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Comment l’étude du droit et des normes peut-elle contribuer à la compréhension des liens sociaux ? Comment le « droit vivant[1] », en tant qu’instrument conceptuel, permet-il de sonder la complexité de la structure sociale ? Dans la réflexion qui suit, nous postulons que l’étude du droit par l’entremise des méthodes de sciences sociales, plus particulièrement de la sociologie, et notamment de l’empirie, est un moyen réflexif d’étudier le droit et les normes en tant que vecteurs du lien social et, incidemment, de révéler la dynamique des changements sociaux et juridiques.

Nous avons choisi ici de remettre en question la place de l’individu dans la dynamique normative, notamment dans l’organisation hiérarchique des normes. Nous postulons que cette dynamique, inscrite dans un lien social, dans une configuration d’acteurs[2], traduit à la fois la conception que l’individu se fait de son rôle au sein de cette configuration, mais également de son engagement dans le rapport social collectif. En établissant des liens entre normes et rôles sociaux, nous tentons de circonscrire les motivations sous-jacentes à la mobilisation des normes par les acteurs. L’objet de recherche choisi, soit le champ psychiatrique, présente des spécificités qui nous permettent d’étudier, sur le plan à la fois théorique et pratique, les mutations normatives, sociales et politiques qui sont fondamentales du point de vue sociologique du droit.

Depuis quelques années, en effet, plusieurs parlent de « crise du droit[3] », ou de changement de paradigme[4], contestant les postulats moniste et centraliste. L’inflation du droit public des dernières décennies est remise en cause au profit de mécanismes nouveaux, dont la délibération et le consensus[5]. L’individualisme serait, entre autres, à l’origine d’une instrumentalisation du droit au profit des intérêts individuels et de la technicité croissante de la société. En outre, l’interprétation individualiste des droits de la personne favoriserait l’émergence d’un discours politique et social sur la responsabilité individuelle[6].

À cet égard, la folie et la pratique psychiatrique constituent un objet de réflexion et d’exemplification privilégié. La folie, parce qu’elle se prête naturellement à une qualification normative, est l’objet d’une multiplicité de normes juridiques et sociales[7]. Au fil des époques, la folie a fait l’objet de définitions et de traitements divers. Sa conceptualisation pose comme point de départ le normal auquel il est possible d’opposer des comportements différents ou originaux, qui seront qualifiés d’anormaux. Ce clivage est éminemment moral. Ainsi, le normal est associé au bon, à ce qui est souhaitable, approuvé socialement ; il est également ce qui est le plus fréquent et donc facilement repérable et observable[8]. L’anormal, le pathologique, difficilement définissable en lui-même, est forcément le contraire du normal ; il est inadapté et dérangeant. Toutefois, l’anormal ne traduit pas l’absence de norme ou même la négation de la norme : il est plutôt dans la norme[9]. Il peut aussi être l’expression d’autres normes, de normes différentes mais possibles[10].

De même, la folie s’inscrit doublement dans la dynamique sociale : elle existe à la fois en tant que négation ou fragilisation du lien social, mais également, en soi, en tant que « question sociale[11] ». De fait, la conceptualisation d’un phénomène comme étant anormal ne saurait être intelligible en dehors du lien social, « sans référence à un discours social, culturel et politique globalisant et […] normalisant[12] ». Ici, la norme sert à supprimer la différence par la conformité des comportements[13], voire la normalisation[14] ou même le profilage[15]. L’anormal se définit donc à l’encontre du normal, en second, dans une perspective normative, et c’est l’écart entre normal et anormal qui constitue l’infraction, si ce n’est la déviance[16]. L’infraction est à l’origine à la fois de la norme[17] et de l’intervention.

Les interventions en matière psychiatrique, et plus particulièrement la garde en établissement et l’autorisation de soins[18], illustrent l’articulation entre une multitude de normativités. Outre les normes à caractère social que nous venons de mentionner, des normes médicales concernant le diagnostic, le besoin clinique et le traitement permettent l’évaluation et le suivi des « cas ». En matière juridique, différentes tensions caractérisent le champ psychiatrique, notamment entre droits de la personne et règles déontologiques, d’une part, et entre droits de la personne et droit à la protection, d’autre part.

L’étude du champ psychiatrique met également en lumière les orientations de la gestion étatique des problèmes sociaux. En effet, depuis les années 70, l’État s’est progressivement engagé dans la pratique psychiatrique, d’une part en la juridicisant, notamment en reconnaissant des droits spécifiques aux patients psychiatriques et, d’autre part, en la judiciarisant en partie, plus précisément quant aux processus d’internement et de traitement[19]. Soulignons que cette tendance de l’État à juridiciser et à judiciariser « les questions de société[20] » n’est pas sans effet du point de vue normatif[21]. En effet, la juridicisation engage forcément l’action étatique par l’intervention du législateur, mais, paradoxalement, la judiciarisation, en tant que moyen d’application des politiques publiques et du droit, suppose, objectivement, un désengagement de l’État[22]. Ainsi, la délégation de responsabilité qui accompagne la judiciarisation favorise l’intervention d’institutions supplémentaires dans la régulation de l’internement et des soins psychiatriques : les tribunaux. Tenus d’interpréter les dispositions applicables, les juges deviennent les principaux producteurs du sens de la norme et, incidemment, du sens des interventions psychiatriques. L’intervention des professionnels du droit, particulièrement des juges, dans les rapports sociaux et dans la définition des politiques publiques et du droit psychiatrique entraîne des changements majeurs dans l’économie des rapports entre les normes applicables dans le champ de l’intervention psychiatrique. Dans cette perspective, le droit devient la norme de référence dans un domaine qui ne concernait jusque-là que la clinique. Juges et psychiatres doivent donc, en dépit des finalités parfois antagonistes de leurs disciplines respectives, trouver, sur le terrain du droit, des modalités d’intervention acceptables pour tous. Nous avons étudié le processus de mobilisation des normes par ces deux acteurs dans leur rapport avec des personnes souffrant de maladie mentale, plus spécialement au moment de prendre la décision d’hospitaliser ou de soigner un individu contre son gré.

En matière de garde en établissement, le critère cardinal à la prise de décision est la présence de dangerosité liée à l’état mental[23]. Cette dangerosité doit être importante ou « clairement envisageable dans le présent ou dans un avenir relativement rapproché[24] » et être documentée. Rappelons que la Charte des droits et libertés de la personne prévoit à cet effet que le droit à la liberté d’un citoyen ne peut être entravé que pour « les motifs prévus par la loi et suivant la procédure prescrite[25] ». Pourtant, l’interprétation jurisprudentielle de ce critère reste inégale. Ce sont en particulier le manque de précision scientifique du critère de danger[26], la diversité des acteurs amenés à se prononcer[27] et le flou du droit qui permettent une application circonstanciée[28].

