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The Mastersinger from Minsk est le second roman policier historique du Canadien anglophone Morley Torgov. Publié en 2012 et traduit en français en 2013, il s’agit du second volume d’une série dans laquelle l’inspecteur Hermann Preiss[1], pitoyable pianiste mais grand mélomane, accompagné de sa maîtresse, la violoncelliste Helena Becker, est confronté à des génies de la musique comme Robert Schumann, Johannes Brahms, Richard Wagner, Franz Liszt, Piotr Ilitch Tchaïkovski ou Gustav Mahler. Torgov, lui-même mélomane, explore le monde de la musique, enjeu et écho des passions humaines, soumis aux tensions violentes qui opposent compositeurs et interprètes, leurs partisans ou détracteurs, et ceux qui les instrumentalisent.

Harry Grant Dart, In the Metropolitan Opera House. Scene from Die Meistersinger (1898-1899)  

Estampe  

The Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, Prints and Photographs : Picture Collection  

The New York Public Library Digital Collections  

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Le génie en question est ici Richard Wagner, à l’époque de la création de son opéra Die Meistersinger von Nürnberg (Les maîtres chanteurs de Nuremberg, 1896 [1868]) à Munich en juin 1868, d’où le titre du roman. Celui-ci débute par un « Prologue » au cours duquel, devant Wagner, s’affrontent deux ténors, Wolfgang Grilling et Henryk Schramm, pour obtenir le rôle de Walther von Stolzing, le jeune premier du nouvel opéra. Schramm, au grand dépit de Grilling, sort vainqueur de ce duel. Wagner reçoit ensuite une lettre anonyme qui l’avertit que le 21 juin, date (réelle) de la création de l’opéra, sera le jour de sa ruine : « the day of your ruination » (Torgov, 2012: 23). Cela pousse l’impresario de Wagner, Otto Mecklenberg, à demander l’aide d’Hermann Preiss pour identifier l’assassin potentiel du compositeur. Preiss est, d’autre part, chargé par sa hiérarchie d’infiltrer l’entourage de Wagner et de Cosima von Bülow, sa compagne adultère, afin de trouver des éléments à charge pour obtenir leur exil, alors même qu’il est censé protéger le compositeur. L’inspecteur est rapidement confronté à six meurtres liés à l’opéra et à Wagner : son décorateur, Sandor Lantos; son futur Beckmesser, Wolfgang Grilling; sa future Eva, Karla Steilmann; Thilo Rotfogel, corniste solo de l’opéra de Munich; Cornelia Vanderhoute, ancienne maîtresse de Wagner, et Franz Brunner, subordonné de Preiss et amant de Vanderhoute. Il découvre que le maître chanteur du titre se trouve être Hershel Socransky, alias Henryk Schramm, fils de Simon Socransky, violon solo de l’orchestre de Saint-Pétersbourg, juif et natif de Minsk, qui se suicide à la suite de son renvoi brutal et humiliant de l’orchestre par Wagner pendant sa tournée en Russie en 1862. Comme vengeance, et à l’instigation de Preiss, contraint par la vérité historique, Hershel se contente d’interrompre la représentation de l’opéra au moment clé du « Chant de concours » de Walther à l’acte III, avant d’interpeller Wagner et de dévoiler son identité à l’issue du spectacle. Il transforme ainsi le succès de l’oeuvre en déroute totale pour le couple adultère, qui se retrouve abandonné par Louis II de Bavière, jusque-là son plus ferme et seul soutien.

Comme dans son premier opus, Murder in A-Major (2008), Torgov fournit à ses lecteurs une bibliographie succincte pour les encourager à poursuivre leur propre enquête et à démêler dans son roman ce qui relève de la réalité historique et ce qui relève de la fiction, quitte à faire sciemment des erreurs pour mieux les alerter. Aussi son récit n’est pas neutre et se nourrit de faits réels pour construire un dossier à charge contre Wagner, personnalité hautement clivante et antisémite notoire, associé plus tard aux horreurs de la Shoah. Mon premier point sera de montrer comment Torgov procède par petites touches, et avec humour, pour dresser son réquisitoire contre Wagner et faire le portrait d’un homme dont il est dit, certes par un de ses détracteurs : « Wherever [his] shadow falls, evil lurks. » (Torgov, 2012: 141) C’est ainsi que Torgov assassine Wagner.

