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Dans un contexte d’éclatement des organisations productives traditionnelles en rapport avec les processus contemporains de mondialisation et de dématérialisation de l’économie, l’utilisation massive des technologies de l’information et de la communication (TIC) conduit à la création de nouvelles formes d’organisation du travail dont le travail à distance, dans sa forme salariée, constitue l’illustration topique. Emblématique d’une hégémonie du secteur tertiaire — voire du développement d’un secteur quartenaire — le télétravail constitue aujourd’hui un mode organisationnel dont personne ne saurait limiter l’emprise au seul secteur informatique puisque les nouvelles technologies imprègnent la société dans son ensemble et que toutes les entreprises en sont, par la force des choses, adeptes[1]. « Dans [un] contexte général […] d’impartition des activités “périphériques” des entreprises, le télétravail [se trouve plus largement] associé à “l’explosion, à tout le moins partielle, de l’entreprise” et implique souvent un certain aplanissement de la hiérarchie traditionnelle entraînant un nouveau rapport entre les employés et leurs supérieurs[2] ». En effet, « [c]e nouveau rapport peut mener à une remise en question du lien de subordination », au point d’ailleurs, pour certains, de s’interroger sur « l’opportunité de maintenir la distinction traditionnelle entre les travailleurs salariés et les travailleurs autonomes[3] ».

Vecteur de « déspatialisation » en raison « de la distance non seulement physique, mais aussi et surtout psychosociologique, liée à l’éloignement du travailleur de son environnement de travail au sens large (collègues)[4] », cette nouvelle forme d’organisation du travail suscite ainsi de nombreux questionnements juridiques parce qu’elle déstabilise quelques-uns des principes constituant l’ossature traditionnelle du droit du travail : d’une part, le triple principe d’unité de lieu, de temps et d’action qui a longtemps caractérisé l’approche fordiste de l’organisation du travail, sans que, néanmoins, le télétravailleur se trouve libéré de toute emprise de son employeur, même si celle-ci s’exprime de façon novatrice[5] ; d’autre part, l’organisation pyramidale de l’entreprise ayant pour base une collectivité de travail qui régnait jusque-là puisque, tout en demeurant à la disposition de leur employeur, les télétravailleurs exercent leur prestation dans un environnement bien différent de celui des travailleurs « traditionnels », le télétravail pouvant, plus précisément, se pratiquer selon trois modalités principales :

  • en télécentre, c’est-à-dire dans un local situé à proximité du domicile des salariés afin de les rapprocher de leur lieu de travail ;

  • de façon « nomade », ce qui est le cas des personnes dont l’activité exige de nombreux déplacements, qui sont toujours hors de l’entreprise (commerciaux), mais qui, par les TIC, peuvent rester en contact avec elle[6] ;

  • à domicile, où le télétravail salarié consiste en un mode d’organisation du travail discuté mais jugé également prometteur en raison des différents intérêts qu’il présente[7].

Tel est en premier lieu le cas pour les salariés eux-mêmes, dans la mesure où le télétravail peut être présenté comme un facteur d’amélioration des conditions de vie et de travail ainsi qu’un vecteur de conciliation entre vies professionnelle et familiale, même s’il ne saurait être question de minorer les risques d’invasion de la sphère privée : des risques qui sont plus généralement en rapport avec l’incursion des TIC en milieu de travail, et qui sont d’autant plus réels que les employeurs tolèrent aujourd’hui un usage personnel du matériel informatique mis à la disposition des salariés à des fins professionnelles[8].

Source, selon certains, de satisfaction au travail[9], l’autonomie dont bénéfice le télétravailleur peut, par ailleurs, contribuer à une meilleure insertion professionnelle pour ceux dont la situation personnelle nécessite des mesures de reclassement, ainsi qu’au maintien en emploi des travailleurs handicapés. Pour les premiers, « [l]e télétravail peut être conçu comme un outil d’aménagement du poste de travail du salarié inapte ou dont le licenciement est envisagé pour motif économique[10] ». Pour les seconds, « le télétravail peut [constituer] une alternative », — voire un « vecteur d’égalité des chances » — « chaque fois qu’un employeur, soumis à une obligation d’emploi de salariés handicapés […] se trouve dans l’impossibilité de procéder à une embauche directe[11] ». Ainsi certains estiment-ils que, « en cas de handicap particulièrement lourd, le télétravail est la seule solution réaliste pour assurer une activité professionnelle à ces personnes[12] », la question étant cependant controversée puisque d’autres considèrent, au contraire, « que le déplacement au travail est indispensable, afin de maintenir un lien de socialisation[13] ». La même ambivalence existe en droit québécois puisque, d’un côté, le télétravail peut s’y analyser comme une mesure d’accommodement, mais que, d’un autre, il convient de ne pas minimiser les « risques d’isolement[14] » social. Pour sa part, la Charte européenne du travail à distance estime que « le travail à distance a le potentiel d’accroître les opportunités de nouveaux emplois, particulièrement parmi les personnes défavorisées[15] », l’hésitation étant cependant permise en ce qui concerne la catégorie de personnes également vulnérables que sont les aînés et dont une augmentation du taux d’emploi s’impose en France comme au Québec. En effet, il est vrai que les caractéristiques intrinsèques du télétravail — et notamment l’autonomie qu’il suppose — correspondent vraisemblablement aux aspirations de ces personnes, ce dont il ressort que « le développement du télétravail au profit des travailleurs âgés fait partie des opportunités qui s’offrent pour résoudre des cas individuels[16] ». Encore faudrait-il néanmoins qu’elles en maîtrisent les outils, ce qui n’est pas toujours le cas tant, le fait est connu, le « fossé numérique » reste difficile à combler, notamment chez les plus âgées[17].

