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Cet ouvrage collectif est issu de travaux présentés dans le contexte des Ateliers de droit civil qui ont été organisés, entre 2009 et 2010, au Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec de la Faculté de droit de l’Université McGill[1].

Dès l’introduction (p. xi-xiv), rédigée en anglais, les directeurs de la publication soulèvent une question préalable qui ne manque pas d’intérêt. Reconnaissant que le rôle du Code civil dans la tradition civiliste a déjà été l’objet de nombreuses recherches, Jimena Andino Dorato, Jean-Frédérick Ménard et Lionel D. Smith s’interrogent (p. xi ; traduction libre) : « Y a-t-il vraiment quelque chose de nouveau ou d’original à ajouter ? » Oui, répondent-ils sans hésiter, à condition cependant de mettre l’accent sur la « forme plurielle » qui caractérise la thématique du livre, à savoir « les Codes » dans « les Amériques ». De là, l’objectif du collectif ne pouvait être unique. Il s’agissait, d’une part, d’en apprendre un peu plus sur les interactions entre le rôle normatif et le rôle symbolique des codes civils américains durant la période contemporaine, tout en éclairant, d’autre part, la diversité des traditions et des systèmes civilistes sur le continent aujourd’hui. Pour ce faire, six textes (trois en anglais et trois en français), de même qu’un rapport de synthèse (en français), ont été réunis. Ceux-ci se caractérisent, du point de vue tant thématique que géographique, par une « approche éclectique » (p. xiii ; traduction libre). Dès lors, comment s’y retrouver dans cette forme plurielle et cette approche éclectique ? Les trois auteurs proposent une stratégie : « Le lecteur est invité à un voyage nomadique et est encouragé à concevoir son propre itinéraire à travers les Amériques, jouant à la marelle entre les textes et entre les continents » (p. xiii ; traduction libre).

Prenant l’invitation à la lettre, nous avons choisi une première destination intrigante pour entreprendre notre voyage dans les Amériques civilistes : le texte de Sophie Morin intitulé « Pourquoi j’emmènerais le législateur au musée s’il voulait discuter de l’avenir du Code civil du Québec » (p. 87-116). Comme son titre l’indique, ce texte est traversé par une interrogation centrale : quel est l’avenir du Code civil ? Pour mettre le lecteur sur la voie d’une réponse, Sophie Morin envisage le Code civil comme un « objet », plus précisément comme un « contenant », plus précisément encore comme un « musée » dont la fonction principale est liée à la « préservation ». Cependant, cette importante fonction n’équivaut pas à la simple conservation. Tout l’enjeu de la préservation est en effet de prendre en considération les modifications déjà effectuées et d’être attentif aux modifications à apporter. À l’origine de cette conception se trouve une « conviction » : « que l’avenir du Code civil du Québec est et doit être une préoccupation actuelle et non pas future […] Il faut, autant que faire se peut, agir et travailler pour que le Code civil évolue, s’adapte, en souplesse, au fur et à mesure et non seulement lorsque cela sera inévitable » (p. 116).

Pourquoi l’avenir du Code civil du Québec doit-il être pensé au présent ? Assurément parce qu’il se trouve aujourd’hui, tout comme les autres codes civils des Amériques, au point de convergence de diverses transformations. Ce sont en particulier les systèmes juridiques de la tradition civiliste qui sont en train de se transformer. C’est du moins ce que suggèrent, pour leur part, Jimena Andino Dorato, Graciela Jasa-Silveira et Nelcy Lopez Cuéllar, dans un texte intitulé « Three Latin American Dialogues Between the Civil Code and the Constitution » (p. 35-61) où, à la lumière de cette transformation, ils s’interrogent sur la manière de concevoir les relations entre le Code civil et la Constitution. Hans Kelsen, l’un des grands théoriciens du droit, a contribué à propager l’idée suivant laquelle un système juridique pouvait être pensé à partir de l’image d’une « pyramide », où se produisent des « interactions normatives hiérarchiques » (p. 59 ; traduction libre). C’est précisément cette conception du système juridique que remettent en question les auteurs en avançant l’hypothèse de la présence d’interactions normatives « bilatérales » (p. 39) entre les normes juridiques, plus précisément de l’existence de « dialogues » entre le Code civil et la Constitution. Afin d’illustrer cette hypothèse, ils adoptent une approche empirique en étudiant les cas de la Colombie, de l’Argentine et du Mexique. D’après cette étude de cas, le système juridique s’avère plus « fluide » que ne le pensait Kelsen, ressemblant moins à une pyramide qu’à un « sablier » dont chaque extrémité peut prendre le dessus en alternance (p. 61). Il est possible de poursuivre la mise à l’épreuve de cette hypothèse en l’appliquant au texte de José Antônio Peres Gediel, intitulé « Le corps humain et le Code civil brésilien » (p. 165-185). Ici, la protection par le Code civil des droits de la personnalité en général et des biens de la personnalité (comme le corps) en particulier est largement inspirée de la conception de l’être humain induite par la Constitution. Libre au lecteur, cette fois, de déterminer, au regard des enjeux soulevés par des phénomènes aussi divers que la greffe d’organes, la manipulation génétique, la reproduction assistée, le clonage thérapeutique ou encore la culture des cellules souches, s’il s’agit d’interactions bilatérales ou hiérarchiques.

