Volume 43, numéro 1, 2002
Sommaire (7 articles)
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Présentation
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Le principe de précaution dans le contexte du commerce international : une intégration difficile
Maurice Arbour
p. 5–37
RésuméFR :
Les décisions de tout État de droit s'inscrivent généralement dans un contexte juridique global où l'arbitraire et la discrimination sont systématiquement dénoncés et sanctionnés et où la population s'attend des acteurs politiques qu'ils agissent avec un minimum de rationalité et d'une manière conforme au droit, y compris le droit international. Le principe de précaution a été conçu pour gérer une situation d'incertitude : l'absence d'une certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour différer l'adoption de mesures de précaution, c'est-à-dire de mesures qui permettraient d'éviter le danger ou d'en atténuer les effets. Parce qu'il entend couper avec la rationalité scientifique dont il n'y a plus rien à attendre puisque, par définition, toute action s'accomplit dans un contexte d'incertitude scientifique, l'appel au principe se situe inévitablement sur le plan politique et va nécessairement opposer des valeurs et des intérêts contradictoires ; il faut une opinion publique éclairée et bien informée des principaux enjeux en cause et un forum ouvert où les diverses options peuvent être débattues. En même temps, dans la mesure où ce principe apparaît comme une approche rationnelle dans la gestion des risques, son application présuppose qu'il y a eu une analyse sérieuse et objective des risques envisageables et cette dernière relève essentiellement de l'expertise scientifique : c'est même son point de départ; on aurait donc tort de penser que le principe est une licence générale pour justifier l'arbitraire ou voiler des mesures protectionnistes. Le défi, dans la construction du principe de précaution, c'est de pouvoir intégrer des besoins contradictoires nés, d'une part, de la nécessité de protéger le droit à la libre entreprise, ainsi que l'esprit d'innovation si nécessaire au progrès technologique, et partant au développement économique, et, d'autre part, la nécessité de réduire le risque d'effets négatifs sérieux et irréversibles sur l'environnement.
EN :
The decisions in any State governed by rule of law generally take their place within a well-defined legal framework where arbitrary initiatives and discrimination are systematically reported and sanctioned and where the general population expects political authorities to conduct themselves with a minimum of rationality and in compliance with the law, including international law. The precautionary principle was conceived for the management of an uncertain situation : the absence of absolute scientific certainty must not serve as a pretext for postponing the adoption of precautionary measures, i.e. measures that would make it possible to avoid danger or decrease its effects. Since the principle intends on breaking with scientific rationality from which nothing more is to be expected because, by definition, any action takes place in a context of scientific uncertainty, turning to the principle inevitably occurs politically and will necessarily oppose conflicting values and interests ; this requires an enlightened and well-informed public opinion as regards the main issues at stake, plus an open forum where divergent opinions may be discussed. Likewise, insofar as this principle appears to be a rational approach to risk management, its application presupposes that there has been a serious and objective analysis of the potential risks and this last factor is essentially a matter of scientific expertise : this is even its starting point ; one would be wrong to conclude, however, that the principle is a free licence for justifying arbitrariness or camouflaging protectionist measures. The challenge in implementing the precautionary principle is to integrate contradictory needs issuing, on the one hand, from the need to protect the right to free enterprise, plus innovative spirit so necessary for technological progress albeit for economic development, and on the other, the need to reduce the risk of negative and irreversible effects on the environment.
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Le principe de précaution dans le contexte du Protocole international sur la prévention des risques biotechnologiques
Georges Nakseu Nguefang
p. 39–62
RésuméFR :
Le principe de précaution fait aujourd'hui l'objet de vives querelles au sein de la doctrine. En ce qui concerne la jurisprudence, on essaye encore de lui trouver un sens et une véritable signification juridique. Néanmoins, il est aisé de reconnaître que ce principe est en émergence, tout particulièrement sur le plan mondial où les traités internationaux, surtout dans le domaine de l'environnement, en font un aspect fondamental de leur corpus juridique. Tel est le cas du Protocole international sur la prévention des risques biotechnologiques. Le principe de précaution y est intégré. Cependant, son acceptation n 'a pas été facile, même s'il est indéniable que sa simple prise en considération dans ce nouvel instrument international est porteuse des germes d'éventuels conflits de normes entre le commerce international et la protection de l'environnement.
