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Depuis plus de 60 ans, une guerre larvée entre le Pakistan et l’Inde à propos d’un territoire contesté fait régulièrement la une de l’actualité. Pomme de discorde entre deux puissances nucléaires, le Cachemire a été le théâtre de trois guerres : en 1947-1948, en 1965 et en 1999. La partie du territoire sous administration indienne, surtout la vallée du Cachemire à majorité musulmane, s’enlise dans une situation insurrectionnelle chronique depuis 1989 qui a fait plus de 47 000 morts[1]. Décrit par le président Clinton en 2000 comme « the most dangerous place on earth[2] », le Cachemire est l’enjeu d’un âpre conflit dont les origines demandent un bref aperçu historique.

Terre bouddhiste et hindoue, le Cachemire devient lentement et progressivement musulman dès le xive siècle. En 1586, les Mongols s’emparent de la vallée du Cachemire, puis c’est le tour des Afghans. Puis les Sikhs s’emparent peu à peu du territoire et y règnent jusqu’en 1846 avant d’être défaits par les Britanniques. Par le Traité d’Amristar en 1846, le Cachemire devient un État princier gouverné par la dynastie hindoue des Dogra avec une population très majoritairement musulmane.

Le « traumatisme » de la partition de l’Inde en 1947 et la première guerre avec le Pakistan attribuent, par le sort des armes, un tiers du Cachemire au Pakistan (Azad Cachemire et Territoires du Nord baptisés « Gilgit-Baltistan » en 2009) et le reste à l’Inde (le Jammu-et-Cachemire). À partir des faits qui entourent le choix de Hari Singh, le maharadjah régnant sur le Cachemire, de rejoindre l’Inde vont se construire les argumentations juridiques et les mythes nationaux qui nourrissent le débat depuis 65 ans où l’Inde et le Pakistan s’accusent mutuellement d’occuper illégitimement le Cachemire.

Ce clivage historique devenu passionnel, s’appuyant sur des revendications de souveraineté antagonistes d’un territoire contesté, va atteindre son apogée à partir de mai 1998 avec les essais nucléaires souterrains. Ces explosions initiées par l’Inde (qui avait déjà procédé à un tel test en 1974), auxquelles le Pakistan a rétorqué quinze jours plus tard, et le développement de missiles balistiques toujours plus sophistiqués donnent à ce conflit régional une dimension internationale.

La population du Cachemire indien (plus de 10 millions d’habitants[3]) est soumise à la fois aux exactions de l’armée indienne et aux violences des groupes armés séparatistes, dont certains sont instrumentalisés par le Pakistan pour entretenir un climat de terreur et de déstabilisation.

Cependant, une nouvelle donne est apparue avec les évènements du 11 septembre 2001 : la défaite des Talibans en Afghanistan et la guerre déclarée au terrorisme par l’administration Bush ont contraint le général Moucharraf, président à l’époque, à se montrer moins coopératif avec les divers mouvements djihadistes qui ont leurs bases arrières au Pakistan. La question du « terrorisme transfrontalier » est de loin le noeud de tension principal entre l’Inde et le Pakistan.

La reprise du dialogue entre les deux pays soulève quelques espoirs sur le dossier du Cachemire. Les ministres des Affaires étrangères des deux pays ont tenu un dialogue global incluant le contentieux du Cachemire pendant l’été 2011[4]. Cependant, les échecs répétés depuis 1947 d’un règlement du conflit invitent à une certaine prudence quant à une solution acceptée à la fois par l’Inde, le Pakistan et les Cachemiris.

L’hypothèse d’un Cachemire indépendant se joue aussi avec un quatrième acteur : l’Organisation des Nations Unies (ONU) qui, dès janvier 1948, a inscrit cette question à l’ordre du jour du Conseil de sécurité.

Nous montrerons que le principe universel du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et notamment du peuple cachemiri à se déterminer en tant qu’État indépendant (partie 1), se heurte au principe du maintien de l’intégrité territoriale des États constitués (partie 2).

1 Le droit du peuple cachemiri à l’autodétermination

Après avoir donné un aperçu du principe universel du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (1.1), nous examinerons comment les promesses d’une autodétermination du Cachemire n’ont jamais abouti (1.2).

1.1 La formulation générale du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes

1.1.1 La position de l’Organisation des Nations Unies

La notion moderne du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est contenue dans la Charte des Nations Unies en 1945[5]. Dans la résolution 421D (V) du 4 décembre 1950[6], l’Assemblée générale reconnaît que le droit des peuples et des nations à disposer d’eux-mêmes est un droit fondamental de l’homme. Le 5 février 1952, la résolution 545 (VI) « [d]écide de faire figurer dans le Pacte ou les Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme un article sur le droit de tous les peuples et nations à disposer d’eux-mêmes […] Cet article sera rédigé dans les termes suivants : “Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes”[7]. » Le 16 décembre de la même année, la résolution 637A (VII) recommande que « [l]es États Membres de l’Organisation doivent soutenir le principe du droit de tous les peuples et de toutes les nations à disposer d’eux-mêmes[8] ».

La Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux en 1960 proclame que « [t]ous les peuples ont le droit de libre détermination ; en vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique[9] ».

Cette même année, la résolution 1541 (xv) précise la notion de territoire non autonome : « un territoire géographiquement séparé et ethniquement ou culturellement distinct du pays qui l’administre[10] » ; ces critères peuvent être complétés par des éléments administratifs, politiques, juridiques ou historiques lorsqu’« ils affectent les relations entre le territoire métropolitain et le territoire considéré de telle façon qu’ils placent arbitrairement ce dernier dans une position ou un état de subordination[11] ». « On peut dire qu’un territoire non autonome a atteint la pleine autonomie : a) Quand il est devenu État indépendant et souverain ; b) Quand il s’est librement associé à un État indépendant ; ou c) Quand il s’est intégré à un État indépendant[12]. » À ce jour, la liste des territoires non autonomes comprend seize entités qui sont toutes administrées par les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et la Nouvelle-Zélande[13].

La résolution 2625 (XXV)[14] portant sur les relations amicales entre États, dans son cinquième principe, consacré au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, met en avant une fois de plus que « tous les peuples ont le droit de déterminer leur statut politique » et que « la création d’un État souverain et indépendant […] ou l’acquisition de tout autre statut politique librement décidé par un peuple constituent pour ce peuple des moyens d’exercer son droit à disposer de lui-même ».

En 1966, les deux pactes relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels (entrés en vigueur en 1976) énoncent chacun que « [t]ous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel[15]. » La portée universelle du droit à l’autodétermination énoncée avec le plus de force dans ces deux pactes internationaux contiendrait en germe un droit illimité à la sécession : « Elle signifierait que presque 140 États au niveau mondial ont reconnu […] un droit de sécession aux différents groupes ethniques se trouvant sur leur territoire[16]. »

La Cour internationale de justice, qui est l’organe judiciaire principal de l’ONU, a affirmé dans un avis que « les résolutions de l’Assemblée générale, même si elles n’ont pas force obligatoire, peuvent parfois avoir une valeur normative[17] ».

Dans l’affaire relative au Timor oriental en 1995, la Cour internationale de justice estime à propos du principe de l’autodétermination qu’il s’agit « d’un des principes essentiels du droit international contemporain[18] » et « considère qu’il n’y a rien à redire à l’affirmation du Portugal selon laquelle le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tel qu’il s’est développé à partir de la Charte et de la pratique de l’Organisation des Nations Unies, est un droit opposable erga omnes[19] ».

De là à considérer le droit sans restriction à la séparation comme une règle de jus cogens, il n’y aurait qu’un pas à franchir si ce principe ne se heurtait pas à une autre norme impérative du droit international qui est la préservation de l’intégrité territoriale des États.

