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En 1993, seulement 12 % des plus grandes entreprises publiaient des rapports extrafinanciers, alors qu’aujourd’hui 96 % des 250 plus grandes entreprises au monde le font[1]. Au Canada, malgré l’absence de texte contraignant et spécifique sur le sujet, la pression des parties prenantes sur les entreprises (investisseurs, concurrents sectoriels) a pris le relais et a imposé à ces dernières de divulguer de l’information afin de demeurer concurrentielles sur le marché[2]. Ainsi, 92 % des 100 plus grandes entreprises canadiennes[3] publient de nos jours de l’information extrafinancière, soit une augmentation de 8 % par rapport à l’année 2017[4]. Cet intérêt pour le reporting extrafinancier ne risque pas de s’essouffler compte tenu des nouveautés actuelles[5] en la matière. Verdissement de la finance, développement de la divulgation obligatoire sur le changement climatique ou bataille autour de la création des standards de référence, le reporting extrafinancier a un bel avenir devant lui, d’autant plus que la pandémie de COVID-19 a réactualisé l’interrogation du rôle de l’entreprise et de sa responsabilité sociale (RSE) dans les sociétés contemporaines[6].

Devant les nombreux enjeux contemporains des dernières années (sociaux, environnementaux ou de gouvernance), le droit participe à une montée en puissance de la RSE. Au Canada, il est possible de définir cette RSE par « les mesures volontaires prises par une entreprise pour mener ses activités d’une manière durable sur le plan économique, social et environnemental[7] ». De manière similaire, la Commission européenne voit la RSE comme « l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes[8] ». Réactualisée en 2011 par la Commission européenne, la RSE est plus largement perçue comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société[9] ». Lutte contre la corruption, respect des droits de la personne, prise en considération du changement climatique, égalité des sexes, droits des travailleurs, développement durable, la RSE se fait ressentir de plus en plus en droit[10] et oblige l’entreprise à rendre compte sur ces problématiques grâce au reporting extrafinancier[11]. Cet instrument a considérablement pris de l’ampleur[12] jusqu’à devenir la véritable pierre angulaire de la RSE et un sujet privilégié du droit des sociétés et des marchés[13].

Outil de transparence par excellence, le reporting extrafinancier « consiste à mesurer la performance d’une organisation en matière de développement durable, à en communiquer les résultats puis à en rendre compte aux parties prenantes internes et externes[14] ». Dans notre article, nous percevons le reporting extrafinancier comme un outil permettant de rendre compte non seulement de la répercussion des risques en matière de développement durable sur l’entreprise, mais aussi de l’incidence de l’entreprise sur la société. C’est la vision européenne de la double matérialité[15]. Ainsi, l’expression « reporting extrafinancier » regroupe ici tant le reporting d’information qui peut avoir une répercussion sur la valeur de l’entreprise que le reporting qui peut ne pas en avoir[16], mais qui a tout de même un effet sur la société en général. L’intérêt du reporting extrafinancier réside dans le fait qu’il « construit une représentation de la gouvernance, des pratiques et des répercussions environnementales et sociales de ses activités de l’entreprise ; c’est un artefact de la politique et des décisions effectives de l’entreprise qui assure une médiation avec les parties prenantes[17] ». Traditionnellement soumise à une obligation d’informations financières et comptables[18], l’entreprise doit désormais communiquer des informations de plus en plus extrafinancières[19]. Pour pleinement appréhender le reporting extrafinancier, il est nécessaire de s’intéresser à sa construction normative et à ses acteurs qui sont divers et pluriels. D’une part, il existe une forte diversité dans les dispositifs juridiques en place[20] qui soutiennent le reporting extrafinancier, avec des outils plus ou moins contraignants. D’autre part, force est de constater le rôle tout aussi important de normes « non juridiques » dans la construction du reporting extrafinancier qui peuvent être, par exemple, de nature technique ou réputationnelle[21]. Cette divulgation se construit donc grâce à ses acteurs[22], et l’ensemble de normes qu’ils établissent crée un cadre de référence propre au reporting.

Dans le contexte de cette construction normative, il importe surtout de souligner le cas des grandes entreprises canadiennes. Au Québec, le droit des valeurs mobilières fait référence aux « émetteurs assujettis », soit les sociétés qui font appel publiquement à l’épargne[23]. L’entreprise[24] s’est progressivement soumise à des normes de nature et de forme différentes avec un réel regain au cours des dernières années. Le Canada n’y échappe pas : une volonté de réguler par la transparence[25] explique la prolifération de normes privées ayant pour objet de combler l’actuel déficit en fait de comparabilité[26]. Même imparfaite, la construction normative actuelle du reporting extrafinancier a une incidence sur les entreprises et sur leurs comportements. Celui-ci est lié à la diffusion et à la large utilisation du reporting extrafinancier par les grandes entreprises canadiennes[27]. En présence du « règne de la transparence[28] », le « rendre compte » s’est progressivement développé et a entraîné l’apparition de sanctions normatives : responsabilité de l’auteur d’une fausse information, risque de réputation[29] et de pratiques (évaluation, classement)[30]. « La transparence serait le moyen de discipliner le marché, qui serait érigé en juge capable de sanctionner ses membres à partir des informations[31]. »

Historiquement, les premiers rapports extrafinanciers remontent au début du xxe siècle[32] avec la publication de rapports sur les salariés dès 1919[33] aux États-Unis. Ce n’est qu’à partir des années 70[34] que le reporting extrafinancier a pris de l’ampleur, notamment en raison de l’apparition des enjeux environnementaux et de la question du rôle de l’entreprise par rapport à ceux-ci. En droit des valeurs mobilières, la divulgation d’informations a très tôt été perçue comme indispensable tant dans la protection des investisseurs que dans la stabilité du marché[35]. Dès 1930, l’élaboration de la Securities Act a amorcé le débat quant à une régulation de la divulgation des entreprises (disclosure) aux États-Unis. Découlant des travaux d’Eugene Fama[36], l’hypothèse de l’efficience des marchés a insufflé dans le droit des valeurs mobilières une idée de l’information comme « élément fondamental de tout régime d’encadrement du marché des valeurs mobilières[37] ». L’idée de transparence est donc devenue de plus en plus prégnante dans les marchés, où elle est perçue comme vecteur de confiance et de concurrence[38].

