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Une olive est-elle un fruit ou un légume ? Un dauphin est-il un mammifère ? Un chat domestique est-il un félin ? Voilà des questions bien amusantes, mais qui projettent un éclairage sur le jeu de la qualification.

L’aspect central de la qualification a été, de longue date, mis en exergue par la doctrine : « le droit international privé tout entier », observait un illustre auteur français, « repose, en dernière analyse, sur la doctrine des qualifications[1] ». Rappelons-nous l’affaire Bartholo à partir de laquelle Bartin a construit sa théorie sur la qualification[2], ou l’affaire de la prescription de la lettre de change souscrite aux États-Unis qui a permis à Kahn de déceler l’existence des conflits de qualifications[3].

Comme le faisait remarquer un auteur, la qualification est l’un des thèmes les plus discutés en droit international privé[4]. Il serait, toutefois, fastidieux d’évoquer ici les différentes théories, classiques et modernes, soutenues en la matière, car les ouvrages de droit international privé regorgent de thèses et d’analyses consacrées à la question. La présente étude se propose, plus simplement, de jeter un éclairage nouveau sur une démarche qui révèle toute la subtilité et l’ingéniosité de l’esprit scientifique et aussi de mettre l’accent sur la complexité du raisonnement. Complexité qui a poussé certains auteurs américains à exprimer leur méfiance à son égard. Ainsi, Ehrenzweig le décrivait comme « an unwelcome addition to american doctrine[5] », tandis que Juenger le qualifiait de processus mystérieux qui encourage à la prestidigitation[6].

La complexité de la qualification résulte, notamment, de la logique binaire ou des divisions radicales entre les différents termes du sujet : le fait ou le droit, l’induction ou la déduction, le concret ou l’abstrait, le particulier ou le général. Or, ces différentes perspectives d’analyse sont notamment envisagées par l’interprétation, d’où le risque d’enchevêtrement des deux opérations intellectuelles. L’intérêt d’une étude portant sur la qualification en droit international privé est, à cet égard, faussé par l’amalgame qui est souvent fait entre celle-ci et l’interprétation. À notre avis, cela impose une élucidation de ces deux outils méthodologiques.

À vrai dire, la connexité de la qualification avec l’interprétation rend difficile toute tentative de distinction des deux mécanismes. Aussi, la plupart des recherches qui leur sont consacrées ont souvent tendance à les confondre[7], la confusion étant d’ailleurs accentuée par l’incertitude de leurs frontières. Est-il possible de dire alors que la qualification est entièrement comprise dans l’interprétation ? Ou faut-il, au contraire, considérer qu’elle en est dissociée ?

Pour marquer le lien inextricable qui existe entre les deux opérations, une tendance majoritaire au sein de la doctrine internationaliste ancienne envisageait tout simplement la qualification comme une question d’interprétation de la règle de conflit[8]. La qualification est ainsi fréquemment mise à la remorque de l’interprétation, elle en est indissociable ; « la qualification des faits », écrivait un auteur, est tributaire de l’« interprétation systématique des normes[9] » ; elle l’accompagnerait dans toutes ses étapes[10].

Rares sont les auteurs qui envisagent l’interprétation et la qualification de manière séparée. Aussi, tout en dénonçant la confusion dans le cas de ces techniques, des auteurs font remarquer que, si la qualification fait appel à l’interprétation, elle ne se réduit pas à cette dernière, dans la mesure où elle se prolonge dans l’analyse des propriétés de la chose à qualifier dans le but de l’insérer dans le répertoire des catégories[11].

Les divergences d’opinions se situent, cependant, à un autre niveau, soit celui du rang que prend la qualification dans ces différentes opérations intellectuelles. Une frange de la doctrine considère que la qualification est la première étape dans le processus de l’application de la règle de droit[12]. Comme le soulignait Falconbridge, « [f]irstly, a court must characterize the legal question involved in the particular factual situation[13] ».

Pour d’autres auteurs, au contraire, la qualification occuperait une position intermédiaire. Perçue comme un « pont[14] » entre le fait et le droit, elle serait comprise entre l’interprétation orientée par la résolution du cas d’espèce et la « lecture » des faits qui anticipe nécessairement sur la perspective de leur traitement juridique[15].

Selon un autre avis, enfin, dans le processus d’application de la règle de droit, la qualification suivrait l’interprétation[16].

La controverse portant sur le rang attribué à la qualification dans le processus d’application de la loi apparaît également en jurisprudence. Ainsi, selon un arrêt rendu par la Cour d’appel de Tunis le 12 janvier 1998[17], la qualification constitue une phase préliminaire précédant la détermination du régime juridique applicable. Plus récemment encore, la Cour de cassation tunisienne déclarait, dans son arrêt du 7 décembre 2006[18], que la détermination du droit applicable passe par une première étape de qualification de la situation en cause conformément aux catégories du droit tunisien.

En revanche, selon un arrêt plus ancien de cette même cour, la qualification serait l’étape finale de l’analyse de la question litigieuse. Dans sa décision du 4 novembre 2003[19], la Cour de cassation tunisienne paraît ainsi identifier la qualification à une opération de classement dans une catégorie appropriée, qui doit être précédée par la détermination de la nature juridique et l’interprétation des termes du contrat.

Le rapprochement trop souvent fait entre qualification et interprétation nous oblige à une incursion furtive dans le domaine de cette dernière, avec les risques que cela comporte. De prime abord, il est permis de constater que l’étymologie est révélatrice de l’universalité de la question : les termes « interprétation » et « qualification » figurent dans plusieurs langues[20]. Cependant, force est de remarquer que l’interprétation a une signification beaucoup plus étendue : elle se présente comme un phénomène universel qui a une longue histoire et qui plonge ses racines dans les sciences humaines.

Dans un sens large, l’interprétation est « synonyme de “compréhension” d’une expression quelconque formulée dans une langue[21] ». Interpréter reviendrait à attribuer un sens déterminé à un signe linguistique[22]. Or, cela suppose tout d’abord la connaissance de ce qui est interprété : « Le problème de l’interprétation contient le problème de la connaissance : il en dépend[23]. » Certains penseurs juridiques ont néanmoins tendance à circonscrire l’interprétation dans un champ plus restreint qui se rapporte à la détermination du sens d’une expression dont la signification, au regard d’une situation concrète, laisse planer un doute[24].

L’interprétation est rendue nécessaire par les insuffisances des textes[25]. L’opération d’interprétation paraît ainsi justifiée par la difficulté fréquente d’appliquer une disposition en termes abstraits aux cas soumis aux juges, qui sont, par définition, particuliers[26]. De manière générale, dans l’interprétation, la question qui se pose est la suivante : le texte en cause s’applique-t-il au fait considéré ? L’interprète dispose à cette fin d’un ensemble d’instruments d’interprétation qui lui servent de directives (argument d’analogie, argument a fortiori, argument a contrario, et ainsi de suite)[27]. L’interprétation est généralement regardée comme une activité liée étroitement à l’application de la loi[28], mais qui s’en distingue nettement[29]. En effet, davantage que la mise en application d’une règle de droit, l’interprétation est un acte de production de sens par la parole et l’écriture ; l’accent est donc mis sur son caractère créatif[30].