EN :
Today the precautionary principle is at the heart of lively doctrinal disputes. In case law, an attempt is still being made to give it meaning and a true legal significance. Nonetheless, it is easily acknowledged that this principle is emerging, especially globally where international treaties—particularly environmental ones—form a fundamental basis of their legislation. This is the case of the Cartagena Protocol on Biosafety to the Convention on Biological Diversity. The precautionary principle is integrated into it. Yet its acceptance has not been an easy achievement even if it is undeniable that by simply being taken into consideration in this new international process, it brings with it potential conflicts of the rules governing international trade and environmental protection.
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Applying the Precautionary Principle to Private Persons : Should it Affect Civil and Criminal Liability?
Bruce Pardy
p. 63–78
RésuméEN :
The precautionary principle, developed in international environmental law, is a prospective concept. It can be used to decide what should be allowed to occur in the future. The question addressed in this article is whether, in domestic law, the precautionary principle should be applied retrospectively. Should precautionary behaviour be used as a standard to apply to the past actions of private persons, so as to judge whether those persons have acted legally ? In the civil realm, the answer is « yes ». Applying the precautionary principle in civil cases removes foreseeability requirements, and transforms liability based on fault into strict liability. In the criminal sphere, retrospective application of the precautionary principle is not appropriate. To require precautionary action on the part of an accused in an environmental prosecution transforms strict liability into absolute liability, and creates the potential for criminal punishment in the absence of culpability.
FR :
Le principe de précaution, né en droit international de l'environnement, est un concept prospectif : il sert à déterminer ce que l'on peut laisser se produire à l'avenir. L'objet de l'article est de déterminer si, en droit national, le principe de précaution doit avoir une application rétrospective. Y a-t-il lieu d'utiliser un comportement marqué par la prudence comme norme d'évaluation des actions passées d'une personne physique pour juger de la légalité de ses actions ? En droit civil, la réponse est « oui ». Appliquer le principe de précaution en droit civil abolit le critère de prévisibilité et transforme la responsabilité fondée sur la faute en une responsabilité stricte. En droit criminel, il ne convient pas d'appliquer rétrospectivement le principe de précaution. Exiger une action prudente de la part d'une personne accusée dans un contexte de droit environnemental transforme la responsabilité stricte en responsabilité absolue et engendre un risque de sanction criminelle même sans culpabilité.
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Le principe de précaution et la déférence judiciaire en droit administratif
Geneviève Cartier
p. 79–101
RésuméFR :
Dans l'article qui suit, l'auteure cherche à vérifier la compatibilité des exigences que pose le principe de précaution avec l'attitude de déférence des cours de justice canadiennes à l'égard des décisions des organismes administratifs spécialisés. Le degré de déférence judiciaire repose sur un certain nombre de facteurs, parmi lesquels figurent l'expertise du décideur administratif et la nature discrétionnaire de son pouvoir. Comme le principe de précaution constitue à la base une stratégie de gestion des risques soumise à l'attention des décideurs appelés à prendre position dans un contexte d'incertitude scientifique, l'expertise du décideur pourrait difficilement fonder la déférence judiciaire puisque, dans un tel cas, l'expert atteint les limites de son expertise. Toutefois, dans l'hypothèse où le décideur dispose d'un pouvoir discrétionnaire, cette caractéristique pourrait justifier la déférence et limiter le contrôle judiciaire au caractère raisonnable de la décision rendue. Selon l'affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), le caractère raisonnable d'une décision discrétionnaire repose notamment sur sa compatibilité avec les valeurs qui en sous-tendent la délégation. Or, les valeurs qui sous-tendent toute délégation du pouvoir de rendre des décisions dans un contexte de précaution expriment notamment la nécessité d'élargir l'espace public de dialogue, pour permettre aux citoyens de s'exprimer quant aux mesures à prendre et au niveau de risque qu'ils sont prêts à accepter dans un contexte d'incertitude scientifique. De plus, l'affaire 114957 Canada ltée (Spraytech, Société d'arrosage) c. Hudson (Ville) suggère un certain nombre d'indications selon lesquelles le Canada reconnaîtrait les valeurs que véhicule le principe de précaution. Par conséquent, les exigences de ce principe sont compatibles avec la politique de déférence judiciaire, qui s'appliquera non pas au contenu de la décision prise dans un contexte de précaution mais au processus suivi pour y parvenir
