d’introduire au Code civil du Québec un principe général sanctionnant la lésion, même entre majeurs, mais il favorise de retenir alors le concept strict de lésion fondé sur la disproportion des prestations et l’idée d’exploitation afin, tout en sanctionnant les abus, de préserver la sécurité juridique dans les relations contractuelles[35] ». Par contre, il « rejette complètement » l’introduction « d’une règle d’application générale sanctionnant exceptionnellement la révision des contrats pour imprévision[36] ». Les conclusions du comité mènent au dépôt d’un mémoire au Conseil des ministres en octobre 1987. Dans ce mémoire, le ministre de la Justice se prononce pour « la généralisation du principe de lésion pour l’appliquer à tout relation contractuelle[37] ».

Le dépôt de l’avant-projet de loi sur les obligations a lieu en décembre 1987[38] et, à l’automne 1988, la Sous-commission des institutions entame le processus de consultation. Au total, 40 mémoires sont déposés et 34 organismes sont entendus à cette occasion[39].

2.2 Le Barreau du Québec

La présentation du Barreau du Québec devant la Sous-commission des institutions a lieu le 8 novembre 1988, soit l’avant-dernière journée prévue pour les auditions. Sont présents le bâtonnier, Me Guy Gilbert, ainsi que Mes Richard Nadeau, Pierre Cimon, Jacques LeMay, Claude Masse, Paul Martel et Suzanne Vadboncoeur[40].

Le bâtonnier, Me Guy Gilbert, commence alors son intervention par une admission troublante : « je ne me suis jamais autant senti en conflit d’intérêts[41] ». En fait, cette déclaration, qui peut paraître surprenante, s’inscrit dans une stratégie d’affirmation de l’ethos du Barreau. Face à de possibles accusations de corporatisme, cet aveu, faussement candide, permet au bâtonnier de préciser dès le départ que la mission du Barreau n’est pas seulement de servir l’intérêt de ses membres, qui, somme toute, se satisfont bien du Code civil tel qu’il est, mais de veiller à la protection du public en général. Le bâtonnier invite ainsi son auditoire à considérer les représentations à venir non pas comme l’expression d’intérêts étroits, mais comme « des points de vue justes et dans l’intérêt des Québécois, à propos de ce que devrait être un bon droit des obligations[42] ».

Le bâtonnier poursuit ensuite son effort de « crédibilisation » en insistant sur toute l’étendue du travail accompli par le Barreau dans la préparation de son intervention : ce qu’il s’apprête à présenter est le fruit d’un « travail immense » ayant requis « 3 500 heures » d’effort ; le Barreau émerge ainsi comme « une voix singulièrement autorisée[43] » en matière de réforme du droit des obligations. Outre qu’il affirme son ethos de professionnel compétent et désintéressé, le Barreau s’appuie, dans son effort de « crédibilisation », sur une stratégie complémentaire consistant à saper l’autorité de ses adversaires, soit, d’une part, les membres de l’ORCC et, d’autre part, les légistes ayant préparé le projet de loi. Les membres du Barreau sont ainsi présentés comme « beaucoup mieux placés pour connaître de près ces réalités que n’ont pu l’être ou ne peuvent l’être les auteurs de l’Avant-projet de loi[44] ».

Le reste de l’exposé du Barreau révèle l’utilisation de deux stratégies argumentatives distinctes. La première repose sur l’utilisation d’arguments de type pragmatique, mettant l’accent sur les conséquences négatives qui découleraient de la réforme proposée. La seconde stratégie, plus risquée, s’appuie sur la contestation des faits et des valeurs qui sous-tendent la réforme et, ce faisant, la remise en question de l’importance des objectifs que s’est fixé le législateur. Ces deux stratégies seront exposées tour à tour.

2.2.1 L’approche pragmatique : l’incertitude et le fonctionnement des marchés

La première stratégie argumentative du Barreau repose sur sa capacité à convaincre son auditoire que son opposition à la réforme n’est pas le fruit d’une attitude conservatrice, mais découle d’une analyse objective et de considérations pragmatiques. Ainsi, les orateurs prennent soin de cadrer les débats comme portant non sur les fins poursuivies par le législateur, qui relèvent d’une « question de choix politique et social […] [et qu’]il serait peut-être illusoire et inopportun pour le Barreau de les contester[45] », mais sur les moyens choisis pour les atteindre. Le Barreau ayant voulu « montrer la plus grande ouverture d’esprit possible en tentant de ne pas contester les choix politiques ou sociaux qui ont animé les rédacteurs de l’avant-projet[46] », il n’a « que rarement contesté les choix politiques du législateur et […] [a] respecté, somme toute, les orientations protectionnistes » bien qu’il ne soit « pas toujours d’accord avec leur à-propos[47] ». Ce qu’offre le Barreau, c’est l’« oeil de praticien du droit qui doi[t] vivre quotidiennement les réalités des tribunaux, des litiges, des clients, tant en demande qu’en défense[48] ». Ce faisant, le Barreau différencie clairement son approche de celle des « théoriciens du droit » et des légistes, qui auraient été « grandement et sagement inspiré[s] » s’ils avaient consulté les « professionnels dans le domaine[49] ».

Dans le cadre d’une stratégie reposant sur des arguments pragmatiques, il ne s’agit pas de contester les orientations législatives adoptées, mais de « se demander si notre législateur est justifié d’aller aussi loin. Doit-il innover, comme il le fait à plusieurs endroits dans ce titre ou dans ce livre[50] ? » À ces questions, et malgré le fait qu’il reconnaisse la présence de plusieurs écoles de pensée parmi ses membres, le Barreau prend position sans équivoque pour le maintien du droit en place, en raison, principalement, de l’incertitude qu’entraînerait l’adoption des changements proposés. C’est ce qu’indique le bâtonnier lui-même :

le point de vue du Barreau repose sur à peu près un seul mot, et ce seul mot, on va l’appeler l’incertitude. Rien n’est plus mauvais, dans la loi, que l’incertitude. Rien n’est plus mauvais pour les justiciables. L’incertitude engendre la discussion juridique, elle crée la nécessité de recourir aux tribunaux ; elle est donc le foyer des litiges. Nous soumettons respectueusement que ce qui nous frappe, en regardant le libellé et l’esprit de l’institution nouvelle proposée par l’avant-projet de loi, c’est l’incertitude dans laquelle il place les citoyens du Québec[51].