Pouvons-nous en dire autant de la qualification ? Il est surprenant de constater que la qualification n’a pas bénéficié de l’engouement doctrinal qu’a suscité l’interprétation. Il est vrai que la polysémie de la notion de qualification et la complexité du mécanisme[31] ne permettent pas de l’appréhender de manière claire : par exemple, en parlant de qualification faut-il entendre le résultat de l’opération ou le processus, la démarche ? Ensuite, le terme même de « qualification » doit-il être employé au pluriel ou au singulier ? De plus, dans la mesure où la situation à qualifier se rattache à plusieurs systèmes juridiques et est susceptible d’appeler l’application de lois différentes, la qualification ne présente-t-elle pas une originalité en droit international privé ? Il y a donc bien des interrogations qui se posent aujourd’hui encore sur la signification de cette opération.

Une mise en perspective de la qualification dans un droit qui met en contact des systèmes juridiques différents exige, au préalable, une parfaite élucidation de cette opération (1). Ce volet théorique de la question sera suivi par un examen différent, mais néanmoins complémentaire, portant sur le contexte dans lequel l’opération de qualification se déroule (2).

1 L’opération de qualification

La qualification n’est pas une activité intellectuelle portant seulement sur le langage[32] ou sur le sens d’un texte : elle désigne, en effet, à la fois « une opération de l’esprit et un cadre façonné par lui[33] ». Un arrêt de la Cour d’appel de Tunis la décrit par ces termes, du reste concis et peu clairs : « une opération de logique mentale » qui constitue une « démarche inévitable »[34], ou mieux « une étape obligatoire » conduisant au prononcé des décisions. L’aspect central de la qualification est d’ailleurs mis en exergue par l’article 27 du Code de droit international privé (CDIP)[35] qui, à notre humble connaissance, n’a pas son pareil dans les autres branches de droit interne.

Bien que cet aspect soit la plupart du temps passé sous silence, la qualification laisse transparaître le rôle décisif de la méthodologie juridique[36] : cela comprend des inductions, des déductions, des inférences, des raisonnements par analogie, des évaluations et, peut-être, même des intuitions personnelles[37]. Nous voyons poindre là une première vérité de la qualification : le fait qu’elle est par essence théorique et fondamentale[38]. Opération nodale, la qualification est fondamentale pour le raisonnement juridique. À ce dernier égard, aucune recherche sérieuse ne peut éluder l’étude du substrat méthodologique de la qualification (1.1) ; cet éclairage méthodologique précédera la détermination des caractères qui distinguent la qualification ici envisagée des qualifications effectuées dans les autres disciplines juridiques (1.2).

1.1 Le substrat méthodologique de la qualification

Faut-il le préciser dès le départ, la qualification de droit international privé ne s’éloigne pas trop sur ce versant des qualifications effectuées dans les autres branches du droit ; au contraire, elle s’apparente sur plusieurs points à ces dernières. L’étude de la qualification permet de constater qu’elle s’appuie sur deux piliers fondamentaux : la définition (1.1.1) et la classification (1.1.2). Il convient, pour la clarté de l’exposé, d’analyser la place qu’occupe chacune de ces deux techniques juridiques dans l’opération de qualification.

1.1.1 La qualification présuppose une définition

Considérée comme la « notion-outil de l’ordre juridique », la définition a pour vertu de « dissiper l’équivoque et l’obscurité »[39] d’une « chose », d’une notion ; elle aurait, à cet égard, une double fonction : celle de faire « miroiter le sens », mais aussi celle d’expliciter la notion en déterminant ses traits spécifiques[40], en énonçant les attributs nécessaires qui la caractérisent[41]. Ainsi, de manière générale, la définition est la somme de toutes les qualités que connote le nom. Elle épuise la signification du nom. La technique de la définition est ordonnée à la connaissance de la nature d’un « objet », à « extraire l’essentiel de (son) essence[42] », comme prélude à son classement dans la catégorie — le genre — qui lui convient[43].

Toutefois, dans un sens différent, c’est la catégorie elle-même qui fait parfois l’objet d’une définition ayant pour objet de déterminer ses caractéristiques spécifiques et de vérifier si le cas peut y être rangé[44] : à titre d’exemple, la définition du mariage sert à préciser les critères qui lui sont propres et qui servent à le distinguer des autres relations marginales.

Pour certains auteurs, il y aurait entre définition et qualification une succession logique. Il est impossible, en effet, de qualifier juridiquement un fait ou une situation uniquement sur la base d’un concept, ou d’une notion, préalablement et précisément défini. La définition interviendrait, chronologiquement, en amont de la qualification[45]. L’accent est ainsi mis sur la connexité entre la qualification et la définition des termes de la norme légale[46]. Comme l’exprime merveilleusement un auteur, « [l]a définition est référence, la qualification rattachement ; la définition modèle, la qualification action comparative ; la définition position, la qualification mouvement […] ; l’une est la pierre, l’autre le lancement[47]. »

La présence d’une définition permet d’encadrer le travail du juge[48] ; la démarche de ce dernier consiste, alors, à en faire usage en vue d’assurer l’adéquation de la règle au cas concret[49]. Pour qualifier, il faut toujours, à un moment, vérifier si les faits ou les actes, dont l’existence est déjà constatée par le juge du fond, répondent à la notion légale, ce qui conduit à la définition de celle-ci[50]. La qualification ne peut donc s’accomplir que par référence à des données juridiques préalablement élaborées. La définition est l’une de ces données.

La qualification implique une caractérisation des faits qui fait appel à l’analogie et aux jeux de langage[51]. La démarche permet ainsi, sans faire violence aux faits, de donner « un habillage conceptuel forgé par notre esprit[52] » à ce qui se donnait comme « un pur phénomène ». Perçue comme un « acte de nomination[53] », une « épithète[54] », la qualification consiste à retrouver dans la loi les mots, les caractères au moyen desquels une situation particulière a été décrite.

Dans son arrêt du 7 décembre 2006[55], la Cour de cassation tunisienne met en relief l’importance du rôle de la définition dans la qualification. Appelée à se prononcer sur une succession litigieuse d’un Tunisien domicilié en Tunisie ayant laissé des biens à l’étranger, et alors que la demande était d’annuler certains contrats conclus par le de cujus pendant sa dernière maladie, la Cour de cassation a procédé, au préalable, à la définition de la notion de succession en vue de déterminer le domaine d’application de l’article 6 (3) CDIP[56] relatif au chef de compétence tiré du lieu d’ouverture de la succession : l’action successorale, déclare la Cour, « est, selon une définition procédurale étroite, celle qui tend à la réalisation de l’un des objectifs suivants : le partage, la gestion ou la liquidation de la succession[57]. » Cette définition lui permet ainsi d’exclure l’action en annulation des contrats litigieux du champ d’application de l’article 6 (3). Cette décision, que nous reprendrons dans la suite de notre exposé, rend compte des ressources de la définition lorsque la qualification bute sur la nature ambivalente de l’hypothèse concrète.

