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L’adoption d’une loi sur l’eau en 2009 est une mesure que toute personne, consciente de l’importance environnementale des ressources hydriques, appelait de ses voeux. La Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leurprotection[1] est un dénouement qui a pu décevoir. Certes, cette loi n’est pas la charte de l’eau qu’avaient souhaitée les auteurs du rapport de la Commission sur la gestion de l’eau au Québec[2]. Elle comporte aussi des ambiguïtés, des contradictions. Les réserves formulées à l’égard de ce dispositif législatif ne doivent pourtant pas occulter le fait qu’il met en oeuvre plusieurs de leurs recommandations, du reste déjà avalisées dans la Politique nationale de l’eau[3]. Toutefois, nous croyons qu’il y a davantage dans la Loi sur l’eau. Un examen attentif révèle qu’elle procure des outils pouvant s’avérer fort utiles pour réaliser une véritable réforme du droit de l’eau. D’abord, pour peu qu’ils soient mis en pratique, les principes énoncés sous forme déclaratoire peuvent transformer la façon plutôt cavalière avec laquelle ont été traitées jusqu’ici les questions relatives à l’eau douce. Ensuite, la Loi sur l’eau s’inscrit dans la nouvelle phase de l’évolution du droit québécois, qui s’est ouverte avec l’avènement du Code civil du Québec[4]. En effet, prenant acte de sa disposition préliminaire, le législateur intègre explicitement le droit de l’eau qu’il ébauche au droit commun qu’exprime le Code civil. L’application de ce droit commun dans le contexte de la gestion de l’eau ne peut donc être écartée sur le seul fondement d’une séparation à observer entre le droit public et le droit privé. Leur origine historique distincte[5] n’est plus un argument mettant, a priori, en échec le recours au droit civil comme source complémentaire du droit public de l’eau[6].

Notre étude, à caractère prospectif, veut explorer le potentiel que recèlent les aspects, à nos yeux positifs, de la Loi sur l’eau. Nous nous proposons, dans la première partie, de montrer la manière dont cette loi récente reconnaît le statut juridique exceptionnel qui s’applique à l’eau douce en droit civil québécois. Nous nous intéresserons, dans la seconde partie, à quelques éléments du régime de gouvernance de l’eau découlant du caractère collectif des ressources hydriques.

1 Le statut de l’eau dans la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection

Dès son intitulé, la nouvelle loi adoptée en 2009 déclare que l’eau revêt un caractère collectif. L’un de ses considérants ajoute que l’eau fait partie du patrimoine commun de la nation québécoise, ce que reprend son article premier. Certes, ces descriptifs, qui ont été critiqués comme dénués de portée juridique[7], évoquent plutôt le discours des environnementalistes, du Québec et d’ailleurs. Désormais, en droit québécois, ces locutions ne sont plus de simples effets de rhétorique, sans valeur juridique. Une portée légale spécifique leur est conférée par le législateur, laquelle exclut, en outre, la conception habituelle du patrimoine comme désignant l’universalité juridique qui regroupe les biens et les obligations d’une personne ou d’un sujet de droit, faisant notamment l’objet de l’article 2644 du Code civil. En effet, le deuxième alinéa du premier article de la Loi sur l’eau associe expressément le caractère collectif de cette ressource, partie du patrimoine commun, à l’article 913 du Code civil qui consacre le concept de chose commune ou de res communis[8]. Traditionnelle en droit civil, la catégorie des choses communes s’applique à l’air et à l’eau. Elle exclut ces éléments du domaine des biens, c’est-à-dire de l’appropriation[9]. Le fait que, dans la Loi sur l’eau, le législateur n’a pas eu recours explicitement à l’expression « chose commune », à la différence de textes officiels antérieurs[10], ne signifie pas le rejet du concept de chose commune. L’article 913 ne contient pas non plus la mention expresse de « chose commune ». Il en donne seulement la définition, au premier alinéa, dont il est déduit qu’elle se rapporte à la catégorie des res communes[11]. En affirmant le caractère collectif de l’eau et en ayant recours à l’idée sans doute plus accessible de patrimoine commun, le législateur aura vraisemblablement voulu être mieux compris des justiciables. La réglementation ébauchée dans la Loi sur l’eau confirme cette lecture puisqu’elle met en oeuvre le statut de chose commune de l’eau souterraine comme de l’eau de surface.