En matière d’autorisation de soins, la décision doit être prise en deux temps. D’abord, il s’agit de trancher la question de l’inaptitude à consentir aux soins de la personne visée, puis celle de la nécessité effective du traitement proposé et des bénéfices attendus[29]. Soulignons que l’évaluation de l’aptitude à consentir aux soins nécessite une procédure particulière, qui n’est pas la même que pour l’aptitude légale[30]. Il faut ici protéger le droit à l’intégrité des personnes visées par les demandes, l’inaptitude ne permettant plus de facto de contourner l’obligation d’obtenir un consentement ; son effet est plutôt l’obligation d’obtenir un consentement substitué. Pourtant, comme dans le cas du critère de dangerosité, il n’existe aucun consensus sur une définition de l’aptitude à consentir aux soins dans la communauté scientifique[31]. Il s’ensuit une jurisprudence hétérogène, parfois contradictoire[32].

Nous commencerons par brosser un tableau de la norme en tant que vecteur du lien social. Dans cette perspective, le pluralisme normatif permet de circonscrire l’éventail des différents degrés d’engagement dans le lien social (1). Ensuite, nous développerons le concept de norme de l’anormal, concept originellement issu du discours psychiatrique (2), et présenterons notre hypothèse et notre démarche méthodologique (3). Enfin, nous exposerons nos résultats de recherche (4).

1 La norme comme vecteur du lien social

1.1 Les caractéristiques du discours normatif

Le caractère normatif d’un discours consiste en un « jugement qui apprécie ou qualifie un fait » relativement à un standard ou à une règle, correspondant aux valeurs ou aux intérêts de celui qui produit la norme[33]. Ce discours a donc un caractère évaluatif, par lequel le producteur émet une opinion. Le choix d’instituer un discours normatif dépend d’un processus par lequel le producteur classe des faits. Ce processus d’évaluation correspond au jugement de valeur[34].

Lorsque le discours normatif est créé à partir de standards, le processus de jugement de valeur devra classer les faits hiérarchiquement en catégories supérieures, inférieures ou égales. Il ne s’agira donc pas de déterminer ce qui est bon dans l’absolu, mais plutôt ce qui sera le plus avantageux en fonction de la fin recherchée. Pour ce faire, l’évaluateur tiendra compte de valeurs inhérentes aux objets ou aux situations en cause, de valeurs instrumentales en fonction du but recherché et de valeurs contributives, soit des valeurs de tous les objets ou des situations prises comme un ensemble.

Lorsque le discours normatif est créé à partir de règles, le processus de jugement de valeur a pour objet de classer les faits entre convenables et inconvenables. Les règles peuvent être de nature morale ou juridique, mais il faudra également tenir compte des règles d’un jeu, des règles d’étiquette, des règles internes à un organisme ou une institution ou encore des règles de procédure. Le processus d’évaluation consiste alors à ne retenir que ce qui est considéré comme bon du point de vue instrumental de l’évaluateur.

Ainsi, le discours normatif fonde la différence entre plusieurs comportements acceptables et le bon comportement, c’est-à-dire celui qui a la plus grande valeur. C’est également la différence entre un comportement encouragé et un comportement obligatoire, ce dernier étant à la fois le comportement encouragé et la bonne chose à faire. Selon les situations et sa nature, le discours normatif peut avoir un caractère impératif, justificatif ou de recommandation ; il a habituellement une visée prescriptive[35].

De manière générale, le discours normatif sert à la prévisibilité des rapports sociaux. Il cristallise l’interaction pressentie entre les membres du tissu social sous trois formes différentes : 1) le contrôle personnel, ou autorégulation, par lequel l’individu s’astreint seul à l’observance des normes ; 2) le contrôle social informel, au sein de la communauté ou du groupe, par lequel les pairs manifestent une désapprobation du comportement déviant[36] ; et, 3) la sanction sociale formelle, exercée par des agents spécialisés[37]. Le discours normatif constitue donc un guide des conduites et il agit sur trois parties : « la personne qui peut légitimement attendre et exiger d’être traitée sur un […] mode, conforme à la règle ; la personne qui est obligée d’agir suivant la règle ; la communauté qui renforce la légitimité de cette attente et de cette obligation[38] ».

En même temps, le discours normatif devra toujours être justifiable, idéalement par des arguments de nature pragmatique, et notamment scientifique, plutôt que morale[39]. Ces arguments pourront, par exemple, s’appuyer sur les standards ou les règles qui ont servi à créer la norme, sur leur validation en tant que standards et règles supérieurs, sur leur justification par leur inclusion au sein d’un système de valeurs pris comme un tout ou sur une démonstration de nature rationnelle[40].

Cependant, depuis l’avènement des sociétés modernes, l’individu n’est plus absorbé par la collectivité : il est libre[41]. « Point de totalitarisme, point de violence sauvage, point d’arbitraire érigé en système[42]. » Il s’agit donc plutôt de régulation sociale, de « projet normatif[43] », un processus qui encadre les rapports que les individus entretiennent entre eux et qui permet au système global de se maintenir[44]. Dans ce cadre, la norme n’aurait pas pour fonction première d’exclure, elle aurait au contraire pour objet la transformation[45], la normalisation. Le pouvoir n’est pas un phénomène de domination qui serait « massif et homogène » ; il fonctionnerait par l’intermédiaire de la chaîne des individus, en réseau. Ainsi, « [les individus] ne sont jamais la cible inerte ou consentante du pouvoir, ils en sont toujours les relais. Autrement dit, le pouvoir transite par les individus, il ne s’applique pas à eux[46]. » Dans ce cas, bien que « [c]haque collectivité […] [soit] encore définie comme le lieu de sa propre mutation », l’individu est appréhendé en tant que producteur de sa société[47].

1.2 La dynamique du pluralisme normatif : entre liens et rôles sociaux

Dans une perspective pluraliste, toutes les normes ont objectivement la même finalité et le même statut. Il n’y a donc aucune prépondérance logique d’un type de normativité sur les autres. De manière générale, les chercheurs qui ont opté pour cette position épistémique ont cherché à comprendre la nature ontologique des normes et à saisir les raisons pour lesquelles les individus les acceptent comme étant contraignantes. À travers ce questionnement, toutefois, la problématique de la juridicité est une constante : quiconque tente de circonscrire les mécanismes d’émergence et d’imposition des normes s’impose bien souvent la comparaison avec le droit posé[48].

Pour certains auteurs, les normativités non étatiques ne peuvent émerger qu’en l’absence de droit[49], ou du moins d’un droit efficace[50]. Pour d’autres, c’est exactement l’inverse : le droit n’a de raison d’être que là où le contrôle social est inexistant[51]. Cette perspective rejoint celle de Max Weber pour qui, si d’autres pouvoirs que l’État — et il donne en exemple le pouvoir religieux — ont un effet qu’il qualifie d’« appréciable », alors la « contrainte juridique » de l’État sera moindre[52].

La question centrale ne concerne pourtant pas l’aménagement des normes entre droit posé et normes non étatiques. Il s’agit plutôt de comprendre comment leur existence est possible[53] et, partant, comment et pourquoi elles s’imposent. Différentes explications sont avancées en fonction des finalités normatives. Ces dernières peuvent être de deux ordres : maintenir l’unité sociale ou jouer le rôle de catalyseur de l’identité individuelle.