La définition donnée par le juge peut s’avérer particulièrement déterminante lorsque le législateur n’a pas prévu de définition au concept considéré[58], lorsque la définition du concept de référence n’est pas arrêtée en raison de sa fluctuation ou de son évolutivité[59] ou lorsque le concept est flou et qu’il ne se laisse pas facilement enfermer dans l’une des catégories existantes[60]. La détermination de la nature du concept paraît, dans ce genre de circonstances, capitale, car elle conditionne le choix du régime applicable. Cependant, la qualification ne saurait se réduire à une simple définition[61], puisqu’elle implique aussi le classement de l’hypothèse dans une catégorie.

1.1.2 La qualification suppose un classement

La qualification est un processus par l’entremise duquel s’exprime le pouvoir d’attraction des catégories, chevilles du raisonnement juridique. Le fondement du recours aux catégories, observait un auteur, est d’inspiration pédagogique[62]. Les catégories sont fondamentales pour la connaissance, pour l’esprit scientifique. Voici ce que Bachelard relevait :

À aucun moment la connaissance ne reste sans système puisque la réalité n’est effectivement donnée que dans la mesure où elle accepte les catégories a priori de l’esprit […] Le donné est relatif à la culture, il est nécessairement impliqué dans une construction. S’il n’avait nulle forme, s’il était un pur et irrémédiable chaos, la réflexion n’aurait sur lui nulle prise. Mais inversement, si l’esprit n’avait nulle catégorie, nulle habitude, la fonction « donné » dans l’acception précise du terme, n’aurait aucun sens[63].

D’instinct, le juriste cherche à ramener l’espèce qui lui est soumise à une situation type dont le régime juridique lui est reconnu : il s’efforce de la couler en un « moule préformé », dont les contours sont modelés par les normes de droit. Dans ces conditions, le droit apparaît comme un ensemble de formes techniques destinées à enfermer les cas de la pratique : ce sont les formae juris des Romains, les catégories juridiques des modernes[64].

La catégorie — le genre — sert de point de repère au juge, elle l’oriente vers le régime applicable. À cet égard, l’existence de références préétablies[65] est indispensable à la qualification. En pratique, en effet, le juge aborde les faits à travers une grille conceptuelle préexistante, dans le but de les plier aux catégories appropriées[66].

La qualification consiste à « subsumer[67] » le fait (le cas) sous la norme légale : en termes plus intelligibles, elle conduit à chercher dans le cas les traits essentiels de la catégorie pour l’y classer. Cette démarche, notait N. Ben Ammou, doit permettre « soit d’exclure, soit d’insérer le fait sous le couvert de la notion légale[68] ».

Une doctrine autorisée observait à cet égard que la qualification est essentiellement classificatrice[69]. Pour Goldstein et Groffier, c’est là « la fonction la plus évidente de l’opération de qualification[70] ». L’opération de « classification », ou de « subsomption », qui paraît ainsi inéluctable[71], rattache le cas à une catégorie. Une situation juridique est qualifiée quand elle est rattachée à un concept plus général que le concept par l’intermédiaire duquel cette situation a elle-même été désignée[72]. Perçue comme le noyau dur de la qualification, la subsomption permet de préciser la catégorie dans laquelle le cas sera rangé[73] en vue de lui appliquer le régime juridique correspondant à celle-ci. Certains ont pu remarquer, à cet égard, que la précision des critères distinctifs de la catégorie rend plus sûre la qualification[74].

La qualification permet de rapprocher les faits juridiquement qualifiés[75] des règles de droit applicables par un jeu de logique[76] ; elle est assimilable à une démarche de traduction : c’est par son intermédiaire que le fait entre dans le droit[77]. L’application du droit au fait ne peut ainsi s’effectuer que sur des faits vérifiés et qualifiés[78].

Dans cette activité, l’esprit cherche à adapter le singulier et le concret à l’universel et à l’abstrait[79]. Prenons un exemple simple, soit f [roulant à bord de sa voiture, X renverse un piéton], f1 [X roulait à une vitesse excessive] et f2 [les freins de la voiture de X ne fonctionnaient pas], alors, R [X est, probablement, responsable de l’accident]. En termes simples : si f et f1 et f2, alors R. Tel est le processus mental généralement mis en oeuvre. Qualifier revient ainsi à adapter le comportement concret de X (fait singulier) à un concept général, en déclarant que son comportement est celui d’une personne coupable ou négligente. Le processus fait partie du syllogisme juridique[80], archétype de la démarche logique du juge.

Le rôle du juge est, à cet égard, déterminant. La qualification, déclarait la Cour de cassation tunisienne dans son arrêt du 19 juin 2001, constitue l’« activité principale[81] » du juge ; l’organe juridictionnel étant un organe qualifiant par excellence, il lui incombe donc d’assurer la « réalisation juridictionnelle de la qualification juridique des faits[82] ».

La qualification implique un mouvement de la pensée dont la direction ne paraît pas définitivement arrêtée : ainsi, elle procéderait du général au particulier, pour certains auteurs[83], ou du concret à l’abstrait, selon d’autres[84], dans une logique de la « successivité » ou de la « linéarité »[85] (droit puis cas ou inversement) qui ne se soucie guère du comment de la qualification : le juge classe, s’occupe de l’étendue d’application et envisage le droit du for puis les normes matérielles du droit étranger[86].

Or, en réalité, la démarche ne donne pas lieu à un enchaînement à sens unique : situation concrète — norme juridique. Elle présuppose, au contraire, un mouvement de va-et-vient entre la nature juridique de l’hypothèse en cause et le contenu sémantique des normes à appliquer[87]. Telle conduite ambiguë de la part d’un commerçant est-elle du dol ou seulement de l’habileté commerciale ? Tel contrat qui prévoit que le paiement du prix se fera en trois mensualités peut-il encore être tenu pour une vente à tempérament ? La « navette » de l’esprit se déplace ainsi sans cesse du fait vers le concept juridique, et du concept vers les faits, jusqu’à ce que le juge soit convaincu de ce que la qualification qu’il a effectuée est exacte[88]. L’aspect méthodologique de la question étant souligné, il convient maintenant de déterminer les caractères spécifiques que la qualification présente en droit international privé.