D’un point de vue international, la transparence extrafinancière s’est développée sous l’impulsion de l’Organisation des Nations unies (ONU). Celle-ci a en effet adopté le programme Agenda 21 en 1992 après la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement. Ledit programme a comme objectif de « développer les systèmes actuels de comptabilité économique en y intégrant des données écologiques et sociales[39] ». En 2000, l’ONU a élaboré le Pacte mondial des Nations unies visant à promouvoir la RSE grâce à des instruments internationaux. Les entreprises qui appliquent volontairement ces principes s’engagent à publier annuellement une déclaration sur les progrès accomplis autour des quatre thèmes du Pacte mondial. Dès lors, l’idée de « rendre compte » prend forme grâce au reporting extrafinancier. Près de 15 000 entreprises participent à ce programme[40]. Utilisé malheureusement trop souvent comme un outil de marketing, le reporting est vite apparu un outil d’écoblanchiment (green washing)[41]. Depuis quelques années, la construction qui se dessine est toutefois bien différente. En suivant le modèle de l’information financière, le reporting extrafinancier s’institutionnalise en quelque sorte, ce qui permet « d’obtenir un consensus sur son importance pour la traduction de la responsabilité des entreprises et sur la nécessité d’en améliorer significativement la qualité[42] ». Cependant, le reporting extrafinancier n’en est encore qu’à ses débuts, et il se trouve encore loin d’avoir fait ses preuves, que ce soit en matière de fiabilité ou de comparabilité[43].

Lorsque le reporting extrafinancier est abordé, deux postures d’encadrement de sa pratique coexistent : volontaire et impérative. Le système « volontariste » est présent dans les pays de tradition anglo-saxonne, comme aux États-Unis et au Canada, avec peu de dispositions spécifiques. Ces derniers privilégient une approche moins contraignante qui offre une certaine latitude dans la divulgation des informations extrafinancières et une coconstruction normative provenant des acteurs du marché. Ainsi, « leading asset owners and institutional investors are placing an increased focus on ESG performance by investees in evaluating their short and longer-term portfolio strategies. This has had a direct effect on Canadian corporates where the expectation to disclose some level of sustainability performance is now becoming the minimum required to remain competitive in accessing capital[44] ». En comparaison, le système « obligatoire » repose sur une conception plus « dure » et une plus grande contribution du législateur. Ce système se traduit par des lois qui tentent d’inciter les entités visées à divulguer de l’information, même si la plupart du temps aucune sanction juridique spécifique n’est prévue en cas de manquement. C’est notamment ce que privilégient l’Union européenne et ses pays membres. À titre d’exemple, la France dispose de nombreuses lois demandant aux grands acteurs du marché (entreprises cotées, mais aussi investisseurs institutionnels) de divulguer de l’information extrafinancière[45]. Plusieurs réformes récentes renforcent ce mouvement vers un reporting extrafinancier obligatoire, que ce soit en France (article 29 de la loi énergie-climat pour 2021[46] et son décret d’application[47]), en Angleterre (première obligation de reporting : Task Force on Climate-Related Financial Disclosures ou TCFD[48]) et plus largement en Europe (avec le Règlement Disclosure[49] ou encore la réforme de la directive sur le reporting non financier (Non-financial Reporting Directive ou NFRD)[50] par le reporting sur le développement durable des entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive ou CSRD)[51]). Dans la pratique, même si la majorité des entreprises publient des rapports extrafinanciers, nombre de critiques subsistent : manque de fiabilité et de comparabilité[52], absence d’audit, obligations limitées seulement aux grandes entreprises[53], etc.

Au Canada, le reporting extrafinancier des grandes entreprises se construit à l’image des autres pays : il ne cesse de progresser, et sa construction diffère selon le rôle que joue le droit à l’égard des autres normes. Pour preuve, les grandes entreprises canadiennes publient statistiquement davantage que les grandes entreprises européennes[54]. Il n’en demeure pas moins que la question du rôle du droit dans la construction du reporting extrafinancier par rapport aux autres normes (qu’elles soient de nature technique ou réputationnelle) se pose avec acuité dans une optique d’amélioration de la qualité de la divulgation et d’une plus grande transparence des entreprises. Au préalable, il est nécessaire de comprendre le cadre qui se dessine actuellement (partie 1). Après avoir fait un tour d’horizon de ce qu’est le reporting extrafinancier, nous nous arrêterons aux grandes entreprises canadiennes qui, en l’absence de texte précis sur le sujet, se soumettent à cet exercice (partie 2). Grâce à une réglementation traditionnelle et à la pression des parties prenantes, l’entreprise est soumise à une forme de contrainte économique, que ce soit par sa réputation ou par l’allocation des ressources sur le marché (investissement). Cet état des lieux pose la question du rôle du droit dans la construction normative du reporting extrafinancier au Canada (partie 3). Nous terminerons en rappelant l’importance que le droit prenne sa place dans la construction actuelle du reporting extrafinancier, ne serait-ce qu’en raison du symbole dont il est porteur (partie 4).

1 La divulgation extrafinancière des grandes entreprises : une coconstruction normative

Le Canada n’a pas légiféré précisément sur le reporting extrafinancier. Cependant, certains textes et prises de position juridiques qui appuient son contenu peuvent être invoqués (1.1). Des acteurs externes (professionnels, pays étrangers) ont pris le relais afin d’inciter les entreprises à publier et à prendre en considération le reporting extrafinancier dans une démarche incitative (1.2). Au final, le cadre normatif actuel du reporting extrafinancier canadien résulte de l’initiative de plusieurs acteurs qui le coconstruisent avec des règles plus ou moins « dures ».

1.1 La divulgation contraignante : vers un durcissement progressif des règles du jeu au Canada ?

Même s’il n’existe pas de lois particulières au Canada sur le sujet du reporting extrafinancier, nous nous appuierons sur quelques dispositions intéressantes pour en tracer les grandes lignes. L’essentiel de ces dispositions se trouve dans le droit des valeurs mobilières.

1.1.1 Une réglementation « par défaut » du droit des valeurs mobilières

C’est surtout en droit des valeurs mobilières que le reporting extrafinancier trouve un terreau fertile à son développement. En effet, l’objectif principal de la Loi sur les valeurs mobilières[55] est la protection des investisseurs. Cette idée qui est au coeur du dispositif a fait de la transparence une alliée indispensable de cette protection. Au moment de l’adoption de la première loi sur les valeurs mobilières aux États-Unis en 1993[56], le célèbre juriste Louis Brandeis résumait sa vision ainsi : « Publicity is justly commended as a remedy for social and industrial diseases. Sunlight is said to be the best of desinfectants ; electric light the most efficient policeman[57]. » La transparence devient alors capitale et doit, par l’entremise de la divulgation, aider « à protéger le public investisseur en exigeant la divulgation claire, complète et honnête de tous les faits pertinents aux valeurs mobilières émises[58] ».