Dans le premier cas, la conformité des comportements avec les normes résulte de l’anticipation du comportement de l’autre : rappelons, à ce titre, que la norme constitue un « code social sous-entendu », un « outil de coopération »[54]. Les groupes sociaux élaborent des normes dans le but d’assurer leur bien-être ; ils utilisent les punitions et les récompenses pour arriver à leurs fins.

Dans le second cas, la norme fait l’objet d’un processus d’« intériorisation » par lequel l’individu qui veut agir selon ce qu’il croit être juste s’approprie le contenu normatif[55]. Il s’agit du processus de « subjectivation » ou d’« identification[56] ». La norme a alors une double valeur : une valeur pratique liée au sens que l’acteur donne à son action[57] et une valeur symbolique liée à l’association entre comportements et qualités, la norme définissant qui est respectable et qui ne l’est pas[58].

Sur le rôle des individus dans la dynamique normative, et plus particulièrement au sujet du lien entre sens de l’action, identité et normes, les travaux menés par Roderick A. Macdonald sur le pluralisme juridique sont uniques[59]. Selon la perspective de cet auteur, les acteurs façonnent les institutions et, par le fait même, les normes ; le droit étatique est une construction découlant des interactions entre les sujets de droit et les sujets exerçant un rôle institutionnel. Ainsi, les normes sont le reflet de l’identité de l’acteur puisque « [l]a pluralité des ordres juridiques reste toujours dans l’imaginaire des sujets, dans la pluralité de leur conception de leur soi[60] ». Les normes ne sont plus des règles imposées, mais des règles « négociées » et les décisions découlent d’un accord entre les justiciables[61].

Dans cette perspective, la force normative[62] n’émane pas des règles elles-mêmes, mais plutôt de l’« intercompréhension pratique » : les normes, pour exister, sont comprises, vécues et agies « dans et par rapport à autrui[63] » au sein de la configuration. Partant, pour nous, elles sont l’expression symbolique du rôle de l’individu dans le lien social et agissent comme vecteur de la socialité. Nous verrons ci-dessous comment le discours issu de la pratique psychiatrique peut être conceptualisé comme un discours normatif.

2 La norme de l’anormal : fondements historiques et manifestations contemporaines

2.1 Les fondements historiques du discours normatif sur la folie

En France, durant la première moitié du xixe siècle, Eugène Esquirol, disciple de Philippe Pinel, a été très engagé dans la mise en place d’une nouvelle loi sur l’internement[64] et il a été reconnu expert judiciaire dans des affaires d’homicide, alors que cette reconnaissance était encore rare et très discutée[65]. La participation primordiale d’un médecin à des activités de nature politique et judiciaire marque le début d’une « union sacrée [entre l’administration et l’autorité médicale][66] », union dont la cristallisation sera d’autant plus évidente dans la conception normative de la folie que les discours psychiatriques et juridiques s’appuient mutuellement[67].

Ce serait précisément grâce au savoir médical sur la folie, remodelé en discours scientifique et nosologique, puis expert[68], que le « pouvoir psychiatrique » se serait « impos[é] à la folie au nom d’une vérité détenue une fois pour toutes […] sous le nom de science médicale[69] ». Dans l’évolution du statut du discours psychiatrique, le passage symbolique de la fonction strictement thérapeutique à la fonction cumulative experte est central. Il permettra notamment l’imposition du discours psychiatrique sur l’anormal en tant que discours normatif, en particulier par le truchement du droit[70] : d’abord, parce que le droit garantit la place du sujet dans l’organisation sociale ; ensuite, parce que la reconnaissance du psychiatre comme expert à travers les lois, les politiques publiques et l’arène judiciaire impose son discours comme une vérité[71] ; finalement, parce que « le recodage médical de la psychiatrie opère par la jonction du juridique et de l’organique[72] » au sein du système juridique lui-même. Ainsi, la reconnaissance symbolique de l’expert est avantageuse de deux manières : pour le politique, en premier lieu, puisque, dans le rôle particulier d’expert de la maladie mentale, le psychiatre apporte la caution scientifique nécessaire à la légitimation d’une loi ou d’une politique d’exception et, par extension, à la confirmation de l’État en tant que garant du bien public, servant de « couverture[73] » ; pour les psychiatres, en second lieu, en tant que groupe professionnel dont le discours est légitimé à travers la reconnaissance sociale qu’offrent les différents appareils étatiques. Pour Robert Castel, c’est en fait une « heureuse coïncidence », par laquelle « une suture sans faille entre jugements de faits et jugements de valeurs » cristallise l’alliance de la psychiatrie et du politique par l’intermédiaire de l’expertise : « il est positivement nécessaire d’isoler un malade en vertu de son état de malade, et il est socio-politiquement nécessaire de le séquestrer en vertu de la dangerosité qu’il exhibe[74] ».

2.2 Les manifestations contemporaines de la norme

Depuis quelques décennies, ce serait par l’utilisation systématique de la classification des pathologies proposée par l’American Psychiatric Association (APA), par l’entremise du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM)[75], comme instrument diagnostique utilisé par les psychiatres — mais également par d’autres professionnels, tels les chercheurs, les tribunaux, les compagnies d’assurances et les gouvernements[76] —, que le discours sur l’anormal se serait d’abord structurellement diffusé en société[77]. La nosologie, en tant que codification du discours normatif sur la folie, a pour objet d’imposer une hiérarchie sociale entre le normal et l’anormal, comme le laisse paraître cet extrait de l’introduction du DSM : « la définition du trouble mental qui a été incluse dans le DSM-III et le DSM-III-R est reprise ici parce qu’elle est aussi utile que n’importe quelle autre définition et qu’elle nous a aidés à choisir quelles affections, à la limite entre la normalité et la pathologie, devraient être incluses dans le DSM-IV[78] ».

C’est ainsi que la définition retenue sert à trier les manifestations de folie et, ultimement, à trancher entre le sain et le pathologique, entre le normal et l’anormal. En conséquence, elle constitue une norme de l’anormal[79], dont le psychiatre, à titre d’expert, est le principal protagoniste. En effet, si l’« anormalité » du comportement[80] — et le risque de passage à l’acte associé — dépasse les critères d’ordre strictement médical, et pourrait vraisemblablement être constatée par plusieurs types de professionnels[81], l’expertise du psychiatre reste pourtant toujours essentielle, car il est le seul à pouvoir poser un diagnostic et à prescrire la médication appropriée[82]. Dans cette perspective, nous observons, à la fois dans la jurisprudence et dans la littérature, la tendance à déléguer aux psychiatres la responsabilité d’évaluer et de proposer des solutions[83], l’opinion psychiatrique étant synonyme de meilleur intérêt[84].