Ainsi, d’après le bâtonnier, l’adoption de l’avant-projet entraînerait la destruction de l’état de certitude du droit en place : « Nos tribunaux ont interprété ces notions depuis 122 ans et notre système s’en porte bien, est connu des justiciables et tous savent où leur liberté s’arrête et où elle commence[52]. » En faisant cette affirmation, le Barreau s’appuie sur plusieurs « faits » ou « vérités » qui figurent de façon plus ou moins explicite dans son discours :

  • l’accroissement du contrôle judiciaire crée, d’une part, une explosion des litiges et, d’autre part, de l’incertitude quant aux règles applicables[53] ; en conséquence, « [s]ans vouloir être alarmistes, nous croyons, en effet, que si l’avant-projet de loi devenait loi sans transformations majeures dans beaucoup de cas, nous risquons de nous trouver collectivement dans un chaos juridique dont nous ne devons pas espérer émerger avant plusieurs décennies[54] » ;

  • l’incertitude juridique a des conséquences économiques importantes, particulièrement dans un contexte de mondialisation des marchés. Selon le Barreau, « à l’aube ou pas du libre-échange il demeure que nos frontières sont de moins en moins rebelles et, donc, comme société nous nous ouvrons davantage à ce qui se passe à l’extérieur, d’où l’utilité d’avoir des règles du jeu claires pour toute personne qui veut vivre ou faire affaire au Québec[55] ».

En conséquence, l’adoption de la réforme entraînerait la fin de l’état de « certitude » juridique et de la prospérité économique qui en dépend. Le lien entre « certitude juridique » et prospérité permet ainsi de transformer ce qui apparaîtrait autrement comme une attitude purement réactionnaire en une défense non pas du statu quo, valorisé en lui-même, mais de la stabilité du droit et des avantages de nature économique qui sont présumés en découler.

2.2.2 L’approche traditionnaliste

La seconde stratégie argumentative du Barreau se distingue de la stratégie pragmatique d’abord en ce qu’elle s’attaque ouvertement aux orientations retenues par les rédacteurs de l’avant-projet. Cette attaque se construit autour de deux axes faisant lourdement appel au motif de la « mise en péril » décrit par Albert O. Hirschman, soit l’idée selon laquelle l’objectif recherché par la réforme, quoique louable en lui-même, met en danger des acquis antérieurs dont la valeur est supérieure à celle des changements anticipés. Selon le Barreau, les éléments « mis en péril » sont de deux ordres : l’appartenance du Québec à la tradition civiliste et les « principes fondamentaux » qui fondent le droit privé québécois.

2.2.2.1 L’héritage civiliste à secourir

L’argument nationaliste repose sur une vision précise des caractéristiques essentielles du droit civil québécois qu’aucune réforme ne saurait remettre en question, soit :

  • une distinction nette entre ce qui relève du législateur (l’établissement de règles de droit claires) et ce qui relève des tribunaux (l’application des règles adoptées par le législateur) (« Nous croyons que le législateur a un rôle à jouer et que, dans la pensée française, il doit le jouer d’une façon claire et précise. C’est cela le droit d’inspiration napoléonienne et nous croyons que c’est comme cela que la situation doit demeurer[56] ») ;

  • la nature du Code civil comme « loi fondamentale » destinée à durer, distinct des lois particulières visant à répondre à des besoins changeants et ponctuels (« on se propose, premièrement, de transformer radicalement un concept qui sous-tend l’existence d’un Code civil comme le nôtre, c’est-à-dire qu’on lui fait perdre volontairement ou on voudrait lui faire perdre son statut de loi fondamentale, pour lui donner, dit-on, une plus grande souplesse, une plus grande adaptabilité[57] ») ;

  • une inscription dans la tradition juridique française, menacée par l’introduction de principes tirés de la common law (« Si notre droit fondamental perd son caractère français pour s’angliciser, nous risquons de perdre ce qui doit nous être très précieux, c’est-à-dire notre culture légale spécifique que même le libre-échange ne saurait attaquer, s’il vient[58] »).

Les affirmations du Barreau soulignant la nécessité de préserver le caractère français du Code civil méritent d’être nuancées. En effet, bien que l’objection du Barreau semble viser toute introduction de notions étrangères à l’héritage civiliste, par exemple la notion de reasonable expectations (« [i]l faut aussi voir cette critique dans celle beaucoup plus générale qui est faite quant à l’introduction de notions de “common law” qui, en soi, peuvent être excellentes, mais qui cadrent bien mal dans notre système de droit civil[59] »), son opposition se limite en fait à l’importation de mesures qui remettraient en question le partage des tâches entre législateur et tribunaux. Ceci ressort clairement de l’échange entre Suzanne Vadboncoeur et Pierre Cimon, représentants du Barreau, et André Cossette, directeur du droit civil au ministère de la Justice[60]. Cet échange commence lorsque, après avoir rappelé que le Barreau avait insisté, dans le cadre de la réforme des sûretés, sur l’adoption de la notion de présomption d’hypothèque, inspirée de la common law, Me Cossette demande au Barreau de préciser sa « position ferme » quant à l’introduction de notions de common law. Les représentants du Barreau vont alors tenter de résoudre la contradiction à laquelle ils sont directement confrontés en recourant à la technique que Chaïm Perelman nomme la « dissociation[61] ». Me Vadboncoeur offre d’abord, mais non sans hésitation, de distinguer, parmi les règles de common law, celles qui sont de notions larges couvrant tout un domaine du droit, qui sont les bienvenues, et les notions à application restreinte, auxquelles il est essentiel de s’opposer :

[Il] est exact que la présomption d’hypothèque est une notion de « common law ».

