La pensée juridique se cherche. C’est un début ! Le texte qui suit tente dans une forme simple de distinguer les caractéristiques de la pensée juridique de celles des autres disciplines reliées au domaine des sciences humaines et sociales. La façon dont j’ai tenté d’exprimer les choses ici n’est pas innocente. J’y présente toujours de près ou de loin le droit comme une science sociale qui chercherait une façon de se comprendre elle-même et serait sur le point d’y parvenir. Mais le terrain est vaste. Comparant le droit aux autres sciences sociales, j’ai surtout cherché à faire voir la distinction entre plusieurs modes de pensée, et chaque fois que la chose était possible, analyser les conditions d’un certain rapprochement. J’ai voulu aussi rendre compte des hypothèses fortes qui se dégagent des textes réunis ici par Les Cahiers de droit. J’ai parfois moi-même utilisé des images colorées pour me faire comprendre, me situant tour à tour dans la peau du juriste, puis dans celle du chercheur oeuvrant dans une autre discipline ; me répondant à moi-même. Il faut parfois user de contrastes. J’ai finalement tenté que ce texte reste accessible. Il fallait éviter une fuite en avant tout aussi abstraite qu’illisible. C’est pourquoi j’ai voulu explorer plusieurs avenues à la fois, plutôt que de fouiller jusque dans ses fondements les plus abstraits une position « esthétique ». Il existe plusieurs points de fuite susceptibles de faire du droit autre chose qu’un certain style littéraire (ou une certaine théologie profane). À plus long terme, mais il faut en avoir la modestie, il faut faire de la pensée juridique une perspective intellectuelle aussi utile pour les autres disciplines que ces disciplines le sont déjà… les unes pour les autres. Derrière cet impératif s’en dessine un autre : celui de se connaître suffisamment soi-même, pour s’expliquer aux autres… mais aussi pour les comprendre. Le droit est une discipline qui s’ignore largement elle-même. Il faut entendre par là que, contrairement à d’autres disciplines, les catégories juridiques ne permettent pas de comprendre le droit en tant que système de pensée. Il n’y a pas de théorie « juridique » du droit. Aussi ce qu’on appelle couramment la « théorie du droit » est-elle toujours de près ou de loin conçue à partir d’autres disciplines : la philosophie analytique (chez Kelsen par exemple), la philosophie morale, la sociologie ou la science politique. En contrepartie, il est tout à fait possible de faire une sociologie de la sociologie, une histoire de l’écriture historique ou une anthropologie de la tribu des anthropologues. C’est que les catégories juridiques n’ont pas a priori une fonction analytique, mais une fonction normative. Elles ne servent pas tant à comprendre le monde qu’à le nommer dans des termes qui permettent de lui donner un sens spécifique dans un certain ordre de discours. Cet ordre de discours n’a pas vocation à rendre compte de la réalité mais à s’imposer à elle. Le discours juridique se trouve ainsi systématiquement mis en porte-à-faux par rapport aux autres discours savants, celui du sociologue ou celui de l’économiste. Ainsi, les lois de l’économie ne visent pas tant à s’imposer aux échanges économiques qu’à en rendre compte. Il en va de même des grandes hypothèses dans le domaine de la sociologie ou de la science politique : lorsqu’elles ne parviennent plus à décrire ou à « expliquer » correctement la réalité observée… on les change. Le discours juridique poursuit une vocation inverse. Le droit n’est en rien invalidé par le non-respect de la norme ; dans tous les cas, il s’agit simplement d’appliquer la sanction ou d’imposer l’exécution d’un …
L’épistémologie de la pensée juridique : de l’étrangeté… à la recherche de soi[Notice]
…plus d’informations
Pierre Noreau
Professeur, Centre de recherche en droit public, Faculté de droit, Université de Montréal.