Outre l’usage répandu des catégories et des critères diagnostiques psychiatriques, le développement du concept de « santé mentale[85] » — comme glissement conceptuel — a permis une récupération et une diffusion du savoir psychiatrique, mais également, et surtout, le dépassement de son cadre par une opération de « dé-scientification » qui a deux résultats. Le premier consiste en une meilleure compréhension populaire du discours médical dans une visée adaptative à la vie quotidienne, qui se reflète dans le contrôle personnel et le contrôle social informel. Le second est la psychiatrisation de certains phénomènes sociaux plus ou moins problématiques, dans un objectif de contrôle, formel ou non. Ainsi, la norme, en raison de son indétermination, ne concerne plus que les « anormaux ». Alain Ehrenberg parle de ce changement épistémique comme du « grand renversement » : « La notion de santé mentale désigne un spectre de problèmes qui va du développement personnel […] afin d’améliorer ses performances ou son équilibre psychologique […] aux psychoses adultes et infantiles. La notion est donc si large qu’elle en est indéterminée[86]. »

Il s’ensuit que la question de la santé mentale concerne toutes les institutions sociales, publiques et privées, et non plus seulement l’asile[87], et qu’il est devenu acceptable — voire encouragé — que tous tiennent un discours sur la santé mentale[88]. Ce faisant, la norme de l’anormal, intériorisée, se voit en quelque sorte diluée dans un mouvement global de médicalisation[89] qui tend à faire oublier ses fondements — le discours scientifique — et à en faire une idéologie, un discours qui n’appartient plus à personne et qui « défini[t] la vie sociale, [e]n trac[e] les limites, [e]n interprèt[e] les problèmes et [e]n indiqu[e] les solutions[90] », emportant une psychiatrisation du social dont les relais sont potentiellement tous les acteurs de la société civile. Il s’ensuit que, si l’hypothèse de l’existence d’une norme de l’anormal est exacte, il faut se demander comment elle peut cohabiter concrètement avec les autres formes de normativité. Prend-elle vie, devient-elle action ? Si oui, comment s’articule-t-elle dans un système normatif pluriel où le droit psychiatrique prétend dicter la règle à suivre ?

3 L’hypothèse posée et la démarche méthodologique adoptée

3.1 L’hypothèse posée

Dans le contexte de notre recherche, le pluralisme normatif doit être conceptualisé comme un ensemble de normes complexes, issues de diverses sources et s’imposant avec une force variable, dont les substances peuvent se faire face, voire se heurter. C’est cette pluralité de substances, parfois, nous l’avons vu, au sein d’une même norme, qui place l’individu devant un choix.

Conformément à cette posture épistémique, les normes sont mobilisées par les juges ou les psychiatres lorsqu’elles sont susceptibles d’objectiver leur lien social avec les personnes souffrant de maladie mentale. Notre hypothèse générale est que la mobilisation des normes par l’acteur dépend directement de la « pression juridique » exercée sur lui. Autrement dit, moins la norme juridique propose un encadrement rigide, plus l’individu aura tendance à opter pour d’autres normes de référence. Aux fins de la présente réflexion, nous retenons trois types de normes[91].

La normeformelle, ainsi que la sanction qui l’accompagne, est énoncée par l’État ou par une institution à laquelle il a délégué le pouvoir de légiférer. Il s’agit donc principalement de lois et de règlements officiels, évidemment explicites. La sanction prend la forme d’une sanction sociale formelle, expressément prévue par la norme et appliquée par les agents étatiques. L’individu s’y conforme par rationalité cognitive, parce qu’il adhère au contenu de la norme, ou encore par rationalité intéressée, pour éviter la sanction.

La normesubjective correspond à la morale, aux opinions personnelles, mais également à la codétermination de la norme formelle[92], voire au phénomène d’intériorisation. Cette norme est intrinsèquement tacite, c’est-à-dire généralement non dévoilée, mais l’individu peut choisir de l’exprimer, principalement pour expliquer ses raisons d’agir. Les sanctions éventuelles viennent de l’individu lui-même et elles peuvent ou non avoir été déterminées à l’avance. Il s’agit du contrôle personnel. Le sujet agit ici conformément à ses principes, soit en fonction de la rationalité axiologique.

La norme de l’anormal, en raison notamment de l’absence d’émetteur clair, mais également de sa large diffusion, pourrait être mobilisée de plusieurs façons. Elle pourrait d’abord, nous l’avons vu, faire intrinsèquement partie du droit posé ou de l’interprétation qui en est faite[93]. Elle pourrait également faire partie de normes subjectives, plus particulièrement de la morale. Aux fins de l’analyse, les manifestations concrètes de la norme de l’anormal dans le discours des acteurs sont le statut des psychiatres en tant que seuls experts de la maladie mentale, le caractère bénéfique de l’hospitalisation et des soins ainsi que l’application du principe du meilleur intérêt du patient psychiatrique[94].

Tableau 1

Caractéristiques des trois types de normes étudiées

Caractéristiques des trois types de normes étudiées

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Aux fins de notre recherche, nous avons choisi comme objet les procédures concernant la garde en établissement et l’autorisation de soins, qui mettent en scène, dans la perspective du choix normatif, deux acteurs dont la formation, les objectifs professionnels et les contextes de pratique sont en partie opposés : les juges d’abord, dont les objectifs concernent, en plus de la protection des droits de la personne, la protection du défendeur dangereux et de la société — dans le cas de la garde en établissement — ou la protection du défendeur inapte à consentir aux soins — concernant l’autorisation de soins ; les psychiatres, ensuite, à l’origine des requêtes, pour qui les objectifs cliniques, les obligations déontologiques et le meilleur intérêt du patient priment.

Selon notre cadre opératoire, en matière de garde en établissement, en raison de la structure du cadre juridique, les juges de la Cour du Québec auraient tendance à appliquer la règle juridique strictement, et notamment la procédure. En matière d’autorisation de soins, les juges de la Cour supérieure, au contraire, étant donné l’absence de balises juridiques, seraient plutôt dans une posture pragmatique, évaluant les espèces au cas par cas. Les psychiatres, enfin, en raison de leur rôle de soignant et de leurs obligations déontologiques, seraient dans une logique d’« exigence de justice[95] », un processus de décision éthique par lequel « le médecin [est] guidé par le meilleur intérêt du patient et les traitements qu’il propose sont le fruit d’une évaluation soignée des risques encourus et des bienfaits espérés[96] ».

3.2 De la nécessité d’une démarche de sciences sociales

Pour répondre à nos questions, nous avons opté pour un point de vue externe, par lequel le droit et les normes sont appréhendés en tant qu’objets de recherche[97] situés dans un cadre social, politique, économique[98]. Ce regard externe sur le droit n’est possible qu’en adoptant une posture épistémique de sciences sociales par laquelle est mobilisé un appareil conceptuel et théorique qui permet une systématicité dans la documentation de la question, la collecte des données et l’analyse, mais aussi dans l’organisation du travail de recherche autour d’une hypothèse et d’un modèle[99]. L’application d’une telle démarche méthodologique comporte plusieurs avantages.