Cela peut paraître contradictoire, mais cette notion de présomption d’hypothèque… D’ailleurs on n’est pas ici pour discuter du bien-fondé ou de l’inopportunité d’introduire la présomption d’hypothèque, mais elle se veut une façon de reconsidérer tout le domaine des sûretés et tout le domaine des différentes clauses qui servent à donner à certains créanciers des possibilités de réaliser leurs garanties. Donc, c’est beaucoup plus général comme aspect. Ici et à différents endroits où on le signalait dans le mémoire, ce sont des notions beaucoup plus spécifiques, sectorielles et limitées qu’on tente d’introduire.

Si je fais appel aux fameuses attentes légitimes dans les clauses abusives, c’est quand même beaucoup plus restreint comme application. Contrairement à la présomption d’hypothèque qui couvre tout le secteur des sûretés, mobilières ou immobilières, cela n’a rien à voir avec l’emprunt de certaines touches ou de certaines notions bien spécifiques de « common law » qui, elles, peuvent venir mêler tout notre droit civil[62].

Me Cimon intervient alors immédiatement pour offrir sa propre explication de l’attitude différenciée du Barreau face à la présomption d’hypothèque et aux attentes légitimes :

J’ajouterais un mot là-dessus, M. le Président. La notion de présomption d’hypothèque est, en fait, une technique beaucoup plus qu’une notion de droit. C’est un véhicule, alors que je croirais que la plupart de nos commentaires prudents sur les importations de la « common law » ont trait à ce qui tient plus à l’équité ou à l’application de l’équité. Ceci nécessite l’intervention des tribunaux sans le bénéfice des lignes directrices de la législation et ceci laisse beaucoup à l’appréciation des juges, sans toujours leur donner tous les éléments nécessaires pour les guider, ce qui ne cadre pas totalement, tout au moins, dans le système de droit civil[63].

Cette dissociation de la notion de common law opérée par le Barreau offre un éclairage intéressant sur le véritable péril que représente pour lui la réforme. Ce qui est menacé et doit être protégé, ce n’est pas l’héritage français ou la place privilégiée occupée par le Code civil dans l’édifice législatif, mais bien la place très limitée que la pensée civiliste, telle qu’elle est vue par le Barreau, accorde à la discrétion judiciaire dans le contrôle des abus. Pour être civil, un code doit ainsi nécessairement limiter l’immixtion des juges dans les relations contractuelles. Comme le précise Richard Nadeau, « [q]ue le législateur continue d’utiliser les lois particulières pour contrôler les vrais abus, soit. Mais il ne doit pas faire de notre code civil un recueil de “common law”, ce qui va nécessairement se produire si l’avant-projet de loi devient une loi[64]. »

2.2.2.2 L’« infantilisme juridique » à combattre

L’argument philosophique développé par le Barreau se distingue de l’argument nationaliste en ce qu’il se rattache directement aux principes identifiés comme fondant le droit civil plutôt qu’aux caractéristiques qui en découlent. Cet argument implique donc une prise de position claire en faveur de principes fondamentaux devant avoir préséance sur les principes qui sous-tendent la réforme proposée par les légistes. Il s’agit donc pour le Barreau de convaincre son auditoire du bien-fondé de l’idée de positionner les principes qu’il associe au droit en place, si ce n’est au sommet de la hiérarchie des valeurs devant guider les décisions du législateur, du moins devant les objectifs poursuivis par la réforme. Pour ce faire, plutôt que d’attaquer directement les buts poursuivis par le législateur, le Barreau s’appuie sur une stratégie risquée visant à remettre en question les éléments factuels qui donnent de l’importance à l’atteinte de ces objectifs. Le discours s’organise donc autour de trois axes : la contestation des « faits et vérités » fondant l’argumentation des légistes en faveur des mesures proposées, la description des faits « réels » qui devraient guider le législateur et l’affirmation d’une hiérarchie de valeurs où celles qui sont défendues par le Barreau se trouvent au premier rang.

L’élément fondamental sur lequel se concentre le Barreau concerne l’importance des problèmes d’équité contractuelle que l’avant-projet de loi cherche à résoudre et le caractère inexact de la perception de la réalité[65] des relations contractuelles qui sous-tend l’avant-projet de loi. Plus particulièrement, le Barreau soulève des doutes quant à la nécessité de protéger certaines parties, notamment par l’utilisation, à plusieurs reprises, de termes tels que « présumer » et « prétendre[66] ». Le Barreau tente ainsi de détruire l’image des relations contractuelles comme impliquant nécessairement un rapport de force à redresser. Qualifiant une telle proposition d’« irréaliste », le Barreau suggère de la remplacer par une image nettement plus idyllique : « Les forces sont peut-être inégales, si on veut, mais il y a quand même un élément de choix[67]. » Ceci est d’autant plus vrai que « chacune des parties a le loisir et même l’obligation de se faire assister par un ou des experts au sens large du mot et où, en pratique, personne qui ne soit un peu averti n’oserait se lancer seul[68] ». Ainsi, même si certaines entreprises sont moins fortes économiquement que d’autres,

[n]ous continuons à croire que, lorsqu’il s’agit de relations purement commerciales, c’est-à-dire faites entre deux personnes dont c’est, pour chacune d’entre elles, une façon de gagner sa vie, il y a des clauses qui sont discutables. Si un locataire qui se propose de louer un local n’est pas satisfait des clauses du contrat, il a un choix très simple : il va ailleurs, il les accepte ou il essaie de les faire modifier[69].