1.1 Les rapports à l’eau des personnes privées

La chose commune revêt la caractéristique de n’être ni appropriée ni « appropriable ». Aucune personne, pas même l’État, ne peut s’en prétendre propriétaire. La Loi sur l’eau respecte ce caractère en s’abstenant de toute référence au concept de droit subjectif, de droit de propriété ou de droit d’usage exclusif. Pour ce qui est des individus, un droit d’accès à une eau saine pour satisfaire les besoins essentiels est reconnu[12]. Ce droit ne porte pas directement sur une masse d’eau déterminée et il est indépendant de la propriété du sol. En pratique, les besoins d’eau des personnes physiques sont satisfaits, soit par un accès à un réseau public de distribution ou un aqueduc municipal, soit au moyen d’un puits individuel ou d’une prise d’eau de surface. Contrairement à ce qui a été décidé dans une espèce, l’accès à un réseau public de fourniture d’eau permet à une municipalité d’interdire l’usage de puits privés sur le territoire qu’elle dessert sans qu’il soit possible d’y voir une forme d’expropriation[13].

Les prélèvements d’eau souterraine ou de surface que sont susceptibles effectuer les personnes morales et les personnes physiques à d’autres fins que la satisfaction des besoins essentiels ne s’analysent pas davantage comme un droit sur une quantité définie d’eau. Le régime d’autorisations pour les prélèvements mis en place par la Loi sur l’eau dissipe les doutes que pouvait laisser planer à ce sujet la réglementation actuelle[14]. Outre que le nouveau régime concerne l’eau de surface comme l’eau souterraine, l’autorisation, normalement accordée pour une période de dix ans par le ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs[15], est sujette à révision, notamment, par l’addition de conditions, la réduction des quantités autorisées, voire rescindée entièrement, sans qu’aucune indemnité ne puisse être réclamée de l’État, dès lors qu’un prélèvement demandé ou préalablement autorisé se révèle présenter un risque sérieux pour la santé publique ou pour les écosystèmes aquatiques[16]. Bien que l’autorisation de prélever une quantité définie d’eau soit cessible, le nouveau titulaire est assujetti aux mêmes conditions, restrictions et aléas que le titulaire initial[17]. Pas plus que son auteur, il n’a de droit acquis à un certain volume d’eau.

1.2 Les rapports de l’État à l’eau

Quant à l’État, la Loi sur l’eau explique son intervention dans la gestion de l’eau comme découlant de son rôle de gardien des ressources hydriques dans l’intérêt général et dans la poursuite de l’objectif lié au développement durable[18]. En effet, la Loi sur l’eau est l’une des lois d’intérêt public annoncées dans l’article 913 du Code civil. Les mesures législatives et réglementaires introduites pour assurer la protection et la préservation des ressources hydriques ne sont pas l’exercice d’un droit de propriété de l’eau par l’État québécois[19]. Il serait donc erroné de voir la Loi sur l’eau comme un moyen détourné de nationaliser les ressources hydriques ou d’exproprier une partie du droit de propriété privée du sol. Ces mécanismes conduisent nécessairement à l’acquisition d’un droit subjectif, ce qui est exclu s’agissant de l’eau.