Assez curieusement, le roman abonde en références à Murder in A-Major. Les protagonistes du roman munichois ne cessent de rappeler comment l’enquête de Preiss à Düsseldorf dans l’entourage des époux Schumann, soupçonnés d’avoir assassiné un biographe indiscret à coup de diapason, s’est terminée par un fiasco. Preiss, dans un geste qui rappelle celui des Filles du Rhin dans le final de l’acte III du Crépuscule des Dieux de Wagner (1876), jette la pièce à conviction dans le Rhin. Mieux encore, Helena et Mrs Vronsky font quatre fois l’aller et retour entre Munich et Düsseldorf (chapitres 7, 14, 23 et 46), autre moyen pour Torgov d’attirer l’attention des lecteurs sur cette enquête inaboutie. Torgov y évoque la personnalité bipolaire de Robert Schumann, les développements de la psychiatrie, les balbutiements de la psychanalyse et le débat entre génie artistique et folie criminelle ouvert à la fin du XIXe siècle par Cesare Lombroso dans L’homme de génie (1877) et par Max Nordau dans Dégénérescence (1892). Il s’agissait alors du « cas Schumann », cas clinique avéré de schizophrénie. Il s’agit ici, et ce sera mon deuxième point, du « cas Wagner », si l’on en croit le commissaire von Mannstein : « [O]ne of these peculiar musical types with their temperaments and their idiosyncrasies. » (Torgov, 2012: 83) Torgov n’a ni l’ambition d’être l’émule de Nietzsche dans son pamphlet Le cas Wagner (Der Fall Wagner) de 1888[2], ni de présenter un cas clinique de trouble de la personnalité histrionique. Mais il rouvre le débat sur l’indépendance de l’oeuvre vis-à-vis de l’artiste qui l’a créée, qui fait qu’il est toujours quasiment impossible de jouer Wagner en Israël et que de grandes oeuvres sont mises au placard à cause d’opinions ou de comportements inadmissibles. Comme le souligne Reine Marie Halbout, il est rare en effet que de grands artistes soient à la hauteur de leurs oeuvres (2022). Ce sera mon dernier point.

Où que tombe l’ombre de Wagner, le mal rôde

Samuel Holland Rous, Die Meistersinger von Nürnberg, act  I : le procès de Walter (1917)  

Illustration extraite de Samuel Holland Rous, The Victrola Book of the Opera. Stories of One Hundred and Twenty Operas With Seven-Hundred Illustrations and Descriptions of Twelve-Hundred Victor Opera Records, Camden, New Jersey : Victor Talking Machine Company, 1917, p. 316  

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Il n’est guère innocent que le prologue du roman commence par l’affrontement des deux prétendants au rôle de Walther[3], présenté comme un duel médiéval sans merci : « Two titans prepared to face each other at full tilt in mortal combat. » (7) Plus loin, au chapitre 32, Wagner explique que sa canne vient de chez Cane & Abel à Londres, allusion au premier meurtre de la Bible, alors que deux couples de faucons se disputent la carcasse d’un petit mulot (215). Ce prologue, qui met en place la rivalité mortifère de deux antagonistes, associe Wagner à une violence dont il est fait la source. À la rivalité entre Schramm et Grilling qui, avec son impresario Friedrich Otto, cherche à nuire au premier, font écho celle de Preiss et de Brunner, jaloux de la promotion de son supérieur et décidé à prendre sa place; l’antagonisme entre le décorateur Sandor Lantos et Wolfgang Grilling, qui hérite du rôle de Beckmesser et qui refuse de porter le costume ridicule que Wagner conçoit pour lui; et celui entre Wagner et Cosima d’une part, et d’autre part Johannes Brahms et son champion, Eduard Hanslick, le critique viennois qui s’acharne contre Wagner et que Cosima traite de fou criminel à enfermer (266).

