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Je souhaiterais revenir ici sur les travaux de Patrick Bouchain, l’un des fondateurs de l’agence d’architecture Construire, pour montrer comment, dans le cadre de commandes publiques, celui-ci détraque stratégiquement le jeu d’acteurs (souvent réduits au tandem décideurs politiques et maîtres d’oeuvre) constitutif du projet d’architecture afin de créer les conditions favorisant une construction collective. Plus radicalement, je défendrai l’hypothèse selon laquelle l’appropriation collective des lieux ou, en d’autres termes, l’invention d’espaces communs n’est possible qu’à une condition : faire rater le processus de projet. Pour ce faire, je reviendrai, dans un premier temps, sur les spécificités de la discipline architecturale de façon à préciser le cadre général dans lequel Patrick Bouchain intervient et qu’il cherche à renverser. Dans un second temps, en m’appuyant sur quelques-unes de ses nombreuses constructions, comme le Théâtre Équestre Zingaro (1989) à Aubervilliers ou la Ferme du Bonheur (1992) à Nanterre, j’analyserai les stratégies qu’il développe, en insistant en particulier sur les chantiers habités et sur la permanence architecturale. Enfin, dans un troisième temps, je détaillerai l’une des interventions qu’il a accompagnées et qui me paraît opérer ce renversement de l’architecture dans le cadre très fortement réglementé des habitations à loyer modéré (HLM) : la rénovation par Sophie Ricard de soixante maisons rue Delacroix, gérées par l’Office HLM de Boulogne-sur-Mer. En conclusion, j’essaierai de montrer pourquoi, dans le champ particulier de l’architecture, la démarche de Patrick Bouchain est indissociablement éthique et politique.

Construire, Cabane de chantier, Le Channel à Calais (2007)  

Photographie de Cyrille Weiner  

Avec l’aimable autorisation de Construire  

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L’architecture, une discipline au service du pouvoir

De façon générale, les architectes et les urbanistes ont pour tâche de proposer des moyens et des outils permettant de répondre aux grands enjeux aujourd’hui rencontrés par les villes et les territoires. Dès l’école, les études en architecture et en urbanisme ont un objectif opérationnel : il s’agit de contribuer par l’invention de nouveaux modèles architecturaux ou urbanistiques au développement économique et social des villes et des territoires. Si la dimension opérationnelle de ces études est présentée comme leur conférant un intérêt, une « utilité », elle constitue toutefois un problème de taille. Rivées aux enjeux économiques et sociaux rencontrés par les villes, étroitement liées au monde des décideurs (politiques, administratifs, etc.), voire au privé, les études en architecture et en urbanisme ne questionnent pas le cadre dans lequel elles s’inscrivent : elles proposent une série de réponses possibles à un problème, mais elles ne remettent pas en question la façon de le poser. Pour le formuler de façon plus tranchante, les études en architecture et en urbanisme mobilisent des logiques écologiques, politiques, économiques et sociales qu’elles n’interrogent pas nécessairement.

Cette caractéristique, comme l’a bien montré Bernard Charbonneau dans Le Jardin de Babylone (2002 [1969]), n’est pas due à des traits de caractère propres aux architectes, mais à l’histoire de la discipline. L’architecture telle que nous la connaissons, c’est-à-dire l’architecture moderne, procède directement de la société productiviste. Jusqu’à une époque récente[1], l’architecture était, sinon l’affaire de tous, une compétence largement partagée. De nombreuses personnes construisaient elles-mêmes leurs maisons. Ces constructions relevaient de savoir-faire qui, loin d’être figés dans le temps comme s’ils étaient simplement hérités puis répétés, étaient chaque fois modifiés, transformés ou, pour l’écrire plus justement, modulés en fonction des situations rencontrées. À l’échelle d’une collectivité, en fonction de ses besoins, on réinvestissait les bâtiments existants, on les réagençait, on ajoutait des étages ou on comblait les interstices. Dans certains cas, lorsqu’on n’en avait plus l’utilité, on démontait un bâtiment pour réemployer, un peu plus loin, des matériaux comme les poutres en bois ou les pierres. Les espaces non-modernes — la ville médiévale est souvent citée en exemple, mais le village en est également exemplaire jusqu’à une période plus récente — composaient ainsi un tissu urbain très particulier : tout semblait raccommodé ou rapiécé. L’architecture vernaculaire fonctionnait sur le mode du bricolage[2] : on faisait avec la situation.

Dans la nouvelle société capitaliste, les architectes, plus largement les aménageurs du territoire, ont une mission particulière : réorganiser l’entièreté des espaces de manière fonctionnelle, en les quadrillant, en les « zonant », en leur attribuant une fonction, puis en y fixant des groupes d’individus considérés comme autant de pièces d’une gigantesque mécanique productive qu’il s’agit de faire fonctionner de manière optimale (Ottaviani, 2003: 59-73). C’est dans ce cadre très précis qu’apparaît le projet d’architecture (Darcis, 2022: 70-72). Le ballon (la montgolfière), l’avion et, plus récemment, les satellites permettent pour la première fois d’appréhender les territoires d’en haut. En s’appuyant sur certains éléments quantifiables, objectivables, mesurables, on dresse alors des plans à partir desquels on établit des projets d’aménagement fonctionnels (Charbonneau, 2002 [1969]: 79-80). Véritables théâtres d’opérations (Vidalou, 2017: 29), au sens militaire, ces plans ont ceci de spécifique qu’ils vident l’espace de tout ce qu’il comporte de vivant, créant ainsi un écart entre la représentation que l’on s’en fait en fonction de leurs aménagements fonctionnels possibles et l’espace qui est habité[3]. La table rase opérée par la modernité consiste, plus fondamentalement que dans la destruction des bâtiments existants — ceux-ci sont dès le départ conservés et patrimonialisés lorsque les experts estiment qu’ils ont une valeur pour l’histoire ou pour l’art —, dans l’effacement des pratiques et des usages des espaces ou, au mieux, dans leur réduction à un nombre très limité de paramètres mesurables permettant une saisie computationnelle de l’espace. Autrement dit, la condition de possibilité du projet d’architecture est l’invisibilisation des relations multiples qui se déploient dans l’espace, le modifient — même légèrement — et lui donnent consistance (Charbonneau, 2002 [1969]: 80; Darcis, 2022: 71-72).