Au Québec, les émetteurs assujettis[59] doivent ainsi fournir aux investisseurs des informations significatives pour la prise de décision[60]. Cette information doit constituer un « fait important », c’est-à-dire « un fait qui a un effet significatif sur le cours ou la valeur des titres de l’émetteur ou dont il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il ait cet effet[61] ». En théorie, toute information même extrafinancière peut s’avérer utile pour l’investisseur et doit entrer dans le champ de divulgation classique prévu par la Loi sur les valeurs mobilières. Pour mieux interpréter cette loi, les acteurs institutionnels comme les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM)[62] n’hésitent pas à jouer un rôle dans l’appréhension du reporting extrafinancier. À ce titre, les ACVM sont venues expliciter le droit en vigueur au travers de plusieurs avis. Par leur diffusion, les ACVM ont ouvert la porte au reporting extrafinancier :

[Au Canada], il n’existe pas de dispositions législatives encadrant la communication de l’information d’entreprise sur le développement durable. Cependant, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) ont élaboré des exigences réglementaires en ce qui a trait aux pratiques de gouvernance des sociétés, aux informations à fournir dans la notice annuelle sur les politiques en matière environnementale et sociale ainsi qu’aux informations à communiquer dans le rapport de gestion au sujet des tendances, des besoins et des incertitudes connus pouvant influer sur les activités et le fonctionnement d’une société[63].

En 2010, les ACVM ont publié l’Avis 51-333 du personnel des ACVM — Indications en matière d’information environnementale[64]. Sur la base de la réglementation en vigueur, les entreprises qualifiées d’« émetteurs assujettis » sont rappelées à leur obligation de fournir de l’information sur les risques importants en général, notamment en suivant les indications données dans cet avis. Ce dernier s’appuie sur les règles actuelles de communication obligatoire de l’information qualifiée d’« importante » et sur leur lien avec diverses questions environnementales. Les ACVM insistent sur l’importance d’interpréter les règles relatives à l’information importante, et ce, en mettant un nouvel accent sur les facteurs climatiques et environnementaux. En 2018, les ACVM sont de nouveau intervenues avec l’Avis 51-354 afin de souligner que la législation actuelle en matière de valeurs mobilières au Canada obligeait les entreprises déposant des documents en vertu de la réglementation à fournir certains éléments d’information sur le changement climatique si ceux-ci répondent au critère de l’importance relative[65]. Plus largement, des obligations d’information relativement aux questions environnementales et de gouvernance sont prévues par les principaux règlements régissant l’information continue, notamment le Règlement 51-102 sur les obligations d’information continue[66], le Règlement 58-101 sur l’information concernant les pratiques en matière de gouvernance[67], le Règlement 52-110 sur le comité d’audit[68] et le Règlement 52-109 sur l’attestation de l’information présentée dans les documents annuels et intermédiaires des émetteurs[69]. Tous ces textes ont pour objet de soutenir la communication d’une information fiable et complète pour l’investisseur[70]. Enfin, l’Avis 51-358 des ACVM du 1er août 2019[71] souligne le fait que l’information liée au changement climatique doit être divulguée si elle peut avoir une répercussion importante sur la prise de décision. Cet intérêt pour l’information liée au changement climatique a été réaffirmé avec la publication pour consultation d’un projet réglementaire sur le sujet par les ACVM[72]. Concrètement, ce texte prévoit des obligations d’information liée au changement climatique sur les principaux thèmes des travaux de la TCFD : « gouvernance », « stratégie », « gestion des risques » et « mesures et cibles »[73]. C’est donc une possible étape réglementaire qui risque d’être franchie très prochainement en la matière afin de mieux répondre aux préoccupations actuelles des investisseurs. Ainsi, avec ces multiples positions, les ACVM démontrent qu’elles demeurent attentives aux préoccupations et aux développements actuels entourant l’information extrafinancière.

Sur ce thème de l’esclavage moderne, l’Autorité des marchés financiers s’est également prononcée en donnant des indications aux émetteurs sur les obligations d’information actuelles en cette matière[74]. Elle précise que, bien que l’avis ne modifie aucune obligation légale actuelle ni n’en crée de nouvelles, l’information doit être divulguée si celle-ci est considérée comme importante[75] selon la réglementation en vigueur (l’importance s’apprécie en fonction du critère de l’investisseur raisonnable). Ainsi, en cas de non-respect, « un émetteur pourrait notamment faire face aux catégories de risques suivantes : risques de litiges, risques réglementaires, risques de réputation et risques opérationnels[76] ». Même si l’avis n’est pas obligatoire, il rappelle que certains sujets extrafinanciers comme l’esclavage moderne entrent dans le champ d’application de la réglementation actuelle dès lors que l’information est considérée comme importante.

En dépit de ces prises de position, il n’est question que d’avis qui devront être appliqués localement et qui ne concernent que des sujets bien précis (comme l’Avis 51-358 qui ne porte que sur le changement climatique). De plus, ces avis ne sont pas exempts de sérieuses critiques[77], qui résonnent encore plus dans le domaine du reporting extrafinancier où apparaît la nécessité d’une approche panoramique des risques encourus par une entreprise et non uniquement de ceux qui se trouvent liés au changement climatique. L’environnement, la gouvernance et l’activité de l’entreprise sont tous des sujets du reporting extrafinancier. Clairement, les positions des ACVM — bien qu’elles soient à souligner — semblent trop étroites dans leur spectre. En outre, la primauté du droit des valeurs mobilières dans la construction du reporting extrafinancier soulève également des réserves. Pour certains auteurs, il y a un véritable « envahissement du droit des valeurs mobilières[78] ». Or, cet envahissement a comme visée la protection des investisseurs. Par conséquent, comment tenir compte pleinement des parties prenantes alors que le droit des valeurs mobilières concerne les investisseurs ? Par ailleurs, qu’en est-il des entreprises qui n’entrent pas dans le champ des valeurs mobilières, c’est-à-dire des petites et moyennes entreprises qui ont une répercussion considérable sur certaines problématiques de RSE, notamment celles dont l’activité est potentiellement à risque[79] ? Ne serait-ce pas plus logique que, en matière de divulgation des entreprises, les règles reposent sur le droit des sociétés par actions (discipline clairement plus ouverte aux parties prenantes[80])[81] ? La philosophie du droit des valeurs mobilières a une incidence sur la manière dont le reporting extrafinancier s’est construit puisqu’elle a comme principal objectif de protéger l’investisseur[82]. Ainsi, la seule information pertinente est l’information extrafinancière qui peut être traduite en données financières.