Le Barreau ne se contente pas de sous-entendre que la position adverse est inexacte et de proposer une autre lecture de la réalité. Il passe parfois directement à l’attaque en décrivant la position des légistes comme une vision manichéenne, dictée par des considérations politiques : « En lisant les articles proposés au titre de la consommation qui, encore une fois, mettent l’odieux sur une catégorie de citoyens au profit d’une autre, vraisemblablement plus considérable en nombre, on se rend bien compte de la raison fondamentale qui explique pourquoi tout le régime du droit des obligations et des contrats a été transformé comme il l’est dans l’avant-projet[70]. » Dans l’échange qui suit, on peut aussi voir le Barreau placer les légistes dans une position nettement défensive en les forçant à exprimer clairement les éléments factuels sur lesquels ils fondent leurs propositions ; il se place ainsi dans la situation avantageuse de celui qui n’a qu’à réfuter les affirmations de son adversaire pour établir la justesse de sa propre position. Cette stratégie se heurte cependant à une limite importante, soit la difficulté de remettre en question les postulats ayant mené à l’adoption de la Loi sur la protection du consommateur[71]. Le Barreau se doit donc de rendre son opposition à la réforme compatible avec le principe de la protection des consommateurs. Pour ce faire, il s’engage dans un exercice visant non pas à nier la nécessité d’adopter des règles protectrices, mais à limiter leur champ d’application :

M. Gilbert : […] J’adresse mon interrogation au professeur Pineau. Qu’est-ce qui ne va pas avec le consensualisme contractuel au Québec ? Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

[…]

M. Pineau : M. le Président, je demanderai simplement si nous sommes encore au XIXe siècle et si la théorie de l’autonomie de la volonté a l’impact et la force qu’elle avait au XIXe siècle, cette théorie, sur laquelle [ont] reposé tout le droit civil français et tout le droit civil du Bas-Canada. Et s’il n’y a pas d’abus, je pose la question suivante : Pourquoi a-t-on adopté une Loi sur la protection du consommateur ?

M. Gilbert : Je répondrai à M. Pineau : Voilà une intervention ponctuelle du législateur. Je pense que c’est là qu’est l’inquiétude du Barreau. Vous voulez institutionnaliser l’incapacité entre des majeurs. Je dis : Pourquoi ne pas simplement la cerner dans des cas particuliers où se démontre l’abus ? C’est une mine d’or pour les avocats, ce que vous faites là. S’il fallait qu’ils m’entendent vous parler comme cela aujourd’hui, ils diraient : Bâtonnier, voulez-vous revenir au plus vite ?

[…]

M. Pineau : M. le Président, je répondrai simplement à cela que l’article 8 de la Loi sur la protection du consommateur, qui prône la nullité du contrat sur la base de la lésion, n’a pas donné lieu à une jurisprudence délirante jusqu’à présent.

[…]

M. Masse : Il y a une raison à cela et c’est pourquoi mon comité favorise l’introduction du titre 3[72] en matière de consommation. C’est une loi à caractère très dérogatoire. Je suis tout à fait d’accord pour dire que l’introduction des nouvelles dispositions en matière de lésion entre majeurs au titre 3, notamment en matière d’exonération de responsabilité, va faire beaucoup pour vulgariser le droit à la consommation et le répandre, surtout parmi les avocats de formation traditionnelle. Mais je crains personnellement – et c’est mon commentaire général – qu’on introduise trop de principes de protection dans le cadre des titres 1 et 2[73].

[…]

On introduit une foule de notions qui sont des flous juridiques considérables pour lesquels je me bats en matière de protection du consommateur. Mais, comme civiliste qui enseigne la responsabilité civile, notamment depuis quatorze ans, je me dis : À quoi va-t-on donner lieu avec cela ? C’est vraiment l’espèce d’équilibre entre le consensualisme qui existe peu souvent, mais qui existe surtout en matière commerciale je pense, et la protection du consommateur. Je pense qu’ici le législateur doit faire cet arbitrage […] Mais, entre nous, je pense que l’article 1484 aurait une vocation fantastique dans le cadre du titre 3, peut-être pas nécessairement dans le cadre des titres 1 et 2. On n’est peut-être pas prêts à cela, comme société[74].

Le Barreau utilise ici abondamment la technique de la dissociation, en procédant à séparer implicitement la notion de justice contractuelle en deux notions distinctes, soit celle qui est fondée sur le consensualisme et celle qui est basée sur la protection du plus faible. L’affirmation du caractère « dérogatoire » de la Loi sur la protection du consommateur et du statut de loi fondamentale du Code civil permet de hiérarchiser les notions dissociées, la justice protectrice devenant l’exception à la règle générale du consensualisme. Par ailleurs, Claude Masse propose également de dissocier en plusieurs parties sa propre identité de juriste, en se positionnant à la fois comme défenseur des droits des consommateurs, ce qui lui est d’autant plus aisé qu’il a été un acteur important de la réforme du droit de la consommation au Québec, et comme un « civiliste qui enseigne la responsabilité civile, notamment depuis quatorze ans[75] ». Ces affirmations sont par la suite renforcées par un appel à l’autorité de l’ensemble de la société québécoise, à qui il attribue un double point de vue semblable au sien.

Une fois établie la distinction entre consensualisme et équité, il reste à déterminer leurs champs d’application respectifs ou, en d’autres termes, leur hiérarchie. Pour ce faire, le Barreau recourt abondamment à la thèse de la « mise en péril » afin de limiter la place de l’équité dans le nouvel édifice législatif. Les diverses atteintes à la volonté individuelle et à la liberté contractuelle, perçues comme des éléments fondamentaux du droit civil, constituent un thème important dans l’exposé de cet argument, qui condamne toute immixtion « inutile » ou « indue » dans les rapports contractuels. Selon Richard Nadeau, par exemple,

[l]’avant-projet de loi, comme je l’ai mentionné, aborde la théorie générale des obligations avec une philosophie nouvelle dominée par un désir de protection des faibles ou du plus faible de deux contractants, en faisant souvent fi de la volonté même des parties. On veut imposer, même à ceux qui n’en ont pas besoin ou qui n’en veulent pas, des conditions ou des clauses, des recours, des vices, des atténuations, des réductions d’obligations qui font croire que, dorénavant, le législateur entend s’immiscer dans tous les contrats et entend surveiller de près toutes les transactions entre tous les citoyens, même si c’est contre leur volonté[76].

