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« Ce livre raconte un sabordage », déclare Octave Parango, l’alter ego de Frédéric Beigbeder dans L’homme qui pleure de rire (2020: 15). À travers son personnage, l’auteur évoque un incident bien réel où, après avoir passé une nuit à faire la fête et être arrivé sans texte, il a tenté — sans succès — d’improviser sa chronique humoristique hebdomadaire sur France Inter. Résultat : un « ratage intégral » (20 minutes), une « prestation […] totalement ratée » (France Info), selon un avis largement partagé. Pourtant, dans son roman, Beigbeder tente a posteriori de présenter sa « déroute » (20) comme un acte délibéré : « Je cherchais à tenter une expérience : introduire du vide, du naturel, du vivant dans la mécanique huilée de l’humour [radiophonique] matinal. » (20) Il se lance ainsi dans une longue dénonciation de l’« impératif humoristique » (37) de la société du spectacle contemporaine, où la « drôlerie » serait omniprésente, « obligatoire » (36), au point de miner la liberté d’expression et la démocratie. Pareille réécriture des faits — qu’on y adhère ou pas — soulève plusieurs questions intéressantes : un ratage peut-il être intentionnel? Nécessite-t-il un commentaire rétrospectif pour avoir une légitimité? Une telle approche relève-t-elle de la subversion réfléchie et signifiante, ou de la pure roublardise?

Caroline Glorie, Le saut bleu (2024)  

Pastel tendre sur papier | 21 x 29,7 cm  

Avec l’aimable autorisation de Caroline Glorie  

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Le dossier « Esthétiques du ratage », codirigé par Jeremy Hamers, Lison Jousten, Frédéric Monvoisin et Dick Tomasovic, explore le potentiel créatif — voire critique — de la non-réussite. À partir d’exemples issus des arts visuels, de l’architecture, de la photographie, du cinéma, de la télévision, de la bande dessinée et du jeu vidéo, les auteur·e·s montrent comment le non-respect — assumé ou accidentel — des normes et des attentes d’un domaine d’activité a pour effet d’en révéler les codes et les contraintes, tout en permettant l’émergence de nouvelles possibilités, avérées ou simplement esquissées. En ce sens, loin d’être une issue négative, le ratage est une ouverture, un laboratoire d’expression libre et spontanée. Au fil des articles, des interrogations récurrentes émergent : qu’est-ce qui distingue un « bon » ratage d’un « mauvais »? Y a-t-il une différence entre le ratage volontaire et le détournement ou la parodie? Où se situe la frontière entre le tragique de l’échec et le ludisme assumé de la caricature? D’un point de vue plus existentiel : peut-on encore séparer l’oeuvre de l’individu dans une telle perspective? Faut-il alors privilégier le résultat ou le processus? La personne qui rate peut-elle pleinement apprécier la portée de ce type d’insuccès, ou celle-ci doit-elle être constatée, puis validée, par d’autres?

La signature visuelle du numéro, proposée par Caroline Glorie, souligne que le ratage en art est moins une faillite qu’une variation inattendue. La fragilité rayonnante de ses figures suggère un élément essentiel de virtualité, une dimension conditionnelle qui privilégie le « pourrait être » à une présence trop affirmée. La section de contrepoints « Syncopes » enrichit la réflexion en ouvrant, par le commentaire et la pratique, à des ratages créatifs imputables à des revers personnels, à l’intervention d’autrui ou à une résistance imprévue des matériaux. Un article hors dossier d’Alexandre Larouche complète l’ensemble avec une analyse de la reprise de La Marseillaise par Serge Gainsbourg, appropriation considérée par certains comme une relecture engagée et par d’autres comme un massacre, tant sur le plan musical que symbolique.

Le thème du ratage invite à l’autodérision, en particulier dans le contexte d’une revue savante où l’équipe s’efforce de respecter des délais de production parfois serrés tout en traquant sans relâche les coquilles et autres erreurs de mise en page. Je remercie donc vivement Fanny Bieth, ainsi qu’Elaine Després et Sophie Guignard, d’avoir su — pour pasticher la célèbre formule de Beckett — capturer encore, capturer mieux.