1.3 La portée du deuxième alinéa de l’article 913 du Code civil du Québec

L’article premier de la Loi sur l’eau semble admettre, à titre d’exception, la possibilité d’une appropriation de l’eau, si les conditions définies par l’article 913 du Code civil sont respectées. En effet, le deuxième alinéa de cet article envisage, dans un texte qui n’avait pas d’équivalent dans le Code civil antérieur, que l’air et l’eau puissent être appropriés s’ils ne sont pas destinés à l’utilité publique et sont recueillis dans un récipient[20]. Le contexte de l’apparition de cette disposition était celui de la controverse relative à une prétendue appropriation de l’eau souterraine et de l’eau de source par le propriétaire du fonds où elles se trouvent. Il supposait que la qualité de chose commune ne s’appliquait qu’à l’eau de surface[21]. Il n’y a désormais plus aucune place pour l’éventualité d’une appropriation de l’eau. En effet, dès lors que la Loi sur l’eau proclame le caractère collectif des ressources hydriques et écarte définitivement toute distinction de statut entre l’eau de surface et l’eau souterraine, l’hypothèse d’une appropriation de l’eau est incohérente, à moins qu’elle n’envisage, de cette façon maladroite, simplement l’usage de l’eau ou le fait de la consommer. En même temps, le législateur a soigneusement évité d’associer au langage des droits subjectifs l’usage de l’eau par les personnes physiques ou de considérer en termes de droits exclusifs les autorisations de prélèvements d’eau qu’elle réglemente plus étroitement[22]. Nous ne pouvons que souhaiter que le législateur complète son oeuvre de consolidation du droit de l’eau en abrogeant le deuxième alinéa de l’article 913, une disposition issue d’une interprétation erronée du droit antérieur et incompatible avec les principes entérinés dans la Loi sur l’eau.

2 Les règles de gouvernance de l’eau

Nous examinerons d’abord le régime de gestion ébauché par la Loi sur l’eau sous l’angle du rôle que les justiciables québécois sont appelés à y jouer. Nous nous intéressons ensuite à l’ordonnancement des usages de l’eau que le législateur a établi. Le concept de chose commune et la qualification de l’eau à titre de ressource collective animent les mesures mises en place dans la Loi sur l’eau. Il en va de même des principes devant gouverner l’action de l’État au regard des ressources hydriques. Parmi ceux-ci se trouvent le principe de prévention, le principe de réparation, le principe de transparence et de participation ainsi que le principe de précaution.

2.1 Le rôle des personnes privées dans la gestion de l’eau

La Loi sur l’eau invite les justiciables québécois à participer à la protection de l’eau douce en posant le principe que toute personne a le devoir de prévenir ou, au moins, de limiter les atteintes que ses actions sont susceptibles de causer aux ressources hydriques et, le cas échéant, de réparer les dommages qu’elle cause aux ressources en eau[23].

La Loi sur l’eau énonce en outre les principes de transparence et de participation dans l’élaboration des décisions prises par l’autorité publique qui ont une incidence sur l’eau[24]. Le principe de participation des citoyens dans la gestion de l’eau se matérialise d’abord par l’adoption du modèle de gestion intégrée et concertée par unité hydrographique ou bassin versant[25]. Ce mode de gestion, qui était l’une des propositions d’action du rapport Beauchamp reprise dans la Politique nationale de l’eau[26], avait commencé à se mettre en place antérieurement[27]. La Loi sur l’eau vient lui donner une assise formelle. Le modèle de gestion intégré et concertée implique la constitution d’un organisme de bassin, couramment désigné « comité de bassin ». La représentation équilibrée des utilisateurs et des divers milieux intéressés doit être assurée à l’intérieur de cet organisme chargé d’élaborer un plan directeur de l’eau, de le mettre à jour et d’en suivre la réalisation. Ce plan traite de l’état des eaux et des autres ressources naturelles qui en dépendent, recense les usages en cours et évalue leur incidence, fait l’inventaire des zones d’intérêt, de celles qui sont fragiles ou dégradées, décrit les mesures de protection ou de restauration de la qualité ou de la quantité des eaux et évalue les moyens économiques et financiers nécessaires à sa mise en oeuvre. L’invitation faite aux citoyens à participer au processus de gestion et de décision relatif à l’eau prend la forme d’un avis émanant du ministre responsable et publié dans la région comprise dans le bassin versant dont la constitution de l’organisme consultatif est annoncée et sa mission décrite[28]. Le plan directeur de l’eau est soumis à l’approbation du ministre qui doit en assurer la publication et pourvoir à sa consultation dans la région visée[29].