EN :
In the following paper, the author questions the compatibility of the requirements of the precautionary principle with the attitude of judicial deference which Canadian courts have developed as regards decisions of specialized administrative decision-makers. The degree of judicial deference depends on a number of factors, among which the expertise of the administrative decision-maker and the discretionary nature of its power. Because the precautionary principle essentially consists in a risk-managing strategy submitted to decision-makers called upon to take position in a context of scientific uncertainty, the expertise of the decision-maker could hardly be the basis for judicial deference since, in such a situation experts reach the limits of their expertise. However, where the decision-maker is endowed with discretion, the discretionary nature of such power might justify deference and limit judicial review to situations in which the decision is unreasonable. According to Baker v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), the reasonableness of any exercise of discretion notably rests on its being compatible with the values underlying its delegation. Now, the values which underlie any delegation of the power of making decisions in a precautionary situation notably express the necessity to enlarge the public space of dialogue, in order to allow citizens to express themselves as regards both the measures to be taken and the level of risk they are ready to accept in a context of scientific uncertainty. In addition, 114957 Canada ltée (Spraytech, Société d'arrosage) c. Hudson (Ville) suggests a number of indications that Canada would recognise the values embedded in the precautionary principle. Consequently, the requirements of the latter are compatible with the politics of judicial deference, which will be applied, not to the content of the decision taken in a precautionary situation, but to the process followed in the reaching of that decision.
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La précaution en cas d'incertitude scientifique : une des interprétations possibles de l'article 20 in fine de la Loi sur la qualité de l'environnement ?
Hélène Trudeau
p. 103–136
RésuméFR :
L'article 20 in fine de la Loi sur la qualité de l'environnement est sûrement l'article le plus important de tout le droit de l'environnement québécois. En prohibant l'émission de contaminants qui sont « susceptibles » de porter atteinte à l'environnement, cette disposition concerne tant les situations où un dommage effectif à l'environnement a été constaté que les situations de risques de dommages pour l'environnement. Par le présent texte, l'auteure veut démontrer que, en raison de sa formulation et du but qu'il vise, l'article 20 in fine pourrait être interprété comme s'appliquant non seulement aux situations de risques connus ou prouvés pour l'environnement, mais aussi aux situations de risques incertains pour l'environnement, c'est-à-dire de risques qui font l'objet d'un début de preuve scientifique mais dont l'existence ne peut être démontrée de façon certaine compte tenu de l'état actuel des connaissances scientifiques. Ainsi, l'article 20 in fine pourrait comporter en lui-même certains des préceptes du principe de précaution qui impose, en cas d'incertitude scientifique quant aux risques que fait courir à l'environnement l'utilisation d'une substance ou d'un procédé, une obligation de tenir compte de ces risques, même s'ils ne sont pas prouvés.
EN :
Section 20 in fine of the Environment Quality Act is certainly the most important section in all of Québec environment law. By prohibiting the discharging of contaminants that « may » harm the environment, this provision addresses both situations in which effective damage to the environment has been observed as well as others that are a threat to the environment. In this paper, the author seeks to demonstrate that owing to its formulation and the objective pursued, section 20 in fine could be interpreted as applying not only to known hazardous or environmentally documented situations, but also to uncertain environmentally hazardous situations, i.e. risks that are undergoing scientific tests for evidence but are not sufficiently conclusive in light of current scientific knowledge. As such, section 20 in fine could by itself contain some of the precepts underlying the precautionary principle that imposes an obligation to take these hazards into account even if they have not been proven.
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