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Les élections à date fixe sont au coeur du système de séparation des pouvoirs du régime présidentiel des États-Unis, où le gouvernement ne peut dissoudre le Congrès, ni celui-ci faire tomber le gouvernement. Tous les quatre ans, le lendemain du premier lundi de novembre, se tient l’élection pour la présidence. À la même date, les membres de la Chambre des représentants sont élus pour deux ans et le tiers des sénateurs, pour six ans.

Dans un régime parlementaire, comme il s’en trouve en Europe continentale, les choses ne peuvent se dérouler si rondement : le gouvernement étant issu de l’assemblée élective, celle-ci peut lui retirer sa confiance et le congédier. En pareil cas, selon le système en place, l’assemblée peut présenter un gouvernement de remplacement ou le chef de l’État peut chercher lui-même à recruter un nouveau gouvernement, ou encore il peut dissoudre l’assemblée et déclencher des élections. Même en l’absence de crise, les mécanismes qui, en système parlementaire, permettent de provoquer des élections peuvent être mis en branle à n’importe quel moment. Dans un tel contexte, la date des élections est imprévisible.

Il en va de même dans le régime parlementaire d’origine britannique ayant cours au Canada, qui octroie au gouvernement et à l’assemblée élue un droit de vie ou de mort réciproque. Au coeur de ce régime de collaboration forcée se trouvent en effet deux moyens de contrainte : l’assemblée élue peut faire tomber le gouvernement par un vote de censure — et le gouvernement peut dissoudre l’assemblée à tout moment[1]. Depuis quelques années au Canada, divers parlements ont encadré ces mécanismes par des lois d’un nouveau genre.

En adoptant sa loi sur les élections à date fixe en 2001, la Colombie-Britannique a lancé une tendance que six autres provinces, le gouvernement fédéral et les Territoires du Nord-Ouest ont suivie[2]. Selon les débats parlementaires, les lois en question cherchent surtout à supprimer l’avantage que donne au parti au pouvoir le droit de choisir le moment de faire appel au peuple ; elles ont aussi pour objet de faciliter la planification des travaux du gouvernement et du parlement, de même que la préparation des élections pour le personnel électoral, les partis politiques et les candidats. Seuls le Québec, la Nouvelle-Écosse et l’Alberta, ainsi que le Yukon et le Nunavut, conservent l’ancien système, quoique les élections à date fixe y ont leurs supporteurs[3].

Pour l’essentiel, les lois adoptées prescrivent que les élections législatives se tiendront tous les quatre ans, à une date déterminée. Toutefois, ces lois préservent toutes, de façon expresse, le droit du gouverneur de dissoudre la législature, c’est-à-dire de déclencher une élection générale à n’importe quel moment[4]. Malgré leur simplicité apparente, ces dispositions posent divers problèmes constitutionnels que nous allons examiner ci-dessous.

Dans un premier temps, nous discuterons de la portée constitutionnelle des lois sur les élections à date fixe, tant du point de vue du fonctionnement des institutions que du point de vue des modifications potentielles à la « Constitution du Canada », « la loi suprême du Canada[5] ». Ensuite, à la lumière des débats parlementaires, nous recenserons les cas où des élections inopinées seraient considérées comme légitimes. Et nous situerons dans cette perspective le déclenchement prématuré de l’élection fédérale de l’automne 2008. Enfin, il faudra voir si une violation de la législation sur les élections à date fixe peut recevoir une sanction judiciaire.

1 La portée constitutionnelle des lois sur les élections à date fixe

Pour déterminer la portée constitutionnelle des lois sur les élections à date fixe, il faut d’abord leur donner une interprétation qui s’harmonise avec l’ordonnancement juridique général. Dans cette optique, nous examinerons si les lois en question altèrent le rôle des institutions qui sont traditionnellement visées par le déclenchement des élections. En particulier, nous verrons si des obligations nouvelles ont été imposées au gouverneur, au premier ministre et au directeur général des élections.