En écho au titre, Mastersinger from Minsk, et au jeu de mots entre le chanteur passé maître et le maître chanteur, la volonté de faire taire un antagoniste régit les rapports entre des personnages qui ont tous quelque chose à cacher. Preiss a barre sur son supérieur von Mannstein qu’il a vu sortir du bordel de Rosina Waldheim et qui a des ancêtres communs avec Wagner. Les ministres de Louis II pressent le maire de Munich de se débarrasser de Wagner s’il veut continuer à recevoir la manne du Trésor public. Helena achète le silence du bijoutier-receleur Thüringer en lui rappelant que ses activités criminelles sont connues de Preiss. Preiss a barre sur le restaurateur Ziggy Bolliger, voleur repenti d’ingrédients coûteux. Cosima déstabilise Preiss en lui rappelant son infatuation pour Clara Schumann qui évite à la pianiste virtuose d’être arrêtée pour meurtre. Preiss lui rappelle les démêlés de Wagner avec ses nombreux créanciers, et le nom de ses nombreuses maîtresses, dont Cornelia Vanderhoute. Celle-ci, qui prétend être enceinte de ses oeuvres, menace Wagner de révéler leur liaison à Cosima avant de vouloir envoyer le couple au royaume des morts avec Tristan et Isolde, couple adultère héros de l’opéra de Wagner créé à Munich en 1865. Thilo Rotfogel, renvoyé par Wagner pour insubordination, accepte d’indiquer à Preiss la planque de Cornelia, soupçonnée d’être l’auteur des meurtres, si le compositeur accepte de le réintégrer dans l’orchestre. Brunner et Cornelia tentent de faire chanter Schramm en révélant son identité. Preiss lui-même essaie d’empêcher Schramm de chanter à la première de l’opéra en révélant sa responsabilité dans le meurtre de Cornelia. Quatre des victimes liées à l’opéra sont ainsi littéralement réduites au silence, la gorge percée.

Wagner est nommément désigné coupable de tous ces dérèglements et de manière répétée comme l’indique Preiss à mi-parcours de son enquête :

I was a curator, not of a collection of tangible evidence but of a collection of people — living curiosities, flesh and blood to the eye yet unfathomable, untrustworthy, conniving, everyone seemingly filing onto my stage carrying his or her own bundle of plots and lies, and at the centre of the stage, Richard Wagner himself, principal plotter and liar.

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Dès sa première rencontre avec Wagner, Preiss l’associe à la discorde : « To be frank, your activities, Maestro, extend far beyond the boundaries of the musical world. Politics, revolution, creditors, and the avoidance of creditors […] [T]he very name “Richard Wagner” conjures up as much discord as harmony throughout Europe. » (34) Plus loin Wagner est gratifié de « fiend » (50) par Preiss lui-même, de « terrorist » (47) et de « the devil himself » (51) par Karla Steilmann. Helena Becker, quant à elle, imagine, en plus des nombreux forfaits dont on accuse Wagner, qu’il a assassiné un créancier ou une jeune soprano parmi toutes celles qu’il déflore avant de les engager (71).

Premier coup d’oeil des lecteurs au compositeur, voici comment Schramm présente Wagner dans le prologue :

The man he was looking down at from the stage — a man considered (grudgingly by some, admiringly by others) the musical giant of the century was anything but a physical giant. If anything prominent stood out, it was of all things, his chin, a sharp outcrop of skin and bone which combined with the fierceness of his eyes, was enough to discourage any form of challenge to his authority, even from men who towered over him in body or in rank. His mouth was a simple slit unsoftened by lips. Everything converged around a hawk-like nose. Taken together, the features of his face left a large question mark as to whether he had ever been a child, or laughed, or made love.

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Karel Klič, Richard Wagner au pupitre du chef d'orchestre (1873)  

Lithographie publiée dans le journal viennois Humoristische Blaetter  

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C’est le portrait-charge de Wagner que publie Karel Klič dans le quatorzième numéro des Humoristiche Blätter, à Vienne en mai 1873. En citant comme maîtresses du compositeur les noms de Judith Gautier et Augusta Holmès, adoratrices du dieu Wagner et présentes à la répétition générale catastrophique de L’or du Rhin en 1869 (Roger, 2019), Torgov nous encourage à voir dans les efforts de Wagner pour se hisser sur scène ceux d’Alberich, le nain voleur d’or qui réduit les Nibelungen en esclavage, dans la première scène de cet opéra[4] :

It was an effort for Wagner to climb the half-dozen steep steps to the stage. The early spring dampness which seeped into Munich’s ancient buildings, including the opera house, also found its way into Wagner’s bones, moving him to utter curses as he completed the ascent and hobbled to centre stage. Once there, however he was every inch in command.