Il importe aussi de signaler que l’intérêt du public dans la gestion de l’eau est encore reconnu dans la disposition qui impose au ministre habilité à autoriser un prélèvement d’eau de prendre en considération les observations du public relatives aux demandes de prélèvement d’eau[30].

Le principe de transparence qui implique l’information appropriée du public est d’abord mis en oeuvre dans la Loi sur l’eau par la reconnaissance expresse du droit de toute personne d’accéder à l’information relative aux ressources en eau détenue par les autorités publiques[31]. Il est ensuite rendu effectif par la création du Bureau des connaissances sur l’eau, au ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs, dont la mission consiste à recueillir et à rendre accessibles à la population, en format numérique, toutes les données relatives aux ressources en eau, aux écosystèmes aquatiques et à leurs usages à l’échelle des unités hydrographiques. En outre, le Bureau a l’obligation de soumettre un rapport quinquennal sur l’état des ressources en eau et des écosystèmes aquatiques. Le rapport devient accessible au public dans un délai de 30 jours suivant sa transmission au ministre[32].

2.2 L’État et l’exercice de ses pouvoirs à l’égard de l’eau

À titre de protecteur ou de gardien de l’eau dans l’intérêt général, l’État exerce des pouvoirs juridiques[33]. Nous approuvons d’emblée le recours à la qualité de gardien pour rendre compte du rôle de l’État, de préférence à celle de fiduciaire, employée dans la Politique nationale de l’eau[34]. La mise en oeuvre des pouvoirs étatiques relatifs à l’eau est, en principe, assujettie au droit commun, conformément à la disposition préliminaire du Code civil. Le régime applicable à l’exercice des pouvoirs privés devient ainsi la source de règles complémentaires par rapport à la législation sur l’eau. Certes, le régime général gouvernant l’exercice de pouvoirs juridiques n’apparaît pas comme tel dans le Code civil. Il est néanmoins indirectement codifié dans le contexte du titre sur l’administration du bien d’autrui[35]. Il résulte de l’analyse de ces dispositions que certaines des obligations qui y sont consignées ne sont pas propres à l’administrateur du bien d’autrui. Elles doivent plutôt être considérées comme essentielles, dans le sens qu’elles se rattachent nécessairement à l’exercice de tout pouvoir juridique, qu’il s’agisse de pouvoirs sur le bien d’autrui, de pouvoirs à l’égard de la personne d’autrui ou d’autres pouvoirs tels ceux qui sont reconnus à l’État dans la Loi sur l’eau[36]. Nous pensons particulièrement à l’obligation d’agir avec prudence et diligence et à l’obligation de loyauté[37]. Ces obligations font partie de la définition même du pouvoir juridique, c’est-à-dire de l’autorité conférée d’agir pour réaliser un but, une finalité, quel que soit l’objet à l’égard duquel le pouvoir est exercé. Le concept de pouvoir exige de plus que celui qui l’exerce puisse être appelé à s’en justifier, qu’un contrôle soit possible du respect de ses obligations. Voyons, à l’aide de quelques illustrations, la manière dont ces normes fournies par le droit commun peuvent être transposées à l’exercice des pouvoirs de l’État à l’égard de l’eau.