À propos de la difficulté des autorités boursières à se positionner sur le sujet, il est intéressant de relever les développements récents et foisonnants sur le reporting extrafinancier au sommet de la Securities and Exchange Commission (SEC) aux États-Unis. Jay Clayton, l’ancien chef de la SEC, et certains de ses partisans[83] souhaitent garder le régime non contraignant actuel puisque prendre en considération précisément les données environnementales, sociales ou de gouvernance (ESG) ne peut être que source de confusion[84] et se révèle encore trop ambigu et disparate[85]. Devant lui, Allison Herren Lee, commissaire (commissioner), se montre impérative : il faut moderniser le régime juridique du reporting[86]. Selon elle, la régulation actuelle « n’a pas produit suffisamment d’informations pour garantir que les investisseurs obtiennent les informations dont ils ont besoin, c’est-à-dire des informations cohérentes, fiables et comparables[87] ». Plusieurs mesures seraient nécessaires. Premièrement, il faudrait mettre en place un cadre normalisé obligatoire afin de comparer les entreprises. Deuxièmement, on devrait éviter une trop grande prolifération des standards, notamment pour le coût que cela représente. Troisièmement, pour elle, le fait de ne pas légiférer sur le sujet est un risque pour les États-Unis : ce risque serait d’être obligé de se soumettre au droit étranger[88]. Ce dernier argument illustre aussi la dimension géopolitique que présente le reporting extrafinancier, en particulier dans le cas des activités de multinationales qui agissent à l’étranger. C’est en ce sens que le nouveau président de la SEC, Gary Gensler, a fait de l’élaboration des règles concernant l’information sur le risque climatique et le capital humain l’« une des premières priorités de son mandat, compte tenu de l’intérêt des investisseurs dans ces domaines » car il estime que « la demande des investisseurs devrait guider [leur] réflexion sur ce travail »[89]. Ce dernier a annoncé que la SEC proposerait de nouvelles règles sur la divulgation des risques climatiques des entreprises au cours du second semestre 2021. Selon lui, cet enjeu est « au coeur de la mission de la SEC, qui est de protéger les investisseurs, de maintenir des marchés équitables, ordonnés et efficaces, et de faciliter la formation de capital. En matière de divulgation, les investisseurs nous ont dit ce qu’ils voulaient. Il est maintenant temps pour la [SEC] de prendre le relais »[90].

1.1.2 Le droit des valeurs mobilières : une densification normative ?

Outre le droit des valeurs mobilières, il est possible d’exposer des initiatives récentes allant dans le sens d’un plus grand reporting extrafinancier des entreprises sur des sujets divers et variés. Un mouvement vers un reporting extrafinancier prend progressivement forme. Le droit des sociétés par actions est la première piste à envisager puisqu’il oblige par exemple les membres du conseil d’administration et les hauts dirigeants à fournir à l’occasion des assemblées annuelles des renseignements concernant la situation financière de la société[91]. Toutes les données extrafinancières ayant une répercussion sur les finances de la société intègrent théoriquement le spectre de ces informations : elles y sont retranscrites à travers les chiffres, mais aussi grâce aux notes explicatives[92]. Plus récemment, en droit fédéral, le projet de loi no C-97[93] sanctionné le 21 juin 2019, est venu imposer dans son article 143 la divulgation aux actionnaires de renseignements relatifs à la diversité, au bien-être et à la rémunération au sein de l’entreprise. La deuxième piste ressort du projet de loi no S-216[94] sur l’esclavage moderne qui prévoit l’obligation de rendre compte pour certaines entreprises, et ce, par l’entremise d’un rapport qui indique les mesures prises au cours de l’exercice visé pour prévenir et atténuer le risque relatif au recours au travail forcé ou au travail des enfants à l’une ou l’autre étape de la production de marchandises par l’entité — au Canada ou ailleurs — ou de leur importation en sol canadien. Enfin, pour ce qui est des mesures de soutien aux entreprises relativement à la pandémie de COVID-19, le gouvernement fédéral a mis en place un crédit d’urgence aux grands employeurs conditionné à la publication d’un reporting sur le climat. L’une des contreparties de ce crédit d’urgence est la publication d’un rapport annuel par l’entreprise « sur la divulgation financière relative aux changements climatiques, soulignant comment la gouvernance d’entreprise, les stratégies, les politiques et les pratiques aideront à gérer les risques et les opportunités liés aux changements climatiques et contribueront à la réalisation des engagements du Canada dans le cadre de l’accord de Paris et de l’objectif de zéro émission nette d’ici 2050[95] ».

Dans ce contexte, certains acteurs externes n’ont pas hésité à se positionner. Ils suggèrent, voire imposent, une certaine vision du reporting extrafinancier.

1.2 Le rôle supplétif des acteurs externes dans la construction normative du reporting extrafinancier

La construction normative du reporting extrafinancier subit l’influence de différents acteurs situés à plusieurs niveaux. Sur le plan national, certains acteurs du marché accompagnent et conseillent les entreprises par la publication de guides et de recommandations (1.2.1). Le reporting extrafinancier se construit également grâce à d’autres acteurs qui créent les modèles pour rendre compte (les référentiels). De nombreux acteurs appellent ainsi à un meilleur reporting extrafinancier pour asseoir la fiabilité et la comparabilité d’une entreprise[96], ce qui passe par une amélioration dans les standards : ce sont des normalisateurs (1.2.2). Enfin, il ne faut pas oublier le rôle de plusieurs États (1.2.3) qui influent indirectement sur la pratique des entreprises canadiennes et sur leur réceptivité à l’égard du reporting extrafinancier.

1.2.1 Les acteurs traditionnels du marché

Au Canada, certains acteurs du marché, que ce soit parmi les investisseurs ou au sein de la gouvernance, n’hésitent pas à inciter les entreprises à divulguer de l’information extrafinancière. Tel est le cas de la publication commune de la Bourse de Toronto (Toronto Stock Exchange ou TSX) et des comptables professionnels agréés (CPA) du Canada, intitulée : Informations à fournir sur les questions environnementales et sociales : guide d’introduction. D’abord paru en 2014[97] puis révisé en 2020[98], ce guide a pour objectif d’expliquer aux entreprises ce qu’est le reporting extrafinancier, mais aussi l’intérêt de le faire. De multiples atouts sont soulignés : plus grande gestion du risque, réduction des coûts, outil stratégique ou encore optimisation de la réputation[99]. Après un rappel des obligations qui incombent à une entreprise en matière d’information (information continue, information occasionnelle), le guide explique très concrètement les mesures que peut prendre un émetteur pour divulguer de l’information extrafinancière. C’est donc véritablement dans une démarche pédagogique et d’accompagnement que s’inscrit ce guide en poussant l’entreprise à divulguer de l’information extrafinancière. D’ailleurs, les investisseurs sont eux aussi très sensibles à ces questions[100].