Quoi qu’il en soit, force est de reconnaître que le Code civil – et c’est là une autre transformation importante – n’est définitivement plus la source « exclusive » du droit privé. La constitutionnalisation de ce dernier tout comme son internationalisation en sont des exemples éloquents. C’est le cas en Argentine, comme le montre Julio César Rivera dans son texte intitulé « Le Code civil : son rôle comme source du droit privé » (p. 117-164). C’est le cas également en Louisiane, comme en témoigne le texte d’Olivier Moréteau intitulé « De Revolutionibus : The Place of the Civil Code in Louisiana and in the Legal Universe » (p. 1-34). Au fond, de proposer Moréteau, les juristes auraient intérêt à suivre « les travaux de ceux qui renversent la pyramide des normes » (p. 6 ; traduction libre), ce qui revient, selon lui, à opérer une « révolution ». En s’inspirant de Nicolas Copernic, qui avait déplacé le centre de l’univers de la Terre vers le Soleil, les juristes doivent décentrer le droit civil du Code et le recentrer vers le citoyen afin de retrouver ce qui serait le coeur de la tradition civiliste :

[L]e citoyen est devenu la partie invisible de l’univers juridique, dira Olivier Moréteau, une sorte de trou noir. Il y a trop de poussières ; il y a trop de lois et de réglementations assombrissant le centre. Trop d’accent est placé sur la norme, laissant le citoyen dans le noir. Tâchons d’être révolutionnaire et plaçons le citoyen au centre. Tâchons d’éviter les multiples catégories de consommateur, d’administré, d’électeur, de contribuable, de travailleur et de résident, aussi utiles puissent-elles être dans un contexte donné. Tâchons de prendre la personne comme un tout et dans son essence sociale, et nous retournons aux dynamiques de la tradition du droit civil » (p. 29 ; traduction libre).

Somme toute, et c’est ce qui nous ramène à la conviction de Sophie Morin concernant l’importance de penser l’avenir du Code civil au présent, même dans ce contexte de transformations multiples de la tradition civiliste, la codification n’est pas une forme caduque d’action juridique. Nous assistons plutôt, dit notamment César Rivera, à une transformation du statut des codes civils : « il faut partir de l’idée que les codes d’aujourd’hui ne sont pas comme les codes du xxe siècle, car on n’exige pas d’eux qu’ils soient éternels et exempts de lacunes […] Autrement dit, les codes actuels et ceux de la seconde moitié du xxe siècle n’ont pas la prétention de tout englober ni de durer pour toujours » (p. 158 et 159). Il convient alors de tirer toutes les leçons des expériences de recodification qui ont été entreprises dans les sociétés contemporaines. Pourquoi, par exemple, la recodification a-t-elle échoué, jusqu’à présent du moins, à Porto Rico (et en Argentine) ? Et pourquoi a-t-elle réussi au Québec (et en Catalogne) ? C’est à ces questions que tente de répondre Luis Muniz-Argüelles dans son texte intitulé « Some Thoughts on Conditions Favoring Recodification : Reflections from the Quebec, Puerto Rican, Catalonian and Argentine Efforts » (p. 63-85). À partir de ses observations personnelles, l’auteur met en évidence trois conditions parmi les plus déterminantes pour mener à terme une recodification : un besoin de réforme juridique, la reconnaissance du Code civil comme symbole identitaire et la présence d’une équipe de travail compétente et respectée. C’est en particulier la troisième condition, dont l’importance réside dans le consensus qu’elle permet d’engendrer, qui a fait défaut dans l’expérience portoricaine de recodification. D’où l’une des réflexions de Luis Muniz-Argüelles :

Peut-être que cela nous apprendra, à tout le moins à nous Portoricains, ce que nous devons faire afin de poursuivre notre effort de révision, de la même manière que le Québec l’a fait après la déception initiale du premier effort sous le premier ministre Duplessis. Heureusement, après la nomination de Paul-André Crépeau, un consensus s’est formé et la réforme s’est mise en place (p. 85 ; traduction libre).

Il est important de rappeler, en terminant, que le parcours de lecture proposé aurait pu être tout autre, tant il est vrai que les textes réunis dans cet ouvrage collectif sont pluriels et éclectiques en raison de la nature de l’activité à l’origine de leur production. C’est d’ailleurs à un tel parcours alternatif, qui croise par moment celui qui est proposé ici, qu’emprunte Benoît Moore dans son texte intitulé « Rapport de synthèse » (p. 187-212). Pour relever le défi d’un tel rapport, dira-t-il, « il faut proposer une vision personnelle et synthétique des lignes de force du cycle » (p. 189). C’est ce qu’il effectuera en établissant un constat autour de trois thématiques transversales relativement aux différents textes, le tout généreusement commenté à partir du cas du Code civil du Québec : une problématisation généralisée du Code civil du point de vue de son unicité comme texte normatif, de sa centralité comme symbole identitaire et de sa pérennité comme action législative.

La diversité des parcours de lecture possible de cet ouvrage collectif fait assurément toute la richesse des textes résumés plus haut, le « Rapport de synthèse » de Moore y compris. Quant à la pertinence d’ensemble de ce livre, elle semble résider dans sa visée comparatiste : « Dresser la carte des “Amériques civilistes” démarque un espace comparatif qui est rarement visité, mais qui requiert l’attention du juriste comparatiste » (p. xiii ; traduction libre). Voilà tout de même, sur une note plus critique, la principale lacune de cette publication. Il revient en effet au lecteur lui-même de constituer les Amériques civilistes en cet « espace comparatif » dont parlent les directeurs de la publication. À charge pour lui d’effectuer le travail comparatif à partir des différents cas qui sont par ailleurs exempts de considérations méthodologiques, théoriques et épistémologiques sur le droit comparé. S’il est stimulant pour le lecteur nomade, cet ouvrage se révèle très exigeant pour le lecteur comparatiste.