Le premier avantage concerne la position objective du chercheur, puisque, bien que notre recherche porte sur le droit et sur les normes, elle n’a pas le caractère normatif que peut avoir une recherche juridique. Il n’est pas question de décrire le droit, ou encore de dire ce qu’il devrait être, mais plutôt de mieux comprendre comment son existence est possible et surtout ce que sa mobilisation ou son absence de mobilisation signifie pour les acteurs replacés dans leur contexte. Dans cette perspective, l’application d’un processus scientifique[100] constitue un cadre structurant pour la collecte, l’interprétation et l’analyse des données. Ce cadre préserve jusqu’à un certain point le chercheur d’éventuelles dérives interprétatives, bien que le sens attribué par les participants à la recherche aux situations étudiées demeure un construit et non un accès direct à la pensée des sujets de recherche[101]. Il faut cependant accepter cette limite du travail intellectuel qui, sous cet aspect, influe sur tous les champs de la connaissance.

Le second avantage de la structure que permet la démarche méthodologique de sciences sociales touche à la réalisation même d’un tel projet. C’est en effet par un mode particulier et spécifique de problématisation, de collecte et d’analyse de données que de telles hypothèses peuvent émerger puis être vérifiées.

Au regard de l’étude du « droit vivant », la recherche empirique nous semble un mode de collecte de données particulièrement approprié. C’est la seule en effet qui permet d’accéder aux objectifs poursuivis par les individus dans la mobilisation des normes, mais aussi de faire des liens entre droit et rôle social ainsi qu’entre droit et lien social. Soulignons qu’au-delà du questionnement théorique, cependant, le dévoilement des conditions de mobilisation et d’application des normes et, incidemment, des faiblesses matérielles ou paradigmatiques du droit, pourrait servir, dans un mouvement réflexif, à adapter la production juridique en fonction des objectifs poursuivis.

3.3 La démarche méthodologique adoptée

À toutes les étapes de notre recherche, nous avons adopté une posture qualitative, compréhensive et réflexive, idéale pour l’étude de phénomènes complexes impliquant divers éléments, humains ou non, que le chercheur ne contrôle pas. Une des caractéristiques fondamentales de la recherche qualitative est en effet de tenter de « capter des données sur les perceptions des acteurs […] “de l’intérieur” », dans une perspective holiste[102]. La démarche entreprise est celle de l’étude de cas[103], plus particulièrement la comparaison de cas multiples.

Nous avons entrepris une recherche empirique en alliant diverses méthodes de collecte de données[104]. La multiplication des sources de données, spécialement leur triangulation, permet d’éviter les éventuels biais introduits par une perspective unique[105] et de contourner certaines difficultés liées à la validité interne et externe de la recherche qualitative[106], l’information alors recueillie n’étant que partielle et ne représentant jamais toute la réalité d’un cas[107].

Parmi les différentes méthodes possibles, nous avons retenu celles qui nous mettaient le plus efficacement en contact avec la subjectivité des sujets de recherche et leur processus décisionnel, mais également avec la dynamique sociale en cause. Nous avons, dans un premier temps, rencontré les informateurs pour des entretiens semi-dirigés. Dans un deuxième temps, nous avons procédé à des observations directes en salle d’audience à la Cour du Québec et à la Cour supérieure, dans le district judiciaire de Montréal. À cette occasion, nous avons également pu recueillir de l’information émanant de tous les types de participants à la configuration étudiée, sous la forme d’entretiens brefs non directifs. Nous avons également pu, à quelques reprises, consulter les rapports psychiatriques produits en preuve. Enfin, dans un troisième temps, nous avons rencontré, à des fins complémentaires, des acteurs gravitant autour des sujets de recherche ; les rencontres ont eu lieu sous forme d’entretiens non directifs ou de groupes de discussion. Ces données nous ont servi à confirmer notre interprétation des données principales ou à les compléter.

Tableau 2

Échantillon

Échantillon

* CQ : Cour du Québec ; CS : Cour supérieure.

** CA : Cour d’appel ; TAQ : Tribunal administratif du Québec.

*** Les rencontres ont eu lieu lors des audiences pour autorisation de soins à la Cour supérieure.

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Nous nous référons successivement à nos entretiens et à nos observations mené auprès de la Cour du Québec, de la Cour supérieure et de la Cour d’appel en fonction d’un système de numérotation et d’anonymisation des comptes rendus exhaustifs (verbatims) des entretiens puis des notes d’observation.

4 Les résultats de recherche : les « révélations[108] » du terrain en matière de droit vivant

Lors de l’analyse des données empiriques, nous avons repéré dans le discours et la pratique des informateurs les traces des différentes normativités présentes dans notre modèle[109]. La recherche empirique a cependant révélé une complexité que nous n’attendions pas. Pour la présente réflexion, nous avons choisi de retenir deux éléments fondamentaux. Le premier concerne la place effective de la structure du cadre juridique dans le cheminement décisionnel ; le second, l’importance du rôle social dans lequel l’individu se projette lorsqu’il prend une décision à caractère normatif. Nous avions émis comme hypothèse de recherche que la structure du cadre juridique serait le corollaire du rôle effectif de la norme formelle dans la prise de décision : plus le cadre juridique serait structuré et clair, plus la décision serait conforme au droit. Or, nous avons réalisé que non seulement la structure cadrante du droit n’a pas d’impact sur la conformité des décisions aux prescriptions juridiques, mais que c’est plutôt dans la conception symbolique de son propre rôle, et au sens qu’il attribue à son action, que l’acteur se positionne dans le choix normatif. Autrement dit, la mobilisation des normes dépend de l’engagement de l’individu dans le lien social. Pour illustrer nos propos, nous avons choisi de rendre compte de nos résultats à l’égard de la norme formelle et de la norme de l’anormal. Étant donné la nature de nos résultats, nous ne ferons pas de différence entre les juges de la Cour du Québec et ceux de la Cour supérieure.

4.1 La norme formelle[110]

Un des premiers constats que nous avons été amenée à faire concerne l’absence de perspective systémique et globale sur le droit, et ce, chez les juges et chez les psychiatres. Pourtant, le principe de la cohérence est élémentaire tant en interprétation qu’en théorie du droit[111]. Ainsi, interrogés sur le contenu du droit applicable, nos informateurs n’en ont généralement présenté qu’une portion. Pour la plupart d’entre eux, la régulation du champ par des mécanismes juridiques est nécessaire en raison de l’atteinte aux droits à la liberté, à l’autodétermination et à l’intégrité que représentent la garde en établissement ou l’autorisation de soins. Cependant, peu d’informateurs affirmaient mettre en balance les droits en jeu et le besoin de protection, voire un certain droit à la protection. Il semblerait plutôt que l’impératif de protection prime presque naturellement sur les droits, la garde en établissement et l’autorisation de soins étant perçues comme un moindre mal. C’est ce qu’exprime sans détour un juge de la Cour d’appel, d’abord au sujet des psychiatres puis des juges d’instance :

Il arrive un moment où c’est de la détention. Alors il faut être conscient de ça, et les impératifs médicaux ou psychiatriques doivent absolument tenir compte de l’idée de liberté […] Il me semble qu’au nom du bien de l’individu qu’on cherche à protéger, on oublie que cette mesure de protection aura un effet attentatoire à sa liberté et que, par conséquent, ça ne peut pas être traité avec désinvolture. Enfin, une désinvolture juridique, je dirais[112].