1.2 Les traits distinctifs de la qualification « internationale »

Nous avons relevé que la plus importante ressemblance de famille entre les différentes qualifications est méthodologique : toutes ces démarches de l’esprit supposent l’adaptation d’une réalité à un ensemble de catégories juridiques prédéfinies[89]. Or, cette assertion n’entend pas gommer les différences qui séparent les qualifications suscitées par les relations internationales de celles qui sont envisagées dans le contexte des rapports internes. La spécificité de la matière réglementée par le droit international privé — les relations internationales — paraît justifier une construction des catégories qui rend compte de cette spécificité[90]. En outre, il ne faut pas oublier que l’esprit qui anime le droit international privé, soit la recherche de l’harmonie des solutions et la coordination des systèmes, diffère sensiblement de celui qui existe en droit interne. Cette différence d’optique confère effectivement à la qualification « internationale » une certaine spécificité. À ce dernier égard, il est possible de faire les sept remarques suivantes.

Premièrement, comme l’exprimait justement une doctrine autorisée, « [l]a théorie des conflits de lois a poussé au plus haut degré l’étude du double mécanisme : qualification-rattachement qui constitue l’algorithme de sa démarche[91] ». Le droit international privé a, en effet, permis de révéler la position centrale de la qualification dans le raisonnement juridique et judiciaire et ses difficultés, ainsi que la part déterminante de la doctrine dans sa théorisation. Ainsi, contrairement aux qualifications effectuées dans les autres branches du droit, comme le droit civil ou le droit pénal, les méthodes de qualification utilisées en droit international privé ne se réfèrent pas à des qualifications énoncées par le législateur lui-même, mais elles ont fondamentalement pour origine la doctrine[92].

La qualification suscite des difficultés propres au droit international privé, dès qu’elle cesse d’être appliquée à de purs faits matériels pour être étendue à des concepts juridiques, et que le concept qualificateur est emprunté au droit du for, tandis que les concepts soumis à cette qualification appartiennent au droit étranger[93]. Ces difficultés sont, d’un côté, accentuées par le fait que l’opération de qualification s’effectue à partir des catégories de rattachement marquées par leur caractère synthétique et dont le « contenu » est, par excellence, variable[94] ; et, de l’autre côté, par le fait que cette opération se réfère à des règles spéciales — les règles de rattachement ou de conflit de lois — dont la structure complexe et le caractère particulièrement abstrait sont à présent connus.

Deuxièmement, la qualification porte, en droit international privé, sur une question de droit suscitée par un rapport juridique comportant un élément étranger ; le juge — le juriste — manipule en effet « une matière relativement hétérogène[95] », composée de situations qui se sont constituées dans des pays différents, par référence à des systèmes juridiques autonomes. La première réaction du juge — du juriste — devant ce genre de situations est de relever son caractère international. Cependant, la mise en relief de cet aspect peut-elle être perçue comme un problème de qualification ? La réponse paraît négative : le terme qualification, écrivait un auteur, « n’est pas d’un emploi courant lorsqu’il s’agit de la vérification concrète par l’espèce de cet élément [étranger] qui confère à celle-ci sa dimension internationale[96] ». Une frange de la doctrine estimait, depuis quelque temps, que le relevé des éléments d’extranéité permettant l’identification des lois en cause ne constitue pas une qualification au sens propre du terme, mais est un préalable nécessaire à celle-ci ; l’extranéité aurait ainsi préséance par rapport à la qualification juridique du rapport de droit[97].

La question a récemment été abordée par la Cour de cassation tunisienne dans des termes marqués par la concision et le peu de clarté. Cette cour a en effet jugé, par arrêt rendu le 21 septembre 2004[98], que le « jugement d’extranéité », ou, plus simplement, la détermination par le juge de la nature internationale ou interne du contrat, est un préalable à sa qualification, laquelle qualification précède la mise en oeuvre de la règle de conflit et par suite la désignation du droit applicable. La juridiction suprême entendait ainsi censurer la décision d’appel pour avoir soumis le contrat litigieux — une cession de créance — aux dispositions du Code des obligations et des contrats sans avoir suivi cette « successivité » envisagée par les règles du CDIP.

Troisièmement, la qualification de la situation litigieuse est souvent un préalable nécessaire qui permet de fonder la compétence juridictionnelle. Par exemple, la qualification mobilière ou immobilière des biens commande la compétence internationale exclusive des tribunaux tunisiens en raison de l’existence de l’immeuble sur le territoire tunisien, envisagée par l’article 8 CDIP[99]. La bilatéralisation de cette règle permet d’affirmer l’incompétence des tribunaux tunisiens pour connaître des immeubles situés à l’étranger, les tribunaux du lieu de situation étant jugés plus qualifiés en vue de décider de leur sort, pour des raisons de souveraineté et d’effectivité[100].

Par ailleurs, la loi de situation peut se confondre avec la loi successorale lorsque la succession comprend des biens immeubles. L’article 6 (3) CDIP reconnaît à cet égard une compétence ordinaire, ou possible, aux tribunaux tunisiens en matière de succession, lorsque celle-ci est ouverte en Tunisie et dans la limite des biens qui s’y trouvent. Dans son arrêt du 7 décembre 2006[101], la Cour de cassation jugeait ainsi que la question de savoir si l’action en annulation des contrats signés par le défunt, quelque temps avant sa mort, devait ou non être considérée comme une action successorale servait à déterminer la compétence des tribunaux tunisiens. La Cour de cassation a jugé dans ce cas que la classification de l’action est soumise au droit tunisien compte tenu du fait que la qualification s’effectue lege fori. Paradoxalement, la Cour de cassation se réfère, pour motiver sa décision, à l’article 27, alinéa 1 CDIP, alors que ce texte concerne l’identification de la règle de conflit de lois et non la détermination de la compétence juridictionnelle.

Quatrièmement, la qualification est une étape fondamentale dans le processus de résolution du conflit entre des lois concurrentes. En effet, le mécanisme ne s’épuise pas dans le classement d’une situation concrète dans une catégorie de rattachement ; il est, au contraire, conditionné par la sélection du droit (du for ou étranger) appelé à régir la question de droit soumise au juge. Selon Falconbridge, « the purpose of the characterization of the question is to enable the court to select the proper law[102] ». La qualification, ou characterization, s’effectue alors par référence au droit du for. C’est ce qui résulte de l’article 27, alinéa 1 CDIP : « La qualification s’effectue selon les catégories du droit tunisien si elle a pour objectif d’identifier la règle de conflit permettant de déterminer le droit applicable[103]. » Il s’agit dans ce cas d’une qualification primaire ou internationale.

Dans l’état actuel des choses, la question ne semble pas prêter à discussion, réserve faite de l’hypothèse particulière des immeubles, laquelle conduit à sacrifier la qualification lege fori au profit de la qualification lege rei sitae, en vertu d’un principe bien établi selon lequel seul l’ordre juridique de situation est apte à fournir la solution[104]. Hormis ce cas, le principe de la qualification lege fori, entendue comme une référence aux catégories du droit civil interne, paraît consacré par la plupart des systèmes juridiques. À titre d’illustration, l’article 3078 du Code civil du Québec énonce clairement ceci dans son alinéa premier : « La qualification est demandée au système juridique du tribunal saisi[105]. » Comme le faisait observer J.-G. Castel dans son commentaire de l’article 3078 C.c.Q., c’est le système dont la règle de conflit s’applique qui doit fournir les qualifications. Selon lui, la règle a déjà été appliquée par les tribunaux québécois[106].