Pour leur part, les entreprises sont sensibles aux atouts que présente le télétravail en fait de flexibilité pour l’organisation, mais aussi d’assiduité au travail ou encore de fidélisation de salariés soucieux d’équilibrer leurs vies professionnelle et privée[18]. Nous ne saurions également sous-estimer le fait que le télétravail offre une gestion plus souple de l’emploi en permettant de gérer des restructurations internes sans changement d’affectation ni mobilité géographique des salariés.

Enfin, les avantages du télétravail semblent substantiels pour la société prise globalement puisqu’il est susceptible de « contribue[r] au développement durable par la réduction des déplacements énergivores, à la lutte contre la “désertification” de certains territoires et à l’aide au désengorgement des grandes villes[19] ». Ainsi, certains soulignent en France que le recours au télétravail peut s’inscrire dans une « dynamique d’aménagement du territoire » dès lors qu’il peut contribuer au « maintien de la population dans les zones rurales défavorisées et, ce faisant, à une revitalisation de l’activité économique[20] ».

Malgré les avantages qu’offre le télétravail et l’important « potentiel de croissance économique, socialement et écologiquement responsable[21] » qu’il détient, la France est cependant à la traîne de ses voisins européens, spécialement dans le secteur public[22]. En témoignent ces chiffres, avancés par le secrétaire d’État chargé des petites et moyennes entreprises (PME) en 2011 : à peine 9 p. 100 des salariés français seraient touchés, contre 18 p. 100 en moyenne en Europe et plus de 30 p. 100 dans les pays scandinaves. À noter cependant que ces résultats sont à manier avec prudence, les données variant selon les critères retenus : pour sa part, la Fondation de Dublin estime que, si à peine plus de 5 p. 100 de travailleurs font du télétravail en France, ils ne sont pour autant que 7 p. 100 à le faire au niveau européen, en 2005[23]. Au-delà de ces débats, il est aisé de comprendre en tout cas pourquoi la gageure, s’agissant du télétravail, est de proposer des pistes susceptibles d’en faciliter l’essor et de lever les obstacles s’y opposant. Promouvoir cette forme d’organisation du travail s’impose en effet dans les États membres de l’Union européenne dès lors que le Conseil européen de Lisbonne en a fait, en 2000, un élément de la stratégie européenne pour l’emploi et que les partenaires sociaux ont été invités à négocier dans ce champ[24]. Ainsi, le 16 juillet 2002, a été conclu un accord-cadre européen sur le télétravail[25], dont la mise en oeuvre au niveau national ne s’est pas faite par l’intermédiaire d’une directive européenne mais par la voie conventionnelle : voilà pourquoi « les pays du nord de l’Europe (comme la Suède, la Finlande, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et l’Allemagne) ont opté pour une recommandation […] ne revêtant pas un caractère contraignant alors que les pays du sud ont choisi la voie contraignante principalement par le biais d’un accord collectif (Espagne, Italie, France, Belgique)[26] ».

S’agissant des raisons susceptibles d’expliquer la faible diffusion du télétravail en France, il est vrai que celles-ci sont alors multiples puisqu’il est possible de mettre en évidence quatre sortes de freins au télétravail : « de nature juridique et politique » mais aussi « de nature culturelle et sociale » ; des freins qui sont également liés à « l’équipement informatique » ainsi qu’à « l’encadrement »[27]. Comme cela a été souligné, deux d’entre eux paraissent cependant majeurs. Le premier est inhérent à « la conception française du management, [laquelle paraît encore] toujours trop axée sur le lien hiérarchique, [ce qui] s’accommode mal de la liberté inhérente au statut de télétravailleur et du management essentiellement par objectifs qu’il impose[28] » : ainsi observe-t-on plus largement que « [l]’absence de management par objectifs, la peur des dirigeants de perdre le pouvoir et la crainte d’abus sont les principaux freins liés à l’organisation et au management[29] ». De nature plus institutionnelle, le second obstacle est relatif à un environnement juridique jugé trop peu sécurisant : une entrave certaine à l’essor du télétravail tant il est connu que, singulièrement dans les PME, les risques contentieux y sont particulièrement redoutés, circonstance qui peut ainsi les dissuader d’avoir recours à des dispositifs juridiques péchant par une trop grande ambiguïté.

Certes, il est vrai qu’en France les partenaires professionnels ont contribué à une clarification du concept en définissant — dans l’Accord national interprofessionnel [ANI] du 19 juillet 2005 relatif au télétravail[30], conclu dans le sillage de celui qui a été signé au niveau européen — le télétravail comme « une forme d’organisation et/ou de réalisation du travail, utilisant les technologies de l’information dans le cadre d’un contrat de travail et dans laquelle un travail, qui aurait également pu être réalisé dans les locaux de l’employeur, est effectué hors de ces locaux de façon régulière[31] ».