Les initiatives de la Canadian Coalition for Good Governance (CCGG) méritent d’être signalées. Cette organisation canadienne représente les intérêts d’investisseurs institutionnels comme Blackrock ou Desjardins[101]. Son objectif est d’encourager une saine gouvernance au sein des entreprises, d’améliorer l’environnement réglementaire et de promouvoir une plus grande efficience des marchés de capitaux[102]. La CCGG le fait de différentes manières : participation aux travaux réglementaires du gouvernement[103], diffusion de bonnes pratiques ou encore prise de position sur des sujets comme le droit de vote sur la rémunération des dirigeants (say on pay)[104]. Par son intermédiaire, les grands investisseurs institutionnels influencent les entreprises sur des sujets variés entourant la gouvernance. Rappelons que l’un des objectifs principaux de la CCGG est l’amélioration de l’efficience des marchés de capitaux. Pour y arriver, l’idée de transparence est au coeur de cette préoccupation puisqu’une plus grande transparence des entreprises équivaut à une meilleure circulation et qualité de l’information[105]. C’est dans ce sens que s’inscrit The Directors’ E&S Guidebook[106], publié par la CCGG en mars 2018. Ce guide aborde de nombreuses thématiques extrafinancières et propose 29 recommandations aux entreprises canadiennes. Le but est d’inciter les entreprises à mieux divulguer de l’information extrafinancière sur leurs volets environnementaux et sociaux. Il invite par ailleurs chaque entreprise à utiliser certains standards comme base pour mieux divulguer cette information. Ces standards sont le fruit d’organisations internationales (privées ou non gouvernementales)[107] qui proposent des modèles et des référentiels. Cependant, le secteur est encore en plein mouvement, et il existe une véritable bataille autour de ces standards.

1.2.2 Les normalisateurs du reporting extrafinancier

Talon d’Achille du reporting extrafinancier, quantité de standards et d’acteurs sont à l’oeuvre dans ce domaine sans qu’une standardisation ait émergé. Citons, entre autres, les standards suivants provenant d’organisations : ISO 26000, Global Reporting Initiative (GRI), Objectifs de développement durable (ODD), lignes directrices de la TCFD, Carbon Disclosure Projet (CDP), Sustainability Accounting Oversight Board (SASB), Climate Disclosure Stantards Board (CDSB), Taxonomie européenne sur les activités vertes, Net Zero Initiative, Assessing Low Carbon Transtion (ALCT) ou encore l’initiative de Deloitte, KPMG, EY et PwC, présentée au World Economic Forum en 2020 et intitulée Measuring Stakeholder Capitalism. Towards Common Metrics and Consistent Reporting of Sustainable Value Creation[108], qui a pour objet de proposer un cadre universel. Dans cette effervescence de standardisation, chaque cadre a ses spécificités propres. Un cadre peut aborder des problématiques précises, comme le changement climatique, ou rester très large. Il peut aussi intéresser toutes les entreprises ou ne convenir que pour certains secteurs d’activités. Enfin, le rapport qui découle de ces référentiels s’adresse tantôt aux investisseurs, tantôt à toutes les parties prenantes de l’entreprise.

Tous ces cadres sont en concurrence et évoluent vers une forme de compromis, de sélection, presque de « guerre[109] ». L’enjeu est clair : devenir le modèle incontournable. La normalisation peut être entendue comme le « choix et [la] fixation de standards imposés à la réalisation de certains objets[110] ». Être le normalisateur revient donc à décider de ce cadre de référence en apportant des solutions techniques efficaces, ce qui peut résulter d’une entente sur les normes à choisir ou plus simplement d’une domination. Créée lors de la 21e Conférence des parties (COP21) à Paris en 2015 et placée sous l’égide du G20, la TCFD en est un parfait exemple. Le but de ce groupe de travail a été d’alerter la communauté sur les conséquences du changement climatique d’un point de vue financier, mais aussi de répondre aux besoins du marché[111] en créant des normes pour permettre aux entreprises de divulguer de l’information à propos du risque climatique[112]. La TCFD a publié en 2017 ses recommandations et plusieurs annexes[113]. Elle a détaillé également diverses mesures et la manière dont elles doivent être intégrées dans les entreprises pour contrer les risques liés au changement climatique[114]. C’est le cadre de référence dans le domaine[115], à tel point que l’Angleterre a annoncé le rendre partiellement obligatoire dès 2023[116]. Certains normalisateurs ont même choisi de fusionner par exemple le SASB et l’International Integrated Reporting Council (IIRC) afin de former la Value Reporting Foundation dès 2021 et de peser plus lourd devant certains concurrents[117]. Il est aussi intéressant de noter la prise en considération d’autres outils normatifs que le droit dans ce contexte, notamment de normes dites « techniques ». Le droit n’est donc pas le seul outil normatif qui dessine le reporting extrafinancier, loin de là.

1.2.3 L’influence des législations étrangères

Entre concurrence et complémentarité, l’État joue un rôle dans la construction normative du reporting extrafinancier. Il peut reprendre des normes techniques en les consacrant dans le droit positif comme en Angleterre ou même créer certaines obligations propres touchant indirectement les entreprises. De plus, dépassant la seule législation applicable à la société mère selon son siège social, l’entreprise multinationale est forcément soumise à la législation étrangère dans le contexte de ses activités internationales. En tant que risque potentiel majeur[118], la législation étrangère ne peut être ignorée pour une multinationale.

La réglementation d’un pays étranger peut agir sur le reporting extrafinancier de deux manières. D’une part, certaines lois peuvent laisser place au reporting extrafinancier sur des sujets divers et variés. Prenons la France à titre d’illustration. Elle a adopté de nombreuses lois qui imposent aux entreprises de divulguer de l’information extrafinancière : déclaration de performance extrafinancière[119], plan de vigilance[120], loi sur la transition énergétique[121], loi énergie-climat[122], index d’égalité professionnelle, etc. D’autre part, il est possible que d’autres lois créent leur propre référentiel afin de garder le contrôle sur la manière de divulguer. C’est le cas de l’Union européenne qui travaille actuellement à une harmonisation par une refonte de la NFRD[123] et la conception de ses propres standards[124]. Ces derniers peuvent alors être utilisés par certains acteurs non européens (comme une entreprise canadienne) pour divulguer de l’information extrafinancière.

Il est intéressant de noter l’influence politique que peut avoir la création de normes par des organisations internationales publiques ou privées. En effet, des standards de reporting extrafinancier sont le fruit de divers travaux provenant d’organismes internationaux. Dans un contexte de mondialisation où le reporting extrafinancier concerne surtout les grandes entreprises, il est nécessaire d’appréhender ce sujet de manière plus large que le simple cadre national (canadien ou provincial). L’intérêt de ces organismes est qu’ils insufflent une certaine dynamique commune, malgré les différences nationales[125]. Outre cette diffusion « par le haut », par la création de normes provenant d’organismes internationaux (pour la TCFD, par exemple), des normes prolifèrent « par le bas », c’est-à-dire par les entreprises. En d’autres termes, le droit étranger sera propagé par les entreprises à travers son utilisation sur un territoire national[126].

2 Les effets de la construction normative inachevée du reporting extrafinancier : quel rôle le droit y joue-t-il ?

La construction normative du reporting extrafinancier peut être qualifiée à l’heure actuelle d’inachevée, car elle ne fait pas l’objet au Canada d’un cadre juridique clair et précis. Il est encore volontaire, se rattache incomplètement au droit des valeurs mobilières et continue de suivre des tendances, comme l’illustrent les récentes positions des autorités boursières sur le changement climatique. Cependant, le reporting extrafinancier se trouve en pleine mutation. Sans droit contraignant, il repose sur d’autres outils grâce à la transparence forcée qu’il insuffle (2.1) et invite à s’interroger sur le rôle que devrait assumer le droit dans cette construction (2.2).