1.1.2 La pratique de l’autodétermination

La Cour internationale de justice, dans son avis consultatif du 16 octobre 1975, relatif au Sahara occidental, se réfère expressément à la résolution 2625 (XXV)[20] et définit l’autodétermination du peuple sarahoui « comme répondant à la nécessité de respecter la volonté librement exprimée des peuples[21] ». Corollaire du droit à l’autodétermination, la consultation populaire est requise et la décision d’un statut politique « doit résulter d’un choix libre et volontaire des populations du territoire en question, exprimé selon des méthodes démocratiques et largement diffusées[22] ».

La pratique des référendums d’autodétermination a été peu fréquente pendant la période de la décolonisation, car les mouvements séparatistes possédaient une certaine légitimité et représentativité. Mais, à partir des années 90, les entreprises de séparation non coloniales abondent. Les communautés infraétatiques nées du démembrement de l’Union soviétique puis de la Yougoslavie se sont prononcées pour une sécession immédiate. Cependant, le référendum n’est pas toujours obligatoire :

La validité du principe d’autodétermination, défini comme répondant à la nécessité de respecter la volonté librement exprimée des peuples, n’est pas diminuée par le fait que dans certains cas l’Assemblée générale n’a pas cru devoir exiger la consultation des habitants de tel ou tel territoire. Ces exceptions s’expliquent soit par la considération qu’une certaine population ne constituait pas un « peuple » pouvant prétendre à disposer de lui-même, soit par la conviction qu’une consultation eût été sans nécessité aucune, en raison de circonstances spéciales[23].

Après ce survol rapide des principes du droit international concernant l’autodétermination des peuples, nous examinerons le cas du Cachemire que le secrétaire général des Nations Unies, dans son rapport annuel de 1994, reconnaît déjà comme « l’un des plus vieux conflits non résolus demeurant à l’ordre du jour de l’Organisation[24] ».

1.2 Le droit à l’autodétermination appliqué au Cachemire

1.2.1 L’option pour l’indépendance escamotée après la partition

Au moment de la partition de l’Inde, le Jammu-et-Cachemire est l’un des plus vastes États princiers. Sa frontière commune avec le nouvel État du Pakistan (et avec la Chine depuis 1951[25]) et ses ressources considérables en eau font du royaume un enjeu stratégique et économique de premier plan[26]. Le maharadjah hindou Hari Singh, son souverain, règne en monarque autoritaire sur une population à majorité musulmane (77,11 p. 100 au recensement de 1941[27]) et, comme tous les princes de l’ancien empire des Indes, doit choisir de rattacher son État soit à l’Inde, soit au Pakistan. En 1947, Lord Mountbatten est nommé vice-roi des Indes avec pour mission d’accompagner le passage à l’indépendance des deux dominions nés de la partition : l’Inde et le Pakistan.

Seuls 3 États princiers (Junagadh, Hyderabad et Jammu-et-Cachemire) sur 565 vont hésiter. Le petit territoire du Junagadh est très majoritairement hindou mais avec un souverain musulman. L’armée indienne l’occupe et consulte la population par référendum qui confirme son rattachement à l’Inde. L’État princier d’Hyderabad et ses 16 millions d’habitants, hindous à 85 p. 100, subissent le même sort[28].

La population du Jammu-et-Cachemire est ralliée principalement à deux partis politiques rivaux : la Conférence musulmane, qui milite en faveur du rattachement au Pakistan, et la Conférence nationale du leader charismatique Cheikh Abdullah, plus proche d’une intégration à l’Inde à condition de bénéficier d’une large autonomie.

Le maharadjah Hari Singh, tenté par l’indépendance, cherche à gagner du temps, mais le Poonch musulman se soulève contre lui en octobre 1947 et des bandes tribales armées, composées surtout de Patans, déferlent sur le Cachemire et avancent sur Srinagar. Le maharadjah est contraint de demander l’aide du gouvernement indien. L’Inde lui demande de signer l’acte de rattachement à l’Inde et de former un gouvernement avec Cheikh Abdullah s’il veut une intervention militaire. L’accession est signée le 26 octobre 1947 et les troupes aéroportées indiennes bloquent la progression des envahisseurs et stabilisent le front. Cependant, et ce point est essentiel au regard du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il a été convenu entre le premier ministre indien Nehru et Lord Mountbatten qu’une consultation populaire devait confirmer cette accession[29].

Une guerre éclate avec le Pakistan avec l’arrivée des soldats réguliers. L’arrêt du conflit au 1er janvier 1949 sous l’égide des Nations Unies laisse en place une ligne de cessez-le-feu, ou line of control (LOC), qui ne subira que quelques ajustements mineurs lors de l’Accord de Simla[30] en 1972, et qui est devenue une frontière de facto entre les deux belligérants.

Au sud de cette ligne se trouve le Cachemire indien (« India occupied Kashmir » pour les Pakistanais) ou l’État de Jammu-et-Cachemire, composé du Ladakh à majorité bouddhiste dans le district de Leh, mais principalement musulman dans celui de Kargil. Les districts de Jammu sont à majorité hindoue et la vallée de Srinagar, presque exclusivement musulmane.

Au nord-ouest de la ligne de contrôle, dans le Poonch se trouve l’Azad Cachemire et au nord les Territoires du Nord qui regroupent les principautés tribales qui faisaient partie du royaume du Cachemire. Ces territoires définis par l’Inde comme « Pakistan occupied Kashmir » jouissent d’une autonomie de façade et sont sous contrôle direct d’Islamabad[31].

Les forces armées des deux pays sont concentrées massivement le long de la ligne de cessez-le-feu et un groupe d’observateurs militaires des Nations Unies dans l’Inde et le Pakistan (UNMOGIP), qui compte 38 personnes, est maintenu par les Nations Unies[32].

Le cadre ainsi dressé va permettre de comprendre 65 ans d’âpres conflits autour du Cachemire qui sont alimentés par des interprétations contradictoires de l’acte d’accession rattachant ce territoire à l’Inde. Car, en ce qui concerne le plébiscite, il n’est pas prévu qu’une option indépendantiste soit proposée aux Cachemiris. Le Conseil de sécurité a émis près d’onze résolutions sur le règlement du conflit entre le 21 avril 1948 (résolution 47[33]) et le 2 décembre 1957 (résolution 126[34]). Ces résolutions insistent essentiellement sur le retrait des forces armées et la tenue d’un plébiscite. Le 1er janvier 1948, l’Inde porte plainte devant le Conseil de sécurité contre la présence de troupes régulières pakistanaises au Cachemire. Dans cette intervention, le représentant indien se prononce nettement en faveur d’un plébiscite, position que New Delhi n’affichera plus par la suite[35].

La résolution 47 du 21 avril 1948 du Conseil de sécurité recommande aux gouvernements de l’Inde et du Pakistan de

[C]réer les conditions nécessaires à un plébiscite libre et impartial sur la question de savoir si l’État de Jammu et Cachemire doit être rattaché à l’Inde ou au Pakistan […] Le Gouvernement de l’Inde devrait s’engager à établir le plus tôt possible, dans l’État de Jammu et Cachemire, une administration chargée du plébiscite sur la question du rattachement de l’État à l’Inde ou au Pakistan[36].

Dans ce but, le Conseil de sécurité invite la Commission créée en vertu de sa résolution 39 du 20 janvier 1948 à se rendre immédiatement sur le sous-continent indien afin d’offrir ses bons offices pour organiser un plébiscite[37].