L’intervention judiciaire se justifie pourtant le plus souvent aux yeux de nos informateurs par la nécessité de protéger les droits fondamentaux[113]. Pour plusieurs des psychiatres que nous avons rencontrés, le moment de l’audience représente jusqu’à un certain point un moment citoyen par lequel les patients psychiatriques peuvent à la fois faire valoir leur point de vue et revendiquer leurs droits[114]. Dans cette perspective, les juges constituent les gardiens ultimes des droits et libertés[115]. Pourtant, hormis les droits judiciaires[116], nous avons souvent observé, tant dans le discours que dans la pratique des juges, l’absence de références claires aux dispositions précises concernant les droits de la personne[117]. À cet égard, nous avons pu faire plusieurs constatations importantes lors de nos observations. D’abord, le fait que les juges entendent beaucoup de causes où le défendeur est absent sans que personne ne sache pour quelle raison[118] et ensuite, le fait que, de manière générale, les droits des défendeurs ne sont pas plaidés par les avocats qui les représentent[119]. Quant à l’attitude des juges, elle consiste le plus souvent à ne pas faire mention des droits civils et fondamentaux du défendeur, et ce, même lorsque celui-ci n’est pas représenté.

De la même manière, aucun lien n’est établi entre la protection des droits et l’application de la procédure. L’interprétation des dispositions procédurales en matière d’intégrité — bien que ces dernières fassent l’objet d’un chapitre particulier du Code de procédure civile et que les requêtes relatives à l’intégrité aient préséance sur toute autre demande à l’exception des requêtes en habeas corpus[120] — est la même que pour toute disposition procédurale. Il existe à cet égard certaines transpositions de concepts de procédure civile « régulière » à la garde en établissement ou à l’autorisation de soins. Notamment, l’absence des défendeurs est expliquée par le fait que ceux-ci ne contestent pas le bien-fondé de la requête : on dit que la cause est « non contestée [121] ». Ainsi, la procédure sert avant tout à faciliter la gestion d’instance et elle semble facilement mise de côté lorsque l’intérêt du défendeur est en cause[122].

Dans une perspective sociologique, nos données nous permettent de dégager quatre types de rapport à la norme formelle, allant de l’adhésion de principe à l’instrumentalisation[123]. À la lumière de nos résultats de recherche, nous avons créé une typologie où nous lions la conception que l’acteur a de son rôle et son rapport au droit sous la forme de postures décisionnelles.

La force que l’individu reconnaît à la norme formelle dépend, dans les faits, de la possibilité de jouer son rôle en mobilisant le droit. Il s’ensuit que l’application de la norme est optimale lorsque l’individu lui reconnaît une double force symbolique[124] et pratique, soit la possibilité pour la norme d’évoquer et de matérialiser simultanément le rôle personnel. Dans notre recherche, malgré une conception morcelée du droit qui leur est commune, la différence entre juges et psychiatres réside principalement dans la compréhension qu’ils ont de leur rôle par rapport soit au patient psychiatrique, soit au défendeur. Chez l’ensemble des psychiatres que nous avons rencontrés, l’intervention auprès d’un patient par l’entremise de mesures comme la garde en établissement ou l’autorisation de soins se trouve sur un continuum d’interventions cliniques. Dans ce genre de décision, le psychiatre conçoit son rôle comme celui qu’il joue habituellement, c’est-à-dire celui d’un soignant. Il évalue donc les intérêts cliniques du patient, la volonté exprimée, les bénéfices et les risques liés à la mise en place, ou non, de la mesure envisagée, ainsi que ses propres obligations[125]. Dans cette évaluation spécifique, où les principes de l’éthique appliquée sont mis en pratique[126], la norme formelle ne peut jouer qu’un rôle instrumental par un appui symbolique à une décision de nature subjective (posture déontologique). Le droit n’est ici qu’un instrument par lequel le psychiatre peut arriver à ses fins cliniques, tandis que la forme et les concepts juridiques peuvent être utilisés à des fins différentes des objectifs initiaux[127].

Le cas des juges est plus complexe puisque nous avons pu constater trois rapports au droit qui révèlent trois formes de compréhension du rôle du juge en ces matières, la première étant le maintien du rôle habituel du juge, alors que les deux autres témoignent d’un rôle exceptionnel[128]. Lorsque le juge conçoit son rôle dans ces matières comme celui qu’il joue habituellement dans les instances civiles, le droit est conceptualisé comme un outil. Autrement dit, c’est par l’application mécanique de critères comme la prépondérance de la preuve qu’il prend ses décisions (posture légaliste). Lorsque le juge conçoit son rôle comme celui de protecteur des droits de la personne, c’est également par la mobilisation du droit qu’il arrivera à ses fins, mais il appliquera les dispositions substantives, et parfois les précédents, au cas par cas (posture pragmatique)[129]. Lorsque le juge conçoit son rôle comme celui de protecteur d’un défendeur vulnérable, le droit n’a plus qu’une valeur symbolique : il ne fait que conférer au juge une compétence (posture empathique)[130].

Tableau 3

Caractéristiques des postures décisionnelles normatives

Caractéristiques des postures décisionnelles normatives

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4.2 La norme de l’anormal

Comme dans le cas de la norme formelle, nos résultats de recherche dénotent une opposition marquée entre juges et psychiatres. Nous expliquons cette divergence de deux manières. Dans un premier temps, il s’agit du contraste entre experts et profanes. Dans un second temps, c’est une manifestation de la psychiatrisation du social dont nous avons parlé plus haut.

Nous avons pu retrouver dans le discours des juges, lors des entretiens et des observations, de nombreuses références à ce que nous avons appelé la norme de l’anormal. Rappelons que cette norme, issue originalement du discours psychiatrique, est celle qui permet de classer les comportements entre normaux et anormaux et que nous avions retenu, aux fins d’analyse, les marqueurs suivants : le statut d’unique expert du psychiatre, les bénéfices liés à l’hospitalisation et à la médication psychiatrique et l’application du principe du meilleur intérêt.

Tous les psychiatres que nous avons rencontrés ont affirmé ne pas être les seuls à pouvoir faire l’évaluation de l’état mental et notamment de la dangerosité : à leur avis, les membres de l’équipe multidisciplinaire avec qui ils collaborent ont les compétences valables leur permettant d’émettre des opinions[131]. Paradoxalement, les juges reconnaissent unanimement le statut d’unique expert du psychiatre, en raison notamment de ses études et de son diplôme[132] ou du fait que, « si c’est un problème de santé, ça demande l’intervention d’un médecin[133] ». Rares sont ceux qui ont nommé d’autres professionnels et, dans ces cas, ils ne sont jamais choisis en premier[134].