2.1 Le marché et la réputation : la transparence comme outil de régulation des entreprises

De nos jours, les entreprises subissent une contrainte toujours plus importante sur l’information à communiquer[127]. En effet, :

Cette exigence de rendre des comptes, les décideurs d’aujourd’hui la voient s’amplifier spectaculairement. Un dirigeant d’entreprise ne siège pas au sommet d’une pyramide, mais au centre d’un vaste réseau : collaborateurs, actionnaires, représentants syndicaux, élus locaux, analystes financiers, consommateurs, sociétés civiles, journalistes. Il lui faut prendre pied dans une série d’espaces publics, dialoguer avec de multiples catégories d’acteurs aux valeurs et aux motivations multiples[128].

En cas de non-conformité dans l’information communiquée, l’entreprise peut faire face à plusieurs risques. Ils peuvent être de nature juridique, réglementaire, politique, mais aussi liés au marché ou encore à la réputation. Ces deux derniers risques peuvent avoir une très grande répercussion économique sur l’entreprise. C’est aussi sur ces leviers que s’appuie le reporting extrafinancier pour se construire et s’imposer aux entreprises. Ces risques ne proviennent donc pas que de normes « juridiques » : ils peuvent en réalité découler d’autres normes. Par exemple, la sanction de réputation fait souvent référence à une sanction morale ou d’opinion publique. À vrai dire, cette sanction va parfois bien plus loin et prend la forme d’une sanction économique des acteurs du marché (2.1.1). De plus, la RSE a su tirer profit de la réputation pour trouver un écho au sein des entreprises en tant que « métarisque » (2.1.2) et servir à certains outils comme la mise au pilori (name and shame) (2.1.3).

2.1.1 L’entreprise devant la « société de jugement[129] » : la réputation comme métarisque

Maintenir sa réputation devient parfois vital[130]. Cet instrument social[131] qu’est la réputation comporte à l’occasion de grandes conséquences sur les personnes humaines[132], mais aussi sur les entreprises. La réputation représente, pour une entreprise, 25 % de sa valeur sur le marché ; 87 % des dirigeants considèrent la réputation comme le risque le plus important pour leur entreprise, notamment en termes de revenus[133]. De plus, la réputation est composée de nombreux facteurs[134], rapporte quantité d’avantages[135] et fait l’objet de multiples communications. Il existe par exemple des palmarès d’entreprises les plus réputées[136] ou même de celles qui ont la pire réputation[137]. Notion polysémique qui fait encore débat au sein des sciences humaines[138], la réputation a évolué à la lumière du marché de l’information[139]. « La réputation de l’entreprise est un actif incorporel bâti avec le temps et représente la valeur et la confiance accordées à l’entreprise par les parties prenantes. C’est un élément-clé qui favorise l’atteinte d’objectifs stratégiques, dont la création de valeur, la croissance profitable et un avantage concurrentiel durable[140] ». La réputation est en fait une démarche dynamique. En tout temps, elle correspond à la somme ou à l’ensemble des évaluations des parties prenantes. La réputation change selon l’importance que lui accordent les acteurs et en fonction des conditions et des tendances du marché[141]. C’est une notion interdisciplinaire qui n’a pas encore de définition précise[142].

Risques humains, risques techniques, risques liés aux partenaires, risques informationnels, risques juridiques ou risques financiers… la réputation est un métarisque[143] qui touche tous les aspects de la vie d’une entreprise. À l’inverse, la réputation représente aussi une occasion quant à divers aspects : loyauté du client, avantage concurrentiel, meilleures relations avec les fournisseurs et les partenaires, bonne rétention des salariés, nouvelles occasions d’affaires, plus grande résilience en cas de crise, meilleure couverture médiatique, réduction de l’activisme actionnarial dur, etc. L’avantage sur le marché par rapport à ses concurrents et la meilleure performance financière (et valorisation boursière) sont aussi l’apanage d’une meilleure réputation. Ainsi, créatrice ou destructrice de valeurs, la réputation est devenue un actif stratégique, unique à chaque entreprise,[144] mais aussi un de ses plus grands dangers[145] depuis l’arrivée des nouvelles technologies de la communication qui ont rendu celle-ci verticale et multidirectionnelle. L’information est accessible partout, à tout moment. Elle est consultable, modifiable et diffusable[146]. Elle permet de répondre aux attentes des parties prenantes, ce qui n’aura jamais été aussi crucial[147] avec l’apparition de la réputation en ligne (e-reputation)[148]. Il ne faut pas non plus ignorer la logique classique du marché avec la prise en considération par les investisseurs des répercussions environnementales et sociales sur les entreprises qui peuvent venir menacer la viabilité de l’entreprise dans ses activités, dans son modèle d’affaires, etc.

2.1.2 La responsabilité sociale des entreprises : entre opportunité et risque réputationnel

La RSE représente une part fondamentale de la réputation d’une entreprise[149] : elle correspondrait à 41 % du score de la réputation d’une entreprise, soit quasiment la moitié[150] ! Elle est considérée comme le terreau de la réputation sociétale, à la fois fragile et solide[151]. Catastrophe écologique, empreinte carbone, consommation en eau, diversité au sein de la direction, intégration de l’environnement, défense des droits de la personne sont autant de domaines où l’entreprise doit faire face à l’opinion publique et rester crédible[152]. Malgré le risque que la RSE représente, elle peut aussi servir d’assurance contre le risque de réputation[153]. Cette observation explique les raisons pour lesquelles l’entreprise se montre aujourd’hui tellement à l’écoute des attentes de ses parties prenantes[154]. En effet, « [l]’entreprise se trouve en permanence mise en demeure de se dire, de se raconter, de justifier sa politique, de dévoiler ses projets et de confesser ses torts[155] ».

L’un des exemples les plus célèbres du pouvoir de la RSE est l’affaire américaine du début des années 2000 : Kasky v. Nike, Inc.[156]. Dans les faits, Mike Kasky avait décidé pendant les années 90 de porter plainte contre une campagne de l’entreprise américaine Nike dans laquelle elle se défendait de mauvais traitements infligés aux employés des sous-traitants de la marque. L’argument principal de M. Kasky a été articulé autour de la notion de publicité trompeuse. Le discours de Nike en termes de RSE n’était pas véridique, et contrevenait à la California’s Unfair Competition Legislation[157]. Cette affaire a provoqué de nombreux remous, notamment en raison de la peur d’être poursuivi en justice et des conséquences de la RSE sur la réputation des entreprises. Divulguer de l’information, c’est s’exposer : « The Kasky case could deter companies from making statements or disclosures on environmental and social performance in a public report[158]. » Cependant, ce litige a également marqué une prise de conscience des entreprises par rapport à la RSE et au risque qu’elle entraîne. Même si en l’espèce ce n’était qu’une déclaration de la part de Nike (le respect des droits de la personne), l’incidence réputationnel sur l’entreprise a été important et il a obligé Nike à respecter ce qu’elle prétendait.