Sur ces bonnes intentions, l’amiral américain Nimitz est nommé administrateur du plébiscite par le Conseil de sécurité avec l’aval de l’Inde et du Pakistan. Mais la Commission est confrontée à l’impossibilité d’obtenir le retrait des forces armées, à la difficulté de l’organisation matérielle du scrutin et à la mauvaise foi des deux belligérants. Elle sera dissoute en mars 1950.

Les résolutions postérieures du Conseil de sécurité, du moins jusqu’en 1957, parleront toujours du plébiscite, mais ne mentionneront plus le « rattachement de l’État à l’Inde ou au Pakistan » et utiliseront une formule plus ouverte : « le sort définitif de l’État de Jammu et Cachemire doit être décidé conformément à la volonté des populations, exprimée au moyen de la procédure démocratique d’un plébiscite libre et impartial tenu sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies[38] ». Après 1957, l’Union soviétique et ensuite la Russie, alliées traditionnelles de l’Inde, ont utilisé des menaces de veto pour bloquer toute avancée sur la tenue d’un plébiscite.

Au coeur de ce conflit réside une interprétation totalement différente des faits, voire une mauvaise foi qui sape toute tentative de compromis. La « troisième option », ou l’indépendance du Cachemire, a été confisquée par l’Inde et, même si le Pakistan s’est fait le héraut de l’autodétermination par sa volonté de porter le conflit devant les instances internationales, on peut douter qu’il veuille d’un Cachemire indépendant vu l’enjeu stratégique de ses frontières et les ressources hydrographiques du haut bassin de l’Indus, vitales pour l’irrigation des terres pakistanaises. Nous examinerons les constructions juridiques et politiques des parties prenantes dans la perspective d’une autodétermination du Cachemire.

1.2.2 Les différentes thèses des acteurs en présence

1.2.2.1 La position défendue par l’Inde

L’Inde revendique la totalité du Cachemire et n’admet un règlement du conflit que dans un cadre bilatéral.

L’argument premier est que l’acte d’accession rattachant le Cachemire à l’Inde a été signé par le maharadjah Hari Singh et Lord Mountbatten, vice-roi des Indes. La Conférence nationale de Cheikh Abdullah, mouvement qui bénéficiait d’un appui populaire et qui affichait un programme progressiste, partage le pouvoir avec Hari Singh, comme cela a été exigé par l’Inde comme condition de l’aide militaire. L’article 370 de la Constitution de l’Inde du 26 janvier 1950[39] accorde à l’État une grande autonomie ne réservant au gouvernement indien que les fonctions régaliennes (défense, communication et diplomatie) et laisse les autres domaines de compétence étatique à une assemblée constituante qui est élue en 1951 et qui confirme la Conférence nationale au pouvoir. L’Accord de Delhi[40] en 1952 corrobore ce statut d’exception : le titre de premier ministre pour le chef du pouvoir exécutif est maintenu, un drapeau propre au Jammu-et-Cachemire est accepté à côté de celui de l’Union indienne. Le chef de l’État est reconnu par le président de la république indienne sur la recommandation de l’Assemblée à la différence des autres États où il est imposé par le pouvoir central.

Cette autonomie est cependant de courte durée et le premier ministre Cheikh Abdullah est arrêté en 1953, New Delhi lui reprochant ses velléités séparatistes. Une progressive amputation de tous les acquis de l’article 370 de la Constitution de l’Inde s’est poursuivie et le Cachemire s’est retrouvé normalisé au rang des autres États indiens avec en plus une férule présidentielle (President’s Rule) à partir des années 90, férule qui permet, selon la Constitution indienne, de mettre un État sous tutelle directe du pouvoir central. Une législation d’exception de lutte contre le terrorisme permet aussi de mettre en détention les suspects sans leur donner droit à un procès[41].

On assiste donc, de la part de New Delhi, à un glissement progressif des déclarations d’intention qui, partant de l’accord avec Lord Mountbatten pour une consultation populaire après le rattachement à l’Inde[42], va vers une démarche de dévolution d’une autonomie politique puis fait machine arrière à partir de 1953 en reprenant le contrôle du pouvoir. Il semblerait que l’Inde n’ait jamais envisagé sérieusement la tenue d’un plébiscite, car les professions de foi n’ont jamais eu de matérialisation sur le terrain[43].

Deuxième argument de l’Inde : l’invasion du Cachemire en octobre 1947 par des bandes tribales était trop bien pourvue en logistique et ne pouvait qu’avoir été encadrée et équipée par le gouvernement pakistanais. Le blocage des négociations bilatérales avec le Pakistan vient du fait que New Delhi n’a jamais accepté que le Pakistan soit traité comme un partenaire égal, car son soutien apporté aux groupes irréguliers contribue à alimenter un état de guerre larvée où l’armée pakistanaise manoeuvre masquée par francs-tireurs interposés. Cette pomme de discorde s’est intensifiée dans les années 90 avec des infiltrations de plus en plus étendues de combattants islamistes et les attentats suicides spectaculaires contre l’appareil d’État indien qui font 40 morts à l’Assemblée du Jammu-et-Cachemire et 15 morts au Parlement indien à New Delhi pendant 2001.

Troisième argument de l’Inde : l’incorporation démocratique du Jammu-et-Cachemire dans les structures fédérales des États de l’Union indienne s’est faite à travers les décisions de l’Assemblée législative de l’État et par la participation de la population aux élections régionales et nationales indiennes. En 1954, l’Assemblée constituante du Jammu-et-Cachemire ratifie formellement l’accession de l’État à l’Inde. En 1957, cette même assemblée adopte une constitution qui énonce que « [l]’État du Jammu et Cachemire est et sera partie intégrante de l’Union indienne[44] ».

Les élections régionales se sont déroulées en 1962 et les élections générales, en 1967. Cependant, de nombreuses irrégularités auraient eu lieu pendant ces deux scrutins (menaces contre les électeurs et bourrages d’urnes), et il faudra attendre 1977 pour voir la fraude diminuer et la victoire de la Conférence nationale de Cheikh Abdullah confirmée. Mais New Delhi, malgré le suffrage des urnes, n’hésite pas à manipuler le pouvoir régional et à s’immiscer dans le jeu politique (en 1983, Farooq Abdullah est élu sur les traces de son père, mais le gouvernement indien le démet de ses fonctions peu après) faisant perdre au parti en place, la Conférence nationale, toute crédibilité d’autonomie. L’article 370 de la Constitution de l’Inde, conférant au Jammu-et-Cachemire une grande autonomie devient un leurre. Sur fond de crise économique, d’inégalités, de corruption et de montée de l’intégrisme musulman, les années 90 se traduiront par un appel au boycottage des élections par les séparatistes, car, pour eux, le vote légitime l’occupation indienne du Jammu-et-Cachemire. En 2002, la campagne la plus violente de l’histoire du Cachemire fait 527 victimes[45]. Mais, il semblerait que peu de fraude électorale ait été perpétrée, et le résultat des urnes a apporté une nouvelle donne sur la scène politique avec l’échec, pour la première fois, de la Conférence nationale de la famille Abdullah. La mise en place d’un gouvernement de coalition entre le Congrès et un nouveau parti, le People’s Democratic Party, a eu lieu et il s’est attelé à réconcilier les communautés, à négocier avec les séparatistes et à avancer sur la voie d’une conquête d’autonomie en restant dans l’Union indienne[46]. En 2008, de nouvelles élections ont eu lieu au Jammu-et-Cachemire malgré les appels au boycottage des groupes séparatistes. Un gouvernement de coalition entre le Congrès et la Conférence nationale a été mis en place.