Cependant, cette définition ne semble pas avoir donné pleine satisfaction en raison d’une approche jugée trop vague, en tout cas, relativement incertaine. Ainsi certains ont-ils fait valoir que la formulation choisie par les partenaires sociaux permettait de qualifier de « télétravail » de multiples formes de travail, qu’il s’agisse de travail en réseau au sein de l’entreprise ou dans des locaux partagés, de travail « nomade », de travail à temps plein au domicile ou encore en alternance entre l’entreprise et le domicile : une approche très large, susceptible d’entraver l’essor du télétravail en raison de la difficulté, pour les employeurs, de déterminer avec précision les personnes visées[32].

Dans ces conditions, et alors qu’une clarification juridique du télétravail est l’un des moyens d’en faciliter le recours sans charges accrues pour le budget de l’État[33], chacun comprendra pourquoi a été soulignée l’introduction du télétravail dans le Code du travail par une loi du 22 mars 2012[34] : une consécration légale qui se traduit par une définition affinée du télétravailleur, encore que certaines ambiguïtés subsistent (1). Pour autant, ces tentatives de clarification du concept de télétravailleur s’accompagnent-elles d’une évolution semblable s’agissant de son statut, susceptible de garantir une réelle protection des droits des individus tout en tenant compte de l’intérêt de l’entreprise ? Entre les dits et les non-dits du législateur, la réponse est nuancée (2).

1 Le télétravailleur : une définition affinée mais perfectible

Alors qu’il pouvait être reproché à l’ANI de 2005 son imprécision quant à la définition du télétravail, fruit du « compromis » ayant permis sa conclusion[35], c’est une définition plus étroite et donc plus claire, sur certains points au moins, qui en est aujourd’hui donnée par le législateur français. En effet, l’article L. 1222-9 C. trav. dispose ceci :

Sans préjudice de [l’éventuelle] application […] des dispositions […] protégeant les travailleurs à domicile, le télétravail désigne toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon régulière et volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication dans le cadre d’un contrat de travail ou d’un avenant à celui-ci. Le télétravailleur désigne toute personne salariée de l’entreprise qui effectue, soit dès l’embauche, soit ultérieurement, du télétravail tel que [précédemment] défini.

Clarification essentielle : alors que, jusque-là, « télétravail et travail à domicile [pouvaient] être confondus » parce que « le plus souvent effectués au domicile du salarié[36] », ils sont désormais différenciés, ce qui implique qu’ils englobent « des situations organisationnelles différentes qui peuvent se superposer mais qui ne se confondent pas[37] ».

1.1 Ce que n’est pas le télétravail : un décalque du travail à domicile

« [P]remière forme d’organisation du travail industriel [ayant] accompagné le salariat[38] », il est notable que le travail à domicile constitue, pour cette raison même, un exemple révélateur des difficultés à cerner l’existence d’une subordination juridique entre deux personnes : un concept historiquement placé au coeur de la relation salariée mais aujourd’hui déstabilisé par de nouvelles formes de travail faisant la part belle à l’autonomie et à l’indépendance du salarié, celui-ci devenant ainsi seul responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées[39]. En effet, alors qu’il s’agit là de l’élément clé de la qualification du contrat de travail et donc de l’application du droit social, il est patent qu’en cas de travail à domicile il est bien difficile, de nos jours, de déceler les indices d’un lien de subordination juridique, classiquement caractérisé « par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements [de son] subordonné[40] ». L’observation peut en être faite, qu’il s’agisse du lieu de travail (en principe constitué par les locaux de l’entreprise), de l’horaire de travail (communément fixé par l’employeur), de la rémunération (en principe fixée au temps), ou encore de la direction et du contrôle du travail (normalement placés sous la seule responsabilité de l’employeur). Voilà pourquoi les travailleurs à domicile, se trouvant ainsi a priori exclus du giron du droit du travail, se sont longtemps perçus « comme des parias dépourvus de nombre des droits reconnus aux autres salariés[41] ».

C’est dans ce contexte que prenant acte des difficultés de preuve d’un lien de subordination juridique mais soucieux de permettre une réintégration de ces professionnels dans le champ du droit social, le législateur français a décidé que les travailleurs à domicile seraient présumés liés par un contrat de travail sous réserve de certaines conditions. En effet, il résulte de l’article L. 7412-1 C. trav. que, pour être ainsi qualifié, le travailleur à domicile doit être rémunéré de manière forfaitaire, que ce soit à l’heure ou à la tâche. Il ne doit pas avoir de salariés et doit travailler seul, exception faite de l’aide que peuvent lui apporter son conjoint, ses enfants à charge ou un auxiliaire. Enfin, il ne doit pas avoir de clientèle mais exécuter, pour le compte d’un ou plusieurs établissements, un travail qui lui est confié soit directement, soit par un intermédiaire. En revanche, il n’y a pas lieu de rechercher s’il travaille sous la surveillance immédiate et habituelle du donneur d’ouvrage ; si le local où il travaille et le matériel qu’il emploie lui appartient ; s’il se procure lui-même les fournitures accessoires ; ou bien encore le nombre d’heures accomplies.