Construire, Friche la Belle de Mai à Marseille (2013)  

Photographie par Cyrille Weiner  

Avec l’aimable autorisation de Construire  

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À suivre Cornelius Castoriadis (2007) et Françoise Choay (2006), l’architecture comme discipline procède de la confiscation de compétences jusque-là collectives, celles-ci étant confiées à des experts — en même temps que transformées. Dès le départ, la discipline architecturale s’élabore en rompant avec les pratiques vernaculaires, puis contre elles, celles-ci étant renvoyées à des manières de faire et de penser ou à des goûts désignés comme archaïques. Cette stigmatisation s’impose d’autant plus facilement que, dès le XVIIe siècle, Descartes opposait déjà, pour mieux la critiquer, la ville vernaculaire tracée par la fantaisie ou la fortune, avec ses petites maisons mal accolées à d’autres, plus grandes, ses rues courbées et inégales, ses murailles devenues murs de bâtisses par endroit, à la ville idéale, droite, rationnelle établie scientifiquement par l’Architecte (1992 [1637]: 59-60), une sorte de démiurge maîtrisant tous les savoirs touchant aux sociétés humaines. Très rapidement, la discipline architecturale se dote d’une histoire propre — avec ses figures fondatrices, comme celles de Le Corbusier ou de Mies van der Rohe — érigeant en critère esthétique les ruptures formelles et matérielles que les constructions opèrent, d’abord avec le vernaculaire, ensuite avec l’existant, c’est-à-dire avec les singularités historiques, culturelles et écologiques (en généralisant, par exemple, l’usage du béton dans la construction) des lieux dans lesquels elle s’inscrit. En somme, du quadrillage des villes au XIXe siècle au développement des villes intelligentes aujourd’hui, des reconfigurations haussmanniennes au Grand Paris, l’architecture et l’urbanisme obéissent d’abord à une logique productiviste qui implique en même temps que la fonctionnalisation des espaces urbains, la normalisation et le contrôle des individus.

Mais si l’architecture et l’urbanisme sont des disciplines historiquement liées au pouvoir, de nombreux auteurs comme Henri Lefebvre (1968), David Harvey (2012) ou Jacques Rancière (2000) n’ont jamais cessé de souligner qu’elles sont aussi au coeur de tout mouvement d’émancipation. Vivre plus libre suppose de pouvoir nouer, en fonction de ses désirs ou de ses besoins, des interactions avec les êtres qui nous entourent, donc de pouvoir s’approprier et modifier le cadre spatial et matériel qui les détermine, voire qui les impose. Henri Lefebvre cible et critique les dispositifs urbanistiques aliénants, assujettissants, comme, exemplairement, les grands ensembles, mais il insiste chaque fois pour montrer que c’est aussi par l’architecture et par l’urbanisme que l’on parviendra à faire exister d’autres manières de faire collectivité. Si le cadre de la vie quotidienne est le premier vecteur du pouvoir au sens où ce pouvoir s’exerce à même l’espace dans des découpages spécifiques, dans des agencements spatiaux particuliers induisant des usages et des pratiques hiérarchisées, ou encore des comportements et des relations entre individus déterminés, il constitue aussi celui à partir duquel s’ouvrent des lignes de fuite, des modes de résistance, des formes de réappropriation ou, en un mot, d’autres devenirs possibles. L’architecture et l’urbanisme sont donc au coeur d’une lutte dont l’enjeu, à l’heure où l’on crée des espaces « intelligents » suscitant de façon de plus en plus fine les comportements dans un sens décidé par avance, est l’émergence d’une société plus libre.

Il reste toutefois à savoir si ces luttes pour l’émancipation peuvent être menées avec les architectes et les urbanistes. Dans le cadre de la catastrophe écologique à l’oeuvre, cette question est de plus en plus souvent posée, de l’intérieur, par les étudiants et les jeunes architectes directement confrontés au fonctionnement problématique de leur discipline à travers les enseignements qui leur sont proposés. Dans la perspective d’Henri Lefebvre, faire exister des manières d’être ensemble plus libres implique nécessairement de transformer collectivement le cadre spatial qui les empêche. Autrement dit, chacun doit avoir une prise sur ce cadre, pouvoir interagir avec lui. Mais deux facteurs compliquent la possibilité pour l’architecte ou l’urbaniste de s’ouvrir à des modes de construction collectifs. Le premier, en apparence très prosaïque, concerne la dépendance des architectes à l’égard des commandes, y compris lorsqu’elles prennent la forme de concours, qu’ils n’inventent pas. Les architectes mettent en oeuvre — suivant la formule consacrée — une programmation élaborée par d’autres, comme une entreprise privée ou les pouvoirs publics, mais ils ne la créent pas. Ce premier facteur suspend le caractère potentiellement subversif des disciplines de l’aménagement — les nouveaux démiurges sont dans bien des cas des prestataires de service. Le deuxième facteur est de nature idéologique. L’histoire savante de l’architecture n’est pas un vernis culturel, une connaissance qui viendrait s’ajouter à des compétences techniques, mais elle justifie au contraire la position qu’occupe l’architecte dans le champ social ou, en d’autres termes, sa mainmise sur les compétences d’aménagement. Du point de vue de l’architecte, la conception même de ce qu’est l’architecture — et indissociablement de ce qu’elle n’est pas, le vernaculaire étant souvent complètement absent des formations en architecture et en urbanisme — complique son ouverture à ceux pour lesquels on prétend construire. Cela ne signifie pas que des architectes n’inscrivent pas parfois explicitement leur démarche dans une perspective politique ou sociale. Mais dans ce cas, ils s’attachent à traduire les attentes des usagers dans un « langage architectural » que ces derniers ne maîtrisent pas. L’architecte affirme donc volontiers travailler pour les gens — en particulier depuis que le monde politique enjoint à « être inclusif » —, mais il le fait rarement avec eux, moins à cause des contraintes techniques et juridiques de la construction qu’en raison de résistances idéologiques.

Pour ces différentes raisons, les analyses critiques, comme celles de Henri Lefebvre, Michel Foucault, David Harvey ou sur un autre plan, celles de Bernard Charbonneau, rangent systématiquement ou presque les architectes et les urbanistes du côté des logiques de pouvoir dominantes, de la gestion, voire du renforcement du contrôle policier des espaces, mais beaucoup plus rarement du côté des mouvements d’émancipation. Plus précisément, on oppose la logique des planificateurs, des aménageurs[4] aux mouvements d’émancipation collectifs expérimentant des modes d’appropriation des espaces. Cette opposition apparaît parfois comme d’autant plus consistante que, dans le cas de nombreux mouvements d’émancipation mettant en jeu les espaces ou plus largement les territoires, les gens font preuve d’une intelligence « spatiale » qui leur est interdite au quotidien — on pense par exemple ici aux Gilets jaunes qui en 2018 sont parvenus, par l’occupation des ronds-points, sans expertise aucune, à inventer un cadre, un espace politique permettant à des personnes d’autant plus soumises à la domination que l’espace du quotidien les isole les unes des autres (une infirmière, une institutrice, un éboueur vivant dans des villages ou de petites villes éloignés) de se rassembler et de débattre pour faire exister une parole commune. Cette opposition est sans doute peu visible au sein de la classe dominante, celle-ci partageant, pour le formuler de façon un peu tranchante, les mêmes codes culturels et sociaux que la plupart des architectes, en particulier une conception de la création reposant sur le partage strict entre ceux qui savent et les autres, astreints à l’ignorance. Pour peu toutefois qu’on ne réduise pas l’architecture à quelques grandes constructions emblématiques destinées à un public spécifique, cette opposition se manifeste très concrètement, et de plus en plus violemment, dans la méfiance des populations plus précaires à l’égard des architectes. Lors de projets de renouvellement urbain en banlieue française par exemple, ces derniers sont perçus comme des agents du pouvoir. Plus largement, leur travail est d’abord perçu pour sa dimension destructrice (ou en tout cas réductrice) plutôt que constructrice[5].