Quatrième argument de l’Inde : une conception séculariste et plurireligieuse de l’État[47]. Cependant, New Delhi n’a pas respecté ce principe en annexant en 1947 le Junagadh à 80 p. 100 hindou et l’Hyderabad à 85 p. 100 hindou en 1948, alors que leurs souverains musulmans voulaient se rattacher au Pakistan pour le premier et mener son peuple à l’indépendance pour le second[48]. Le choix du rattachement a été déterminé par la prise en compte de la majorité religieuse de ces États et la même logique voudrait que la vallée du Cachemire, à 95 p. 100 musulmane[49], sorte du giron indien dans le cadre d’une autodétermination.

L’argumentation du Pakistan, comme nous allons le voir, est presque l’inversion exacte du discours de New Delhi.

1.2.2.2 L’argumentation développée par le Pakistan

Le Pakistan revendique aussi la totalité du Cachemire, mais n’a eu de cesse que le différend soit porté devant les instances internationales.

L’argument premier est la contestation de la validité de l’acte qui rattache l’État princier du Cachemire à l’Inde. Pour Islamabad, le maharadjah Hari Singh a été chassé par la révolte spontanée de ses sujets musulmans soumis à une politique de ségrégation et les bandes tribales qui ont envahi le Cachemire étaient venues à la rescousse des insurgés. D’autre part, une autre thèse populaire au Pakistan repose sur les écrits d’un auteur britannique, Alastair Lamb[50], qui fait intervenir l’armée indienne en octobre 1947 avant même que soit signé l’acte d’accession.

Le deuxième argument qui remet en cause la validité de l’acte d’accession à l’Inde repose sur l’absence du plébiscite qui aurait validé ce rattachement et des résolutions des Nations Unies, jamais suivies d’effet, en faveur de la consultation populaire.

Enfin, le troisième argument repose sur une conception de l’État où « l’identité musulmane est définie comme le fondement de la nation[51] ». La théorie des « deux nations » de Muhammad Ali Jinnah, premier gouverneur général du Pakistan, définit la nation hindoue et la nation musulmane sur des bases d’appartenance religieuse. Les affaires de Junagadh et d’Hyderabad déjà citées et l’annexion de ces deux États princiers par l’Inde sur des critères de majorité religieuse hindoue sont vivement reprochées par le Pakistan, car la même contrepartie aurait dû être respectée pour la vallée du Cachemire.

La société cachemirie prise en tenaille entre ses puissants voisins voit de multiples fractures la parcourir quant à ses aspirations politiques et vit dans un climat de violations des droits de l’homme et d’arbitraire. La violence est entretenue par des militaires, paramilitaires et policiers indiens qui stationnent sur son sol ainsi que par des groupes armés séparatistes qui font le coup de feu et commettent des attentats. Le droit du peuple cachemiri à disposer de lui-même n’a jamais été considéré comme une réelle option par les nations « occupantes » que sont l’Inde et le Pakistan retranchées au sens physique de part et d’autre de la ligne de cessez-le-feu et retranchées au sens idéologique dans un discours qui n’a guère varié depuis 65 ans.

1.2.3 Le Cachemire : quel peuple pour quelle autodétermination ?

« [I]l y a autant de définitions du concept de peuple que les auteurs des définitions. En réalité, il n’existe pas de définition juridique satisfaisante des concepts de peuple et de nation[52]. » En dépit de cette absence de définition, le terme « peuple » est utilisé couramment en droit international :

[L’]Organisation des Nations Unies prend en considération certains éléments quand il s’agit de savoir si une entité constitue ou non un peuple apte à bénéficier du droit à l’autodétermination […] ces éléments seraient au nombre de deux : « une entité sociale possédant une évidente identité et ayant des caractéristiques propres », « une relation avec un territoire, même si le peuple en question en avait été injustement expulsé et artificiellement remplacé par une autre population »[53].

Pour Aureliu Cristescu, « le peuple ne se confond pas avec les minorités ethniques, religieuses ou linguistiques[54] ». Le juriste Héctor Gros Espiell a pu caractériser le peuple ainsi : « toute forme particulière de communauté humaine unie par la conscience et la volonté de constituer une entité capable d’agir en vue d’un avenir commun[55] ». Ernest Renan a parlé d’une nation en ces termes : « le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est […] un plébiscite de tous les jours[56]. »

De toutes ces définitions du peuple, il ressort deux traits essentiels :

  • une conception volontariste plus qu’historique, ethnique ou religieuse, d’où le rôle du référendum comme expression de la volonté collective ;

  • la nécessité d’un territoire comme assise d’un peuple.

La population du Cachemire est-elle un peuple ? La définition d’une identité cachemirie est complexe, car on peut distinguer trois zones religieuses et culturelles au Jammu-et-Cachemire : la vallée du Cachemire, avec 95 p. 100 de musulmans ; le Jammu, avec 66 p. 100 d’hindous et 30 p. 100 de musulmans ; et le Ladakh, avec 50 p. 100 de bouddhistes et 46 p. 100 de musulmans[57]. L’Azad Cachemire et les Territoires du Nord sous administration du Pakistan regroupent une population presque à 100 p. 100 musulmane[58] qui, malgré son homogénéité religieuse avec le Pakistan et le contrôle étroit exercé par le pouvoir central, fait parler d’elle quant aux aspirations indépendantistes (telles que le mouvement pour le Balawaristan) qui couveraient en son sein.

Si l’on examine la mosaïque culturelle et religieuse du Jammu-et-Cachemire et si l’on définit le peuple sur une base volontariste comme un désir de vivre ensemble et de construire un avenir commun, il apparaît que l’esprit de la kashmiriyat, cette tolérance entre les communautés qui était profondément ancrée dans la société, s’est dégradé, surtout depuis les troubles insurrectionnels à partir de 1989 et qui ont conduit à l’exil et aux camps de réfugiés près de 100 000 pandits hindous[59]. Les musulmans adhérant à un islam soufi tolérant, les hindous et les bouddhistes du Ladakh coexistaient dans une relative harmonie jusqu’en 1947, malgré la discrimination que la dynastie hindoue des Dogra faisait subir aux musulmans en les écartant des postes gouvernementaux, par exemple.

Un autre critère de définition du peuple est l’assise territoriale[60]. Le Traité d’Amritsar en 1846 assure l’indépendance du maharadjah hindou du Cachemire, Gulab Singh Dogra, vis-à-vis du souverain sikh de Lahore et des Britanniques. Le gouvernement britannique vend la vallée du Cachemire au souverain hindou. Ce territoire s’ajoute alors au Jammu, au Ladakh, au Poonch et au Baltistan conquis précédemment sous la tutelle des Sikhs. L’État princier du Cachemire régi par la dynastie des Dogra a subsisté jusqu’à la partition de l’Inde révélant une continuité certaine dans le temps et des caractéristiques culturelles propres comme des langues distinctes de l’ourdou et de l’hindi qu’a favorisé un habitat enclavé dans des régions montagneuses. Langue cachemirie dans la vallée du Cachemire, ladhaki au Ladhak, balti au Baltistan. Cette assise territoriale permettrait de définir les Cachemiris comme un peuple.

Il est difficile de parler de l’autodétermination du « Cachemire », car le coeur du conflit est situé dans la vallée de Srinagar, un bassin de 135 km de long sur 10 à 35 km de large, peuplé à 95 p. 100 de musulmans et de 1,3 million d’habitants[61] et qui comprend la capitale de l’État, Srinagar, à comparer avec le territoire et la population globaux du Jammu-et-Cachemire indien qui sont respectivement de 100 000 km2 et de 10 millions de personnes et où la proportion de musulmans est de 67 p. 100[62].