Par ailleurs, la question se pose de savoir si les lois sur les élections à date fixe constituent des modifications de la Constitution du Canada, dans laquelle se trouvent toujours des dispositions concernant la durée maximale des assemblées élues. Cette durée maximale est aussi régie par certaines lois ordinaires. Nous chercherons donc à concilier les lois sur les élections à date fixe avec les dispositions législatives et constitutionnelles en question.

1.1 Les obligations nouvelles imposées aux institutions

La Loi fédérale relative aux élections à date fixe[6] donne lieu à des interprétations qui sont transposables aux autres lois de même nature. La disposition principale de cette loi ajoute dans la Loi électorale du Canada[7] l’article suivant :

56.1 (1) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte aux pouvoirs du gouverneur général, notamment celui de dissoudre le Parlement lorsqu’il le juge opportun.

(2) Sous réserve du paragraphe (1), les élections générales ont lieu le troisième lundi d’octobre de la quatrième année civile qui suit le jour du scrutin de la dernière élection générale, la première élection générale suivant l’entrée en vigueur du présent article devant avoir lieu le lundi 19 octobre 2009.

Il faut, selon nous, exclure d’emblée deux interprétations extrémistes de cette disposition.

La première interprétation à mettre de côté voudrait que la loi nouvelle ne serve qu’à réduire de cinq à quatre ans la durée maximale des Communes et qu’elle ne change rien d’autre à la situation qui existait antérieurement. Comme le gouverneur général agit normalement selon les avis qu’il reçoit, la préservation de son pouvoir de dissolution laisserait intacte la faculté du premier ministre de lui faire une recommandation à cet égard. Nous croyons que ce point de vue ne peut être retenu parce qu’il viderait de sens le paragraphe 2 qui fixe des dates précises pour les élections générales. Certes, dans une décision qui a été portée en appel, la Cour fédérale a conclu que l’article 56.1 ne lie pas le premier ministre[8], mais cette décision est basée surtout sur la non-justiciabilité des questions de nature politique, dont nous discuterons dans la section 4. Selon nous, le nouveau système a pour objet de restreindre dans une certaine mesure la discrétion du premier ministre quant au déclenchement des élections générales[9].

Aussi contestable, l’approche inverse consisterait à dire que la réserve relative au gouverneur général ne sert qu’à se conformer à la procédure de modification de la Constitution[10] et qu’elle sauvegarde seulement un pouvoir que le gouverneur général peut exercer de sa propre initiative. Dans cette perspective, la loi exclurait toute possibilité de recommandation de dissolution de la part du premier ministre[11]. Une telle interprétation doit être rejetée parce qu’elle porterait atteinte à l’essence du régime parlementaire ainsi qu’au principe démocratique qui est à la base de la Constitution canadienne. D’une part, en effet, le gouverneur général ne représente pas la population et il ne dissout pratiquement jamais le Parlement de sa propre initiative[12]. D’autre part, afin de faire contrepoids à un éventuel vote de censure aux Communes, le gouvernement et le premier ministre doivent conserver le droit de demander la dissolution du Parlement.

Selon nous, la disposition sur les élections à date fixe doit être interprétée de manière à lui donner un effet conformément à la maxime voulant que le législateur ne parle pas pour ne rien dire. Ainsi, l’article 56.1 doit, à tout le moins dans le cas d’un gouvernement majoritaire, faire perdre au premier ministre la faculté de choisir librement le moment de l’élection. Par contre, il permet certainement au premier ministre de déclencher des élections à la suite d’un vote de censure par les Communes[13]. Et son libellé laisse place à d’autres possibilités, que nous explorerons à l’aide des débats parlementaires dans les sections 2 et 3, où nous discuterons aussi du cas d’un gouvernement minoritaire.