L’obligation d’agir avec prudence et diligence dans l’exercice de pouvoirs signifie notamment que les pouvoirs conférés sont effectivement exercés, si le but à réaliser commande qu’une initiative soit entreprise. La Loi sur l’eau prévoit qu’une action en réparation des dommages causés à l’eau peut être intentée par le Procureur général contre l’auteur des dommages[38]. Ce recours en justice s’insère dans l’exercice des pouvoirs attribués à l’État en sa qualité de gardien et protecteur de la ressource. Il s’ensuit que la prudence et la diligence requises de celui qui exerce des pouvoirs juridiques justifiera que l’administration publique soit contrainte à expliquer, éventuellement dans le cadre d’une action en justice, pourquoi elle aurait omis de poursuivre le pollueur pour obtenir la réparation des dommages causés aux ressources en eau, ainsi que le prévoit la Loi sur l’eau. Par ailleurs, nous croyons que l’obligation d’agir avec prudence et diligence dans la gestion de l’eau comprend généralement celle de prendre en considération le principe de précaution même si celui-ci n’est expressément mentionné que dans le contexte de l’exercice par le ministre du pouvoir d’autoriser un prélèvement d’eau[39]. L’idée de précaution est comprise dans le sens ordinaire du terme « prudence ». Il serait étonnant qu’elle ne fasse pas partie du sens juridique de l’obligation de prudence et de diligence[40].

Il est possible d’envisager de recourir au droit commun de l’exercice de pouvoirs relativement à l’obligation de loyauté. Cette dernière exige de celui qui exerce des pouvoirs le respect de la finalité en vue de laquelle ces prérogatives sont attribuées. L’obligation de loyauté sanctionne les conflits d’intérêts comme l’usage de pouvoirs dans un intérêt étranger ou contraire à leur finalité. À titre d’exemple, il nous semble incontestable que l’obligation de loyauté fournit un moyen de contrôler sous l’angle de la finalité, c’est-à-dire la protection de la ressource dans l’intérêt général[41], les décisions du ministre en matière d’autorisation de prélèvement d’eau. Le pouvoir d’autoriser un prélèvement est désormais assujetti, dans la Loi sur l’eau, à plusieurs normes et critères spécifiques qui, non seulement encadrent son exercice, mais aussi facilitent l’examen de sa conformité.

La Loi sur l’eau confère l’intérêt à agir en justice contre l’État à toute personne qui y est assujettie. La qualité des particuliers à agir pour demander à l’administration publique de rendre compte de sa gestion de la ressource « eau » découle du rôle et des obligations dont chacun est chargé par cette loi, ainsi que nous l’avons vu précédemment. Les organismes de bassin, entités constituées en personne morale sans but lucratif[42], auraient aussi qualité pour agir dans un recours fondé sur l’exercice des pouvoirs attribués à l’État dans la gestion de l’eau[43].

2.3 L’ordonnancement des usages de l’eau

La Loi sur l’eau dispose, à la suite du Code civil, que l’usage de l’eau est commun à tous. Que faut-il comprendre de cet énoncé ? Concerne-t-il, sans distinction, n’importe quel usage de l’eau, ou, au contraire, y a-t-il lieu de n’admettre que certains des usages de l’eau comme étant des usages légitimes d’une ressource collective ? Il nous semble que le législateur a commencé à répondre à ces interrogations, notamment par l’adoption de nouvelles règles relatives aux prélèvements d’eau de surface ou d’eau souterraine[44]. Un ordre de priorité des usages se dessine, en effet, dans la procédure établie pour ces autorisations, pour les rapports de prélèvements et la redevance, exigés en application du principe de l’utilisateur-payeur[45]. L’utilisation des ressources en eau doit être distinguée des activités qui s’exercent sur les cours d’eau eux-mêmes. La Loi sur l’eau ne concerne pas les cours d’eau, sauf dans la mesure où un cours d’eau fait nécessairement partie du concept de bassin versant, ni leurs usages. L’ouvrage destiné à la production d’énergie électrique et l’ouvrage de rétention d’eau sont précisément exclus, mais la même exclusion vaut pour d’autres activités qui mettent en cause un cours d’eau, telles que la pêche ou la navigation[46].