La multiplication des groupes armés, soutenus par le Pakistan et porteurs d’un islam radical à partir de 1989, détrône le Front de libération du Jammu-et-Cachemire, formation luttant depuis 1977 pour un Cachemire indépendant. L’Inter Service Intelligence (ISI), soit les services de renseignements pakistanais, va appuyer des mouvements propakistanais et islamistes, comme le Hizb-ul-Moujahidin, le Harkat-ul-Moujahidin, le Lashkar-e-Toiba et autres djihadistes propageant une guérilla contre les institutions indiennes. Parsemée d’assassinats de personnalités liées à l’appareil d’État indien ou engagées dans le processus démocratique par les élections, cette guérilla amorcera un cycle sans fin de répression par les forces indiennes. Cependant, dans le sillage des évènements du 11 septembre 2001, plusieurs tendances se sont affirmées :

  1. elles vont dans le sens d’un contrôle plus réel du Pakistan sur les groupes armés qu’il héberge et, semble-t-il, une diminution du « terrorisme transfrontalier » qui a perdu sa « profondeur stratégique » avec l’effondrement du régime des Talibans en Afghanistan ;

  2. au Jammu-et-Cachemire, la All Parties Hurriyat Conference, qui regroupe une trentaine d’organisations politiques favorables à l’indépendance ou à l’autonomie, s’est détachée de la minorité qui refusait le dialogue avec New Delhi ; et,

  3. le processus de participation de la population aux élections se poursuit malgré l’intimidation et les appels au boycott des groupes radicaux, démontrant la lassitude des Cachemiris et leur défiance croissante vis-à-vis du Pakistan qui instrumentalise ces factions djihadistes. Comme nous l’avons vu, pour les élections régionales de 2002, l’échiquier politique a été remodelé dans le sens d’un rapprochement avec New Delhi comme seul interlocuteur, avec la perspective non d’une indépendance mais d’une autonomie maximale.

Les Cachemiris peuvent donc être considérés comme un peuple en raison de leur appartenance à un territoire, de leur passé commun et des spécificités de leurs langues et de leur culture, donc titulaires d’un droit à l’autodétermination reconnu par l’ONU. Cependant, cette assise territoriale et cette histoire commune ne peuvent occulter la fracture ethnique et religieuse, qui depuis 1989, a dévasté les structures traditionnelles de la société cachemirie et a coûté la vie à plus de 47 000 personnes[63]. Les solutions militaires jusqu’en 1990 puis communautaristes violentes depuis ont montré leurs limites.

L’évolution vers une construction d’une autonomie au sein de l’Union indienne laisse toujours la sécession comme un autre choix possible, mais l’espace territorial du cadre d’un plébiscite reste à définir : tout l’État (incluant ou non le Cachemire sous tutelle pakistanaise) ? le Jammu-et-Cachemire indien ? ou chaque district ?

Si le droit international reconnaît aux peuples un droit à disposer d’eux-mêmes, il reconnaît aussi le principe de l’égalité souveraine des États.

2 Le principe de la souveraineté des États

Un autre principe fondamental du droit international est l’égalité souveraine des États qui restreint le droit à l’autodétermination en dehors du contexte de la décolonisation et protège l’intégrité territoriale des États (2.1). Puis nous examinerons les solutions envisageables et à l’ordre du jour si l’indépendance n’est pas réalisée (2.2).

2.1 La souveraineté de l’Inde et du Pakistan sur le Cachemire

2.1.1 La restriction du droit à la sécession en dehors de la décolonisation

Le droit à l’autodétermination est un droit lié à la décolonisation et les critères établis par la résolution 1541 (XV) de l’Assemblée générale des Nations Unies sont notamment « un territoire géographiquement séparé et ethniquement ou culturellement distinct du pays qui l’administre[64] », ce que l’on a appelé le critère de l’« eau salée » qui considère que le droit des peuples s’applique « là où la domination d’un peuple par un autre traverse des mers et des océans […] mais non là où elle ne traverse que de l’eau douce[65] ». En plus d’une assise territoriale, le peuple titulaire du droit à l’autodétermination doit être placé dans un état de subordination par rapport à la puissance colonisatrice[66].

Le peuple du Cachemire remplit difficilement ces critères, car, pour le premier, il serait malaisé de considérer les territoires du Jammu-et-Cachemire, de l’Azad Cachemire et des Territoires du Nord comme séparés géographiquement de l’Inde et du Pakistan. Pour les traits culturels ou ethniques distincts, New Delhi a admis la spécificité du peuple du Cachemire et l’a incluse en 1950 dans l’article 370 de la Constitution de l’Inde. Et, bien que le statut d’autonomie très large ait été repris en main par l’ingérence du pouvoir indien dans les affaires du Cachemire, les derniers développements ouvrent le champ à nouveau à cette option.

L’ONU n’a toutefois jamais utilisé le terme « peuple » pour les habitants du Cachemire mais plutôt « populations » jusqu’aux dernières résolutions de 1957 déjà citées, appelant encore au plébiscite. L’ONU a pourtant maintenu sans discontinuer la solution de la consultation populaire qui est toujours associée au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les Cachemiris ne sont d’ailleurs pas considérés, dans la classification des Nations Unies, comme un « peuple non autonome », c’est-à-dire faisant partie des seize peuples qui sont encore dans une situation de colonisation tels que le Sahara occidental, les Bermudes, les îles Caïmans ou la Nouvelle-Calédonie. D’autre part, l’ONU n’a reconnu comme interlocuteur aucun mouvement séparatiste au Cachemire.

La question du Cachemire actuellement ne peut plus se réclamer du mouvement de décolonisation qui a inspiré les grands textes des Nations Unies en matière d’autodétermination. Cette question n’est plus à l’ordre du jour et les objectifs initiaux ne sont plus rappelés avec force.

L’étape préliminaire de la démilitarisation n’a même jamais été entamée. Dans les rapports annuels de l’ONU, le secrétaire général ne mentionne plus le plébiscite depuis bien longtemps et n’exprime que de pieuses intentions sur le règlement négocié du différend : « qu’il est urgent de rechercher une solution politique à ce problème par le biais d’un dialogue constructif[67] », que le problème est « délicat et complexe[68] » souhaitant « la reprise d’un dialogue suivi et […] des progrès substantiels sur la voie d’un règlement pacifique[69] ».

Le droit à l’autodétermination du Cachemire et donc le plébiscite associé semblent disparaître des déclarations des Nations Unies au profit d’un règlement bilatéral entre l’Inde et le Pakistan.

Le droit n’est pas figé et son interprétation doit tenir compte des nouveaux contextes. Aussi, « [t]out fait juridique, tout droit doit être examiné à la lumière des règles de droit qui lui sont contemporaines, telles qu’on les comprend à ce moment-là[70] ».

La Cour internationale de justice, dans son avis consultatif du 21 juin 1971 à propos de l’évolution de la notion de mandat de la Société des Nations (qui a précédé l’ONU), a déclaré ceci :

La Cour doit prendre en considération les transformations survenues dans le demi-siècle qui a suivi et son interprétation ne peut manquer de tenir compte de l’évolution que le droit a ultérieurement connue grâce à la Charte des Nations Unies et à la coutume. De plus, tout instrument international doit être interprété et appliqué dans le cadre de l’ensemble du système juridique en vigueur au moment où l’interprétation a lieu. Dans le domaine auquel se rattache la présente procédure, les cinquante dernières années ont marqué, comme il est dit plus haut, une évolution importante. Du fait de cette évolution il n’y a guère de doute que la « mission sacrée de civilisation » avait pour objectif ultime l’autodétermination et l’indépendance des peuples en cause[71].