Au sujet des bénéfices attendus de l’hospitalisation et des soins psychiatriques, alors que les psychiatres ont souligné, pour la plupart, la toxicité de la médication, ses effets secondaires et l’importance d’en limiter la consommation au minimum[135], les juges au contraire entretiennent une vision idéalisée de la question. En effet, tout comme le dénotent des commentaires formulés par un juge de la Cour du Québec, à savoir que la défenderesse, « si elle prend sa médication, fera peut-être une vie normale, mais si elle ne les prend pas, ira de prison en hôpital[136] », le traitement psychiatrique constituerait pour plusieurs la condition du maintien dans la vie en société. De sorte que plusieurs juges des deux cours ont rapporté essayer de convaincre les défendeurs des bienfaits de l’hospitalisation et du traitement psychiatrique[137].

À la Cour du Québec, bien que l’ordonnance de garde en établissement porte sur la dangerosité et n’emporte aucunement la possibilité pour l’établissement demandeur de traiter le défendeur contre son gré, nous avons constaté, lors de nos observations, que la question du traitement est régulièrement discutée. De nombreux rapports psychiatriques produits en preuve font d’ailleurs état du fait que le défendeur refuse la médication, qu’il ne collabore pas ou qu’il fera l’objet d’une requête pour autorisation de soins[138]. De la même façon, ce genre d’argument est souvent invoqué par les avocats des demandeurs[139]. À cet effet, quelques juges nous ont confié « présume[r] en rendant [leur] décision, que des traitements vont être donnés à ces gens-là en hôpital[140] ».

À la Cour supérieure, les enjeux sont différents puisque l’autorisation judiciaire porte justement sur le traitement. Rappelons que, avant d’imposer un traitement au défendeur, le juge doit avoir conclu à son inaptitude. Nous avons pourtant constaté que la réelle question abordée en audience n’est pas l’aptitude ou non à consentir, mais bien la reconnaissance de la maladie mentale en tant que réalité objective[141]. Le déni devient alors une preuve de l’inaptitude[142]. Dans ce contexte, le droit de refuser les soins est systématiquement négligé, voire oublié, en rupture avec les principes jurisprudentiels québécois en la matière[143]. Nous avons donc relevé deux manières d’aborder le refus de soins des défendeurs. Dans le premier cas, les principes généraux du consentement aux soins sont appliqués : le défendeur peut, pour autant qu’il soit en mesure d’évaluer les conséquences de sa décision, refuser les soins. Dans le second cas, le refus de soins est suspect et révèle l’ampleur de la maladie et de l’inaptitude du défendeur.

Tableau 4

Perspectives croisées des informateurs de la Cour supérieure sur la nécessité de l’hospitalisation et des soins psychiatriques

Perspectives croisées des informateurs de la Cour supérieure sur la nécessité de l’hospitalisation et des soins psychiatriques

1 Cour supérieure 4.

2 Cour supérieure exploratoire.

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Nous avons découvert, à la fois dans le discours et dans la pratique des juges, que la question de l’hospitalisation et des traitements psychiatriques est intimement liée à celle de la normalité. Les informateurs ne défendent cependant pas une conception morale de la normalité, au contraire, puisque son appréciation générale se fait in concreto : elle dépend essentiellement de faits. La normalité est inhérente au fait de pouvoir ou non fonctionner en société selon certains critères, mais elle correspond également à ce qui est permis, à ce que l’on a le droit de faire, ou non, au sein d’une collectivité donnée[144]. Il s’ensuit que, bien souvent, les débats en audience sont polarisés autour du travail, des études, du logement, des relations avec les proches, d’une part, et des comportements jugés atypiques ou problématiques, d’autre part. Dans cette perspective, la médication est quelques fois jugée nécessaire pour revenir à une « vie normale[145] » et l’autorisation de soins devient un outil pour retrouver un fonctionnement social normal[146]. En même temps, plusieurs informateurs des deux cours que nous avons rencontrés entretiennent des idées négatives sur les défendeurs, notamment quant à leur réelle aptitude[147]. La décision judiciaire vient donc pallier les insuffisances des défendeurs, bien que la plupart conservent leur capacité légale. Dans cette perspective, le principe du meilleur intérêt du défendeur guide naturellement le juge dans sa décision.

Malgré la prégnance de la norme de l’anormal dans le discours de nos informateurs des deux cours, ce n’est pas la source de la motivation des décisions de tous les juges que nous avons rencontrés. Une fois encore, comme pour la norme formelle, la force de la norme de l’anormal dépend de la possibilité pour les acteurs d’évoquer et d’accomplir leur rôle par la mobilisation de cette norme. Les juges dont l’approche correspond à la posture empathique expriment clairement la prépondérance de la relation d’aide dans leur interaction avec le défendeur. Outre qu’ils protègent le défendeur, ils se doivent notamment de lui faire comprendre la gravité de sa situation[148] pour l’aider à accepter le secours qui lui est offert. De plus, la posture empathique implique dans le processus décisionnel une forte préséance d’éléments émotifs. Ainsi, la décision est prise « avec le coeur[149] » :

Oui, elle ne peut pas sortir parce que cette personne-là n’a pas toute sa tête pour réaliser ce qui est dans son meilleur intérêt […] Alors donc, pour moi il est fondamental que la personne réalise que j’ai pris cette décision dans son intérêt. J’ai l’impression aussi que le fait que un, je suis juge, deux, je crois que j’ai une certaine prestance en cour, en même temps, mélangée avec de la chaleur humaine et de la compassion. Souvent ce mélange-là fait que la personne reçoit un message et qu’il y a un début de travail personnel qui se fait. Parce que pour guérir, il faut y mettre du sien. Dans un cheminement personnel, il faut toujours mettre du sien, quel que soit le problème ou l’obstacle qu’on doit surmonter[150].

Pour les juges qui adoptent les postures pragmatique ou légaliste, la norme de l’anormal ne joue habituellement qu’un rôle accessoire. Toutefois, elle peut constituer un élément déterminant de l’évaluation d’un cas particulier, notamment par l’influence qu’elle peut avoir sur l’application des critères objectifs. En effet, lorsqu’il s’agit d’évaluer la dangerosité ou l’inaptitude — deux concepts très flous —, la conception de la « normalité » ou de la « vie normale » peut pousser à une interprétation large des situations[151]. Ainsi, lorsqu’il est convaincu de la nécessité des soins dans le meilleur intérêt du défendeur (en raison, par exemple, du diagnostic posé ou de la manifestation de symptôme précis), le juge pourra choisir d’arrêter sa décision en fonction de ces éléments, malgré les principes normatifs mis en oeuvre généralement. À cet égard, notre recherche met en lumière le fait que l’application morcelée de la normativité juridique et le flou des concepts clés provoquent des fissures dans lesquelles peuvent s’infiltrer d’autres formes de normativité[152]. Il s’ensuit que, bien que la conception que l’acteur se fait de son action et de son rôle détermine a priori le type de norme retenue, l’intervention d’une norme que nous pourrions désigner comme secondaire peut devenir salutaire lorsqu’elle permet de mener à terme l’action telle qu’elle est souhaitée.

Conclusion

Nous conclurons notre réflexion en deux temps. D’abord, nous reviendrons brièvement sur nos résultats de recherche. Ensuite, à la lumière de ces derniers, nous discuterons de la démarche méthodologique que nous avons employée.