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En écho au Cas Wagner de Nietzsche[5], le prologue fixe l’image de Wagner la plus répandue dans le roman, celle du despote, du maréchal et du sergent instructeur qui aboient leurs ordres et d’un Napoléon qui envahirait la Russie avec succès (221). Wagner vit dans son propre fuseau horaire, ne paie pas ses collaborateurs et réduit le chef d’orchestre von Bülow et son impresario à l’état de carpette par ses colères d’enfant gâté, ses « tantrums » (28). Il provoque, à force d’exigences, les larmes de ses chanteurs et l’hostilité de son orchestre. Torgov fonde ses descriptions sur les journaux de Richard Fricke, maître de ballet qui collabore à la création du Ring à Bayreuth en 1876 (Deaville et Baker, 1998). Cette attitude tyrannique conduit au renvoi de Rotfogel, qualifié d’excommunication, pour avoir osé tenir tête à Wagner, épisode qui précède le récit du renvoi de Socransky pour le même motif au chapitre 23. Voilà qui parachève le portait d’un Wagner en empereur romain ayant droit de vie ou de mort sur ses collaborateurs et qui menace d’écorcher vif Sandor Lantos au chapitre 8.

Le prologue fixe aussi l’image d’un Wagner persuadé d’accomplir une mission divine en composant ses opéras : « The first performance of Die Meistersinger von Nürnberg will be given here […], in the year of our Lord 1868, as though somehow this mention of the divine lent extra significance to the scheduled date. » (11 [je souligne]), vision que partage Cosima, insensible aux deux premiers meurtres et persuadée que le destin de Richard est de mourir pour les péchés de l’humanité (115). Cette fervente lectrice de L’Imitation de Jésus Christ, animée d’une propension au sacrifice (Hilmes, 2012: 41-42), se montre totalement inféodée à son futur époux. Elle insiste que son nom est bien Cosima Wagner, titre à l’époque usurpé puisque Hans von Bülow n’accepte le divorce qu’en 1870. Cette imposture semble trouver son corrélat objectif avec ce restaurant appelé Maison España qui sert le meilleur schnitzel en Europe et dont le patron est qualifié par Preiss de « charming fake » (76). Mais le monde de l’opéra, et donc celui de Wagner, est celui de l’illusion, comme le confirment les différents déguisements de Hershel Socransky, alias Henryk Schramm, alias Horst Schmidt aux chapitres 47 et 49, et ceux de Preiss lui-même. Difficile aussi de ne pas rapprocher les propos de Preiss au sujet de Maison España, « What would life be without these charming little illusions? » (46), du monologue de Hans Sachs à la scène 1 de l’acte III des Maîtres chanteurs, « Illusion, leurre, folie partout! », comme de ce qu’écrit Wagner à Louis II le 22 novembre 1866 :

Le thème du troisième acte […] chante : « Illusion, illusion partout! » et je le laisse résonner à travers tout […]. Ce thème domine ma vie et celle de tous les esprits nobles : aurions-nous à lutter, à souffrir, et à renoncer, si « l’illusion » ne gouvernait pas le monde?

cité dans Ollivier, 1960: 109

Wagner révolutionnaire et manipulateur

L’enquête de Preiss révèle un Wagner grand consommateur de maîtresses, avec un goût pour les objets précieux, comme sa canne, et les étoffes, en dépit de son insolvabilité chronique. En parallèle, Cosima, parfaite Hausfrau dont la mission semble d’assurer à son Richard le maximum de confort bourgeois, achète ses tissus d’ameublement chez les meilleurs fournisseurs munichois, comme l’indique l’épisode des têtières en dentelle (Torgov, 2012: 181).

Fritz Georg Papperitz, Richard Wagner in Bayreuth (1884)

Phototypie de Fr. Bruckmann  

Bibliothèque nationale de France  

Gallica  

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Wagner ne peut assouvir ses goûts dispendieux que grâce aux libéralités inlassables de son admirateur le plus fervent, le roi Louis II. En mai 1864 il installe un Wagner insolvable dans une luxueuse villa située dans le quartier le plus huppé de Munich (Hilmes, 2012: 91), où dans le roman il semble toujours résider en 1868 puisque Preiss parle souvent de « the Wagner residence » dont le grand escalier est couvert de tapis. Le roi couvre le compositeur de cadeaux extravagants, comme le piano Bechstein portable décrit au chapitre 16. Preiss esquisse un portrait du « Roi fou » (Torgov, 2012: 119), soutien indéfectible de Wagner qui peut, grâce à la protection royale, poursuivre son oeuvre, faire monter Tristan et Isolde à Munich en 1865 (au terme de soixante-dix répétitions), achever sa Tétralogie, faire construire le Festspielhaus de Bayreuth et sa Villa Wahnfried, épouser Cosima et obtenir l’admiration et la reconnaissance générale.