Le droit à l’autodétermination est lié à la décolonisation et le territoire du Cachemire ne peut être considéré comme appartenant au contexte colonial. Il ne répond d’ailleurs pas au test de l’« eau salée », bien que sa spécificité culturelle soit reconnue par l’Inde. D’ailleurs, le thème de l’indépendance dans les mentalités est moins porteur et la réticence du droit international à la sécession des États s’est confirmée après les dernières indépendances des années 70.

La théorie de la « sécession remède » permettrait cependant à un peuple, en dehors des situations de décolonisation, et dont les droits élémentaires sont bafoués, de réclamer la sécession : « Cette idée de l’existence d’un droit de sécession comme ultime remède à une situation d’oppression extrême a été très positivement accueillie par la majorité écrasante de la doctrine[72]. » S’inspirant du cinquième principe, consacré au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de la résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970 portant sur les relations amicales entre les États qui stipule que les États doivent respecter des conditions de représentativité de « l’ensemble du peuple […] sans distinction de race, de croyance ou de couleur[73] », le Groupe de travail sur le projet de déclaration des Nations Unies sur les droits des populations autochtones, dans une note explicative concernant le projet de déclaration sur les droits des peuples autochtones, envisage la possibilité d’une sécession dans les cas de violations particulièrement graves des droits de l’homme[74].

Le cas du Pakistan oriental illustre ce principe, car toutes les conditions étaient remplies pour accéder à l’autodétermination. Sa localisation à 1 800 km du Pakistan occidental, son caractère distinct au point de vue ethnique, culturel et linguistique (le bengali était parlé, alors que l’ourdou imposé par Islamabad était rejeté par la population) et l’état de subordination politique, économique ainsi que la sujétion à un régime discriminatoire à l’encontre d’une population qui représentait la majorité des Pakistanais plaidaient fortement en faveur d’une autodétermination[75]. La victoire aux élections de l’Awami League en 1970 et de son programme d’accession à une large autonomie a déclenché à partir de mars 1971, de la part du régime central du général Yahya Khan, une répression militaire massive, une extermination à grande échelle de la population bengalie d’une ampleur telle qu’on a pu parler de génocide. L’intervention de l’armée indienne a permis au « peuple triomphant[76] » de se constituer en tant qu’État.

Cependant, ce cas de figure ne peut réellement être assimilé au Cachemire, car les infiltrations de groupes armés venus du Pakistan entretiennent un cercle vicieux d’attentats qui conduisent à des représailles par les autorités indiennes. Un très lourd appareil de maintien de l’ordre est entretenu par le gouvernement indien, dénoncé régulièrement, pour les violations répétées des droits de l’homme, par des organisations internationales (Human Rights Watch, Amnesty International) et des groupes de défense des droits de l’homme en Inde. Du côté des groupes séparatistes violents, le bilan est aussi dramatique : attentats, assassinats, enlèvements, intimidation…

On peut supposer que si Islamabad freinait avec plus d’efficacité les pénétrations des djihadistes au Cachemire indien et donc n’alimentait plus le « vivier » de combattants sur le sol indien, le cycle de représailles serait désamorcé, ce qui amènerait logiquement une diminution de la violence de part et d’autre, et donc des violations graves des droits de l’homme qui justifieraient la sécession remède. De même, l’absence de représentativité, autre facteur pouvant appuyer cette thèse, est corrigée par la participation des Cachemiris indiens aux élections régionales et générales. Autre différence avec le Cachemire, la sécession du Pakistan oriental concernait une population majoritaire opprimée par une minorité, qui était de plus éloignée géographiquement, ce qui reproduisait de fait une situation du type colonial[77].

« La conclusion s’impose alors qu’en dehors des situations de décolonisation et d’occupation militaire, les groupes infraétatiques ne jouissent en tant que tels ni de droit à l’autodétermination externe, ni, malgré certains progrès, de droit à l’autodétermination interne[78]. »

Dans le droit international actuel, le seul type de sécession qui reste autorisé, c’est la décolonisation. Or, on peut considérer que le mouvement de décolonisation touche très largement à sa fin, et que, par conséquent, toutes les sécessions qui seraient en mouvement ou qui pourraient apparaître dans le futur, seraient considérées comme contraires au principe de l’intégrité territoriale des États[79].

La doctrine est donc quasi unanime à circonscrire le droit à la sécession aux situations coloniales. Une fois admise cette restriction du droit à l’indépendance au contexte de la décolonisation, ce qui exclut donc le Cachemire, il nous faut examiner le principe du respect de l’intégrité territoriale des États appliqué à l’Inde et au Pakistan face au démembrement que représenterait la sécession du Cachemire.

2.1.2 Le principe du maintien de l’intégrité territoriale des États

L’intégrité territoriale des États, qui a pour symbole l’intangibilité des frontières, est l’une des plus importantes règles du droit international. Ce principe a supplanté le droit à l’autodétermination dans la période postcoloniale : « Des deux principes fondamentaux du droit international général, le principe de l’égalité souveraine des États et le principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, le principe de l’égalité souveraine des États nous semble se situer au sommet de la hiérarchie des normes du droit international[80]. »

Une distinction doit être faite entre l’autodétermination externe et interne. La première est le droit pour un peuple ou un groupe de faire sécession d’un État déjà constitué pour devenir indépendant. La seconde est la demande d’un peuple ou d’un groupe à exister de façon autonome à l’intérieur d’un État existant et à posséder sa propre représentativité à travers un organe politique décentralisé choisi par lui. Cette dernière forme d’autodétermination respecte l’intégrité territoriale des États.

La Commission d’arbitrage de la Conférence pour la paix en Yougoslavie en 1992, dans son avis no 2, a développé une vue complémentaire du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et du maintien de l’intégrité territoriale des États. Statuant sur la demande des populations serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine de s’autodéterminer par un référendum, comme l’avaient fait les Croates, les Slovènes et les Macédoniens avant eux, la Commission a déclaré ceci : « Il est toutefois bien établi que, quelles que soient les circonstances, le droit à l’autodétermination ne peut entraîner une modification des frontières existant au moment des indépendances (uti possidetis juris) sauf en cas d’accord contraire de la part des États concernés[81]. » Cela est conforme au principe VIII de l’Acte final d’Helsinki, selon lequel « les États participants respectent l’égalité de droits des peuples et leur droit à disposer d’eux-mêmes, en agissant à tout moment conformément aux buts et aux principes de la Charte des Nations Unies et aux normes pertinentes du droit international, y compris celles qui ont trait à l’intégrité territoriale des États[82]. »

Ce que les Serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine se voient refuser, en tant que population minoritaire d’un État constitué, c’est de proclamer leur indépendance sur une assise territoriale de cet État. L’avancée de la Commission d’arbitrage en matière du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été de dissocier sécession et autodétermination, car elle ajoute que, s’il existe dans un État « un ou plusieurs groupes constituant une ou des communautés ethniques, religieuses ou linguistiques, ces groupes ont, en vertu du droit international, le droit de voir leur identité reconnue […] Dès lors les populations serbes de Bosnie-Herzégovine et de Croatie doivent bénéficier de tous les droits reconnus aux minorités par les conventions internationales en vigueur[83]. »

Cet énoncé est un prolongement du cinquième principe, consacré au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de la résolution 2625 (XXV) de 1970 qui dispose que « la libre association ou l’intégration avec un État indépendant ou l’acquisition de tout autre statut politique librement décidé[84] » est une expression de l’autodétermination. L’article premier des deux pactes internationaux des Nations Unies relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 déclarant que « [t]ous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes[85] » a attiré une déclaration de l’Inde qui spécifie que « les mots “le droit de disposer d’eux-mêmes” qui figurent dans ces articles s’appliquent uniquement aux peuples soumis à une domination étrangère et qu’ils ne concernent pas les États souverains indépendants ni un élément d’un peuple ou d’une nation — principe fondamental de l’intégrité nationale[86] ».