Un deuxième thème privilégié par le Barreau est celui de l’autonomie des individus. Pour faire valoir son point de vue à cet égard, le Barreau recourt à plusieurs reprises à la métaphore des relations familiales. Pour le Barreau, traiter les contractants comme les légistes proposent de le faire revient pour l’État à traiter les citoyens comme les enfants irresponsables qu’ils deviendront sûrement si la réforme est adoptée :

Un autre aspect du projet de loi nous frappe, c’est que nous institutionnalisons, dans ce traité des obligations, le régime de ce que j’appellerai, entre guillemets, l’infantilisme juridique. Le législateur vient prendre par la main tous ces concitoyens en leur disant : Ne vous inquiétez pas. Si un jour vous vous êtes embarqués, entre guillemets, on verra à ce que ce soit corrigé. Encore là, qu’est-ce que c’est que ce régime qui vient infantiliser les citoyens et leur donner à tous vents, au plan de l’institution la plus fondamentale de la société, c’est-à-dire le traité des obligations, le droit de défaire ce que des adultes ont intelligemment voulu faire, soit dans un rapport contractuel ou dans d’autres régimes[77].

Par ailleurs, le cadrage du débat sur le plan des valeurs oblige le Barreau à abandonner son ethos de praticien rationnel et désintéressé et à se présenter plutôt comme le défenseur passionné des valeurs mises en péril. Ainsi, l’incertitude générée par la réforme n’est pas seulement déplorable sur le plan pratique, mais elle représente la mise de côté de « tout un schéma philosophique[78] », « le péché capital, le grand péché qui, à mon point de vue, laisse tous les autres en péchés véniels[79] ».

2.3 La Chambre des notaires

La présentation de la Chambre des notaires devant la Sous-commission se déroule immédiatement après celle du Barreau du Québec. Contrairement aux représentants de ce dernier, qui avaient pris soin de souligner le caractère désintéressé de leur intervention, la Chambre des notaires n’hésite pas à utiliser l’occasion qui lui est offerte pour plaider ouvertement en faveur d’un accroissement du rôle de la profession notariale au Québec[80]. Pour ce faire, la Chambre se fonde essentiellement sur une dissociation qui sous-tend l’ensemble de son discours, soit celle entre la justice curative, qui implique l’intervention postérieure du tribunal, et la justice préventive, que l’intervention du notaire avant la conclusion du contrat permettrait d’assurer.

Conformément à la logique réactionnaire, la Chambre utilise cette distinction entre justice curative et préventive pour cadrer le débat non pas au niveau des fins poursuivies — la justice contractuelle — mais des moyens à employer pour l’atteindre : « D’une façon précise, nous voulons tout d’abord affirmer que le but du législateur de rechercher une plus grande équité en matière contractuelle est un but louable, mais dans cette matière comme dans d’autres, il s’agit, à un moment donné, d’adopter une position qui sera la meilleure, compte tenu des avantages que chaque extrême représente[81]. » Afin de souligner la supériorité de sa propre position en cette matière, la Chambre se fonde sur une stratégie argumentative centrée autour du thème de la « judiciarisation » des relations contractuelles et de ses conséquences sur la société québécoise en général et l’économie en particulier.

La stratégie argumentative de la Chambre repose sur l’idée selon laquelle la réforme proposée signale un changement d’orientation qui « remettrait en cause les principes civilistes de son droit, c’est-à-dire la rigueur de l’écrit précis[82] ». Le droit civil passerait ainsi d’un ensemble de règles claires, permettant d’orienter la conduite des parties, à un ensemble de notions imprécises et vagues, comme « [l]es clauses abusives, la réduction des obligations, le consentement réfléchi [qui] sont également, d’après nous, des sources de litiges et de procès éventuels[83] ». Selon la Chambre, l’introduction de telles notions traduit en fait « un souci d’ouvrir davantage à l’interprétation, de laisser flotter davantage les concepts et c’est là-dessus qu’on en est. On se dit : Ce sont finalement les tribunaux qui vont définir le droit[84]. » Ce faisant,

on laisse un superlibéralisme, les gens contractent comme ils veulent, n’importe comment, et on dit : Nous de l’État, en payant un système judiciaire sophistiqué et coûteux, nous allons accrocher les balles après, c’est-à-dire que si ça ne va pas, vous viendrez nous voir. Je pense qu’il y a un choix à faire. Il n’est pas question d’éliminer le système judiciaire, je pense qu’il est là pour rester, mais il s’agit peut-être de mettre un frein à son développement s’il y a d’autres façons d’atteindre la justice contractuelle[85].

L’essentiel de l’argumentation de la Chambre des notaires portera donc sur les raisons pour lesquelles la voie judiciaire doit être écartée comme moyen d’atteindre la justice. Un premier argument se fonde sur les problèmes d’accessibilité à la justice : l’adoption d’« [u]ne certaine philosophie [qui] veut que le tribunal soit la norme ou le lieu souhaitable pour rétablir l’équité entre les justiciables » risque à vrai dire d’avoir un effet très marginal, puisqu’en fait « 20 % des citoyens peuvent approcher le tribunal : 10 % d’entre eux sont ceux qui bénéficient de l’aide de l’État par l’Aide juridique, et les autres 10 %, les très bien nantis qui peuvent s’offrir ce luxe, alors que 80 %, c’est-à-dire la majorité de nos concitoyens, laissent tomber ou abandonnent des recours, ou de toute autre façon tentent d’éviter le tribunal. Donc, nous croyons que, dans les faits, le recours au tribunal n’est pas souhaitable et doit demeurer exceptionnel[86]. » La majeure partie de l’argumentation de la Chambre des notaires repose cependant sur les conséquences de la réforme sur la compétitivité de l’économie québécoise ou, en d’autres termes, sur la thèse selon laquelle « judiciarisation » et prospérité économique sont incompatibles.