Dans un contexte mondialisé, le droit peut avoir du mal à s’appliquer aux grandes entreprises qui font des affaires à l’étranger. Le droit est soumis à un critère de territorialité[159]. La sanction de réputation, à travers la mise au pilori, parvient à influencer le comportement de ces grandes entreprises[160] en échappant à une telle contrainte.

2.1.3 La mise au pilori : un exemple d’outil complémentaire du droit

La mise au pilori peut prendre plusieurs formes : annonces, campagnes publicitaires, conférences de presse et va, à la différence d’une simple information, désigner le mauvais comportement d’une entreprise[161]. La mise au pilori est proche des actions « régulatoires » plutôt objectives, mais est toujours animée d’un aspect moral, celui d’un jugement ou d’une désapprobation. Cette sanction se révèle parfois justifiée et s’avère efficace lorsque le droit ne l’est plus. Elle peut ainsi devenir une authentique contrainte et permet, lorsqu’elle est couplée à une norme juridique, d’en assurer l’effectivité[162].

Cependant, les questions s’accumulent quant à la légitimité de cette sanction et de celui qui la prononce, ou encore sur la proportionnalité d’une telle sanction[163]. Dans ce contexte, le rôle du droit réapparaît : contrer les abus ou les effets négatifs de cette sanction réputationnelle, tout en assurant sa légitimité grâce à des informations crédibles et fiables[164]. Il en va ainsi lorsque des autorités gouvernementales sont à la base de la mise au pilori[165], et ce, en laissant place au doute lorsque ce procédé provient d’entités civiles. Certains auteurs établissent l’apport de cette sanction pour assurer l’effectivité du droit dur d’origine étatique et du droit mou et souple[166]. Cependant, elle n’est efficace que si une sanction économique, c’est-à-dire du marché, a lieu. L’entreprise en tant que telle ne subit pas le blâme. Ce qu’elle craint, c’est la sanction économique. Or, la mise au pilori peut ne pas toucher l’entreprise visée économiquement, et plusieurs facteurs influeront sur la sanction économique. Ces limites viennent alors remettre en question le rôle du droit qui pourrait, par exemple, appuyer d’autres normes non juridiques comme la réputation (et sa sanction) pour qu’elles s’avèrent pleinement efficaces.

2.2 Une construction normative inachevée : quel rôle le droit y a-t-il ?

Dans une construction en pleine mutation, l’interrogation suivante est posée : faut-il laisser le marché construire ses propres moyens coercitifs comme la sanction réputationnelle ou remettre au droit cette prérogative et imposer juridiquement une divulgation obligatoire sous peine de sanction ? Pour le moment, il est difficilement envisageable de sanctionner juridiquement une entreprise pour une mauvaise divulgation contenue dans son reporting extrafinancier alors qu’il n’existe pas de cadre juste définissant son contenu. Néanmoins, le trop grand laisser-faire observé dans la construction actuelle présente le risque de conduire à des abus, comme le montre la sanction réputationnelle[167]. Dans ce contexte, nous proposons deux pistes d’action. La première serait d’assurer le bon fonctionnement du cadre actuel en jouant un rôle correcteur (2.2.1). La seconde consisterait à permettre un débat autour de l’image que le reporting extrafinancier donne à l’entreprise (2.2.2).

2.2.1 Le droit, garant d’un cadre normatif effectif

Le droit peut atténuer les défauts du cadre actuel et jouer un rôle de correctif. Il agira en amont dans la forme et le contenu de l’information divulguée, mais aussi en aval dans la sanction ou le respect de cette norme. Sans entrer dans les explications théoriques de ce que peut recouper la notion d’« effectivité[168] », précisons que le contexte actuel où évolue ce droit — par exemple, celui des valeurs mobilières — a comme objectif principal l’efficience des marchés[169]. Ainsi, le droit devrait assurer une meilleure allocation des ressources et une plus grande efficience des marchés. Pour que le reporting extrafinancier serve plus souvent au marché et à ses acteurs en tant qu’outil de transparence, le droit devrait alors faire en sorte que l’information transmise soit de meilleure qualité, comparable et accessible. Il conviendrait alors de suivre la même construction que le reporting financier. En Europe, le droit est une composante essentielle du cadre normatif. Il est utilisé pour faire changer les acteurs du marché et leur imposer un reporting extrafinancier[170]. En comparaison, en Amérique du Nord, le droit étant davantage absent, il a un rôle plus important à jouer à moyen et à long terme. En cas de sanction réputationnelle, le droit pourrait chercher à favoriser cette sanction en participant à sa diffusion (par exemple avec la mise au pilori) et en contrôlant mieux ses effets. Un certain cadre est nécessaire afin d’éviter tout abus et de permettre un fonctionnement juste de ce type de sanction. L’État doit repenser ses modes d’action pour influencer le comportement des grandes entreprises. Devant le vide laissé par les États[171] et l’impuissance du droit international, de nombreux autres mécanismes font désormais partie du paysage normatif. Le droit se trouverait alors supplanté par d’autres normes[172], et une lutte du droit contre les normes serait en marche[173]. L’exemple de sa contribution à la réputation montre qu’il est possible pour le droit de fonctionner malgré les difficultés que la mondialisation lui pose. Cette réflexion devrait inciter les législateurs à s’intéresser à d’autres normes, peut-être moins teintées de coloration juridique. Une réflexion quant au droit doit aussi nourrir le débat, tout comme une ouverture aux autres sciences sociales, afin de pleinement percevoir toutes les finesses de la sanction de réputation et de ses liens avec le droit.