Bien que les avis de la Commission d’arbitrage n’aient pas de force obligatoire et concernent plus particulièrement les sécessions yougoslaves, ils peuvent éclairer une modalité de l’autodétermination qui respecterait à la fois l’intégrité territoriale de l’Inde et la volonté d’autonomie du Jammu-et-Cachemire. L’autodétermination interne, c’est-à-dire le droit à l’autonomie pour un groupe ou un peuple à l’intérieur d’un État avec un appareil politique local doté d’une représentativité forte de cette population, sans séparation de territoire, semble être une solution prometteuse. La réticence du droit international, et a fortiori de l’Inde et du Pakistan dans leurs relations bilatérales, pour une sécession du Cachemire va de pair avec la recherche d’une solution qui respecterait à la fois le droit du peuple cachemiri à s’autodéterminer et l’intégrité territoriale de l’Inde et du Pakistan.

En ce qui concerne cette intégrité territoriale, on peut considérer que le principe de l’effectivité peut jouer en ce qui a trait à l’« occupation » du Cachemire par l’Inde et le Pakistan depuis 65 ans. L’effectivité de l’occupation pouvant se définir comme le « déploiement complet de l’autorité de l’État, prise dans ses aspects normatifs et opérationnels : il doit non seulement régir l’espace auquel il prétend par des règles et des normes individuelles, mais les appliquer effectivement et y faire sentir sa présence en tant que de besoin[87]. » La ligne de cessez-le-feu qui coupe le Cachemire a été officialisée par l’Accord de Simla[88] le 2 juillet 1972, et c’est sa violation lors des deux guerres de 1965 et de 1999 puis par le « terrorisme transfrontalier » qui alimente les tensions les plus vives entre les deux pays. Le principe de l’intangibilité des frontières, qui est le corollaire de l’intégrité territoriale des États, ne peut se définir qu’à l’intérieur de frontières sûres et déterminées et la ligne de contrôle est de facto une frontière, qui sépare les territoires de l’Inde et du Pakistan.

2.2 Quelle autodétermination envisageable pour le Cachemire ?

2.2.1 Les différentes options d’indépendance sont peu satisfaisantes

La guerre engagée contre le terrorisme après les attentats du 11 sep- tembre 2001 a mis en évidence le maillage des réseaux liés à al-Qaida qui opèrent depuis le Pakistan. Après la chute du régime des Talibans, les groupes fondamentalistes se sont repliés vers les zones tribales au nord du Pakistan et le Cachemire pakistanais. Dans un tel contexte, l’éventualité d’un Cachemire indépendant est redoutée par les stratèges américains, car, « foyer du Jihad, il pouvait aussi devenir un nouveau sanctuaire comparable à l’Afghanistan des Talibans […] un rapport du Congrès américain spécifia d’ailleurs : “Il existe un réel danger qu’un Cachemire indépendant, étant donné l’attitude type Jihad de certains groupes rebelles, pourrait finir comme un autre sanctuaire permanent pour des opérations terroristes extrémistes”[89]. »

De nombreux scénarios sur le sort du Cachemire se mettent en place dès le 1er janvier 1949 quand les deux belligérants déposent les armes sur un front qui deviendra la ligne de contrôle qui a été peu remaniée jusqu’à maintenant. Owen Dixon, administrateur nommé en mai 1950 pour négocier le retrait des forces armées du Cachemire, a fait de nombreuses propositions, par exemple, tenir un plébiscite région par région ou attribuer la vallée du Cachemire au Pakistan, ou encore ne faire une consultation populaire que dans cette région ou transformer la ligne de contrôle en frontière internationale. Devant les refus persistants des deux partis aux solutions proposées et leur mauvaise volonté à organiser matériellement un référendum, Dixon en conclut ceci : « The parties had agreed that the fate of the state as a whole should be settled by a general plebiscite but over a considerable period of time, had failed to agree on any of the preliminary measures which it was clearly necessary to take, before it was possible to set up an organisation to take a plebiscite[90]. »

D’autres plans ont suivi, comme un partage du Cachemire le long de la rivière Chenab qui est plus au sud de la ligne de contrôle avec la vallée du Cachemire et le Ladakh revenant au Pakistan mais avec une perte importante de territoire pour l’Inde. Ou encore des plébiscites « chirurgicaux » avec des découpages très fins selon les ethnies ou la religion ou bien une séparation en trois territoires nommée « trifurcation[91] », ou encore un condominium indo-pakistanais sur le Cachemire avec une souveraineté partagée.

Ce tableau étant posé, rien n’a vraiment évolué depuis 1949 dans le règlement du différend, mais le plébiscite semble disparaître des discours officiels comme des mentalités[92] surtout avec l’engrenage de la violence initiée par des groupes armés soutenus par le Pakistan et qui sont moins acceptés par une population prise dans le cycle infernal des attentats et des représailles par les forces de sécurité indiennes. Le fait est que ni l’Inde, ni le Pakistan, ni les Nations Unies ne souhaitent un Cachemire indépendant pour des raisons économiques, géostratégiques et d’équilibre international évidentes. D’autre part, la mosaïque ethnique et religieuse si disparate qui compose le Cachemire créerait des minorités insatisfaites en cas d’une indépendance globale du Cachemire indien. Inversement, la « balkanisation » qui résulterait d’un découpage du territoire en micro-États, sur la base de critères religieux ou ethniques, amènerait une désintégration et une instabilité permanente de la région.

Les élections régionales de 2008, comme nous l’avons vu, ont porté au pouvoir une coalition de la Conférence nationale et du Congrès. Les élections législatives de mai 2009 ont vu la victoire d’une coalition menée par le parti du Congrès, donc la perspective d’une vue commune, pour l’avenir d’un Jammu-et-Cachemire au sein de l’Union indienne, entre les gouvernements de Srinagar et de New Delhi. Un réchauffement des relations bilatérales entre l’Inde et le Pakistan est perceptible depuis juillet 2011.

Reste donc en présence une hypothèse importante : la transformation de la ligne de contrôle en frontière internationale assortie d’une autonomie très forte pour le Jammu-et-Cachemire.

2.2.2 Une frontière internationale à l’extérieur et une autonomie à l’intérieur

L’Accordde Simla, signé le 2 juillet 1972 entre Zulfikar Ali Bhutto, président du Pakistan, et Indira Gandhi, première ministre de l’Inde, déclare ce qui suit :

(ii) Que les deux pays sont résolus à régler leurs différends de façon pacifique, par des négociations bilatérales ou par d’autres moyens pacifiques définis d’un commun accord […] (v) Qu’ils respecteront toujours l’unité nationale, l’intégrité territoriale, l’indépendance politique et l’égale souveraineté de l’autre partie […] iv (ii) Au Jammu-et-Cachemire, la ligne de contrôle résultant du cessez-le-feu du 17 décembre 1971, sera respectée par les deux parties, sans préjudice envers les positions respectives de chacune des parties. Aucune des parties ne cherchera à l’altérer unilatéralement, quelles que soient les interprétations légales et les différences entre elles. Les deux parties entreprendront en outre de refréner la menace ou l’usage de la force pour violer cette ligne[93].