Pour le spécialiste Martin Gregor-Dellin, la relation entre Louis II et le couple Wagner constitue « l’intermède le plus lamentable, le plus honteux et le plus manipulateur, quel que soit le point de vue que l’on adopte » (1981: 523). Preiss se contente de rappeler à Cosima que son élégant service à thé est dû à la générosité du roi, qui fournit également le champagne coulant à flots chez les Wagner avant la première des Maîtres chanteurs (Torgov, 2012: 265 et 274). Preiss montre alors un Wagner courtisan admis, faveur insigne, dans la loge royale le soir de la première, ce qui est vrai, mais avec Cosima vêtue comme une reine, au mépris de la réalité. Il faut bien montrer la solidarité totale et réelle du couple parvenu au zénith de la faveur royale en dépit des ragots et du rejet, véritable, de Franz Liszt, père de Cosima. Wagner exécute alors force courbettes et débite force compliments fleuris, reflets de la prose exaltée qui caractérise la correspondance entre « l’Unique, l’Être sublime et bon », le roi, et « l’Ami » (Ollivier: 56), Wagner, dont l’outrance fait douter de la sincérité. La chute finale du couple Wagner n’en est que plus dure et c’est ainsi que Schramm se venge.

Autre écho du Cas Wagner[6], dans les premiers chapitres, le commissaire von Mannstein et le maire de Munich expliquent à Preiss la nécessité, maintes fois répétée, de se débarrasser de Wagner (chapitres 3, 5, 15, 18, 30 et 37) : « Our fair city has in its midst an abomination, a thorn in its side, an agitator, a subversive, a disease who must be rooted out, eradicated, driven from the gates of Munich for all time. » (42 [je souligne]) Loin de se contenter d’exprimer des opinions radicales sur la musique, celui qu’ils appellent « Maestro Troublemaker » s’intronise conseiller du roi en matière de politique allemande et se manifeste dans la presse par des articles qui mettent en cause la monarchie, allusion à « Qu’est-ce qui est allemand? » (« Was ist Deutsch? »)[7] de 1865 et surtout à « Art allemand et politique allemande » (« Deutsche Kunst und deutsche Politik »), série d’articles publiés dans la Süddeutsche Presse entre octobre et décembre 1868, que Wagner évoque, « [b]ut art and politics are inseparable, don’t you see? » (Torgov, 2012: 215), et dont le gouvernement bavarois interrompt la publication.

Torgov ne rappelle pas qu’en décembre 1865 Wagner avait dû partir pour la Suisse sous la pression des ministres de Louis II et des Munichois, qui s’émeuvent de ce favori qui se mêle trop de politique et qui, avec sa maîtresse, pille la liste civile de leur roi. Ni le commissaire ni le maire ne disent que le couple adultère vit ensuite dans la villa de Tribschen près de Lucerne, grâce aux subsides de Louis II. Mais, exemple d’erreur volontaire de la part de Torgov pour alerter son lecteur éduqué, comme preuve de l’amour de Wagner pour Cosima, le romancier fait jouer à Munich le Siegfried Idyll du compositeur, en réalité créé à Tribschen le 25 décembre 1870, après la naissance de Siegfried, le troisième enfant du couple. Il glisse ainsi dans son texte le nom de cet asile doré et fleuri (Torgov, 2012: 219), où, pour se faire pardonner ses manquements, Preiss offre à Helena de faire un séjour (110 et 188).