Certes, un télétravailleur peut alors satisfaire à l’ensemble des conditions posées à l’article L. 7412-1 C. trav., auquel cas sa relation professionnelle pourra être qualifiée de télétravail salarié dans le contexte de la réglementation du travail à domicile (traduction, télévente, etc.)[42]. Dès lors, son employeur sera tenu à son égard, comme tout autre employeur de droit commun, des obligations contractuelles classiques, c’est-à-dire versement d’une rémunération et fourniture d’un travail, dans le respect des normes légales et conventionnelles. En outre, il devra se conformer aux obligations spéciales imposées pour l’emploi de travailleurs à domicile, à savoir : déclaration administrative d’emploi ; remise de documents propres à la commande puis à la remise du travail ; obligation de tenir une comptabilité distincte des matières premières et des fournitures destinées aux travailleurs à domicile. En bref, en France — mais l’observation semble également valable au Québec — « [l]’encadrement juridique du travail à domicile constitue […] une source non négligeable de la régulation du télétravail[43] ». Toutefois, les conditions visées par l’article L. 7412-1 C. trav. peuvent ne pas être remplies : il s’agit alors d’une relation de travail pouvant être qualifiée de « télétravail salarié de droit commun ». Ainsi, bien qu’elles puissent se cumuler, les situations de travail à domicile et de télétravail ne se confondent cependant pas. En effet, le propre du télétravail est de s’effectuer en dehors des locaux de l’entreprise (travail « nomade », télécentre, etc.) et non nécessairement au domicile du salarié. Une confusion est d’autant moins probable que le recours aux TIC constitue un trait distinctif du télétravail, ce qui n’est pas le cas pour le travail à domicile : celui-ci, en effet, peut impliquer l’exécution d’un travail manuel exclusif de l’utilisation des TIC, ce qui est désormais légalement exclu pour le télétravail, ainsi le plus souvent pratiqué par les « travailleurs de la connaissance[44] ».

1.2 Ce qu’est le télétravail : une organisation innovante du travail en rapport avec les technologies de l’information et de la communication (TIC)

S’agissant de la définition à donner du télétravail, et alors que le législateur entendait manifestement la clarifier, comme en témoigne la distinction désormais faite avec le travail à domicile, il apparaît cependant qu’en 2012 il n’est pas allé jusqu’au bout de sa logique.

En effet, il est vrai que plusieurs éléments constitutifs du télétravail ressortent désormais du nouvel article L. 1222-9 C. trav., dont la combinaison devrait permettre aux employeurs de mieux discerner les populations visées, sachant qu’une éventuelle requalification d’une activité professionnelle en télétravail salarié n’est pas neutre : entre autres griefs, le risque juridique, pour l’employeur, est que le salarié se prévale de l’absence d’avenant à son contrat pour prendre acte de la rupture de son contrat et en impute ensuite la responsabilité à l’employeur avec les conséquences financières en résultant.

Ainsi, premier élément constitutif du télétravail : il s’agit de celui qui est effectué par un salarié hors des locaux de l’employeur, ce qui permet donc de distinguer le télétravail des situations où un travailleur exécute sa prestation de travail en différents lieux, notamment à domicile.

Deuxième élément : ce travail effectué en télétravail aurait pu l’être dans les locaux de l’employeur, ce qui conduit à refuser cette qualification à toutes les tâches qui, par définition, ne s’y déroulent pas parce qu’elles doivent l’être notamment chez le client.

Troisième élément : contrairement au travail à domicile, cette modalité d’organisation du travail implique nécessairement l’utilisation des TIC, ce qui écarte les tâches purement manuelles.

Quatrième élément : cette modalité d’exécution du travail doit présenter un caractère régulier, ce qui exclut, en principe, les pratiques ayant un caractère exceptionnel ou occasionnel : certains estiment cependant que « la durée de l’épisode [doit] être prise en compte » et que l’on peut ainsi imaginer « qu’une impossibilité rencontrée par le salarié de se déplacer ou une impossibilité de l’entreprise d’accueillir les salariés, par exemple en cas de sinistre affectant les locaux […] puisse permettre la conclusion d’un avenant au contrat de travail prévoyant ce mode d’exécution du contrat de façon temporaire[45] ».

Cinquième et dernier élément : cette modalité d’exécution du travail obéit au principe du double volontariat, ce dont il résulte, d’une part, que l’employeur ne peut l’imposer au salarié, et vice-versa, et, d’autre part, que « [l]e refus d’accepter un poste de télétravailleur n’est pas un motif de rupture du contrat de travail[46] ». Il existe cependant une exception à ce principe qui constitue une protection contre les risques « d’un télétravail choisi[47] » : en cas de circonstances exceptionnelles (menace d’épidémie) ou de force majeure, hypothèses dans lesquelles le télétravail peut être mis en oeuvre, en l’absence d’accord du salarié. Comme un auteur l’a souligné, « en considérant qu’il y a là “un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés”, le législateur semble vouloir indiquer qu’il s’agit d’appliquer ici le régime du changement des conditions de travail dont on sait qu’il s’impose par principe au salarié. [En pratique], les conditions de mise en oeuvre de ce texte seront déterminées par voie réglementaire[48]. »

Au-delà de ces précisions, toute incertitude est-elle cependant levée quant à la définition du télétravail ? Apparemment pas. En effet, alors que « l’ANI de 2005 avait inclus dans son champ […] les salariés “nomades” tout en précisant que le fait de travailler à l’extérieur des locaux de l’entreprise ne suffisait pas à conférer à un salarié la qualité de télétravailleur, [ce qui créait] une certaine confusion[49] », ce sentiment semble devoir perdurer sous l’empire de la nouvelle loi. La raison en est que, en entretenant ainsi « une définition [toujours] vague de la notion », le législateur a admis que le télétravail pouvait englober « tout travail régulièrement exécuté hors des locaux de l’employeur au moyen des technologies de l’information et de la communication [ce dont il ressort qu’un] salarié itinérant pourrait [donc] répondre à cette définition[50] ».