Une solution analogue est envisagée en droit espagnol (art. 12.1 C. civ.), en droit égyptien (art. 10 C. civ.), en droit algérien (art. 9 C. civ.), en droit syrien (art. 11 C. civ.), en droit jordanien (art. 11 C. civ.), en droit libyen (art. 10 C. civ.), en droit koweitien (art. 30 Loi no 5 de 1961), en droit guatémalien (art. 25 Loi de 1989 sur l’organisation judiciaire). En revanche, certains droits ont délibérément choisi de garder le silence concernant la démarche de qualification à suivre ; il en est ainsi de la codification belge de droit international privé de 2004[107].

Cependant, la doctrine de la qualification selon la loi applicable à la situation en cause (qualification lege causae) au stade du choix de la règle de conflit demeure minoritaire. Son défaut majeur réside dans le fait qu’elle conduit à un « cercle vicieux » : en effet, il paraît illogique, écrivent Goldstein et Groffier, de « demander [la qualification] au droit étranger alors qu’on ignore s’il est applicable ou non[108] ». L’argument est d’ailleurs mis en relief dans l’affaire Gautier c. Bergeron jugée par la Cour d’appel du Québec :

Le choix [du système légal applicable] dépend de la qualification […] Il est de toute première importance de retenir, à ce moment, que seules les lois du Québec doivent alors recevoir considération. Ce serait en effet ouvrir un cercle vicieux et prêter le flanc à l’illogisme que d’entreprendre de qualifier un problème en vertu de la loi étrangère alors qu’on ignore encore si celle-ci doit s’appliquer et qu’on s’apprête à rechercher précisément quel système de loi doit régir les relations entre les parties[109].

D’un autre côté, partant du fait que les concepts utilisés par les règles de rattachement diffèrent en fonction des États, la catégorisation, ou qualification, suscite avant tout un problème de méthode consistant à déterminer l’ordre juridique auquel sera empruntée la définition du concept étranger inconnu du système du for. La solution est envisagée par l’article 27, alinéa 2 CDIP : « l’analyse des éléments d’une institution juridique inconnue du droit tunisien s’effectue conformément au droit étranger auquel elle appartient[110] ». Cela rappelle la méthode de raisonnement en deux phases prônée notamment par Raape, Maury et Batiffol : « une phase préparatoire d’analyse selon la loi étrangère et une phase de jugement selon la loi du for[111] ».

Cinquièmement, s’il est de principe que la délimitation des contours des catégories se fait sur la base des grandes divisions du droit interne, il n’en résulte pas forcément une identité de points de vue[112]. En définissant la catégorie de rattachement, le système de conflit des lois du for « transcende les organisations systématiques internes[113] » en vue d’appréhender un grand nombre de situations juridiques. Le lien entre le droit interne et le droit international privé n’implique pas une stricte identité entre le découpage de la vie sociale qu’effectue le droit interne pour atteindre ses propres objectifs et celui que, selon ses catégories, le droit international privé impose[114].

À ce dernier égard, des auteurs ont fait une mise en garde contre la tentation de rechercher dans le droit interne un modèle privilégié pour la constitution des catégories. Le droit international privé, observaient-ils, ne doit pas nécessairement être le reflet de l’évolution du droit interne[115]. Selon Falconbridge, les catégories juridiques auxquelles le juge devrait recourir ne sont pas celles de son droit interne, mais celles de son droit international privé, lesquelles ne sont pas nécessairement identiques à celles du droit interne[116]. Pour d’autres auteurs, les indications en la matière devraient, au contraire, être recherchées dans le droit comparé[117], lequel amène à un élargissement des catégories du for pour leur permettre de régir les institutions étrangères invoquées devant les juges.

Batiffol l’expliquait justement : « La possibilité de retrouver ainsi dans des lois étrangères des caractères constitutifs de notions abstraites du droit [du for] n’est évidemment pas acquise a priori[118]. » La solution du problème commande dès lors de « soumettre [la norme étrangère] à une analyse suffisamment fine, pour qu’une catégorie du for suffisamment compréhensive puisse lui convenir[119] ». Les auteurs donnent souvent l’exemple du mariage polygamique. Goldstein et Groffier observent à cet égard que le refus de l’assouplissement, « l’adhérence stricte à la notion de mariage monogame mèneraient à l’impossibilité de qualifier certaines prétentions, qui ne seraient soumises à aucune règle de conflit, et, en conséquence, au refus de tout recours en divorce ou en pension alimentaire[120] ».

Sixièmement, la texture ouverte ou « graduelle[121] » des catégories du droit international privé, témoin de leur « autonomie » conceptuelle par rapport aux catégories de droit interne, favorise leur élargissement ou extension en vue d’accueillir les institutions étrangères inconnues du for, ce qui permet de tenir compte de l’altérité, de l’extranéité[122]. Cependant, comme le fait remarquer une doctrine autorisée, l’essentiel en matière de qualification réside dans les intérêts pratiques qui s’attachent à l’extension donnée aux catégories[123].

Le droit international privé envisage aussi la possibilité d’une déformation volontaire des catégories internes en vue de les adapter à la vie internationale. Il suffit de rappeler à cet égard l’espèce jugée par le Tribunal civil de Tunis le 25 mars 1959[124]. Dans cette affaire, mieux connue sous le nom de « Spano », le tribunal avait qualifié l’« affiliation » du droit italien, institution inconnue du droit tunisien, comme une petite adoption en vue de la subsumer sous l’une des catégories envisagées par le décret du 12 juillet 1956[125]. Or, devant ce genre de situations, certains auteurs comme Falconbridge[126] ou encore Goldstein et Groffier[127] considèrent qu’il est plus efficace de créer des règles nouvelles, car cela permet de diminuer les hésitations au moment de la qualification. Goldstein et Groffier ont ainsi pu écrire que, « dès lors qu’un type de situations ou de prétentions ne peut être classé dans l’une des catégories disponibles, il faut nécessairement trouver une solution nouvelle pour résoudre le conflit de lois[128] ».

Dans la législation en vigueur actuellement en Tunisie, l’article 27, alinéa 3 CDIP ordonne au juge, au moment de la qualification, de tenir compte « des différentes catégories juridiques internationales et des spécificités du droit international privé[129] ». Cela ouvre la porte à d’autres approches théoriques, comme la qualification autonome ou téléologique[130]. Cette directive semble avoir motivé l’arrêt de cassation du 8 octobre 2007[131]. Ayant à se prononcer sur les pourvois formulés par les deux parties, dont l’une était française, contre la décision d’appel rendue à propos d’une rupture abusive de contrat, la Cour de cassation tunisienne semble s’être référée à l’article 27, alinéa 3 CDIP, mais sans le citer. Rejetant dos à dos la qualification « vente » soutenue par la partie française et la qualification « louage d’ouvrage » retenue par la juridiction d’appel, la Cour de cassation a considéré que le « contrat de coopération et de partenariat » qui liait les parties ne pouvait être classé dans l’une de ces deux catégories classiques.