Wagner antisémite

Samuel Holland Rous, Die Meistersinger von Nürnberg, acte III (1917)  

Illustration extraite de Samuel Holland Rous, The Victrola Book of the Opera. Stories of One Hundred and Twenty Operas With Seven-Hundred Illustrations and Descriptions of Twelve-Hundred Victor Opera Records, Camden, New Jersey : Victor Talking Machine Company, 1917, p. 327  

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Il ressort de ce portrait à charge l’image d’un Wagner dictateur, manipulateur et vénal. Mais l’intérêt majeur de Torgov est ailleurs et sa cible principale c’est l’antisémitisme de Wagner. À ce stade, il convient d’éclairer les raisons pour lesquelles Torgov fait d’Hershel Socransky et de son père Simon des Juifs natifs de Minsk en Biélorussie. La ville, qui comprend 47 762 Juifs en 1897, soit 52.3% de sa population (The Jewish Virtual Library, 2008), se situe dans cette région à l’ouest de l’Empire russe que désigne en anglais le nom sinistre de « Pale of Settlement[8] » et en français le très neutre « Zone de résidence[9] ». Depuis les conquêtes de la Grande Catherine en 1791 jusqu’à l’éclatement de l’empire en 1917[10], les Juifs, qui vivent sous le régime de l’exclusion globale et l’exception individuelle, sont autorisés à s’y installer et ont l’interdiction d’aller ailleurs, et ce, pour favoriser l’émergence d’une classe moyenne chrétienne russe. Jusqu’en juin 1941, quand les nazis envahissent l’URSS, la région présente la plus grande concentration de Juifs au monde. S’y développent la culture des shtetlech, la musique klezmer, le yiddish, langue que parle Helena Becker née Chayla Bekarsky, et les écoles rabbiniques qui dispensent l’enseignement permettant à Simon Socransky de devenir premier violon de l’orchestre de Saint-Pétersbourg. Comme le souligne Mrs Vronsky, Russe, avec un dicton de son cru, « In the heart of every Russian, there’s a cold spot for a Jew » (Torgov, 2012 : 169), les Juifs sont en butte à l’hostilité des Russes et à leur violence imprévisible : « If you are a Jew living in Russia, every day is a gamble », déclare Schramm dans le dernier chapitre (324). Victimes de pogroms, mot qui veut dire « détruire » et « piller » en russe, ils sont poussés à émigrer, comme le fait le père de Torgov lui-même en 1917. D’où le « from » du titre anglais, porteur de la douleur et de la nécessité vitale de l’exil, et non le « of », indiquant l’appartenance et l’inclusion qu’on pourrait attendre en référence au titre anglais de l’opéra de Wagner, The Mastersingers of Nuremberg.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la population de Minsk comprend 30% de Juifs (The Jewish Virtual Library, 2008). En juin 1941, les nazis choisissent la ville comme centre de leur Reichskomissariat Ostland, voué, entre autres, à l’extermination des Juifs, des Tsiganes et des communistes. En juillet 1941, ils créent à Minsk un des plus importants ghettos des territoires occupés, où s’entassent les Juifs de Minsk et où sont déportés des Juifs d’Allemagne dès septembre 1941, avant d’y être massacrés avec leurs coreligionnaires biélorusses dès novembre 1941. On est bien au-delà du jeu allitératif entre « Master » et « Minsk » et voilà pourquoi Henryk Schramm ne peut pas y retourner. Certes, la raison invoquée est son homosexualité, mais les homosexuels comme les Juifs sont victimes des nazis, qui s’emparent de l’oeuvre de Wagner l’antisémite et de sa glorification de l’art allemand, avec la complicité de Cosima et de leur descendance.

Chez Torgov, comment se manifeste cet antisémitisme que dénoncent le commissaire von Mannstein et Preiss? D’abord, par le mépris de Wagner pour le Nabucco de Verdi qui met en scène la libération des Hébreux de l’exil de Babylone, et pour tout ce qui est juif, d’où son renvoi de Simon Socransky et ses remarques désagréables sur les fournisseurs juifs de Cosima, antisémite caractérisée dont le Journal constitue une lecture accablante (Hilmes, 2012: 121-122). Ensuite, par son projet de donner à son Beckmesser le nom puis les traits de son ennemi Eduard Hanslick, qu’il croit être d’origine juive. Faut-il voir dans Wagner martelant d’une manière exagérée les trois temps du Beau Danube bleu de Johann Strauss fils (Torgov, 2012: 263), d’origine juive, une manifestation de son antisémitisme? Le compositeur autrichien fait-il partie des « bons Juifs » des Wagner, comme les fournisseurs de tissus de Cosima, ou plus tard le chef d’orchestre Hermann Levi, auquel Cosima ne cesse de reprocher ses origines (Hilmes, 2012: 178-179), mais qu’elle autorise à diriger la première de Parsifal en 1882?