2.3.1 L’épouvantail américain

Afin d’établir le lien entre « judiciarisation » et déclin économique, la Chambre ne se contente pas, comme le Barreau, d’affirmer comme une « vérité » le lien entre certitude du droit, stabilité et prospérité, mais s’engage dans un exercice visant à prouver l’existence de ce lien en utilisant le cas des États-Unis. D’une part, il s’agit d’opérer un rapprochement entre l’approche proposée par le législateur québécois et la situation du droit dans les pays de common law, et plus particulièrement aux États-Unis : « Le législateur s’inspire largement, croyons-nous, de la “common law” en confiant aux juges le soin d’intervenir pour déterminer la règle de droit malheureusement écrite de façon vague et imprécise, ou pour corriger ce qui ne correspondra pas au nouvel objectif de recherche d’équité dans les relations contractuelles[87]. » Ce rapprochement permet ensuite à la Chambre de faire des États-Unis un repoussoir efficace en le présentant comme le parfait exemple à ne pas suivre. Pour ce faire, elle procède à la description de la situation qui prévaut aux États-Unis :

L’âge d’or du système anglo-saxon de la « common law », à notre avis, est révolu, alors que la société de gentlemen, puritaine, ordonnée et très disciplinée par des valeurs religieuses et morales profondes, a fait place à un monde très individualisé, avec un système de valeurs éclatées et où la parole donnée n’a que peu d’importance. Concrètement, c’est l’inflation judiciaire et la multiplication des litiges. Cela nous amène à constater ce qu’est la scène juridique nord-américaine. Par exemple, aux États-Unis, on compte actuellement un juriste pour 320 habitants, bientôt un pour 250 habitants, et cela comprend les enfants naissants et les gens qui sont à l’agonie. En Ontario, un juriste pour quelque 360 habitants ; ici au Québec, un pour 430 habitants[88].

Selon la Chambre, le « juridisme débridé » qui caractérise les « société[s] litigieuse[s] » comme les États-Unis et l’Ontario a un « coût […] énorme » : « Aux États-Unis, dans certains secteurs de la fabrication de biens, il faut compter 25 % des coûts de production que l’on doit consacrer à la judiciarisation. Plusieurs dirigeants de grandes sociétés américaines doivent maintenant consacrer jusqu’à 20 % de leur temps à défendre leur entreprise devant les tribunaux[89]. »

Si cette partie du discours de la Chambre semble s’inspirer des débats sur l’accès à la justice et sur la litigiousness qui avaient cours pendant les années 70-80, sa description des conséquences économiques de la « judiciarisation », quant à elle, est influencée par la situation de l’économie américaine, encore sous le choc du krach d’octobre 1987. Selon la Chambre, adopter une approche basée sur la common law, c’est « s’inspirer d’un système de droit qui se dirige, selon certains, vers l’étouffement collectif[90] » et « puise[r] dans le passé chez une puissance dont le déclin est certain et causé en partie par le déraillement de son système juridique[91] ». Ayant ainsi associé la litigiousness des Américains et le déclin de leur économie, la Chambre peut ensuite procéder à établir un lien plus général[92] entre systèmes juridiques et développement économique. D’après elle, « les sociétés humaines montantes, tant en Asie qu’en Europe, sont gouvernées par un droit de type civiliste[93] ».

2.3.2 Le formalisme et la théorie classique

Contrairement au Barreau, dont une partie de l’argumentation repose sur la défense de la base philosophique du droit civil des contrats, la présentation de la Chambre des notaires contient très peu d’éléments à ce sujet. Les affirmations relatives au droit civil sont à la fois occasionnelles et peu détaillées. Ainsi, le principe de l’autonomie de la volonté est mentionné une seule fois[94], tout comme la liberté contractuelle. De même, la possible introduction de la lésion, amplement commentée par le Barreau, ne fait l’objet que d’une seule remarque, selon laquelle « ce principe de lésion entre majeurs devrait être rejeté, pour des raisons d’instabilité contractuelle. Et si le législateur devait retenir la lésion, il devrait la confiner à des secteurs très précis, comme il l’a fait dans le passé, notamment dans le domaine du crédit et dans la Loi sur la protection du consommateur[95]. »

Bien que ces omissions puissent sembler surprenantes, elles peuvent s’expliquer par le fait que la Chambre des notaires met l’accent sur le recours à l’acte authentique — qui, en imposant une forme précise aux contrats, s’oppose à une liberté contractuelle absolue — comme moyen d’assurer la justice. Ce plaidoyer en faveur d’un formalisme accru s’appuie sur l’idée, sous-entendue dans le discours de la Chambre, selon laquelle le déséquilibre contractuel est le fruit soit de pressions indues de l’une des parties, soit d’un manque d’information des contractants quant à l’étendue réelle de leurs droits et obligations, ces problèmes pouvant être résolus par le recours à un professionnel chargé d’informer et de conseiller les parties. Grâce au notaire, « préalablement, il y a eu une espèce d’arbitrage, il y a eu cette recherche de l’équilibre, ce devoir de conseil. Le notaire ne représente pas une partie, il agit pour l’ensemble des parties[96]. » La solution formaliste est donc fondamentalement compatible avec la théorie classique puisqu’elle vise essentiellement à assurer la qualité du consentement des parties, qui est elle-même considérée comme garante de l’équité du contrat : « il s’agit d’établir des règles claires au départ et, après cela, je pense que les gens savent se gouverner[97] ».