Afin de ne pas être accusée d’imposer sa propre perception, la Cour de cassation tire argument du nom donné à cet acte — « contrat de coopération et de partenariat » — pour en déduire qu’il s’agit d’une nouvelle catégorie de contrats suscitée par la mondialisation en vue de faciliter la coopération entre les pays du Sud et les pays industrialisés.

Quels enseignements faut-il tirer de cet arrêt ? D’abord, l’espèce met en évidence deux traits de la qualification : le fait qu’elle est un choix et qu’elle a un caractère relatif. Le premier de ces traits laisse percer le caractère plus conflictuel que consensuel de la qualification. Le second est perceptible à travers la requalification apportée au contrat, contraire aux qualifications qui étaient au coeur du débat (contrat de vente ou contrat d’entreprise). Ensuite, la juridiction suprême de la Tunisie n’a pas adopté une démarche classique de qualification selon les catégories du for, mais paraît plutôt s’être référée aux catégories juridiques internationales ou aux « concepts universels », ce qui peut être interprété comme une mise en application de la méthode comparative prônée par Rabel.

Septièmement, la logique du droit international privé corrobore de manière éclatante l’affirmation de l’analogie (qiyas) comme structure de pensée indispensable à l’application du droit : « Comment évaluera-t-on la similarité entre l’institution étrangère inconnue du for et l’institution locale alors qu’aucune subsomption n’est possible pour la première[132] ? » A. Papaux l’a remarquablement observé : « le privatiste, afin de conquérir l’altérité c’est-à-dire la rencontrer et l’accueillir au for, […] exerce une analogie de proportionnalité qu’il élabore à partir d’une pré-qualification de l’occurrence en référence aux catégories ouvertes de son droit international privé[133] ».

Force est de constater que le contexte de diversité rend l’opération de qualification infiniment plus incertaine et la transforme en une recherche des analogies entre des institutions différentes bien davantage qu’un « raisonnement déductif d’inclusion » suivant le processus de subsomption[134]. L’analogie suppose ainsi une conquête de l’inconnu (l’institution étrangère) à partir du connu (l’institution du for). La qualification serait alors « une opération de connaissance en vue de l’action[135] » ; la détermination du régime juridique applicable à une situation privée internationale présuppose ainsi sa connaissance, c’est-à-dire la détermination de sa nature juridique, donc sa qualification[136].

Le caractère particulièrement analogique du droit international privé confère à la qualification une couleur originale ; celle-ci s’opère « au sein d’une métaphysique de l’analogie[137] ». L’importance de l’analogie en droit international privé n’a pas été assez souvent mise en relief. Pourtant, la démarche comparatiste, essentielle à cette branche du droit, l’atteste en toute netteté, qui découvre des analogies entre des institutions étrangères et celles du for en considérant moins leur structure que leur fonction, selon la pensée de Batiffol.

Ainsi que certains l’ont fait remarquer, la qualification opère sur la base de similitude. Or, une similitude est « un complexe de ressemblances et de différences », de « l’autre » et du « même », « dont il faut peser l’importance respective »[138], en vue d’élaborer la commensurabilité. Cela implique des tentatives d’équivalence et des « ajustements[139] » réciproques, ensemble d’opérations qui reflètent l’incertitude de la démarche, incertitude due notamment au contexte dans lequel l’opération de qualification se déroule.

2 Le contexte de la qualification

Les développements précédents ont permis de constater que la qualification constitue une « prémisse indispensable » à la sélection de la règle de conflit appropriée, et donc à la détermination du droit applicable[140]. Cependant, la qualification n’est ni neutre ni hasardeuse[141], mais elle s’opère inéluctablement en fonction du résultat auquel elle tend. Ainsi, loin d’être l’aboutissement logique d’une démarche rationnelle, elle paraît dictée par une politique juridique (2.1). L’« opportunisme » de cette opération apparaît de manière claire dans le contexte de la théorie des conflits de qualifications. Les solutions envisagées par cette dernière débouchent sur une large compétence de la loi du for, ce qui assure ainsi à l’État dont les juridictions sont saisies du problème la maîtrise de la situation, puisque l’institution étrangère en cause est analysée selon les concepts du for et, par conséquent, conformément aux valeurs essentielles qui sont les siennes[142]. Or, cette dernière considération peut-elle suggérer que l’opération de qualification réflète les valeurs du for (2.2) ?

2.1 La qualification, instrument d’une politique juridique

Sous ses apparences de pure technique, la qualification est au service d’une politique juridique au sens large (législative et judiciaire)[143]. En règle générale, la qualification incorpore inévitablement une analyse de ce genre : la politique suivie en matière de droit des personnes, par exemple, a pour objet la protection de l’individu en assurant l’application permanente des lois qui le concernent[144]. Ces considérations sont ainsi à l’origine de la classification de la capacité, du nom, de la filiation dans la catégorie du statut personnel. Comme le soulignent justement Goldstein et Groffier, « [l]es motifs de politique sociale peuvent […] peser très lourd dans ce choix de qualification[145] ».

Marquée par son aspect téléologique, la qualification « ne se laisse pas réduire à un simple mécanisme de classement ou subsomption sous des catégories préexistantes[146] », mais elle concourt à la satisfaction d’une finalité. Cela a permis à un auteur d’affirmer avec force qu’en ce qui concerne la qualification il s’agit de « donner le nom […] qui “convient” non pas à la chose elle-même, mais au sort qu’on veut lui faire subir en vertu de déterminations foncièrement politiques[147] ». Il serait en effet illusoire de croire que la qualification d’une question puisse être impartiale ; au contraire, elle est souvent manipulée en vue d’aboutir au résultat désiré par le juge. La méthode fréquemment utilisée par ce dernier consiste à jouer sur la qualification des faits de manière à soustraire une situation donnée à la règle de droit normalement applicable lorsque cette application est jugée inopportune. À cet égard, le recours à une « fiction[148] » ou à une fausse qualification permet au juge d’échapper aux conséquences de l’application de la règle juridique jugées inacceptables[149].