Qu’en est-il maintenant de l’hypothèse où une législature se trouve à la veille du déclenchement prévu par la loi pour une élection générale ? Le gouverneur général, le premier ministre ou le directeur général des élections a-t-il l’obligation légale d’appeler les citoyens aux urnes pour le troisième lundi d’octobre ? Étant donné que l’élection se déclenche par une proclamation que diffuse le gouverneur en conseil et qui ordonne au directeur général des élections de procéder[14], ce dernier ne peut prendre seul l’initiative de tenir une élection à la date prévue dans la loi. Pour la même raison, le gouverneur général ne le pourrait pas non plus, d’autant qu’il doit suivre l’avis du premier ministre selon les conventions constitutionnelles[15]. De plus, il n’existe peut-être pas d’obligation de tenir une élection générale en octobre de la quatrième année. En effet, il est possible que l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada ne modifie pas la durée maximale de cinq ans des Communes établie dans la Constitution du Canada ; les autres instances provinciales et territoriale ayant adopté une loi sur les élections à date fixe peuvent aussi être soumises à une problématique analogue. C’est ce que nous allons maintenant examiner.

1.2 La durée maximale d’une assemblée élective

Les lois sur les élections à date fixe ont beau les prescrire pour qu’elles aient lieu tous les quatre ans, certaines dispositions de la Constitution du Canada permettent aux assemblées élues de survivre plus longtemps. C’est le cas de l’article 50 de la Loi constitutionnelle de 1867[16] qui prévoit une durée maximale de cinq ans pour les Communes. C’est peut-être aussi le cas de l’article 85 de la même loi, dans la mesure où la durée maximale de quatre ans de l’assemblée ontarienne vaut « à compter du jour du rapport des brefs d’élection[17] ». En outre, rappelons que le premier paragraphe de l’article 4 de la Charte canadienne des droits et libertés[18] énonce ce qui suit : « Le mandat maximal de la Chambre des communes et des assemblées législatives est de cinq ans à compter de la date fixée pour le retour des brefs relatifs aux élections générales correspondantes. » Le second paragraphe permet de prolonger ce mandat « au-delà de cinq ans en cas de guerre, d’invasion ou d’insurrection, réelles ou appréhendées ».

En principe, le Parlement fédéral et les législatures provinciales ont, respectivement depuis 1949 et 1867, le pouvoir de modifier les dispositions de la Constitution du Canada portant sur leur constitution interne, y compris celles qui établissent la durée de leur assemblée élue. Le pouvoir fédéral inséré en 1949 dans l’article 91 (1) de la Loi de 1867 était toutefois assujetti de manière expresse à la limite maximale de cinq ans qui se trouve aujourd’hui tant dans l’article 50 de la Loi de 1867 que dans l’article 4 précité de la Charte. Ce dernier article continue et renforce l’exception relative au pouvoir fédéral de modifier la durée du Parlement et il rend cette exception applicable au pouvoir provincial correspondant[19].

Cependant, les lois prévoyant des élections à date fixe tous les quatre ans ne portent pas atteinte à l’article 4 de la Charte. Cet article, en effet, ne prescrit pas la durée des assemblées législatives au Canada ; il ne fait que garantir un droit démocratique fondamental en imposant une durée maximale. Le pouvoir fédéral et provincial de régir la durée des assemblées électives ne peut donc s’exercer qu’à l’intérieur du « mandat maximal » établi par la Charte, mandat qui peut toutefois être prolongé en cas de crise dans les conditions de l’article 4 (2). Comme les autres dispositions de la Charte, l’article 4 ne pourrait être modifié que par la procédure générale requérant le consentement des chambres fédérales et de sept provinces représentatives de 50 p. 100 de la population (ou même plus, selon la loi fédérale sur les vetos régionaux). Aussi, l’article 4 de la Charte se trouve sous la rubrique des « Droits démocratiques » auxquels la jurisprudence donne une portée particulièrement large[20], d’autant plus que les droits en question ne peuvent faire l’objet d’une dérogation expresse aux termes de l’article 33.