Au demeurant, d’autres dispositifs participent à l’amélioration de la transparence extrafinancière des entreprises. Toutes les réformes françaises sur le sujet permettent d’assister à une construction normative de plus en plus dure[174]. À titre d’exemple, les entreprises sujettes à la déclaration de performance extrafinancière[175] en France sont dans l’obligation de publier leurs rapports en ligne et en libre accès pour une durée minimale de 5 ans. Quant aux plus grandes entreprises[176], elles doivent soumettre leur rapport au contrôle d’un organisme tiers indépendant qui va rendre compte ou non d’un avis de conformité et de sincérité de la déclaration[177]. Certains auteurs veulent même aller plus loin et proposent, par exemple, de mettre en place un label afin de mieux comparer les entreprises entre elles ou encore de créer un observatoire de la RSE afin de sanctionner les entreprises défaillantes grâce à la mise au pilori[178]. Au côté de ces dispositifs, pensons aussi à l’importance de plus en plus prégnante de la conformité (compliance)[179] qui intègre les problématiques liées à la RSE[180]. Ainsi, la loi française Sapin 2[181] impose aux entreprises de prendre des mesures destinées à prévenir et à détecter la commission, en France ou à l’étranger, de faits de corruption ou encore de disposer d’un dispositif d’alerte et de signalement, tout en protégeant les lanceurs d’alerte[182]. Bien qu’il soit surtout question de dispositifs visant une conformité, ces derniers renforcent en réalité la qualité du reporting extrafinancier[183]. Dans toute sa diversité, le droit participe directement ou indirectement à la correction des lacunes du cadre normatif du reporting extrafinancier. Même si le droit y arrive avec plus ou moins de succès, cet effort a le mérite d’ouvrir la voie vers un reporting extrafinancier fiable et comparable.

En parallèle, le droit peut avoir aussi un effet avant la prise en main par les entreprises des modèles de référence du reporting extrafinancier, c’est-à-dire au moment de leur conception par les normalisateurs.

2.2.2 Le droit, garant d’une construction « responsable » du reporting extrafinancier

Nous jugeons pertinent d’analyser la construction du reporting extrafinancier en comparant celle-ci avec celle du reporting financier. La relation entre droit et norme technique, l’image de l’entreprise ou encore la transparence dans le processus d’élaboration des cadres par les normalisateurs sont des sujets où le droit pourrait être présent. Le reporting extrafinancier se construit de manière analogue au reporting financier afin de « s’appuyer sur la légitimité du système comptable […] et sur la force de ses acteurs[184] ». Il est donc intéressant de s’y arrêter afin de bien en comprendre les enjeux. En droit comptable, l’abandon par exemple du principe de prudence au profit du principe anglo-saxon de la juste valeur[185] a été source de débats, notamment quant au sens de ces normes comptables[186]. Cet abandon a découlé d’une délégation du choix de la norme à un organisme privé international qui aurait, selon certains, déconnecté la création de ces normes du droit[187]. De nombreuses critiques ont été faites aux organismes de normalisation comptable qui se sont chargés d’édicter et d’harmoniser les normes comptables selon une vision bien spécifique des entreprises et du marché. Manque d’indépendance[188], conflits d’intérêts[189], absence de contre-pouvoir, manque de légitimité[190], le « cadre conceptuel[191] » s’est vu reprocher également son manque de neutralité[192]. Le fonctionnement et la composition de ces institutions ont eux-mêmes été l’objet de vives contestations[193].

Pourtant, « à mesure qu’une technique progresse, elle appelle, pour ordonner sa fonction sociale, des règles juridiques[194] ». À propos de l’harmonisation comptable après la Seconde Guerre mondiale en France, Léautey appelait déjà à une intervention du droit dans le but d’uniformiser les règles et de protéger l’intérêt général : « Si les comptes et leurs balances, ou bilans sont la mesure commune de transactions économiques, n’est-il pas d’intérêt général et universel qu’ils soient justes, comme les poids, monnaies et mesures[195] ? » « À la loi, aidée de la science, d’endiguer cette liberté comptable qui, de sa nature, ne pouvait tourner qu’à la licence, car la comptabilité, si la loi n’intervient pas nettement — c’est, à volonté, la lumière et la vérité, ou l’obscurité et le mensonge[196]. » En conséquence, le droit a un rôle dans cette construction normative à deux égards. Premièrement, il doit prendre sa place pour éviter de se faire « relayer », même « supplanter[197] », par les normes techniques[198]. Deuxièmement, il doit accompagner ces nouvelles façons de réguler et ces outils récents comme la normalisation extrafinancière car, sans droit, celle-ci peut échapper « à toutes les exigences de débat démocratique qui continuent d’entourer la délibération des lois, mais encore l’image quantifiée qu’ils donnent à voir n’est pas celle de la réalité, mais celle des croyances qui ont présidé à leur élaboration[199] ». Ainsi le droit devrait-il participer à l’élaboration de la norme en garantissant plus de transparence[200] et en contrôlant son processus d’élaboration[201]. De ce fait, il assurerait, « la source juridique appropriée, qui servira de base à un cadre informationnel obligatoire et celui du nouveau cadre informationnel, qui résultera de la concrétisation et de la clarification des obligations respectives pour les sociétés[202] ».

Conclusion

Le reporting extrafinancier se trouve présentement en pleine mutation et se coconstruit grâce à différents acteurs (étatiques ou privés) et de multiples normes (juridiques ou non juridiques). Bien que de plus en plus d’entreprises divulguent de l’information extrafinancière et que celle-ci semble emprunter le même chemin que le reporting financier, son cadre normatif reste inachevé. Au Canada, il n’existe pas de dispositions propres au reporting extrafinancier, et celui-ci entre alors dans la réglementation traditionnelle telle que celle du droit des valeurs mobilières. Or, cette réglementation manque de lisibilité et se trouve noyée dans une logique d’information financière. Pour sa part, le droit emmène avec lui une force symbolique[203] qui, en l’absence de dispositions spécifiques, fait défaut au Canada dans le domaine du reporting extrafinancier, aussi important que soient les enjeux environnementaux et sociétaux. L’intérêt croissant des investisseurs[204] et le rôle du marché permettent au reporting extrafinancier de se développer grâce à la contrainte économique que représente la sanction de réputation.

Le constat de coconstruction du reporting extrafinancier fait par une multitude d’acteurs et de normes invite à s’interroger sur le rôle du droit. Même si son rôle exact reste à être défini, il est tout de même possible de mettre en évidence des pistes sur sa contribution future à un tel reporting. Sur ce point, le droit devrait minimalement favoriser la fiabilité et la comparaison de l’information grâce, notamment, à des obligations claires de divulgation ou à l’existence de sanctions juridiques. De plus, il devrait assurer un contrôle des sanctions de type non juridique qui sont amenées à s’appliquer, telle la sanction de réputation. Enfin, le droit devrait faciliter une construction « responsable » du reporting extrafinancier, c’est-à-dire faire en sorte d’intégrer l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise et, plus globalement, la société dans le processus même d’élaboration de ces normes. L’enjeu de l’intervention du droit s’avère considérable car, au-delà d’un reporting extrafinancier fiable et comparable, c’est aussi la question de la RSE qui est soulevée. En prenant pleinement sa place, le droit va donner à la RSE des bases juridiques plus solides qui manquent au reporting extrafinancier (bien que ce dernier s’impose pourtant progressivement au droit des sociétés et des marchés[205]), tout en renforçant parallèlement la confiance dans les démarches, les pratiques et les communications des grandes entreprises, confiance qui leur fait malheureusement trop souvent défaut et qui est pourtant si fondamentale à leur réussite.