Fritz Luckhardt, Richard et Cosima Wagner (1872)  

Photographie  

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Au chapitre 3, Torgov met dans la bouche de Wagner quelques-uns des propos révolutionnaires sur l’art et la culture de son « Qu’est-ce qui est allemand? » et au chapitre 16 de son article antijuif de septembre 1850, « Du judaïsme en musique » (« Das Judenthum in der Musik »), publié sous le nom de R. Freigedank, le libre penseur, dans la Neue Zeitschrift für Musik. Dans son étude passionnante, synthétique et exhaustive de Wagner antisémite, Jean-Jacques Nattiez explique que l’article est suscité par une polémique autour d’oeuvres de Mendelssohn et du Prophète de Meyerbeer, des rivaux juifs riches et célèbres pour qui Wagner n’a que haine. « J’avais une vieille dent contre cette juiverie et cette rancoeur est aussi nécessaire à ma nature que la bile l’est au sang », écrit Wagner à son ami Liszt horrifié en avril 1851 (cité dans Nattiez, 2015: 9). Dans son article, Wagner souligne l’aspect physique répugnant des Juifs dont la laideur les rend impropres à l’expression artistique, d’où le masque grotesque de Beckmesser que Grilling refuse de porter. De même, le yiddish que parle Helena (et Torgov lui-même, comme il le précise dans sa « Note au lecteur » (327) est, selon Wagner, une langue désagréable à l’oreille qui appartient « à une tribu éclatée et sans racines » (cité dans Nattiez, 2015: 45). Le Wagner de Torgov s’insurge contre la mainmise des Juifs sur l’argent, qui persistent dans des attitudes d’opprimés alors que, comme Alberich, Fafner ou le père de Meyerbeer, banquier à Berlin, « they manage to sweep the wealth of nations in their private hiding places » (Torgov, 2012: 121 [je souligne]). Il reproche à la famille Mendelssohn sa conversion au christianisme pour des raisons bassement économiques et fustige la musique de Felix Mendelssohn. Superficielle, manquant d’originalité, « [i]t reeks of Jewishness » (122), elle pue cette musique de synagogue que l’article de 1850 brocarde comme grotesque, répugnante et mêlant l’horreur au ridicule (Nattiez, 2015: 45-46). Comme l’article de 1850, le Wagner de Torgov évoque enfin le poète Heinrich Heine. Autre Juif converti, baptisé en 1825, inspirateur de la Jeune Allemagne, Heine prône la libération universelle de la ploutocratie juive et du règne de l’argent et fustige le mercantilisme juif et l’indigence artistique de ses anciens coreligionnaires après avoir été travaillé chez un banquier francfortois et dans la banque de son oncle à Hambourg (Werner et Hauschild, 2001). Il est accusé ici de blasphémer contre le peuple et la langue allemande, sans doute parce qu’il commet l’erreur de revenir à la foi de ses pères après 1850.

Ayant dressé le constat de l’influence néfaste du judaïsme dans les arts, l’article de Wagner conjure les Juifs de renoncer à leur judaïté : « Participez sans réserve à ce combat autodestructeur et sanglant, et nous serons unis et inséparables. Mais gardez à l’esprit qu’une seule chose peut vous assurer la rédemption de la malédiction qui pèse sur vous : la rédemption d’Ahasvérus : Der Untergang. » (cité dans Nattiez, 2015: 50) Un mot d’explication est ici nécessaire. La figure d’Ahasvérus, ce « Juif éternel » ou « Juif errant » condamné à l’errance jusqu’à l’heure du Jugement pour témoigner de la passion du Christ et à appeler au repentir parce qu’il a refusé au Christ portant sa croix un instant de repos, est très populaire dans les pays de langue allemande depuis le XVIIe siècle (Klauber, s.d.). Au XIXe siècle, la légende du marcheur éternel, signe d’une instabilité pathologique, d’où la « tribu éclatée et sans racines » du pamphlet de Wagner cité plus haut, alimente un antisémitisme violent. Quant à « der Untergang », terme ambigu et polysème, diversement traduit par « l’anéantissement », « l’annihilation », « l’engloutissement » ou « la chute », on en trouve l’écho dans la lettre anonyme que reçoit Wagner dans le roman : « the day of your ruination. » On retrouve la figure d’Ahasvérus et les motifs de rédemption et d’engloutissement dans Le vaisseau fantôme de Wagner, Der fliegende Holländer, créé à Dresde en 1843, sept ans avant la publication du « Judaïsme en musique ».