Construire, Le Lieu Unique à Nantes (1999)  

Photographie réalisée par Martin Argyroglo en avril 2012  

Wikimedia Commons  

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Patrick Bouchain, occuper la discipline architecturale pour l’empêcher

Tout l’intérêt de la démarche de Patrick Bouchain est de compliquer l’opposition entre des pratiques architecturales et urbanistiques policières et des mouvements d’émancipation collectifs. Patrick Bouchain a en effet, dans le champ de l’architecture, une position tout à fait singulière. Il n’est pas architecte : « J’exerce sans titre, dit-il dans Le Temps, en dépit de la très longue et très diverse formation que je me suis donnée. Si l’ordre des architectes m’a toléré, c’est qu’il n’a vu en moi qu’un décorateur, un organisateur de fêtes, pire : un architecte social[6]! » (Co., 2015 [2012]) Mieux, si le constructeur déclare avoir « depuis longtemps cessé de faire de l’architecture[7] » (Birck, 2007), il affirme maintenant, en se plaçant explicitement dans le sillage de l’auteur du Droit à la ville (Lefebvre, 1968), vouloir l’empêcher. Il faut opposer à l’architecture « coercitive, militaro-industrielle » (Birck, 2007) qui fonctionnalise, standardise, normalise ou, en un mot, déshumanise les espaces, une « anti-architecture », un « anti-urbanisme » (Bouchain, dans Masboungi, 2019: 24) faits pour, mais surtout avec ou par ceux qui en ont l’usage. Si l’on s’en tient là, on pourrait facilement ranger Patrick Bouchain du côté de ceux qui luttent contre les planificateurs, les aménageurs et les architectes. Sauf que le constructeur a cofondé en 1986 avec Loïc Julienne l’agence Construire. Ensemble, ils ont, depuis des années maintenant, réalisé de nombreux chantiers, parmi lesquels certains sont devenus iconiques, comme la friche de La Belle de Mai (2013) à Marseille ou Le Lieu Unique (1999) à Nantes[8].

La démarche de celui qui ne cesse de répéter qu’« il faut un cadre pour être hors-cadre » (dans Masboungi, 2019: 18) repose sur un présupposé. La « pratique architecturale » peut aussi[9] constituer le cadre à partir duquel faire exister de nouvelles relations collectives aux espaces, plus joyeuses et plus libres, à une condition toutefois : le détourner ou, pour être plus juste, le renverser. Pour ce faire, il faut occuper la place des architectes, au sens fort du terme, c’est-à-dire l’investir pour en faire autre chose que ce qu’ils en font.

De manière générale, le renversement de l’architecture et de l’urbanisme suppose, pour favoriser l’appropriation collective des espaces par leurs habitants, d’opérer sur deux plans fondamentaux. Premièrement, il faut faire rater le processus de projet, le plus souvent réduit, dans le cadre d’une commande publique, au tandem décideur politique et maître d’oeuvre, afin de créer les conditions pour une invention collective. Deuxièmement, il faut mettre en échec la programmation attendue par le commanditaire de façon à produire des espaces non finis, c’est-à-dire susceptibles d’être modifiés dans le temps suivant les désirs et les besoins de ceux qui l’habitent (Masboungi, 2019: 22). Ce second plan est aussi important que le premier. Il constitue un chantier en soi :

Il faut ménager l’appropriation. […] Tout devrait être réversible et transformable, laissons place à l’inachevé : la « deuxième couche » ou le « deuxième chantier » pour reprendre les mots de l’architecte Nicolas Soulier, que constituent les bricolages, plantes, animaux qui animent le logement. Le deuxième chantier est l’ouverture vers le non fini.

Bouchain, dans Masboungi, 2019: 22-23

Il s’agit donc de se donner les moyens de faire surgir de l’inattendu, depuis la conception jusque dans les usages d’un lieu, là où tout devrait être paramétré jusque dans le détail.

Si la plupart des critiques s’accordent sur le fait que — co-construction oblige — il n’y a pas de style « Bouchain » identifiable, il a en revanche développé une méthode. Celle-ci repose moins, comme le souligne sa collaboratrice Sophie Ricard, sur des principes tout faits qu’il n’y aurait plus qu’à appliquer que sur des stratégies ou des tactiques chaque fois reformulées, réactivées, modulées en fonction des situations rencontrées (dans Masboungi, 2019: 75). À bien y regarder, toute la démarche de Patrick Bouchain procède d’une attention à chaque situation. Une situation désigne la façon singulière dont, dans un endroit donné, la double caractéristique des espaces — à la fois produits et enjeux des rapports de forces — se matérialise. Penser en situation, c’est saisir ce qui aliène, ce qui empêche et indissociablement ce qui s’invente, ce qui s’émancipe. En d’autres termes, c’est comprendre la façon dont des forces contradictoires se nouent dans un cadre donné pour mieux expérimenter des formes qui libèrent. Patrick Bouchain tire de cette attention à la situation un premier principe : « tout est patrimoine ». Il ne faut évidemment pas comprendre par là qu’il s’agirait de tout conserver ou de tout patrimonialiser[10], mais que, du point de vue des usages et des pratiques, tout espace est tissé d’histoires, même lorsque celles-ci sont compliquées. Travailler pour une collectivité impose donc de partir de ces histoires ou, pour le formuler autrement, de leur cadre matériel. Celles-ci ne s’expriment pas nécessairement de façon frappante. Il peut par exemple s’agir d’un petit espace vert aménagé, du chemin progressivement tracé sur les pelouses d’une cité — imperceptible pour les aménageurs — par les vélos des enfants, ou des quelques chaises et troncs renversés posés sous un grand arbre[11].