2.4 Les suites de la Sous-commission

Au printemps 1989, le ministre Gil Rémillard prend la parole au congrès du Barreau afin d’expliquer les grandes lignes du projet de réforme et la méthodologie employée. Les discussions qui se déroulent à cette occasion, ainsi que les campagnes de presse menées à l’époque par les ordres professionnels pour exprimer leur opposition au projet, convainquent le ministre qu’il « [se heurte] manifestement à un mur[98] ». Il décide donc de prendre les mesures qu’il estime nécessaires pour « rétablir les ponts[99] » avec les avocats et les notaires.

Le 7 juillet 1989, le ministre Rémillard constitue un comité « consultatif » ayant pour mandat de le conseiller sur les orientations législatives à retenir afin de « traduire le plus fidèlement possible la réalité sociale québécoise d’aujourd’hui et de demain[100] ». La personne désignée pour mener cette « opération de la dernière chance[101] » est Jean-Louis Baudouin, ex-collègue de Jean Pineau à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, qui vient tout juste d’être nommé à la Cour d’appel. Deux autres membres du milieu académique se joignent à lui, soit le doyen Raymond Landry, de la section de droit civil de l’Université d’Ottawa, et Robert Kouri, professeur à l’Université de Sherbrooke et notaire de formation. Le dernier membre est Michel Jolin, ancien directeur des plaideurs au ministère de la Justice du Québec ayant fait le saut, l’année précédente, en pratique privée et occupant alors le poste de bâtonnier du Québec. Le comité se réunit à cinq reprises en août, septembre et octobre 1989[102].

Le fait que ses membres sont plus étroitement liés au monde universitaire et à la fonction publique qu’à la pratique privée du droit n’empêchera pas le comité de concevoir son travail comme « essentiellement une oeuvre de praticien ». Se donnant comme objectif d’« insérer la réforme dans le contexte de la pratique moderne du droit », le comité décide de laisser « derrière lui les discussions d’ordre purement théorique[103] » et de se concentrer sur les questions posant des problèmes d’orientation majeurs. Le livre sur les obligations est « de très loin » celui qui fait « l’objet des plus longues et des plus importantes préoccupations du comité[104] ». En ce qui concerne les contrats en général, le comité en arrive à deux recommandations importantes.

D’abord, le comité se prononce contre l’insertion du principe de la lésion entre majeurs, dont l’application était pourtant déjà restreinte aux non-commerçants dans l’avant-projet de loi. En effet, le comité estime « qu’il n’est probablement pas opportun d’introduire en bloc le principe de la lésion entre majeurs pour les raisons suivantes[105] » : le risque d’entrainer une « grande instabilité contractuelle », le fait que les autres dispositions du Code civil « donnent aux tribunaux suffisamment d’instruments pour maintenir un haut standard de morale contractuelle », et la nécessité de ne pas « traiter généralement le contractant québécois comme un perpétuel et éternel mineur, mais au contraire de lui accorder toute la protection et le soutien possible contre les abus dans des cas spécifiques […] où le risque d’exploitation est clair[106] ». Ensuite, le comité recommande de ne pas intégrer dans le Code civil l’ensemble de la Loi sur la protection du consommateur, qui contient des « dispositions administratives et pénales qui cadrent mal avec un Code civil[107] ». Il suggère plutôt de ne garder dans le Code civil que la définition du contrat de consommation. Ces deux recommandations seront retenues dans le projet de loi qui deviendra par la suite le Code civil du Québec.

3 La recherche de la doxa

Les pressions politiques exercées par les ordres professionnels, que ce soit publiquement, dans le cadre de campagnes de presse ou autrement, ou lors de diverses représentations faites directement auprès de personnes influentes, ont sans nul doute joué un rôle dans les décisions prises par le ministère de la Justice concernant le cours de la réforme. Nous voulons cependant émettre l’hypothèse que, si les arguments soulevés par les ordres professionnels ont été en mesure de convaincre le comité consultatif, puis le ministre lui-même, de revoir certains éléments fondamentaux de l’avant-projet de loi, c’est non seulement parce qu’ils apparaissaient politiquement souhaitables, mais également parce qu’ils avaient un statut de vérité que les débats parlementaires avaient permis de réaffirmer, sans que les tenants de la réforme réussissent à imposer une vision alternative des choses. Notre analyse suggère que le caractère convaincant des arguments des opposants à la réforme repose en bonne partie sur la réaffirmation de trois propositions qui font partie de la doxa des juristes québécois, que nous proposons de formuler ainsi :

  • le contenu des règles de droit privé a un effet direct sur la stabilité des conventions et le fonctionnement de l’économie ;

  • la liberté contractuelle est :

    • un moyen approprié d’assurer la justice dans la grande majorité des cas ;

    • une des bases fondamentales du droit civil des contrats.

3.1 Le droit, la certitude et l’économie

L’idée selon laquelle les parties à un contrat ont besoin que le droit leur fournisse des règles claires et précises leur permettant d’orienter leur comportement est très présente dans les arguments présentés par les ordres professionnels. En l’absence de telles règles assurant la « stabilité contractuelle », les parties à un contrat se trouvent placées dans une situation de « chaos juridique » ayant des effets négatifs à la fois sur leurs relations contractuelles mais également sur l’ensemble de l’économie. La peur du chaos semble liée à deux éléments distincts chez les juristes québécois. D’une part, on note une méfiance générale envers le changement et un parti pris pour le maintien du droit en place, qui a l’avantage d’être bien connu et d’avoir fait l’objet de multiples interprétations ayant permis d’en clarifier les règles. D’autre part, on voit une certaine réticence face à un accroissement des modes d’intervention judiciaire dans les relations contractuelles, qui aurait pour effet de remplacer les règles claires par le pouvoir « discrétionnaire » du juge saisi de l’affaire.