Quoi qu’il en soit, et en dépit des limites de son approche notionnelle, c’est une autre question que le législateur de 2012 a également voulu clarifier : il s’agit des conditions de mise en place et d’exécution du télétravail à propos desquelles les précisions suivantes ont été données.

En ce qui concerne le premier point, il est à noter que la loi ne prévoit aucun formalisme particulier, de sorte que la conclusion préalable d’un accord collectif n’est pas obligatoire et que le recours au télétravail peut n’avoir qu’un support contractuel : conclusion d’un contrat pour les salariés embauchés comme télétravailleurs ou avenant contractuel pour les salariés passant au télétravail, certaines informations devant être préalablement fournies par l’employeur quel que soit le cas.

Quant au contenu de la clause contractuelle, les alinéas 4 et 5 de l’article L. 1222-9 C. trav. disposent que le contrat de travail doit définir, d’une part, les conditions de passage en télétravail ainsi que les conditions de retour à un mode de travail traditionnel et, d’autre part, les plages horaires de disponibilité du télétravailleur ainsi que les modalités de contrôle de son temps de travail, sauf si celles-ci sont déjà prévues par un accord collectif. À remarquer qu’en ce qui a trait à la réversibilité du télétravail, la loi semble ici en retrait par rapport aux dispositions conventionnelles. En effet, alors que les partenaires sociaux européens et français avaient prévu un véritable droit au retour du télétravailleur, le Code du travail ne prévoit qu’une priorité pour la reprise d’un poste sans télétravail, sous réserve qu’un tel poste soit conforme aux compétences et qualifications du salarié visé : est-ce à dire qu’à défaut un télétravailleur pourrait se retrouver dans l’impossibilité de réintégrer l’entreprise, à court ou à moyen terme ?

À ce stade, est-il alors permis de considérer que la consécration légale du télétravail — envisagé par certains comme l’un des éléments clés d’un bouleversement en profondeur du monde de l’entreprise française — est de nature à signer son avènement ? Pour qu’il en soit ainsi, il ne saurait suffire de mieux préciser son champ d’application, et nous venons de voir que c’est déjà problématique. Encore faut-il également que le statut du télétravailleur garantisse une réelle protection des droits des salariés et de leur santé sans porter atteinte à l’intérêt de l’entreprise et faire plus précisément peser sur elle de trop lourdes contraintes : c’est à ces seules conditions, en effet, que des contractants peuvent accepter d’opter pour cette forme de travail fondée, nous l’avons dit, sur le double volontariat. Or, est-ce bien le cas ? Entre engagements et silences du législateur, une réponse nuancée s’impose.

2 Le statut du télétravailleur : entre les dits et les non-dits

Si « le télétravail est [désormais] codifié » et que ce « mode d’organisation du travail est en voie de normalisation […], les dispositions des articles L. 1222-9 du Code du travail n’apparaissent [cependant] pas suffisantes[51] », comme l’a souligné un auteur à juste titre.

Certes, il est indéniable que, dans le sillage des partenaires sociaux, le législateur a formalisé le statut du télétravailleur, certains estimant d’ailleurs que la « superposition des dispositions légales et négociées » en résultant est susceptible de le « rendre moins lisible[52] » : à cet égard, on peut en réalité penser que, la plupart des entreprises soumises à la loi relevant également du champ d’application de l’ANI[53], il conviendra d’en appliquer les dispositions plus favorables en cas de conflit de normes (2.1). Au-delà, tant s’en faut que toutes les incertitudes concernant ce statut — fait de droits et d’obligations « croisés » du salarié et de son employeur[54] — soient levées : bien au contraire, elles constituent autant d’obstacles possibles à une montée en puissance du télétravail, laquelle dépend sans doute moins de la seule recherche d’un renforcement des droits des télétravailleurs que d’un réel équilibre à garantir entre la protection de ceux-ci et l’intérêt de l’entreprise (2.2).

2.1 Des précisions opportunes

Ayant comme n’importe quel autre travailleur le statut de salarié, le télétravailleur bénéficie, à ce titre et avant tout, de l’ensemble des droits qui s’attachent à cette qualité ainsi qu’à son appartenance à l’entreprise. Pour autant, sa situation présente un certain nombre de spécificités engendrées par la distance établie entre lui, l’entreprise et la communauté de travail, ainsi que par une nécessaire évolution des modalités de contrôle de son activité. Voilà pourquoi son employeur se trouve soumis — outre aux obligations de droit commun — à certaines obligations particulières, énumérées à l’article L. 1222-10 C. trav., et qui s’inspirent de l’ANI de 2005, lequel détaille de façon plus approfondie les droits et les devoirs des télétravailleurs et de leurs employeurs en matière d’organisation du travail, de formation et de mise en place d’un moyen de surveillance.