Les autres dispositions pertinentes de la Constitution du Canada, dont les articles 50 et 85 de la Loi de 1867, sont-elles, de même, maintenues intégralement malgré l’adoption de lois sur les élections à date fixe ? Pour que des dispositions constitutionnelles soient modifiées par simple loi, en vertu des articles 44 et 45 de la Loi de 1982, il faut que le législateur procède de façon explicite. Cette exigence a été posée par la Cour suprême à propos de la règle « aucune taxation sans représentation » de la Loi de 1867, règle qui peut être modifiée par le Parlement fédéral et par chaque législature provinciale[21]. Or, la loi fédérale sur les élections à date fixe n’a pas modifié de façon expresse l’article 50 de la Loi de 1867 ; ce dernier reste donc en vigueur et la durée de la Chambre des communes est « de cinq ans, à compter du jour du rapport des brefs d’élection, à moins qu’elle ne soit plus tôt dissoute » par le gouverneur général. Une autre exception potentielle aux élections fédérales fixes tous les quatre ans est ainsi créée : en évitant de déclencher une élection générale selon l’échéance prévue par l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada, le gouvernement peut se rabattre sur une source supérieure accordant un mandat plus long aux Communes[22].

Aux yeux du ministre qui a présenté le projet de loi fédéral sur les élections à date fixe, l’article 50 de la Loi de 1867 et l’article 4 de la Charte ont le même objet, soit imposer une durée maximale, sans empêcher le législateur d’établir une « attente raisonnable », une « attente législative » (a statutory expectation) selon laquelle la dissolution surviendra à date fixe après quatre ans[23]. Les témoins experts Peter Hogg et Patrick Monahan ont abondé dans le même sens[24]. Pour les raisons que nous avons exposées, nous concluons nous aussi que la loi fédérale sur les élections à date fixe laisse subsister même l’article 50 de la Loi de 1867 et qu’elle lui est subordonnée.

Une situation comparable s’applique aux Territoires du Nord-Ouest, dans la mesure où la loi territoriale sur les élections à date fixe ne peut vraisemblablement pas abréger la durée maximale établie par la loi fédérale qui a constitué les Territoires[25].

Il en va peut-être autrement lorsque la durée d’une législature est prévue par une loi ordinaire plutôt que par la Constitution (ou une loi supérieure). Ainsi, certaines lois sur les élections à date fixe n’ont pas abrogé la disposition préexistante prescrivant une durée de cinq ans[26]. Il est alors probable que la loi postérieure a abrogé implicitement la loi antérieure incompatible, de sorte que c’est la loi sur les élections à date fixe qui établirait la véritable durée de la législature. Comme nous l’avons vu, le « mandat maximal » dans l’article 4 de la Charte n’a pas pour objet d’établir la durée des législatures (et, en l’occurrence, il ne saurait l’étendre à cinq ans).

La même conclusion s’impose, à plus forte raison, dans les cas où la disposition préexistante sur la durée de la législature a été abrogée, ne laissant comme disposition pertinente que celle sur les élections à date fixe[27]. Ainsi, l’Ontario avait déjà modifié valablement la portion de l’article 85 de la Loi de 1867 qui la concerne[28] ; la durée de la législature de cette province était alors régie par une loi ordinaire et elle était établie à cinq ans[29]. Cette disposition a été abrogée par la loi sur les élections à date fixe[30], de sorte que la durée maximale normale de la législature ontarienne est aussi de quatre ans.

Lorsqu’une législature parvient à son terme, le premier ministre a l’obligation de demander au gouverneur de dissoudre l’assemblée et de déclencher une élection. La loi du Nouveau-Brunswick sur les élections à date fixe est explicite à cet égard[31]. Plus généralement, c’est en fait une obligation de nature constitutionnelle parce que les dispositions que nous avons relevées, combinées au principe démocratique sous-jacent à la Constitution du Canada[32], exigent le renouvellement des assemblées élues. Si le premier ministre n’agissait pas, le gouverneur devrait le rappeler à l’ordre et pourrait, à la limite, procéder de sa propre initiative, en se fondant sur le pouvoir de dissolution qui est explicite dans la Loi de 1867 et qui prime les contraintes légales et conventionnelles existant par ailleurs, contraintes que nous avons mentionnées à la fin de la section 1.1.