Puisque l’article 2 de la Loi sur l’eau reconnaît que « chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d’accéder à l’eau potable », il n’est pas étonnant que l’usage de l’eau pour satisfaire les besoins essentiels des êtres humains soit consacré comme l’usage prioritaire. Ainsi, l’article 31.76 dispose que « toute décision que prend le ministre dans l’exercice de ce pouvoir [d’autoriser un prélèvement] doit viser à satisfaire en priorité les besoins de la population en matière de santé, de salubrité, de sécurité civile et d’alimentation en eau potable ». Prendre en considération de façon prioritaire les besoins de la population signifie, dans le contexte de demandes d’autorisation de prélèvements pour d’autres usages notamment, que ceux-ci ne peuvent menacer l’accès à l’eau par le puits individuel ou par l’aqueduc municipal, pour combler les besoins actuels et prévisibles à moyen et à long terme des personnes physiques[47]. Il est aussi conséquent avec cette priorité qu’un faible prélèvement à des fins domestiques ne soit pas assujetti à la procédure d’autorisation[48], ne donne pas lieu à un rapport annuel de prélèvement[49] ni ne fasse l’objet d’une redevance, sans égard au volume prélevé[50].

Dans le contexte de la procédure d’autorisation des prélèvements, la Loi sur l’eau énumère, comme faisant partie d’une seconde catégorie, les usages de l’eau liés à l’agriculture, à l’aquaculture, à l’industrie, à la production d’énergie et aux autres activités humaines, notamment celles qui sont liées aux loisirs et au tourisme. Eu égard à cette série d’usages, la Loi sur l’eau exige que le ministre concilie ces besoins avec ceux des écosystèmes aquatiques, à des fins de protection[51]. Nous pouvons certes conclure que les usages regroupés dans l’énumération sont des usages légitimes de l’eau, qu’ils sont compatibles avec son caractère de ressource collective ou de chose commune. Si aucune priorité ne se dégage, a priori, à l’intérieur de cette énumération, la réglementation complémentaire fait apparaître, nous semble-t-il, l’agriculture, et peut-être aussi la pisciculture, comme une activité pouvant prendre le pas sur les besoins des autres usagers de ce second groupe. À noter d’abord que le prélèvement d’eau pour des besoins liés à l’agriculture ne requiert l’autorisation du ministre que s’il implique un débit quotidien égal ou supérieur à 75 000 litres[52] et que les prélèvements destinés à des fins agricoles et piscicoles ne font pas l’objet du rapport annuel ni de redevances[53]. Quant aux prélèvements d’eau à des fins industrielles et autres usages lucratifs, ils sont assujettis à l’obligation de soumettre un rapport annuel des volumes prélevés et peuvent donner lieu à des redevances[54].

Les prélèvements d’eau pour être embouteillée et vendue, qui ont fait l’objet de si vives contestations au cours des dernières années[55], sont laissés dans une situation ambiguë par la Loi sur l’eau. Le prélèvement d’eau souterraine commercialisée comme « eau de source » est soumis à une autorisation formelle de captage par le ministère de l’Environnement depuis 1994 seulement[56]. Cette autorisation, comme les captages antérieurs à l’établissement de cette procédure, reposait sur un droit présumé de propriété de l’eau souterraine découlant de la propriété du fonds[57]. Nous avons vu que ce fondement juridique est définitivement écarté. Dans la perspective ouverte par la Loi sur l’eau, il est difficile de se persuader que l’eau embouteillée pour être vendue comme eau naturelle, en dehors du Québec particulièrement, puisse être considérée comme un usage légitime de la ressource collective dont la gestion est « d’intérêt général et concour[t] à l’objectif de développement durable[58] ». Par ailleurs, ce type de prélèvement n’est mentionné qu’une fois dans la Loi sur l’eau. Sa mention apparaît avec les prélèvements d’eau destinée à entrer dans la fabrication, la conservation ou le traitement de produits auxquels la Loi sur les produits alimentaires s’applique[59], pour les assujettir à l’autorisation du ministre sans égard au débit envisagé[60]. Le commerce de l’eau embouteillée est notablement absent de l’énumération de la seconde catégorie d’usages dont nous avons fait état. Implicitement, il est compris dans les prélèvements devant faire l’objet d’un rapport annuel, si le débit est égal ou supérieur à 75 000 litres par jour, et sera l’objet de la redevance concernant les usages lucratifs de l’eau[61]. Le sort des demandes d’autorisation pour ce genre de prélèvements est à suivre, car les critères que le ministre doit prendre en considération avant d’accorder ou de rejeter une demande ne les favorisent aucunement.