Sans que nous en minimisions l’impact, précisons que certaines de ces obligations spécifiques ne suscitent pas de difficultés sensibles, ce qui est notamment le cas de celle qui impose à l’employeur de prendre en charge les coûts découlant de l’exercice du télétravail, (matériel, logiciels, abonnements, etc.) ainsi que de leur entretien, une solution à comparer avec celle qui existe en droit québécois. Il en va de même de l’obligation faite à l’employeur d’informer le salarié de toutes les dispositions légales, conventionnelles ou réglementaires relatives à la protection des données propres à l’entreprise et à leur confidentialité. À ce titre, doivent être fournies toutes les informations utiles concernant d’éventuelles restrictions à l’usage d’équipements ou d’outils informatiques, comme celles qui sont relatives aux sanctions imposées en cas de violation. L’enjeu n’est pas minime, car chacun sait que l’utilisation à des fins personnelles de l’équipement professionnel représente un risque non négligeable pour l’employeur, en cas de connexions pendant le temps de travail. Commettant de ses salariés, un employeur peut en effet être jugé civilement responsable des agissements fautifs commis par ceux-ci dans leur utilisation de ces connexions[55]. En France comme au Québec, le même constat — assorti des mêmes conséquences juridiques — prévaut ainsi : « Les nouvelles technologies de l’information et de la communication font disparaître la distance géographique séparant l’entreprise du domicile du télétravailleur qui devient [ainsi] l’un des sites où l’employeur exerce ses activités[56]. »

En revanche, d’autres obligations patronales suscitent davantage l’attention. Il s’agit de celles qui reflètent le souci du législateur de protéger le télétravailleur contre d’éventuels abus tenant à des atteintes, non seulement à sa vie privée, mais également à sa santé, toutes précisions traduisant indiscutablement un souci de renforcement des droits des télétravailleurs.

En témoigne, en premier lieu, l’obligation faite à l’employeur de fixer, en concertation avec le salarié, les plages horaires durant lesquelles il peut habituellement le joindre. En effet, l’objectif est de contribuer à une meilleure distinction du temps de la vie privée et du temps de la vie professionnelle. Conséquence : un salarié ne commet pas de faute s’il ne répond pas, en dehors de ses heures de travail, à un appel de son employeur sur son portable personnel, et ce, quelle que soit l’urgence ; une solution sans doute transposable au télétravailleur[57]. Dans le même sens, doit être évoquée en second lieu l’obligation faite à l’employeur d’organiser un entretien annuel portant sur les conditions d’activité du salarié et sa charge de travail. Il est en effet essentiel de souligner ici que « la charge de travail confiée au télétravailleur doit être raisonnable et conforme à celle confiée aux autres salariés de l’entreprise[58] », ainsi que l’a exigé l’ANI de 2005. En fait, c’est là une information particulièrement précieuse dans un contexte juridique marqué par une spectaculaire expansion de l’obligation patronale dite de sécurité de résultat dont la violation peut constituer, en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle, une faute inexcusable de l’employeur dans le cas où celui-ci « avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver[59] ». Soulignons en effet qu’une telle faute inexcusable vient d’être reprochée à l’employeur dans une affaire concernant un salarié victime d’un accident cardiaque alors qu’il était en surcharge de travail depuis un certain temps : cette décision est susceptible d’avoir un fort impact non seulement sur les choix de restructurations des entreprises comme en l’espèce, mais également sur les nouveaux modes organisationnels du travail, tel le télétravail. D’où l’enjeu d’une définition juridique de la « charge de travail[60] » : une question d’autant plus fondamentale que les éléments retenus dans cette affaire pour la caractériser (« accroissement de la charge de travail, non-reconnaissance du travail[61] ») constituent, en fait, les principaux facteurs de risques psychosociaux mis en évidence par les pouvoirs publics. C’est dire que cette thématique de la charge de travail a, bien sûr, à voir avec celle du stress au travail, mais également avec les débats sur la pénibilité au travail, laquelle, selon la loi, dépend de certains facteurs de risques et, singulièrement, des rythmes de travail[62].

Ce faisant, il est indéniable que ces obligations patronales reflètent le souci des pouvoirs publics de faire en sorte que l’autonomie au travail dont bénéficie le télétravailleur ne devienne pas la source de trop importantes contraintes au regard de la préservation de sa santé et de sa vie privée. Cette situation est, en fait, paradoxale pour la raison suivante. En effet, « la protection du droit au respect de la vie privée [devrait être] à son apogée lorsqu’une personne est à son domicile[63] ». Il s’avère pourtant que le respect de ce droit devient problématique chaque fois que le domicile d’un travailleur constitue également son lieu de travail, ce qui impose donc de s’intéresser à la façon dont vie privée et vie professionnelle doivent s’articuler et à la manière dont la vie extraprofessionnelle du télétravailleur peut être protégée à son domicile devenu lieu de travail[64].