2 Les cas de dissolution inopinée envisagés lors des débats parlementaires

Nous avons vu que, en laissant ouverte la possibilité de dissolution, les lois sur les élections à date fixe maintiennent le contrepoids d’un éventuel vote de censure de la part de l’assemblée élue. S’agissant là du coeur du régime parlementaire au Canada, les débats en chambre et en comité l’ont naturellement envisagé comme principale exception à la règle d’une durée fixe de quatre ans de la législature. Cependant, nous nous sommes demandé si d’autres exceptions avaient été considérées et nous avons examiné à cette fin la transcription des débats parlementaires entourant l’adoption des projets de loi d’élections à date fixe[33]. L’opinion des parlementaires n’est certes pas déterminante quant à l’interprétation à donner aux lois pertinentes. Elle peut toutefois être considérée, voire retenue, par les tribunaux. Et dans le cas présent, elle peut illustrer la portée du pouvoir essentiellement politique que préservent les lois sur les élections à date fixe, c’est-à-dire le pouvoir de dissolution.

Selon les débats parlementaires, des circonstances exceptionnelles pourraient commander la tenue d’une élection générale à une autre date que celle qui est prévue dans la loi[34]. S’il s’agissait de devancer l’élection, le pouvoir de dissolution du gouverneur pourrait servir. Toutefois, une inondation, une épidémie, un séisme ou un cataclysme justifierait plutôt de retarder l’élection. Les lois électorales permettent normalement de faire face aux cas de force majeure[35]. À défaut, les provinces dont la législature ne dure que quatre ans pourraient adopter une loi spéciale pour retarder l’élection jusqu’au maximum établi par l’article 4 de la Charte. Si la crise relevait d’un « cas de guerre, d’invasion ou d’insurrection, réelles ou appréhendées », une province ou le fédéral pourrait même dépasser la limite de cinq ans en édictant une loi avec la majorité qualifiée établie à l’article 4 (2) de la Charte.

Les débats parlementaires évoquent aussi la possibilité de devancer ou de retarder une élection afin qu’elle ne se tienne pas en même temps qu’un autre appel au peuple. Ainsi, la dissolution prématurée pourrait éviter qu’une élection provinciale se déroule en même temps qu’une élection fédérale, un référendum ou même des élections municipales panprovinciales. Toutefois, s’il y avait lieu, pour cette raison, de reporter l’élection en dépassant la limite de quatre ans, il faudrait que la province adopte une loi spéciale[36]. Pour sa part, la loi fédérale sur les élections à date fixe prévoit la possibilité de reporter le jour du scrutin, « notamment » s’il coïncide « avec la tenue d’une élection provinciale ou municipale[37] ». Cette expression concerne certainement les jours de scrutin eux-mêmes, mais elle ne peut empêcher qu’en partie les campagnes électorales concurrentes[38]. Justement, les campagnes électorales dans six provinces et dans les Territoires du Nord-Ouest risquent fort, un jour ou l’autre, de chevaucher celle du fédéral. En effet, les législatures de ces provinces et territoires ont choisi des jours de scrutin se situant entre le quatrième lundi de septembre et le premier lundi de novembre, alors que la loi fédérale prévoit le troisième lundi d’octobre[39]. Bien que présentement le scrutin prévu au fédéral ne tombe pas la même année que les autres, cela pourrait se produire par suite d’une dissolution prématurée parce que celle-ci changerait la rotation subséquente.

Un autre cas envisagé dans les débats parlementaires concerne un premier ministre qui décéderait ou démissionnerait[40]. Son remplaçant pourrait vouloir devancer l’élection afin d’obtenir un mandat de la population. Seule la loi terre-neuvienne contient une disposition à ce sujet[41].

Par ailleurs, des circonstances d’ordre politique ont été soulevées dans les débats parlementaires qui pourraient, aux yeux de certains, justifier la dissolution hâtive d’une législature. Le gouvernement pourrait faire face à une situation nouvelle et se donner un objectif important pour lequel il n’avait pas été élu. Une situation de cette nature est survenue au fédéral à l’époque des projets de négociation en vue de conclure un accord de libre-échange avec les États-Unis et d’imposition d’une taxe sur les produits et services. Le gouvernement pourrait justifier une dissolution prématurée afin de soumettre un tel projet à la population[42].