L’affaire Agrimotor jugée par la Cour d’appel de Tunis[150] en est une excellente illustration. Les faits sont trop connus pour qu’il soit besoin de les présenter en détail ici. Rappelons simplement qu’un contrat de concession exclusive liant une société américaine (Ford) à une société tunisienne (Agrimotor) avait été résilié unilatéralement par la partie américaine. Les juges du fond avaient qualifié la rupture de ce contrat comme une faute délictuelle soumise au droit tunisien, à titre de lex loci delicti, et non comme une faute contractuelle soumise en principe à la lex contractus. Le passage artificiel de la qualification contractuelle à la qualification délictuelle était commandé par le souci de faire bénéficier la partie tunisienne d’une réparation consistante. Cette illustration met en évidence le caractère fonctionnel de la qualification. Comme l’écrit justement un auteur, « la qualification n’a de sens que par rapport à la conséquence juridique qu’on entend lui faire produire. Elle ne représente donc qu’une vérité relative, dans la dépendance de l’effet juridique qui lui est associé[151]. »

La volonté individuelle peut exercer une influence considérable sur le résultat de la qualification[152]. La catégorie des contrats offre un exemple topique de l’action des contractants en la matière. L’influence de la volonté individuelle apparaît de manière décisive dans le cas où l’engagement conclu par les parties se prête à deux ou plusieurs qualifications.

L’arrêt rendu par la Cour de cassation tunisienne le 8 octobre 2007[153] permet de révéler l’importance de la volonté exprimée dans l’instrumentum. L’affaire soumise à cette cour portait sur la rupture abusive d’un contrat international liant une société tunisienne à une société française. La question était de savoir si le contrat en question devait être considéré comme un « contrat de vente », comme le prétendait la société française, ou comme un « contrat d’entreprise », comme l’avait décidé la juridiction d’appel. N’ayant jugé aucune de ces deux qualifications satisfaisantes, la Cour de cassation s’en tient à l’identification littérale contenue dans l’instrumentum : il s’agit, rappelle la Cour de cassation, d’un « contrat de coopération et de partenariat ». Dans un même ordre d’idées, la juridiction de droit a déjà rappelé, dans sa décision du 3 octobre 2006[154], que la qualification des contrats impose aux juges du fond de se limiter aux termes du contrat, au sens de ses mots, à la nature de son objet et à la cause qui lui sert de fondement. Est-ce à dire que le juge est lié, dans tous les cas, par la qualification attribuée par les parties ? La position de la jurisprudence est négative sur ce point[155].

Par ailleurs, même si le législateur a tracé les contours de la catégorie dont il a confié l’usage au juge, il y aura fréquemment une certaine « variation » dans l’application qui en sera faite par le juge. La précision de la qualification subissant largement l’influence de son attitude, celui-ci aura la possibilité, en cas d’absence de définitions légales ou en présence de définitions souples, d’opter à sa convenance pour l’acception qui lui paraît la meilleure[156].

Dans l’arrêt du 8 octobre 2007 précité[157], l’absence de définition du « contrat de coopération et de partenariat » avait permis à la juridiction suprême de rejeter les qualifications « vente » et « contrat d’entreprise » qui étaient dans le débat. La Cour de cassation met, à cet effet, l’accent sur un bon nombre de critères : le cadre politique et économique dans lequel s’inscrit la relation contractuelle, la création d’une société en Tunisie chargée de gérer des unités de confection de tissus et vêtements, l’achat par la société tunisienne de la matière première en vue de sa transformation et de son exportation à l’étranger, la dépendance économique de cette société à l’égard de la société étrangère. De ces éléments, la Cour de cassation en déduit que le contrat litigieux constitue un archétype nouveau suscité par le phénomène de la mondialisation économique, qui ne saurait se réduire aux deux catégories classiques précitées.

Pourtant, l’analyse des éléments rappelés par la juridiction de droit permet de rattacher le contrat litigieux à la catégorie des contrats dits d’intérêt commun, plus particulièrement des contrats de distribution. Une opinion courante a tendance, à cet égard, à considérer que, dans ce genre de contrats, la prestation caractéristique ne peut être clairement identifiée, dans la mesure où le fournisseur apparaît comme un « prestataire instrumental et le distributeur comme le prestataire final[158] ». Et même s’il fallait parler de prestation caractéristique, ce serait celle du distributeur[159] qui, dans l’affaire jugée par la Cour de cassation, est la partie française. Or, pour justifier la compétence des tribunaux tunisiens, la juridiction de droit avait retenu que la prestation « principale » — il aurait fallu dire caractéristique[160] — était celle qui avait été exécutée en Tunisie par la partie tunisienne. Le raisonnement soutenu dans cette affaire conforte l’idée selon laquelle les choix de qualifications reposent sur des considérations de politique juridique, même si cela n’apparaît pas au grand jour dans les décisions prononcées par les juges[161].

Cet aspect fonctionnel de la qualification se constate aussi dans d’autres systèmes juridiques. Un auteur relevait ainsi au sujet du droit libanais que, « [d]ans les matières qui sont au croisement du statut personnel et du régime des biens et des obligations, la qualification […] est mise au service de la politique de laïcisation du droit poursuivie par l’État[162] ». Dans le cas des conflits internes comme des conflits internationaux, les juges civils, de manière précise mais inavouée, « utilisent le procédé des qualifications pour étendre le domaine de la compétence civile et de l’applicabilité de la loi laïque[163] ».

La difficulté de l’opération de qualification consiste à « trouver l’équilibre entre la considération du fait et celle du but à promouvoir en droit[164] ». Or, la réalisation de cet équilibre n’est pas chose facile : « le domaine des qualifications est un des plus mouvants du droit[165] ». La classification de la wilaya (ou tutelle) par l’article 41 CDIP[166] dans le « tiroir » du statut individuel reflète à cet égard les dérives du mécanisme de classification. En effet, dans la mesure où elle s’insère dans les rapports parents-enfants la wilaya peut-elle être réductible au statut d’une personne ? Ne doit-elle pas, au contraire, être envisagée dans les rapports de famille ? N’est-ce pas, en effet, la connexité téléologique des règles, leur liaison avec d’autres normes au point de vue de la politique législative, qui est décisive pour leur classification ?

Dans le même esprit, le renforcement des prérogatives de la mère gardienne aux dépens des prérogatives du tuteur permet également d’apprécier la précarité de l’équilibre recherché par l’opération de qualification. La hadhana (ou garde) se trouve, en effet, en contact permanent avec la wilaya, ou tutelle du père, et sur la personne et sur les biens de l’enfant[167]. Partant du fait que le contenu des deux concepts a été embrouillé à la suite de la réforme de l’article 67 du Code du statut personnel[168], des chevauchements peuvent exister entre les deux institutions, ce qui rend ainsi plus incertaines les frontières de ces deux concepts ; dans ces conditions, la difficulté de la qualification s’en ressent davantage.

Le problème devient plus aigu dans l’hypothèse où la matière à qualifier ne se loge directement dans aucune des catégories du droit interne, et qu’elle est susceptible d’appeler différentes qualifications, telle la rupture d’une promesse de mariage[169]. Placée au confluent de plusieurs catégories (statut familial[170], contractuel ou délictuel), la première difficulté qui se pose au juge est de rattacher la question en cause au concept-cadre correspondant en vue de déterminer la règle de rattachement appropriée. Pour surmonter cet écueil, le juge peut-il, dans ce cas, se contenter de la qualification dominante ou « prépondérante[171] », soit celle qui tient compte de la nature personnelle du lien ? Cette dernière illustration permet de révéler le caractère relatif de la qualification.