En tout état de cause, tant s’en faut que l’intérêt du seul télétravailleur ait guidé le législateur : celui de l’entreprise semble également présent, tant il va de soi que, si « [l]e télétravailleur bénéficie d’une certaine autonomie dans la gestion de ses horaires de travail, [celle-ci] ne doit cependant pas devenir source d’inflation salariale consécutive au paiement d’heures majorées[65] ». Allant plus loin encore, nous ne saurions sous-estimer les risques juridiques en cas de non-respect du temps de repos, alors même que les TIC permettent justement aux salariés de conserver des preuves informatiques très révélatrices de leur activité (par exemple, l’enregistrement du temps passé sur son ordinateur). C’est donc la combinaison de ces deux impératifs (protection des individus vs intérêt économique de l’entreprise) qui justifie la nécessité, voire l’obligation, dans laquelle se trouve l’employeur « de justifier des horaires réellement accomplis par le salarié [sachant que] […] [l]e contrôle du temps de télétravail […] peut être protéiforme : enregistrement automatique, […] décompte des temps de connexion sur le poste informatique[66] ». Plus généralement et conformément au droit commun du travail français, tout dispositif de surveillance du télétravailleur peut être mis en place sous réserve, d’une part, d’être pertinent et proportionné à l’objectif poursuivi et, d’autre part, d’être porté à la connaissance des représentants du personnel, voire de la Commission nationale informatique et libertés pour les traitements automatisés d’informations nominatives. Une sanction sévère peut être imposée à l’employeur violant de telles prescriptions : il y aura l’impossibilité, pour lui, de produire valablement en justice, à titre de preuve d’agissements reprochés au salarié, de tels procédés de contrôle du personnel.

Si un certain nombre de précisions sur le statut du télétravailleur semble ainsi avoir été fourni par le législateur, toutes les incertitudes suscitées par cette organisation innovante du travail sont-elles cependant levées ? Certes pas et, au premier chef, celles qui concernent la réglementation sur le temps de travail des télétravailleurs, alors que le droit commun du temps de travail ne leur est pas adapté, mais que, dans le même temps, « le recours au forfait-jours emporte [aujourd’hui] trop de risques juridiques et économiques pour constituer une solution alternative crédible et viable[67] ». Au-delà de cette problématique majeure, d’autres sont également en suspens dont la résolution constituerait pourtant l’une des clés juridiques du développement du télétravail en France : en effet, c’est d’un réel équilibre entre protection des télétravailleurs et intérêt de l’entreprise que dépend, nous semble-t-il, l’essor de cette forme d’organisation du travail.

2.2 Des lacunes à combler

Alors que le télétravailleur a vocation à exercer sa prestation en partie au moins à domicile, quelle est, première source d’incertitude, la situation de celui-ci du point de vue assurantiel ? À cet égard, deux interrogations surgissent : « une assurance habitation classique peut-elle couvrir l’exercice d’une activité professionnelle ? Le matériel confié au télétravailleur est-il couvert par l’assurance de l’entreprise[68] ? » Fondamentales, de telles questions n’ont reçu, pour l’heure, aucune réponse institutionnelle en dépit des pistes de réflexion préconisées par les partenaires professionnels : en effet, en prévoyant que l’employeur est tenu de rembourser au salarié les frais supplémentaires d’assurance de son domicile[69], ils ouvraient la voie à la création d’un nouveau contrat d’assurance souscrit par le télétravailleur et dont les frais auraient pu être — au moins partiellement — mis à la charge de l’employeur. Aucun fondement légal n’a cependant été donné à cette proposition conventionnelle, et il en résulte que devraient perdurer des pratiques, non seulement « variables selon les compagnies d’assurances » mais également « peu précises », ce qui engendre une situation inconfortable pour le télétravailleur qui ne peut ainsi savoir « dans quelles situations et pour quels sinistres il est assuré[70] ». À noter, à cet égard, que la situation semble plus claire au Québec où l’on distingue selon qui est propriétaire de l’équipement informatique utilisé à domicile (salarié ou employeur) pour en déduire celui qui doit l’assurer[71].

Deuxième source d’incertitude : les télétravailleurs peuvent-ils bénéficier d’une protection collective, cette question étant fondamentale en raison des risques d’isolement social dont ils peuvent souffrir[72] ? Alors que son intérêt n’est pas négligeable, cette question n’a cependant suscité aucune prise de position particulière, ce qui n’implique pourtant pas que les télétravailleurs soient privés de tous droits collectifs. La première raison tient au fait que, en dépit du silence de la loi, les représentants du personnel devraient rester compétents au titre de leurs prérogatives de droit commun[73]. Par ailleurs, et comme nous l’avons dit précédemment, les règles de conflits de normes devraient conduire à se référer à l’article 11 de l’ANI, qui reste applicable aux entreprises des secteurs couverts par ses signataires et qui détaille les droits collectifs de télétravailleurs.

Troisième source d’incertitude : quelles règles faut-il appliquer en cas d’accident subi par un télétravailleur à domicile ? Celui-ci peut-il bénéficier de la législation des accidents du travail et des maladies professionnelles, sachant que les enjeux qui y sont attachés sont, en pratique, fondamentaux ? Au soutien de cette opinion, rappelons en effet qu’en France l’accident de travail est celui qui, « quelle qu’en soit la cause, […] [est] survenu par le fait ou à l’occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprises[74] ». Cela signifie que, lorsqu’un travailleur est soumis à « l’autorité » et à la « surveillance » de l’employeur, l’accident est présumé d’origine professionnelle par le jeu d’une présomption dite d’imputabilité. Dès lors, s’applique un corps de règles particulièrement avantageux pour la victime puisque la réparation de ses dommages est en principe automatique, bien qu’elle soit forfaitaire, par application de l’article L. 451-1 du Code de la sécurité sociale. Cela signifie que la victime est dispensée d’apporter la preuve d’une faute de l’employeur à l’origine de l’accident, mais qu’en contrepartie elle ne peut intenter aucune action en responsabilité civile contre lui, de sorte qu’elle ne peut bénéficier que d’une indemnisation partielle[75]. Il y a une exception cependant, soit l’hypothèse dans laquelle peut être reprochée à l’employeur une faute « inexcusable », auquel cas la victime bénéficie d’une réparation majorée, ce renchérissement se traduisant de deux façons complémentaires : d’une part, une majoration de la rente due à la victime[76] ; d’autre part, la réparation de préjudices complémentaires dont le caractère initialement limitatif[77] ne l’est plus aujourd’hui, par le fait d’une décision rendue par le Conseil constitutionnel le 18 juin 2010[78], à laquelle une décision du 4 avril 2012 a donné plein effet[79]. Or il s’avère que, en dépit de ces enjeux, cette présomption d’imputabilité « semble difficilement transposable au télétravailleur à domicile [dans la mesure où] [l]’employeur ne dispose […] d’aucune autorité sur son domicile[80] » : voilà pourquoi la question de la réparation des accidents survenus à un télétravailleur est source de difficultés juridiques et, potentiellement, de contentieux.