La dernière hypothèse envisagée dans les débats parlementaires ne concerne que le Parlement fédéral et porte sur un sénat récalcitrant[43]. Contrairement à la Chambre des communes, le Sénat ne peut retirer sa confiance au gouvernement. Par contre, il lui est loisible de bloquer toute mesure législative. Par exemple, le Sénat a refusé d’adopter le projet de loi mettant en oeuvre l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis sans la tenue d’une élection générale, ce qui a forcé le gouvernement Mulroney à soumettre l’Accord à l’électorat lors du scrutin du 21 novembre 1988. Un projet de loi important bloqué au Sénat pourrait ainsi justifier, malgré le régime à date fixe, une dissolution anticipée.

À notre point de vue, la plupart des scénarios que nous venons d’exposer ne justifient pas de devancer la date d’une élection prévue dans une loi sur les élections à date fixe. En réalité, leur cumul va à l’encontre de l’interprétation que nous avons mise en avant dans la section 1.1 et il permettrait au premier ministre de continuer de choisir librement le moment de l’élection.

3 La dissolution fédérale prématurée de 2008

Les lois sur les élections à date fixe ont pour objet d’empêcher un premier ministre de déclencher une élection à son entière discrétion. Cependant, la nature du régime parlementaire au Canada et la lecture des débats parlementaires font voir le grand nombre de circonstances qui pourraient permettre de devancer la dissolution d’une assemblée élue. Or, ces débats ont aussi soulevé indirectement l’hypothèse qui s’est matérialisée au fédéral à l’automne 2008. En déclenchant des élections pour le 14 octobre 2008, le premier ministre Harper aurait, selon les partis d’opposition, contourné, voire enfreint la loi sur les élections à date fixe qu’il avait fait adopter et qui prescrivait que « la première élection générale » suivant son entrée en vigueur devait « avoir lieu le lundi 19 octobre 2009[44] ». Cependant, le gouvernement était alors minoritaire et l’interprétation de la loi peut s’adapter à cette situation spéciale.

Il est acquis, nous l’avons vu, que l’élection peut être devancée par rapport à la date prévue dans la loi si le gouvernement réagit à un vote de censure. Or, lorsque le gouvernement est minoritaire, l’opposition peut choisir de le censurer à n’importe quel moment et court-circuiter en pratique la date de l’élection inscrite dans la loi. Dans le cas d’un gouvernement minoritaire, il est difficile d’accepter que l’opposition ait seule le pouvoir de décider ou non d’une élection anticipée (en refusant de censurer le gouvernement lorsque les circonstances ne font pas son affaire — et en le censurant dans le cas contraire). Selon l’esprit, voire la lettre, de la loi sur les élections à date fixe, l’idée qu’un gouvernement minoritaire dispose d’une marge de manoeuvre comparable à celle des partis d’opposition est certes défendable.

Le constitutionnaliste Peter Hogg a fait remarquer que certains scénarios soulevés lors des débats parlementaires sont assimilables à une perte de confiance dans le gouvernement, par exemple lorsque le Parlement ne fonctionne plus[45]. En pratique, cette dernière situation ne peut survenir qu’en contexte de gouvernement minoritaire. Plus radical, le sénateur Joyal a tenté de démontrer que « le projet de loi ne s’applique clairement pas aux gouvernements minoritaires[46] ». Ces prises de position laissent voir que la loi en cause prévoit des élections à date plus flexible que fixe lorsque le gouvernement ne peut compter sur une majorité en chambre.