Poser que la valeur des lieux est liée aux usages que l’on en fait le conduit à s’opposer à leur patrimonialisation, c’est-à-dire à leur muséification autant qu’à leur démolition. Dans un cas comme dans l’autre, cela revient à déposséder les collectivités de leur cadre de vie : « [V]ous faites un acte d’autorité sur une collectivité en faisant croire que vous êtes le seul à pouvoir faire cet acte de construction et que toute critique serait une atteinte à la liberté de création. » (Bouchain, dans Birck, 2007) Lorsqu’en 2003, le gouvernement français lance son immense projet de rénovation urbaine, consistant dans la destruction massive — et fortement médiatisée — des barres de logement ou de certaines cités, il insiste sur le fait que ces actes sont d’autant plus violents qu’ils touchent une population n’ayant aucun droit par rapport à son logement, aucun territoire à soi — ceux que Fatimah Ouassak appelle les sans-terre (2023). Ceux-ci sont relogés ailleurs, mais sans jamais cependant que ne soient prises en compte les relations collectives, familiales ou de voisinage qui se sont développées au fil du temps. On déplore le manque de liens sociaux dans certains quartiers alors que le cadre réglementaire que l’on a mis en place, dans certains cas, les interdit. Patrick Bouchain insiste : les destructions/reconstructions de barres de logement constituant le cadre de vie d’une collectivité accentuent de facto le rejet dont elle est victime, d’une part en invisibilisant toutes les relations sociales qui s’y sont tissées et qui, sans y être strictement rivées, en dépendent, d’autre part en lui déniant sa capacité à habiter, c’est-à-dire à s’approprier et à transformer les lieux qu’elle est déjà, malgré tout, en train d’y inventer.

Partant des usages des lieux, l’enjeu n’est jamais de faire table rase de l’existant, mais de le réparer en s’appuyant sur les expériences multiples qu’en font les usagers :

Ce qui ne marche pas, c’est cette nouvelle ville qui n’a jamais intégré la culture des gens qui l’habitent. […] On ne remettra pas d’aplomb ces banlieues, telles qu’elles ont été construites, par un acte technique de renouvellement urbain. Déléguez-nous cette partie de la ville que vous avez édifiée de manière autoritaire, qui est devenue criminogène. Puisque quarante ans après vous en démolissez une partie et la croyez sans valeur, abandonnez-là-nous et donnez-nous les moyens que vous aviez prévus pour la détruire afin que nous puissions la reconstruire.

Bouchain, dans Masboungi, 2019: 20

En inscrivant son action dans le champ de la réparation des lieux plutôt que dans celui de la destruction, puis de la reconstruction ex nihilo, Patrick Bouchain développe alors des stratégies lui permettant de créer la commande ou, en d’autres termes, de ne pas être (ou d’être moins) tributaire d’une programmation imposée de l’extérieur.

Construire, Théâtre équestre Zingaro à Aubervilliers (1989)  

Photographie réalisée par David Boureau en avril 2012  

©Apur/David Boureau  

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Il intervient ainsi d’abord dans des lieux qui intéressent peu les décideurs politiques, donc les aménageurs. Dans les années 1980 et 1990, les friches industrielles, pourtant souvent adjacentes à des quartiers habités, ne les intéressent pas. Patrick Bouchain sera le premier à les faire revivre[12] comme il l’entend, ou plutôt comme le souhaitent les collectifs avec lesquels il travaille. Issu des Beaux-Arts, il y installe, avant d’être copié ou plutôt singé, des activités culturelles. À partir de 1987, il construit par exemple, suite à sa rencontre avec Bartabas, acteur-cavalier, le Théâtre Équestre Zingaro sur un terrain abandonné et pollué d’Aubervilliers, acquis pour un franc symbolique. En compagnie d’anciens de chez Zingaro, il réalise, à partir de 1992, la Ferme du Bonheur à Nanterre sur un champ sans propriétaire identifié, laissé à l’abandon. Cela lui permet, dans le cas des rénovations urbaines en banlieue, de proposer la réparation d’un lieu pour la somme prévue pour sa démolition — il réduit donc le coût de l’intervention pour les pouvoirs publics. Paradoxalement peut-être, faire avec le bâtiment existant empêche qu’on lui impose une programmation toute faite. Patrick Bouchain utilise d’une certaine façon les contraintes matérielles de l’existant comme autant de moyens pour contrecarrer ou, à défaut, pour détourner un programme imposé — un espace existant rend possibles certains aménagements, mais en interdit d’autres. Mieux, si la construction ex-nihilo d’un bâtiment implique une programmation pointue, des compétences spécifiques que tout le monde ne maîtrise pas ainsi qu’une réglementation beaucoup plus stricte (en matière de sécurité ou de matériaux par exemple), une réparation permet quant à elle de mobiliser les compétences en bricolage encore largement partagées par les gens, dans un cadre réglementaire moins restrictif[13]. En 2013 par exemple, sollicité par l’association Rase pas mon quartier, créée par des habitants de l’Îlot Stephenson à Tourcoing, alors en lutte contre la démolition de leurs maisons vouées à être remplacées par un écoquartier, il parvient à préserver et rénover l’ensemble des trente petites maisons ouvrières HLM en proposant une rénovation collective — avec les habitants donc — pour le coût prévu pour leur seule destruction : « L’architecture existante a produit le programme : on n’est pas parfaitement conforme à la livraison mais l’Office a accepté les logements tels qu’ils ont été produits avec les habitants. » (Bouchain, dans Masboungi, 2019: 193)

Du bureau des experts au chantier collectif

Dans la perspective de Patrick Bouchain — on le devine — prêter attention à la façon dont les rapports de force se matérialisent dans l’espace, c’est aussi saisir la manière dont ils se rejouent en chacun ou dans des groupes de personnes. Il faut faire avec les gens, dans les lieux existants. Cela ne va pas de soi. D’un côté, il est facile de renvoyer des habitants dominés à la place qu’ils occupent au sein de l’ordre hiérarchisé du quotidien. Pour poursuivre avec l’exemple des banlieues, sous couvert d’inclusion sociale, à grand renfort d’enquêtes sociologiques (dans le meilleur des cas), on enferme les gens dans des identités sociales ou culturelles (un ouvrier, une femme musulmane, un jeune de banlieue) que l’on fera alors parler à leur place — on élargit le champ des paramètres que l’on se représente comme objectivables et mesurables, mais on ne modifie pas la logique du projet d’architecture. De l’autre côté, il est difficile de contrer la façon dont les places, cette fois-ci dominantes, font parler ceux qui les occupent et que l’on se représente comme des experts (une décideuse politique, un bureau d’étude, une architecte, un sociologue de l’urbain). Mais penser en situation implique de saisir à la fois les effets de comportements induits par l’ordre de la domination autant que les puissances de penser et d’agir qui y résistent, en débordent et font rupture.