Le « gel » de la ligne de démarcation conserverait les intérêts stratégiques de l’Inde et du Pakistan : « La première garderait une forte emprise himalayenne, et la partie la plus riche du Cachemire ; le second préserverait ses liaisons routières avec la Chine, doublées aujourd’hui d’une bretelle conduisant, autour du Pamir, vers l’Asie centrale, l’un des pivots de la politique étrangère pakistanaise depuis l’extension de l’Organisation de coopération économique[94]. »

Parallèlement, grâce à la démilitarisation de la région et au coup de frein donné au terrorisme importé du Pakistan, l’Inde devra entamer un processus de dévolution des pouvoirs dans l’esprit libéral de l’article 370 de la Constitution de l’Inde de 1950 qui avait accordé une grande autonomie au Cachemire mais pour la confisquer peu après. Les élections régionales de 2002 et de 2008 et le programme de la coalition au pouvoir ont marqué un pas dans ce sens : une large autonomie au sein de l’Union indienne.

La communauté internationale soutiendrait un tel accord qui allierait stabilisation de la région, bornée par des frontières intangibles, et autonomie accrue du Jammu-et-Cachemire pour satisfaire les aspirations des Cachemiris, écartant ainsi l’épée de Damoclès nucléaire qui est brandie sur la région.

Conclusion

Campés dans une guerre de position depuis 65 ans et figés dans une rhétorique axée sur le même discours sur le Cachemire, dont le fondement semble appartenir à une époque révolue, l’Inde et le Pakistan sont arrivés à un moment critique. Forts de leurs capacités nucléaires à se détruire mutuellement, ils entretiennent un conflit larvé qui draine, surtout pour le Pakistan, pays surendetté[95], des ressources humaines et économiques considérables.

L’ONU de même que les acteurs modérés en présence, comme nous l’avons vu, ont progressivement abandonné, de fait, toute référence au référendum d’autodétermination externe, mais l’autodétermination interne, telle que définie par la Commission d’arbitrage pour la Yougoslavie, est une piste prometteuse[96] qui respecterait à la fois la volonté de liberté politique de la population du Jammu-et-Cachemire et la souveraineté de l’Inde. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes peut se concevoir en dehors de la sécession, et c’est seulement quand les conditions de représentativité et de non-discrimination sont violées que le droit à la séparation peut être envisagé.

Dans son ouvrage paru en 1999, Théodore Christakis affirme ceci :

Depuis plusieurs années, le concept de l’autodétermination “interne” prend de l’ampleur. Faute de permettre aux groupes ethniques et aux minorités nationales de définir leur statut politique “externe” en optant pour la sécession, le droit pourrait en effet leur reconnaître la possibilité d’adopter des décisions importantes concernant leur avenir à l’intérieur d’un État souverain, en leur attribuant le droit à l’autonomie politique[97].

La voie démocratique des urnes qui se poursuit au Jammu-et-Cachemire peut mener vers une autonomie maximale si la coalition issue des élections de mai 2009, fédérée autour du parti du Congrès, accompagne la volonté d’émancipation des Cachemiris de s’administrer eux-mêmes au sein de l’Union indienne.

Reste l’incertitude de la politique pakistanaise qui s’est soumise aux pressions américaines, non par conviction profonde, mais sous le poids d’un endettement colossal s’élevant à 56 milliards de dollars[98] et parce que des sanctions économiques supplémentaires seraient intenables. Le 12 janvier 2002, le président Moucharraf, dans un important discours adressé à la nation, a prôné un islam moderne et ouvert et il a invité les Pakistanais à se débarrasser de la « culture de la Kalachnikov » et des violences sectaires[99]. Mais des écoles coraniques (madrasa) qui alimentent le terrorisme international continuent à exister. Le 30 avril 2002, un référendum entaché d’irrégularités flagrantes et de coercition accorde cinq ans supplémentaires d’exercice du pouvoir au général Moucharraf avec une participation électorale de 70 p. 100 de la population[100]. Les élections de 2002 et de 2008 ont vu les mêmes irrégularités. La pratique des coups d’État et la mainmise de l’armée sur la société civile ainsi que le poids prévalent de la loi islamique comme fondement des institutions sont à l’antithèse d’une société « séculariste » comme l’affiche l’Inde.

L’Inde, pour sa part, malgré la corruption politique endémique et les conflits sporadiques avec la minorité musulmane, dont les épisodes les plus marquants sont la destruction de la mosquée d’Ayodhya en 1992 et les émeutes du Gujarat en 2002, a maintenu une unité nationale à travers un processus démocratique de plus en plus exempt d’irrégularités. La période du nationalisme, sous l’égide du Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir, est arrivée à sa fin et le premier ministre indien, Manhoman Singh, choisi par une coalition dirigée par le parti du Congrès, a repris le fil des négociations amorcées par son prédécesseur, Atal Behari Vajpayee, depuis février 2004.

Malgré les attentats de novembre 2008 à Mumbai, attribués au Pakistan, qui ont entraîné plus de 160 morts et le fait que le Pakistan a violé le cessez-le-feu à la ligne de contrôle en août, en septembre et en décembre 2011, ce qui a coûté la vie à un officier indien[101], le rapprochement se poursuit. En réalité, en avril 2012, le président pakistanais, Asif Ali Zardari, qui est venu en Inde pour des raisons personnelles, a rencontré le premier ministre indien, Manmohan Singh, et ils ont discuté de questions bilatérales[102].

Cette nouvelle tentative de règlement du conflit va-t-elle aboutir alors que tant d’autres ont capoté depuis 65 ans ?

Le Pakistan est sommé par les États-Unis de montrer sa bonne volonté dans la lutte internationale contre le terrorisme, et notamment de revoir son rôle de pays refuge d’organisations terroristes. Un nouvel échiquier stratégique se met en mouvement, assignant à l’Inde et à la Chine, puissances émergentes et concurrentes en Asie, une place de bons élèves dans ce combat. Le pouvoir pakistanais, quant à lui, allié de circonstance de la coalition antiterroriste, est considéré avec suspicion, étant à la fois juge et partie et engagé dans une lutte intestine contre des organisations terroristes qui se sont immiscées dans tous les rouages de l’État. L’essor de l’Inde, la « plus grande démocratie du monde », est aussi économique avec une population près de sept fois supérieure à celle du Pakistan et sa voix porte de plus en plus fort dans le concert des nations. Le Pakistan ne pourra plus longtemps soutenir la course aux armements classiques ou nucléaires sans s’épuiser, et peut-être le temps est-il venu pour lui de faire une paix honorable avant d’être totalement dépassé, dans l’escalade à la puissance militaire, par une Inde hégémonique. La réintégration du Pakistan dans la communauté internationale pourrait se faire à ce prix : transformation de la ligne de contrôle en frontière internationale assortie de quelques remaniements mineurs en sa faveur et sécurisation de cette frontière contre les infiltrations de militants armés. La pression terroriste ne pesant plus sur cette frontière, New Delhi pourrait entamer une démilitarisation du Jammu-et-Cachemire et devra prouver sa bonne volonté de respecter les aspirations des Cachemiris en concédant une large autonomie au gouvernement de cet État.

Un élément nouveau qui s’apparente à une révolution des consciences a lieu lentement en évacuant la question du référendum de l’argumentation habituelle et par la participation des modérés au processus démocratique au Jammu-et-Cachemire. Les solutions violentes, qu’elles soient le fait des forces armées régulières depuis plus d’un demi-siècle ou d’irréguliers porteurs d’idéologies extrémistes depuis 23 ans, sont de moins en moins crédibles. L’autodétermination interne du Jammu-et-Cachemire, dans l’esprit défini par la Commission d’arbitrage pour la Yougoslavie, au sein de l’Union indienne, n’est peut-être pas la meilleure solution, mais elle se révèle du moins la plus réaliste.