À la fin de l’été 2008, pendant l’ajournement des Communes, le premier ministre Harper a rencontré les trois chefs des partis d’opposition puis déclenché une élection générale en invoquant que ceux-ci ne voulaient pas appuyer le gouvernement. À l’une de ces rencontres, le premier ministre avait demandé au chef de l’opposition de « lui garantir que le gouvernement pourrait rester en place jusqu’à l’automne 2009[47] », c’est-à-dire jusqu’au moment prévu par la loi sur les élections à date fixe, mais il n’avait pas obtenu cette assurance. L’opposition voulait conserver seule le droit de provoquer une élection anticipée.

Nous croyons que l’article 56.1 précité de la Loi électorale du Canada n’empêche pas un gouvernement minoritaire de demander au gouverneur général de dissoudre le Parlement, parce que le devancement d’une élection ne peut être laissé à la seule discrétion de l’opposition aux Communes. À notre point de vue, le premier ministre Harper n’a pas enfreint en 2008 la loi fédérale sur les élections à date fixe, peu importe les considérations particulières qui ont pu l’inspirer[48]. Assurément, la décision qu’il a prise (et sa façon de procéder, en consultant d’abord les chefs des partis de l’opposition) constitue un précédent qui, en contexte de gouvernement minoritaire, pourra éclairer l’interprétation à donner non seulement à la loi fédérale, mais aussi à toutes celles qui existent dans les autres instances provinciales et territoriale canadiennes.

4 L’absence de sanction judiciaire

Bien que nous ayons conclu à sa légalité, le déclenchement des élections fédérales pour le 14 octobre 2008 n’en reste pas moins discutable. Si nous supposons que la loi a été enfreinte, nous constatons que divers principes juridiques amèneront les tribunaux à refuser de sanctionner cette illégalité.

D’abord, ce sont des conventions constitutionnelles (et non des règles de droit strict) qui régissent l’exercice de ses pouvoirs par le gouverneur général. Cela vaut pour l’exercice du pouvoir de dissoudre le Parlement, pouvoir expressément préservé par l’article 56.1 (1) précité de la Loi électorale du Canada. En l’occurrence, la convention constitutionnelle la plus pertinente veut que le gouverneur général ne procède à une dissolution que sur la recommandation du premier ministre. Or, il est parfaitement clair, depuis les opinions émises par la Cour suprême du Canada en 1981 et en 1982 à l’occasion du rapatriement de la Constitution, que les tribunaux peuvent se prononcer sur l’existence (ou l’inexistence) d’une convention constitutionnelle, mais qu’ils ne peuvent assurer la sanction d’une telle convention[49]. Dans la mesure où la solution du litige dépend de la convention constitutionnelle que laisse subsister l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada, une décision de justice pourrait mettre de la pression sur les acteurs politiques, mais elle ne pourrait avoir d’effet contraignant.

Indépendamment des conventions constitutionnelles, les tribunaux sont susceptibles de constater que se pose en l’espèce une question purement politique et de la déclarer non justiciable. Dans une affaire où le vérificateur général du Canada n’avait pas obtenu l’accès aux documents que la loi lui permettait de consulter, la Cour suprême a conclu que son seul recours était de se plaindre aux Communes[50]. La Cour suprême a fait remarquer qu’il y avait là fondamentalement un différend entre les pouvoirs législatif et exécutif et elle a souligné que le refus du gouvernement de fournir les renseignements réclamés pouvait influer sur l’évaluation que l’opinion publique fait de la performance de ce gouvernement. Des considérations de même nature valent dans l’hypothèse où le premier ministre Harper aurait agi illégalement en déclenchant les élections : son initiative résulte d’un différend entre le Parlement et le gouvernement, différend que l’électorat est appelé à arbitrer. L’illégalité alléguée peut trouver sa sanction dans la seule arène politique. Comme plusieurs l’ont soulevé lors des débats parlementaires, un premier ministre qui déclenche une élection prématurée court le risque d’être désavoué par la population[51].

De fait, dans sa contestation de la légalité du déclenchement des élections fédérales pour le 14 octobre 2008, l’organisme Démocratie sous surveillance admettait que la loi sur les élections à date fixe laissait place à la tenue d’élections par suite d’un vote de censure à l’encontre du gouvernement. Or, la Cour fédérale a souligné que la loi en cause ne prévoit pas explicitement une telle exception, qu’elle ne définit pas les votes de censure, qui sont par nature politiques, et que leur détermination n’est pas justiciable[52].