Dans le projet d’architecture dominant, les rôles qui échoient à chacun sont soigneusement établis. Le décideur programme. L’architecte conçoit. Les ouvriers exécutent. Les habitants occupent — ici au sens trivial du terme. Chaque projet met donc en jeu des mondes culturels et sociaux différents, ceux des décideurs, des concepteurs, des exécutants et des occupants qui, bien qu’articulés les uns aux autres, n’entretiennent aucune relation autre que celle imposée et fixée par le processus de projet. Tant que l’on en reste là, aucune construction collective n’est possible. Patrick Bouchain en a bien conscience. Il faut donc faire des gens des complices. Cela suppose de créer du jeu par rapport aux rôles et aux places auxquels les individus et les groupes, les dominés aussi bien que les dominants, sont astreints au quotidien. Pour cela, Patrick Bouchain développe de nouvelles stratégies : déplacer l’architecture des bureaux des décideurs politiques et des concepteurs au chantier.

Habituellement, le chantier constitue un temps particulier, presque un « non-temps ». Il est comme mis entre parenthèses entre, d’un côté, le moment où l’architecte a élaboré son projet, c’est-à-dire l’a déjà fini même si aucune brique n’a encore été posée et, de l’autre côté, sa « livraison » effective. Le chantier constitue également un lieu particulier, presque un « non-lieu », celui-ci étant interdit au passage et maintenant, de plus en plus souvent, aux regards par de vastes bâches donnant déjà à voir ce que seront les lieux[14]. Tout se passe comme si l’architecture était un acte posé une fois pour toutes, mais jamais en train de se faire. Penser l’architecture depuis le chantier, dans le cadre d’une réparation avec des contraintes fortes, y compris financières, c’est au contraire se donner les moyens de faire exister une véritable poièsis architecturale : on n’est plus face à un plan rigoureusement défini que l’on va devoir simplement réaliser, mais face à des problèmes auxquels on peut toujours apporter plusieurs réponses. Pour peu qu’on leur permette d’y prendre part, les ouvriers et les habitants peuvent ainsi faire valoir, outre leurs connaissances des lieux, des idées et des envies, des compétences en matière de bricolage, de réemploi, de raccommodage que ne maîtrisent pas nécessairement les architectes. Autrement dit, le chantier, lorsqu’il n’est pas réduit à l’exécution d’un plan, rend possible une invention collective. Il déplace l’architecture du champ de la conception savante à celui des pratiques vernaculaires plus largement partagées.

Construire, Le Lieu Unique à Nantes (1999)  

Photographie numérique  

Avec l’aimable autorisation de Construire  

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Mais déplacer les pratiques architecturales du bureau au chantier ne va pas de soi. On attribue désormais un marché public sur la base d’images des projets finis. Pour réussir à placer le chantier au coeur de son intervention, Patrick Bouchain a de nouveau une tactique. Plutôt que des images, il propose une histoire, un récit. Si cette façon de faire est plus compliquée dans le cas d’un projet neuf, elle peut fonctionner dans le cas d’une réparation : « [M]ontrer des images d’un lieu qui existe déjà est un contre-sens! » (Bouchain, dans Masboungi, 2019: 187) À propos de son intervention au Lieu Unique à Nantes, il écrit ainsi :

Quand j’ai lu le programme, je n’ai pas voulu répondre. […] On a réécrit une histoire en cherchant la réponse à des questions simples : qui viendrait ici pour y faire quoi? Manger, boire, s’assoir, regarder… Que n’aimerait-on pas y voir? Un agent de sécurité, un local technique, un quai de déchargement, des poubelles…

187

À travers ses histoires ou ses récits[15], le constructeur esquisse peu à peu, non pas un projet, mais le contour d’une manière de faire, les quelques grandes lignes directrices à partir desquelles il va ensuite organiser le chantier.

Le chantier suppose alors un temps long. Mais ce n’est jamais un temps mort. Au contraire. À la façon des constructions non-modernes, le chantier devient un lieu de vie, un lieu très concrètement habité, comme le résume clairement Bartabas, le fondateur du Théâtre Équestre Zingaro, co-construit avec Patrick Bouchain :

Cela s’est fait sur vingt ans. Au début, il y avait des tentes, des caravanes disposées n’importe comment. Lentement le village s’est constitué. Autour du chapiteau se sont construites trente cabanes-caravanes qui peuvent être apparentées à un logement social. Nous avons construit en habitant et habité en construisant et c’est la vie qui a fait le plan. Ce qui est incroyable, c’est que malgré ou grâce à cette liberté totale laissée aux habitants, cette absence de règles esthétiques et techniques, personne n’a mal construit ni réalisé quelque chose de laid. L’ensemble est beau et poétique. […] À Zingaro on a pu s’approprier et non posséder notre terrain, notre logement alors que nous ne sommes propriétaires de rien.

dans Masboungi, 2019: 141

Ce temps long est également nécessaire à la pérennisation des possibles ouverts par le chantier. Bien conscient des reproches que l’on adresse aux arts relationnels — les relations sociales que fait exister une intervention artistique disparaissent sitôt celle-ci terminée et l’artiste parti —, Patrick Bouchain cherche à inscrire dans la durée les dynamiques collectives nées sur le chantier. Il faut donc leur donner un statut institutionnel. Pour ce faire, il joue tantôt sur les statuts des lieux, ceux-ci ménageant plus ou moins la possibilité pour les usagers de se l’approprier, tantôt sur la création de collectifs conférant une existence officielle, donc susceptible de peser dans les rapports de forces institutionnels, aux associations libres qui se sont spontanément formées pendant l’intervention.

Dans le cas de La Ferme du Bonheur (1992) à Nanterre, l’occupation et la transformation des lieux se firent, comme je l’ai écrit plus haut, sans qu’aucune autorisation d’occupation, même temporaire, ne soit accordée. Outre les conflits avec l’université dus à la présence d’animaux dans une zone fortement urbanisée, puis avec la mairie voyant d’un mauvais oeil cette occupation, la construction d’un Favela Théâtre, entièrement fait d’objets ou de matériaux récupérés, dérogeait à la plupart des règles de sécurité concernant les « établissements recevant du public ». Lorsque la mairie décida d’engager une procédure d’expulsion, le sursis accordé d’un an autorisa — je reprends les mots de l’architecte — une tactique :