De fait, la qualification n’est pas une science exacte, le choix qu’elle réalise comportant toujours une part d’aléa[172]. La relativité des qualifications, due elle-même au « relativisme du droit[173] » source de nombreux conflits de qualifications, oblige, selon un auteur, à considérer les catégories comme des présomptions et l’opération de qualification comme une tentative, un essai qui comprend une possibilité d’erreur[174]. Ainsi, il n’y a pas de vérité absolue en matière de qualification[175] : celle-ci subit l’épreuve de la durée, elle évolue, elle se modèle avec le temps. De nombreux juristes ne s’expliquent donc pas pour quelle raison le législateur a songé à prévoir une disposition portant sur la qualification dans le CDIP (art. 27)[176]. D’un autre côté, dans la mesure où les contacts entre les systèmes juridiques reflètent souvent des conflits de cultures et de civilisations, la qualification ne peut-elle pas servir à refléter les valeurs du for ?

2.2 La qualification, reflet des valeurs du for

Peu d’auteurs ont mis l’accent sur la dimension axiologique de la qualification[177]. Or, cette dernière subit largement l’influence de l’attitude du juge, de son expérience personnelle et professionnelle et surtout de sa culture juridique. Celui-ci serait tenté de faire un jugement de valeur dès la saisie des faits[178].

Par exemple, la qualification du mariage comme contrat ou institution retentit sur la réglementation de sa dissolution ; en outre, de la qualification retenue dépend le traitement réservé aux décisions étrangères constatant des modes de dissolution différents. Il en est ainsi du talaq du droit musulman, ou « répudiation » selon une traduction malheureuse. Qualifiée comme une question qui touche à la procédure du divorce, alors qu’en réalité il s’agit simplement d’une rupture du contrat de mariage, la « répudiation » se trouve confrontée à l’ordre public au sens du droit international privé. Ainsi, il est aisé de passer de l’opération de classement à une intervention de l’ordre public international[179]. Or, comme le faisait remarquer Othenin-Girard, à l’heure actuelle « il est important de se garder de rejeter en bloc, par exemple en invoquant de façon absolue l’ordre public, des institutions inconnues qui méritent d’être respectées[180] ».

La complexité de la qualification peut prendre une dimension beaucoup plus importante lorsque les systèmes, auxquels est liée la question de statut personnel considérée, « appartiennent à des univers culturels trop dissemblables[181] ». Le conflit de qualifications qui peut en résulter traduit en réalité un conflit de politiques législatives et reflète un « vrai conflit » de lois[182].

Ne définissant pas de la même façon le statut personnel, ces différents systèmes n’auront pas une conception uniforme de l’individu et de la famille. Partant du fait que le juge raisonne à partir de concepts plus étroits, la qualification peut conduire à une situation d’impasse si les écarts entre les institutions étrangères et celles du for sont très accusés. Le raisonnement risque de se compliquer, car le juge se réfère nécessairement à un bloc de valeurs fondamentales propres à la société.

Le désaccord sur la nature des institutions conduit à les classer dans des catégories différentes. Celles-ci se trouvent mises à rude épreuve quand l’institution étrangère s’avère tellement « originale » qu’il devient impossible, même en la déformant, de la classer dans l’une des catégories de rattachement du for[183]. Pour reprendre l’image connue de Melchior, les tiroirs du système national sont trop étroits et l’étoffe juridique étrangère trop originale[184]. Dans ces conditions, il y aura des lacunes du fait que le caractère universel des expressions employées par les règles de rattachement n’est évidemment pas efficient[185].

Il arrive, observait Rigaux, que l’institution étrangère soit à ce point étrange qu’elle ne passe même pas l’épreuve de la traduction. L’auteur cite à cet égard l’exemple du trust[186]. Nous pouvons également évoquer le cas de l’adoption : largement admise dans les pays occidentaux, celle-ci est prohibée par la quasi-totalité des pays arabo-musulmans[187]. Certes, la plupart des systèmes islamiques reconnaissent la Kafala (ou tutelle officieuse), mais cette dernière est très différente de l’adoption. L’idée selon laquelle, en élargissant les catégories, l’« on parvient à retrouver une communauté de nature dans des institutions différentes en considérant moins leur structure que leur fonction[188] », si chère à Batiffol, n’est ici d’aucune utilité ; pas plus que ne l’est la disposition envisagée par l’article 27, alinéa 3 CDIP[189], selon laquelle il y a lieu de tenir compte des qualifications données par le droit comparé.

En effet, si les dissemblances entre les conceptions sont très grandes, il devient impossible d’envisager une quelconque coordination entre les systèmes visés par la situation en question, car cela risque d’aboutir à leur destruction. Ainsi que le faisait remarquer Batiffol, « si la coordination [des systèmes] est désirable, elle ne saurait être obtenue par la suppression de [leur] spécificité[190] ». La différence qui existe dans les concepts et les catégorisations reflète bien la diversité des droits nationaux.

Il est, à cet égard, de principe que le juge utilise ses propres concepts[191], lors de la mise en oeuvre des règles de conflit de lois. La référence aux conceptions nationales est justifiée par la nécessité de garantir la « cohérence et [l]’unité des catégories juridiques[192] ». Si la qualification lege fori ne s’oppose pas en principe à l’accueil d’institutions étrangères inconnues du for, encore faut-il que ces dernières ne soient pas diamétralement contraires aux valeurs du for.

Conclusion

La qualification a pour fondement la méthode d’abstraction qui est en usage dans toutes les branches du droit. À noter que le discours général et abstrait du législateur ne vise jamais telle situation individuelle qui se rencontre dans la réalité quotidienne, mais des classes entières de situations. L’opération de qualification permet donc au juriste de mettre de l’ordre dans sa démarche : les occurrences de l’objet d’analyse sont regroupées dans des catégories qui postulent une réglementation juridique déterminée.

La qualification sert à formuler en droit des données concrètes en vue de leur appliquer un régime juridique. La démarche suppose une comparaison d’un donné conceptuel — le fait qualifié — au contenu de la norme légale ; cette comparaison a pour objet de vérifier que les concepts désignant la situation concrète sont équivalents aux concepts délimitant la norme. Cependant, comme il s’agit ici d’habiller conceptuellement une situation qui compte des éléments étrangers, l’opération de qualification s’effectue par référence à des catégories marquées par leur texture ouverte.

Or, le contexte dans lequel se réalise l’« alchimie » de la qualification permet d’apercevoir un aspect très souvent occulté de la qualification : le fait qu’elle est au service d’une certaine politique législative. De surcroît, l’appartenance des ordres juridiques à des mondes fortement dissemblables confère à la qualification une vertu et une importance peu connues, celle de refléter les valeurs du for. Ainsi, les préoccupations d’ordre matériel ne sont donc pas totalement exclues de l’opération de qualification.