Sur le plan logique, la notion que l’absence de règles claires entraînera une forme de chaos repose sur une certaine conception du rapport entre droit et société. Dans une perspective de théorie juridique, on peut noter des correspondances entre les catégories de Hirschman et les diverses approches existantes quant à la relation entre droit et société. La thèse de l’inanité n’est pas sans rapport avec l’approche répandue en théorie et en sociologie du droit selon laquelle le droit d’une société est étroitement lié à l’état de cette dernière à un moment donné de son histoire. Selon cette approche, le droit est destiné à suivre les progrès sociaux et ne peut prétendre entraîner le changement. Une loi imposée à une société qui n’est pas prête à la recevoir est ainsi condamnée à s’appliquer uniquement « dans les livres » et à rester sans effet sur les réalités sociales. Les deux autres thèses se rapprochent plus des théories instrumentales, qui voient dans le droit un outil de changement social. Les tenants de la thèse de l’effet pervers ont cependant tendance à souligner la difficulté de prévoir la direction du changement entraîné par les réformes et à encourager les législateurs à faire preuve de prudence et à éviter les réformes radicales, aux effets imprévisibles. Les arguments fondés sur l’idée de mise en péril révèlent au contraire une croyance forte dans la capacité du droit d’atteindre des objectifs, mais soulignent que les objectifs en question ne sont souhaitables que si leur réalisation n’est pas incompatible avec les acquis antérieurs.

La place prépondérante occupée par des arguments de type « mise en péril » dans les représentations du Barreau suggère une forte croyance dans le pouvoir du droit de changer la société en influençant les comportements individuels. Il s’agit donc d’un instrument puissant, dont l’utilisation doit se faire avec circonspection : dans cette perspective, la liberté contractuelle n’est pas tant la conséquence de l’autonomie des individus que la condition même de cette autonomie. En voulant protéger les individus, le législateur risque de créer les conditions les incitant à se comporter de façon irresponsable.

Par ailleurs, la notion de chaos et de multiplication des litiges suggère que la vision qu’ont les juristes du rôle du droit met l’accent davantage sur la résolution des litiges que sur la régulation des comportements. Si la norme juridique peut orienter les comportements, c’est seulement dans la mesure où elle est claire et écarte, de ce fait, la nécessité, ou la tentation, de recourir aux tribunaux. Le recours à des normes « floues », « vagues », requérant des parties un effort de réflexion sur leur propre comportement, ne peut qu’entraîner des comportements opportunistes et non l’établissement d’une nouvelle moralité contractuelle.

3.2 Le libéralisme, la justice et le droit civil

La proposition selon laquelle le droit civil se fonde sur l’autonomie de la volonté, dont la liberté contractuelle serait un corollaire, est l’un des principaux fondements de la rhétorique de mise en péril du Barreau du Québec. D’après ce dernier, la remise en cause de la liberté contractuelle constitue un bouleversement appréhendé de tout l’héritage civiliste du Québec. Par ailleurs, la valeur de cet héritage n’est pas seulement historique ; en effet, pour le Barreau et la Chambre des notaires, la liberté contractuelle est, dans un système civiliste, le meilleur moyen d’assurer la justice contractuelle. Ces liens étroits droit civil/liberté contractuelle et liberté contractuelle/justice contractuelle, qui sont considérés comme allant de soi et n’ayant nul besoin d’être démontrés, se trouvent, faute d’être remis en question, à forcer les intervenants à cadrer le début en termes d’évolution de la société québécoise. La question à se poser devient alors celle de l’adéquation entre les besoins actuels du Québec et un modèle civiliste dit « traditionnel » idéalisé, présenté comme ayant permis d’assurer la justice contractuelle sinon jusqu’à présent, du moins au cours du xixe siècle et une bonne partie du xxe. Ainsi, la différence fondamentale entre les juristes de pratique privée et les légistes ayant préparé l’avant-projet de loi est leur lecture de la situation prévalant au Québec et la modification que doit subir le droit pour répondre aux nouvelles réalités. Pour les légistes, la remise en question des postulats de base du droit civil est maintenant nécessaire en raison de l’évolution qu’a connue la société québécoise depuis 1866. Ainsi, pour le professeur Pineau,

[c]e n’est plus la même chose. On se rendra compte que les règles du code n’ont plus la concision de jadis, car les situations sont de plus en plus complexes et cette complexité des situations, due aux relations nouvelles entre les particuliers, conduit à des lois nécessairement plus complexes et plus volumineuses […] Nous ne sommes plus au XIXe siècle et les règles concises du XIXe siècle sont insuffisantes à régler toutes les situations[108].

Pour le Barreau et la Chambre des notaires, au contraire, « il est étonnant de constater, parce que nous avons maintenant un certain recul, combien ce code demeure encore actuel dans les grandes lignes[109] ». La réforme doit donc se limiter à le « rafraîchir », à l’adapter si nécessaire aux réalités nouvelles, sans remettre en question les « principes fondamentaux » du droit civil en place.

L’incapacité fondamentale des juristes à mettre en doute la « vérité » du lien liberté/justice contractuelle ne peut avoir qu’un seul résultat, soit la dissociation de la notion de justice en deux : celle qui est assurée en laissant aux contractants la liberté de gérer leurs affaires sans « immixtion » indue de l’État et des tribunaux ; et l’autre justice, destinée à s’appliquer dans des situations « exceptionnelles » : « Quand les situations seront trop complexes pour que les gens responsables puissent se comporter raisonnablement les uns face aux autres, le législateur prendra le soin de venir en aide, à l’occasion, à certaines catégories de contractants[110]. » En offrant une solution au paradoxe d’une liberté contractuelle capable aussi bien d’opprimer que d’émanciper, cette dissociation hiérarchisée, dans laquelle la « loi fondamentale » est destinée à l’emporter sur les « lois d’exception », permet aux juristes d’assurer la survie d’une théorie des contrats coupée de la pratique et du droit statutaire et de s’enfoncer encore plus avant dans le dogmatisme[111].