En matière de droit vivant, nos résultats de recherche dévoilent des éléments inédits sur la fonction de l’individu dans la dynamique normative, en tant que détenteur d’une certaine marge de liberté. Toutefois, nous avons constaté que cette liberté est inséparable du rôle que l’acteur entend jouer et du sens qu’il donne à son action. Il s’agit d’abord de la manière dont l’individu définit sa fonction dans les liens actifs au sein de la configuration, mais également, plus largement, dans la conception qu’il se fait de son rôle social. Ainsi, la norme, en tant que source de motivation à l’action, s’inscrit dans un imaginaire personnel et collectif lié à la conception de la société « idéale ». La configuration met en scène l’acteur dans un rôle par rapport aux autres acteurs avec qui il est directement lié, et, indirectement, par rapport au public, c’est-à-dire la collectivité dans laquelle la configuration se met en place[153]. En outre, la configuration elle-même n’a plus de sens si elle n’est pas arrimée à sa fonction collective et sociale. Il s’ensuit que le choix de la norme traduit une certaine compréhension et une certaine vision du monde. Les différentes postures décisionnelles dépendent donc a priori de ces éléments. Elles préexistent à l’adhésion au contenu de la norme. En effet, la pluralité des acteurs engagés dans la construction du sens de la norme le font non seulement comme membres d’un groupe professionnel, mais aussi en tant qu’individus. Ainsi, bien que celui qui agit en matière de garde en établissement ou d’autorisation de soins le fasse à titre de juge ou de psychiatre, il ne peut faire abstraction du citoyen, du père, du voisin ou de l’ami qu’il est également. C’est que, comme nous l’avons dit, la normativité prend forme dans le lien social, elle existe « dans et par rapport à autrui[154] ». Ainsi, le processus qui préside au choix normatif illustre jusqu’à un certain point la conception générale que l’acteur se fait des rapports sociaux, à travers les rôles de chacun au sein de la configuration. En effet, comment expliquer autrement les différentes postures par lesquelles les acteurs se posent tantôt en protecteur de la personne vulnérable, tantôt en protecteur des droits, ou encore en protecteur de la santé ? C’est bien dans l’espace du lien social, soit avec une personne vulnérable, un citoyen ou un patient, que l’acteur se définit et définit en même temps le sens de l’action qu’il accomplit. C’est la nature de ce lien et de son propre rôle qui place l’individu dans une posture spécifique par rapport au choix normatif. Sur ce chapitre, il existe une pluralité de possibilités, allant du rapport le plus personnel ou intime au rapport de convenance, selon l’engagement personnel de l’acteur et sa place dans le lien social.

Au regard du droit, nous avons constaté que l’appropriation que s’en font les acteurs n’est pas différente de celle qui a lieu pour les autres formes de normativité. Ce constat permet de conclure que le droit, malgré sa force symbolique incontestable, ne peut s’imposer qu’en raison de sa nature. Ainsi, la force symbolique du droit n’est pas liée à son contenu substantiel, mais plutôt à l’appropriation que s’en font les acteurs. Il s’ensuit que, même lorsqu’il fait l’objet d’une adhésion de principe « symbolique[155] », le droit peut ne trouver aucune application concrète.

Dans notre étude, la recherche empirique, parce qu’elle nous a amenée à confronter les réalités du « terrain », nous permet de tirer des conclusions à la fois à l’égard de notre perspective théorique, de la pratique judiciaire et psychiatrique et également des fondements paradigmatiques du droit psychiatrique. Ainsi, nous avons réalisé que la norme de l’anormal, loin de constituer une simple influence sur les autres types de normativités, constitue souvent le fondement des décisions en matière de garde en établissement ou d’autorisation de soins. À cet égard, la conception morcelée du droit — et l’application lacunaire qui en découle — ainsi que le flou des concepts juridiques — et les fissures qu’il provoque — influent sur la cohérence interne du droit et constituent des obstacles majeurs à son application. L’existence de la posture empathique révèle un paradoxe : alors que la judiciarisation avait pour objet une protection effective des droits de la personne, la magistrature se voit simultanément investie d’une nouvelle mission, qui la conduit « au-delà du champ clos des droits subjectifs déterminés par des lois[156] », pour « apprécier des intérêts, des besoins, des aptitudes[157] ».

Cependant, dépassant les questions liées à la mission des juges et au rapport de dépendance aux experts qui découlent du fait que « la règle de droit fait largement dépendre la solution de données factuelles[158] », la recherche empirique éclaire un tout autre aspect du problème. Pour nous, la posture empathique cristallise la dualité et le clivage présents dans le droit psychiatrique et, accessoirement, dans la fonction judiciaire actuelle. En effet, comment opter pour une posture pragmatique lorsque la mission implicite des tribunaux n’est plus de trancher un conflit de droits, mais bien de trouver solution à un problème à la lumière « tant […] des normes existantes que des finalités socio-politiques qui les fondent[159] » ? Dans le cas qui nous intéresse, soulignons que les finalités des normes applicables — droits de la personne et droit psychiatrique — sont en conflit : la garde en établissement et l’autorisation de soins sont conceptualisées comme des mesures privatives de droits uniquement. Dans cette perspective, la question qui se pose est la suivante : le défendeur est-il tellement dangereux ou inapte qu’il faille le priver de l’exercice de ses droits à la liberté, à l’intégrité et à l’autodétermination ?

Or, il est possible de penser que des mesures qui permettent, dans les faits, de protéger et de soigner puissent constituer des outils de mise en oeuvre des droits. Car protéger et soigner ne sont-ils pas des moyens d’exercice du droit à l’intégrité ? Dans cette perspective, la question qui se pose est complètement différente : faut-il, en raison de la dangerosité ou de l’inaptitude démontrée du défendeur, le priver de l’exercice de ses droits à la liberté et à l’autodétermination pour favoriser la protection de son droit à l’intégrité ?

La contribution de la sociologie du droit, plus particulièrement de la recherche empirique, à la « science » générale du droit et des normes nous semble à plusieurs égards non seulement constructive mais nécessaire. C’est en effet par l’étude des normes telles que les comprennent, les interprètent et les vivent les acteurs que le phénomène juridique peut être appréhendé dans sa tangibilité. La connaissance et la méconnaissance du droit, sa manipulation, son effectivité, sont autant d’éléments fondamentaux qui permettent de mieux circonscrire à la fois la conscience du droit[160] et les réels besoins des acteurs sociaux[161]. Seule l’étude empirique nous permet de mettre en évidence le décalage entre le droit des textes et le droit vivant, entre le discours sur ce que le droit est ou devrait être et sa matérialité. Ces éléments sont, pour nous, essentiels à la compréhension des changements sociaux et normatifs dont nous avons fait état dans l’introduction de notre texte. Ils permettent parallèlement de mettre le doigt sur les impasses conceptuelles et pratiques à l’origine des fissures qui contraignent les acteurs à aller chercher ailleurs le sens du droit.