[L]e « Favela Théâtre » est décrit comme une gloriette au sein d’un jardin. Au gré de quelques ajustements, les lieux ne sont plus classés en tant qu’« établissement recevant du public » et réintègrent le registre des constructions légères des jardins et des parcs publics. En parallèle, […] des études mettent en évidence la nécessité de regénérer les sols lourdement pollués. Des chercheurs d’Agro Paris-Tech y étudient des mécanismes de reconquêtes naturelles, les conférences se multiplient, avec Gilles Clément notamment. […] L’idée de gloriette et de parc est maintenue, mais approfondie dans le sens d’un établissement recevant du public (ERP) dit « Vert » : un équipement échappant à toute réglementation puisque relevant d’une classification inédite.

dans Masboungi, 2019: 183

Patrick Bouchain fit aussi jouer ses relations, notamment celles, très fortes, qu’il a nouées avec Jack Lang dans le cadre de la réalisation des « colonnes de Buren » (1986) pour lesquelles il était architecte — ce qu’il assume d’ailleurs comme une tactique à part entière. Ils parviennent à convaincre le préfet de police de visiter les lieux. Ce dernier déclare dans la foulée « le site utile, la ferme du bonheur pacifiant la vie du quartier bien mieux qu’un équipement plus classique. » (2019: 183) Après dix ans, le site obtint un classement en équipement vert, c’est-à-dire un statut très peu réglementé « débouchant sur l’établissement d’une responsabilité collective et d’une confiance réciproque » (183).

Paradoxalement, alors que la durée du chantier pourrait effrayer les décideurs politiques, le constructeur essaie d’en faire un atout : le chantier n’apparaît plus comme un moment problématique altérant la vie d’un quartier, mais comme le lieu à partir duquel ce quartier reprend vie. Mieux, toute transformation des espaces dans le sens de l’émancipation de ceux qui les habitent implique nécessairement de prendre du temps, celui qui permet aux personnes, à travers les lieux qu’elles construisent, de s’associer, de nouer des liens, de faire société. Mais si les expérimentations de chantiers habités menées dans le monde culturel dans les années 1980, 1990 et au début des années 2000 furent une réussite, celles-ci ne peuvent pas être simplement reproduites dans le cadre très spécifique des rénovations de logements sociaux. Lorsqu’en 2006, il délaisse la scène culturelle pour s’intéresser aux logements précaires, Patrick Bouchain se demande comment favoriser l’appropriation d’un chantier par les habitants quand ceux-ci, sans aucun droit, sont systématiquement expropriés de leur logement dans le cadre d’une rénovation. Fort d’une nouvelle expérience architecturale réalisée la même année à la Biennale de Venise, il va expérimenter, cette fois dans le cadre de la réhabilitation de soixante logements sociaux rue Delacroix à Boulogne-sur-Mer, une nouvelle méthode : la permanence architecturale. Celle-ci est réalisée — on va le voir — par Sophie Ricard, jeune diplômée faisant son « stage » avec lui.

La permanence architecturale. Habiter en construisant, construire en habitant

En 2010, la banlieue de Boulogne-sur-Mer fait l’objet d’un vaste projet de « rénovation urbaine[16] ». L’ambition affichée par les pouvoirs publics est de lutter contre la violence dans les quartiers en y développant plus de mixité sociale. L’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU), fondée quelques années plus tôt par Jean-Louis Borloo, a la charge de ces rénovations. Elle fonctionne avec un modèle répété partout en France : dans un premier temps, on détruit les espaces existants pour, dans un second temps, créer un nouveau « plan de ville ». Autrement dit, l’ANRU procède d’abord par table rase — près de 150 000 logements ont été détruits depuis son lancement en 2003 —, pour ensuite reconstruire de nouveaux espaces. Dans le cadre de cette rénovation d’envergure, la rue Delacroix, constituée d’une soixantaine de maisons mitoyennes unifamiliales et située le long du quartier du Chemin Vert, a échappé à l’attention des aménageurs. Ces maisons font partie des Cités de la Promotion Familiale qui ont pour mission de réintégrer socialement des familles en situation d’extrême pauvreté — elles sont composées de pêcheurs, de gens du voyage sédentarisés, de personnes frappées par le chômage de longue durée ou de retraités vivant seuls. Certaines personnes habitent les lieux depuis plus de trente ans. Au fil des ans, les rapports entre les familles de la rue et l’Office HLM se sont distendus, ceux-ci étant finalement réduits à des échanges administratifs dépersonnalisés (Hallauer, 2015: 6). Les maisons sont dans un état de décrépitude parfois avancé. Des membres de l’Office HLM, insistant sur l’état de délabrement plus général du quartier, proposent de détruire la rue. Elle bénéficie d’une situation idéale. Surplombant les falaises de la Côte d’Opale, un peu à l’écart des grands-ensembles, l’endroit est susceptible d’attirer les promoteurs immobiliers pour des projets rentables.

Frédéric Cuvellier, le maire socialiste de Boulogne-sur-Mer et résident de l’Office HLM, a lui-même quelques années auparavant sollicité l’intervention de l’ANRU. Cependant, confronté aux problèmes posés par l’expulsion des gens des tours détruites, il est de plus en plus réticent à l’idée de raser le quartier. Lors d’une visite des projets de l’ANRU, puis informellement à d’autres occasions, il rencontre Patrick Bouchain. Le constructeur argumente, et prend le contre-pied de l’ANRU — plus largement des décideurs politiques pour lesquels la création de ces nouveaux espaces témoigne de l’investissement de l’État dans ces quartiers — en insistant sur l’extrême violence qu’il y a à détruire, devant les habitants, leurs propres logements. Comment peut-on prétendre régler une situation générant de la violence en exerçant sur ceux qui en sont les victimes une violence plus grande encore? Il propose alors au maire de prendre en charge la rénovation des soixante maisons de la rue Delacroix, sans en exclure les habitants, pour le prix de leur démolition. Il conditionne toutefois son intervention : elle n’est possible que s’il peut déroger aux procédures classiques et coûteuses des réhabilitations qui imposent un concepteur et des exécutants. La réhabilitation n’est possible qu’à la condition de mobiliser, en plus d’entreprises spécialisées, les savoir-faire des habitants. Après négociation, il parvient à obtenir, d’une part, que « les habitants [soient] maintenus dans leur logement » et, d’autre part, qu’ils « en [conçoivent] eux-mêmes, en lien avec les architectes, la réhabilitation » (dans Masboungi, 2019: 194). Le maire pose cependant à son tour une condition : s’en tenir à un montant maximum de 38 000 euros par maison pour l’effectuation des travaux.