Par ailleurs, une cour de justice pourrait trouver que le représentant de la reine est un forum plus approprié pour voir au respect d’une loi sur les élections à date fixe qui préserve expressément ses pouvoirs. Ainsi, le ministre qui a proposé le projet de loi fédéral a soulevé la probabilité que le gouverneur général refuse à un premier ministre une dissolution contraire à la loi[53] — et la même idée a été émise à propos d’un lieutenant-gouverneur[54]. Autrement dit, le caractère non justiciable inspiré de l’affaire du vérificateur général peut découler non seulement de la nature politique de la question, mais aussi de l’existence d’un recours approprié prévu dans la loi. Nous croyons toutefois que cette hypothèse laisse trop de discrétion politique au représentant de la reine et qu’elle ne devrait pas être retenue.

Enfin, les principes de la nécessité, de la primauté du droit et de l’autorité de facto empêchent également la sanction judiciaire de cette supposée illégalité. Les principes en question ont été appliqués, par exemple, pour faire en sorte que les lois manitobaines inconstitutionnelles (parce qu’elles étaient unilingues) aient quand même des effets (le temps nécessaire pour les réédicter dans les deux langues)[55]. Dans le cas qui nous occupe, une cour de justice ne saurait « annuler » les élections du 14 octobre 2008 plusieurs mois après leur tenue ni prétendre ressusciter la Chambre des communes illégalement dissoute. La nécessité de préserver le système démocratique et l’ordre de droit positif obligerait à reconnaître la validité de l’élection générale du 14 octobre 2008 et des actes accomplis par la suite par les autorités publiques.

Ainsi, indépendamment de l’interprétation qui lui sera donnée, la législation prescrivant des élections à date fixe ne peut pas recevoir de sanction judiciaire a posteriori, après qu’elle aura été enfreinte. Le rejet du recours entrepris par l’organisme Démocratie sous surveillance à l’encontre du scrutin fédéral de 2008 confirme cette conclusion[56]. Dans cette affaire, la Cour fédérale donne tout de même une interprétation officielle à la loi fédérale sur les élections à date fixe, interprétation qui pourra ou non être confirmée en appel. Rien n’empêche non plus un gouvernement de saisir la Cour d’appel ou la Cour suprême, à l’occasion d’un renvoi, d’une question concernant la portée juridique d’une telle législation.

Conclusion

Notre étude a révélé que les lois sur les élections à date fixe comportent de nombreuses carences. D’abord, plusieurs de ces lois sèment le doute quant à la durée maximale de la législature, vu qu’elles laissent subsister d’autres dispositions fixant une durée plus longue. Ensuite, nous avons relevé qu’un grand nombre de circonstances peuvent justifier de devancer l’élection générale par rapport à la date prévue dans la loi. Et nous croyons que les éventuelles violations d’une loi sur les élections à date fixe ne sont pas justiciables.

En pratique, les lois promulguant des élections à date fixe ne font que créer une attente raisonnable selon laquelle les acteurs politiques se comporteront de façon que les élections se tiennent aux dates prévues. Elles équivalent d’une certaine manière à un engagement politique solennel, engagement qui a été respecté jusqu’à aujourd’hui dans presque tous les cas.

Une solution de rechange intéressante pourrait consister à réduire la durée des législatures en vue d’obtenir d’une autre façon le résultat recherché. Traditionnellement, la grande majorité des législatures au Canada ont été dissoutes entre le début de la quatrième et la fin de la cinquième année d’un mandat, laissant au premier ministre une fenêtre considérable pour déclencher des élections au moment jugé le plus propice[57]. Ramener la durée d’une législature à un maximum de trois ans contribuerait grandement à réduire l’étendue de cette fenêtre ; les précédents de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, où les élections générales sont habituellement déclenchées dans un délai de six mois précédant la fin du mandat, semblent à cet égard convaincants[58].