Le prélèvement d’eau pour en faire directement le commerce se distingue nettement de son utilisation dans la fabrication, la conservation ou le traitement de produits alimentaires auxquels il est curieusement associé. Il nous semble, au contraire, que ces derniers sont davantage susceptibles de servir l’intérêt général que d’entrer en conflit avec lui, particulièrement lorsque les aliments ainsi mis en marché proviennent de la production agricole locale. En outre, l’eau prélevée pour ces activités est en partie retournée au milieu après usage, élément à considérer dans l’octroi d’une autorisation de prélèvement[62]. Le prélèvement d’eau pour commercialiser celle-ci comme eau embouteillée ne pourrait éventuellement s’appuyer sur l’intérêt général que s’il apparaissait comme une façon complémentaire d’approvisionner en eau potable la population québécoise. Les prélèvements d’eau utilisée pour mettre sur le marché des boissons sucrées devraient être considérés encore moins favorablement, la consommation de ces produits ayant une incidence négative sur la santé publique.

Pour ce qui est de l’exportation massive d’eau, que d’aucuns préconisent[63], la commission Beauchamp a rejeté catégoriquement toute initiative en ce sens[64]. La Loi sur l’eau, qui intègre dans la Loi sur la qualité de l’environnement l’interdiction des transferts d’eau hors du Québec, suit cette recommandation[65]. Les propositions qui favoriseraient le commerce de l’eau reposent sur l’idée qu’il en existerait des surplus dans la nature. Cette conception, aujourd’hui largement discréditée, ignore que l’eau est essentielle non seulement pour les êtres humains mais aussi pour toutes les espèces vivantes. En déclarant que l’eau est une ressource collective, partie du patrimoine commun, la Loi sur l’eau invite plutôt à adopter une voie respectueuse des écosystèmes aquatiques et de la nature dans une perspective orientée vers le long terme.

Conclusion

La mise en oeuvre de l’Entente sur les ressources en eaux durables du bassin des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent[66] aura été l’occasion de proposer un cadre général de gouvernance de l’eau. Ce contexte a sans doute contribué à limiter les ambitions de la Loi sur l’eau. Ainsi, elle ne regroupe pas, comme cela aurait été souhaitable, l’ensemble des règles applicables à l’eau. Celles-ci restent disséminées dans une multitude d’autres textes législatifs sur lesquels la Loi sur l’eau n’a pas prépondérance. L’organisme principal de gestion, constitué dans chaque unité hydrographique, n’est que consultatif, avec la mission de concilier les intérêts divergents et d’informer les acteurs de l’eau et le public. Le plan directeur établi par les comités de bassin n’implique pas de contrainte légale[67]. Malgré l’envergure restreinte de la Loi sur l’eau, il convient cependant de se réjouir des avancées qu’elle réalise. L’eau est reconnue comme une chose commune, une ressource collective qui n’est pas un objet de commerce et qui doit être protégée. La gestion de l’eau doit servir l’intérêt général et les citoyens sont reconnus comme des acteurs ayant le droit d’être informés et de participer à l’atteinte de cet objectif. Ces fondements permettront assurément d’orienter l’évolution du droit de l’eau vers une gestion équitable et garante de la pérennité des ressources en eau.