Le contexte dans lequel interviennent Sophie Ricard et Patrick Bouchain est compliqué. D’un côté, certains décideurs politiques ou membres de l’Office présentent les habitants comme des personnes déclassées, racistes, en tout cas pour la plupart soutiens du Front National. De l’autre, les habitants perçoivent les gens qui interviennent dans le quartier comme des sortes d’espions de l’Office HLM. L’ordre de la domination produit ses effets. La complicité du maire est donc fondamentale pour obtenir la réhabilitation. Créer du jeu par rapport aux rôles que l’on tient au quotidien ne signifie pas leur annulation pure et simple. Sans le soutien du maire, le projet est impossible. Une fois l’autorisation accordée, le maire n’interviendra plus, hormis pour s’opposer à l’Office HLM[17] lorsque ce dernier décide d’augmenter les loyers après rénovation. La complicité des habitants n’est pas moins importante : sans participation de leur part, aucune réhabilitation n’est possible — les budgets eux-mêmes reposant sur leur implication. Tout le long de la réhabilitation, Sophie Ricard sera parfois mise, en raison notamment de certaines interventions de l’Office, dans une situation compliquée qu’elle résoudra en jouant le rôle de médiatrice entre les habitants et le bailleur.

Construire, Metavilla (2006)  

10e Biennale internationale d’architecture de Venise  

Photographie par Cyrille Weiner  

Avec l’aimable autorisation de Construire  

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Construire, Metavilla (2006)  

10e Biennale internationale d’architecture de Venise  

Photographie par Cyrille Weiner  

Avec l’aimable autorisation de Construire  

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Pour organiser ce chantier collectif, Patrick Bouchain va mettre en place une permanence architecturale. Il a développé ce concept quelques années auparavant dans un cadre très éloigné de la banlieue boulonnaise, celui de la Biennale de Venise en 2006. À Venise, le thème est la MétaCité, c’est-à-dire la réorganisation des villes et des territoires induite par le développement des nouvelles technologies. Le cadre met donc en avant des formes architecturales complexes, souvent décontextualisées, parfois réalisées par des « starchitectes ». Il profite alors d’un manquement dans le règlement de la biennale pour installer dans le pavillon français, en collaboration avec le collectif Exyzt, une Metavilla — « mets ta vie là ». Dans le règlement, rien n’interdit d’habiter le pavillon. Avec les échafaudages censés servir pour la réalisation d’un objet architectural, il installe donc un espace de vie, conçu pour accueillir quarante personnes. La Metavilla, pensée comme « une grande cabane » ou « un échafaudage habité », est composée de quarante lits, d’une cuisine collective, mais également d’un salon, d’un sauna bricolé, d’un petit jardin de feuilles mortes.

Mieux, comme l’explique Libération, un « belvédère funambulique » traversant « la canopée des arbres des Giardini » est construit « pour reprendre vue sur le Grand Canal de Venise » (Fèvre, 2012) ou, en d’autres termes, pour rouvrir l’architecture sur le cadre dans lequel elle s’inscrit. De nombreux éléments constituant la Metavilla sont réalisés par des amis que Patrick Bouchain a lui-même invités sur les lieux. Alors que les biennales mettent en avant des auteurs de projet, l’intervention est collective — et même internationale puisque Lucien Kroll, l’architecte belge dont les travaux sont parmi les rares à avoir nourri ceux de Bouchain, y contribue directement. La Metavilla est habitée durant les 3 mois de la biennale, « le visiteur étant invité à vivre dans le pavillon, pour parler d’architecture. » (s.a., 2006) Si cette intervention lui vaut un désaveu du commissaire d’exposition — « vous n’êtes pas dans le sujet », lui dira-t-il (Fèvre, 2012) —, attire les railleries de certains visiteurs (Fèvre, 2012) et lui coûte d’être attaqué par l’Ordre des architectes français, elle pose les bases de la permanence architecturale : « habiter en construisant et construire en habitant » (Hallauer, 2015; je souligne).

À Boulogne-sur-Mer, Patrick Bouchain n’habite pas lui-même les lieux. C’est la jeune architecte Sophie Ricard qui, plutôt que de réaliser son stage dans une agence classique, va expérimenter avec lui la première permanence. Aucun projet n’est proposé. La seule « programmation » concerne les périodes de travail : une année est consacrée à la prise de contact avec les gens, une autre à la conception collective de la réhabilitation de la rue, la dernière au chantier. Sophie Ricard aménage une maison inoccupée dans laquelle elle s’installe « sans dessin ni budget prévisionnel, armé de ce seul dispositif de présence dans la durée pour accompagner le changement plutôt que pour le dicter » (Masboungi, 2019: 74). Il ne suffit cependant pas d’être sur les lieux pour gagner la confiance des habitants, pour en faire des complices. Au début, les relations sont compliquées. C’est d’abord grâce aux enfants, puis aux fêtes — durant lesquelles elle sort son accordéon — qu’elle va peu à peu s’intégrer à la vie du quartier. Un Atelier Permanent d’Architecture se met en place dans lequel les habitants se rassemblent avec l’architecte pour discuter de ce qu’ils voudraient faire de leur rue. Cette première année permet à Sophie Ricard de comprendre qu’une rénovation standardisée pour chaque logement n’a aucun sens : chaque famille a ses attentes propres en fonction de son mode de vie, du nombre de personnes par maison (certaines sont sur-occupées, d’autres sous-occupées), de ses loisirs. Sans que l’Office HLM soit au courant, certaines familles ont échangé leurs maisons pour des questions de relation de voisinage ou de commodités. Avec les habitants, l’architecte réalise alors « une fiche descriptive […] pour chaque habitat, avec un état des lieux de l’existant et une hiérarchie des améliorations à apporter en accord avec chacun » (Hallauer, 2015: 13). Ces fiches lui permettent d’établir un projet de rénovation pour « chaque maison, avec un même budget consacré par foyer », utilisé « selon les nécessités du bâti et les travaux potentiellement pris en charge par les habitants. » (13)

Construire, Permanence architecturale à Tourcoing (2013)  

Photographie numérique  

Avec l’aimable autorisation de Construire  

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Du point de vue des architectes, ces « fiches » n’ont que peu d’intérêt — après les trois années passées à Boulogne-sur-Mer, Sophie Ricard se verra d’ailleurs refuser son Habilitation à exercer la maîtrise d’oeuvre en son nom propre par l’école d’architecture qui supervisait son stage. Les travaux répertoriés concernent parfois des détails, comme la réparation d’une pièce de douche, le réaménagement d’une chambre ou la mise en peinture des façades (avec une artiste invitée pour l’occasion). Mais en réalisant une rénovation maison par maison, Sophie Ricard et Patrick Bouchain font d’une pierre deux coups. D’une part, ils permettent aux gens de retrouver des prises sur leur cadre de vie. Lors de la réalisation des travaux, les (non) architectes font fonctionner le plan local d’insertion, plus largement toutes les mesures existantes, mais souvent peu connues — ou volontairement ignorées — permettant d’intégrer les habitants dans les transformations de leur quartier à travers leur engagement dans les entreprises qui y interviennent. À Boulogne, celles-ci sont choisies dans le quartier et engagent donc un habitant. En outre, ils ont réussi à obtenir qu’une part du budget total soit directement allouée aux personnes. Les compétences des habitants, pour certains bons bricoleurs, sont ainsi mobilisées dans les rénovations. D’autre part, ils empêchent de facto l’Office des HLM de réattribuer les logements après coup, chacun d’entre eux étant désormais individualisé[18] : « Chaque habitant choisit comment il emploie la somme et décide où faire des économies, en lien avec les architectes. Déplacer les habitants devient impossible, chaque logement transformé ne correspondant qu’à un habitant particulier. » (Masboungi, 2019: 195)