Dans ce contexte et pour trancher cette difficulté, il est vrai que les partenaires sociaux ont la possibilité de prévoir un régime plus favorable : et, d’ores et déjà, plusieurs accords d’entreprise ont attribué conventionnellement aux télétravailleurs le bénéfice de cette présomption, et ce, dans le but, sans doute, d’« assurer l’égalité entre les télétravailleurs et les salariés physiquement présents dans les locaux de l’entreprise[81] ».

Fondamental, le recours à l’autonomie collective ne saurait cependant constituer la panacée puisque d’autres accords collectifs excluent, au contraire, toute présomption d’imputabilité au bénéfice des télétravailleurs. C’est la raison pour laquelle des syndicats français « militent activement pour l’application de [cette] présomption […] [au motif que] la sécurisation des conditions de travail qu’en tireraient les salariés favoriserait l’expansion du télétravail[82] ». Pour certains cependant, une telle proposition ne saurait prospérer, car cette présomption « nie les réalités les plus élémentaires du télétravail, [à savoir] l’éloignement géographique et l’autonomie organisationnelle. En outre, dans l’hypothèse du télétravail à domicile, le lieu de travail est un lieu privé par excellence. L’employeur n’y a donc pas librement accès et il lui est très difficile d’y assurer la sécurité de ses salariés[83]. » Est-ce à dire que les télétravailleurs pourraient ne bénéficier d’aucune protection en matière de santé et de sécurité au travail ? Une réponse négative s’impose sous réserve que le salarié parvienne à établir un lien de causalité entre l’accident et le travail : une charge probatoire, il faut l’admettre, difficile à assumer. Pour cette raison, pourquoi, dès lors, ne pas exploiter cette piste explorée par la doctrine : celle qui propose de considérer que — l’employeur étant désormais tenu de « fixer […] les plages horaires durant lesquelles il peut habituellement […] contacter [le télétravailleur][84] » — tout accident survenu au cours de ces périodes devrait se voir appliquer les dispositions relatives aux accidents du travail[85] ? En tout cas, la situation semble plus simple au Québec où il existe également une telle présomption d’imputabilité, mais où « [i]l ne fait pas de doute que cette présomption peut s’appliquer à l’accident, survenu à la maison, d’un travailleur à domicile[86] », et donc à un télétravailleur.

Questions d’assurance, problèmes d’accès aux droits collectifs et de couverture sociale en cas d’accident survenu au domicile… Ce ne sont cependant pas là les seuls points laissés en suspens par la loi française. D’autres doivent être également mentionnés qui concernent, cette fois, non plus la situation des télétravailleurs, mais celle de leur employeur : des sources d’incertitude pour ceux-ci, susceptibles de les freiner dans leur décision de recourir au télétravail et dont l’existence confirme qu’un réel équilibre entre intérêt de l’entreprise et la protection des droits des télétravailleurs est difficile à trouver. Question en effet majeure mais toujours ouverte, alors qu’elle revêt un intérêt certain pour l’entreprise : la mise à disposition du domicile personnel à des fins professionnelles doit-elle, en tant que telle, donner lieu à contrepartie financière ? C’est par l’affirmative que la Cour de cassation semble avoir répondu en 2010[87] : une solution dont, cependant, la portée se mesure encore mal, alors qu’elle n’est pas anodine pour les employeurs, sur le plan financier.

Conclusion

Ainsi, des contentieux se profilent à l’horizon, dont il faut espérer qu’ils ne brouillent pas les attraits que présente le télétravail, analysé par certains comme « un instrument de relance économique à ne pas négliger[88] ». Outre les différents leviers à utiliser et qui se situent « hors du cadre juridique[89] », encore faudrait-il cependant que soit éradiquée « chez de nombreux décideurs français, une méfiance toute culturelle à l’égard du télétravail, basée sur un a priori, selon lequel l’absence de surveillance nuirait immanquablement à l’efficacité du télétravailleur et donc à la productivité de l’entreprise[90] ». Un argument de poids devrait cependant les aider à changer de regard sur le télétravail : le fait que celui-ci peut constituer une réponse possible aux nouvelles souffrances « invisibles[91] » — celles des risques psychosociaux — dont la montée en puissance est, chacun le sait, étroitement liée aux nouveaux modes d’organisation et de gestion désormais appliqués dans la plupart des entreprises.