Une fois le chantier terminé, l’architecte quitte les lieux. Si l’expérience fut riche, la suite fut à nouveau très compliquée. D’un côté, comme le relate Édith Hallauer : « À la suite de son départ, l’Office HLM a installé un gardien sur les lieux. Dès les premières semaines, des conflits ont surgi, les habitants ayant la sensation que ce gardien avait en charge de “surveiller le quartier”. » (2015: 14) Alors que les habitants avaient pu prendre part collectivement à la réhabilitation de leur quartier, ils se retrouvaient ou, en tout cas, ils se sentaient, du jour au lendemain, « déresponsabilisés » (14). De l’autre, ce départ provoqua inversement des inquiétudes, certains habitants se demandant « ce qu’ils allaient devenir » (Masboungi, 2019: 195). À suivre Patrick Bouchain, sous un certain angle, les conflits autant que les inquiétudes qui sont apparus après le départ des architectes ont ceci de positif qu’ils témoignent du raffermissement des liens sociaux dans le quartier, y compris — sinon surtout — sous la forme de l’engagement des habitants dans les rapports de forces avec l’Office. Mais il reste que, bien conscient que ces rapports sont le plus souvent à l’avantage de l’administration ou des pouvoirs publics, Patrick Bouchain essaiera, dans ses interventions postérieures, d’instituer les collectifs et les associations libres qui se forment durant une intervention de façon à leur conférer davantage de poids dans les éventuels conflits. Cette première expérience de la permanence nourrira ainsi les suivantes. Mieux, elle sera reprise — tout en étant modifiée, réexpérimentée — par des collectifs de jeunes architectes, comme La Facto en banlieue parisienne, donnant naissance à ce qui ressemble de plus en plus à un courant architectural alternatif.

Une démarche éthique et politique

On pourrait me rétorquer ici que la permanence architecturale fonctionne moins sur les décalages qu’elle favorise par rapport aux rôles auxquels chacun est astreint au quotidien que sur l’instauration d’un rapport de familiarité (Hallauer, 2015: 20) entre l’architecte et les habitants. Mais dans le cadre très réglementé de l’architecture qui n’a, encore une fois, rien à voir avec celui d’une intervention artistique de type relationnel, l’instauration d’un rapport de familiarité est, à mon sens, éthique et politique. Il est éthique au sens où il est créateur de liens sociaux entre des gens que le quotidien de la domination oppose les uns aux autres. Il pourrait alors, en apparence, être renvoyé du côté d’une micropolitique visant à raffermir le vivre-ensemble sans pour autant modifier les hiérarchies qui le constituent — à la fin, les architectes et les habitants restent des architectes et des habitants. Sauf qu’il est dans le même temps politique dans le sens où cette familiarité impose, de concert avec un nouveau rapport aux espaces et aux dynamiques qui les constituent, de nouveaux rôles pour l’architecte — plus largement pour ceux que l’on désigne comme les « acteurs » de l’aménagement — et pour les habitants. C’est en créant de la familiarité que la vision territoriale induite par la permanence architecturale peut rompre avec celle du projet d’architecture[19] : le territoire apparaît alors comme « un terrain en perpétuel mouvement, façonné par ses habitants, à petite ou grande échelle » (Hallauer, 2015: 20). Dans cette perspective, l’espace est toujours autre chose que de l’architecture. Plus radicalement, les dynamiques humaines — et, comme le montrent d’autres travaux, non-humaines — qui le constituent sont contre-architecturales au sens où elles défont sans cesse les agencements imposés d’en haut (Darcis, 2022 et 2023). Ce faisant, la permanence architecturale redéfinit le rôle de l’architecte. Il ne peut plus être considéré comme un expert ou un spécialiste pensant à la place des gens les espaces qui devraient leur convenir, mais comme une personne disposant de compétences spécifiques qu’elle met au service d’une invention collective — fût-ce, dans le cas de la permanence de Boulogne-sur-Mer pour permettre à chacun, avec les autres, d’avoir un logement à soi.

Construire, Université Foraine (2015)  

Photographie numérique  

Avec l’aimable autorisation de Construire  

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S’il est plus facile, dans certains champs disciplinaires, comme la philosophie, d’effacer, de recouvrir ou de faire abstraction des conditions matérielles depuis lesquelles on pense et on agit — et qui ne manquent pas de les informer —, il reste que les perspectives ouvertes par les chantiers habités, les permanences architecturales et, plus récemment, les universités foraines qui rassemblent désormais sur un chantier, en plus des habitants et des architectes, des écologues ou même des écoliers, peuvent avoir une véritable puissance subversive.

Le meilleur moyen d’empêcher l’architecture, c’est-à-dire d’organiser son ratage — mais on pourrait aussi bien écrire d’empêcher l’architecture d’être toujours ratée —, c’est de faire avec la situation et les gens qui la vivent. Cela ne signifie pas que l’architecte devient un habitant comme les autres ou, plus naïvement encore, qu’en habitant un temps les lieux, il pourrait adopter son point de vue. Au contraire, penser une situation implique nécessairement, dans les cas décrits plus hauts, de croiser des connaissances et des compétences « générales » — comme celles de l’architecte qui sait comment faire tenir un mur — et des connaissances et des compétences situées — celles des gens qui habitent les lieux et les connaissent dans le détail —, celles-ci se modifiant réciproquement. En situation, les perspectives des uns et des autres sur un espace sont mises à égalité. C’est justement, comme le souligne toujours Patrick Bouchain, les désaccords qui, pris à égalité, permettent l’accord. Autrement dit, c’est dans le conflit entre des perspectives qu’aucune expertise ne peut prétendre clôturer qu’un commun commence à prendre forme en même temps que l’attachement des gens à leur cadre de vie. Dans ce sens, cet attachement n’a rien d’une nouvelle assignation. Au contraire, parce qu’il procède des éléments et des forces contradictoires qui font toute situation, parce qu’il donne à éprouver en chacun ce qui le contraint autant que ce qui se libère, cet attachement peut aussi constituer la condition d’une ouverture des possibles.