Dans son « Esquisse autobiographique » (« Eine Autobiographische Skizze ») de 1842, Wagner explique avoir emprunté son sujet à Heine, qui qualifie son Hollandais volant de « Juif errant des océans », quand Wagner le décrit comme « l’Ahasvérus des océans » (cités dans Nattiez, 2015: 207), nom sur lequel il termine son pamphlet de 1850. La triple mention de l’opéra par Torgov incite à y chercher des traces d’antisémitisme, comme le fait Jean-Jacques Nattiez, qui voit dans ce Hollandais nomade l’image du Juif apatride à la recherche d’un port d’attache et qui achète les moyens de sa rédemption grâce à ses richesses accumulées (208-209). Cet antisémitisme est nettement plus marqué dans Les maîtres chanteurs, avec ses attaques contre Hanslick/Beckmesser, qui, dans les esquisses du livret de 1861, s’appelle Hanslich puis Veit Hanslich (372). Dans son essai Du beau musical (Vom Musikalisch-Schönen) de 1854, Hanslick, partisan de la musique pure ou absolue qu’est la musique instrumentale, s’oppose aux conceptions musicales que défend Wagner dans ses écrits, position que le compositeur attribue à la judaïté du critique[11].

Le prologue de Torgov voit ironiquement la victoire de Schramm, l’Oriental aux yeux noirs et au teint mat dans le rôle de Walther, sur Grilling, le Germain blond aux yeux bleus et à la peau claire destiné au rôle de Beckmesser, ce pédant académique « doomed to an ignoble downfall at the opera’s tumultuous climax » (2012: 7). C’est donc un Socransky maquillé en Germain, perruque blonde et teint éclairci, vêtu en Junker (comme Hans Sachs salue Walther au premier tableau de l’acte III) et incarnant le chevalier franconien et le héros allemand dans toute sa splendeur selon Wagner, auquel est réservé l’honneur de chanter ce « Chant de concours », en allemand « Preislied », au chapitre 52. Vu l’habitude de Torgov de jouer avec les mots, on pourra dire que la vengeance de Hershel a un prix (Preis), celui d’endosser la vêture de son oppresseur et de renoncer à sa vraie nature de Juif, comme à sa vengeance initiale. D’ailleurs, auparavant Helena, qui le sait d’expérience, et Mrs Vronsky font longuement allusion à ces Juifs qui ont eu recours à la conversion, « resorted to conversion », et renoncé à leur identité pour pouvoir survivre (93 et 190).

Julius Giere, Max Staegemann dans le rôle d'Hans Sachs dans Die Meistersinger von Nürnberg (avant 1876)  

Photographie  

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Si l’on en croit Preiss et le Wagner de Torgov, ce renoncement s’exprime dans le thème dit « du Renoncement » dans le long prélude de l’acte III des Maîtres chanteurs dont ils font l’exégèse (118, 252 et 308). Qu’en est-il en réalité? Ce thème au profil descendant, qui ouvre et sert de conclusion au prélude, énoncé aux violoncelles et contrebasses, et non pas aux bois et aux cors comme Torgov l’indique, Albert Lavignac l’appelle « Profonde émotion de Sachs » (1951: 327). Mais pour d’autres commentateurs, c’est celui de l’illusion ou de la folie, puisqu’il souligne les mots « Illusion, leurre, folie partout! » au début du monologue de Sachs (acte III, scène 1). Torgov semble alors vouloir rapprocher son thème du Renoncement de la notion d’Untergang, ici l’anéantissement de Beckmesser, vaincu à la fois par Walther et par Hans Sachs. En effet, après le thème du Renoncement selon Torgov, le prélude de l’acte III propose le choral profane de Sachs « Réveillez-vous, voici poindre le jour » aux cors et bassons. Au profil ascendant, il est ensuite repris par le choeur pour saluer Sachs, son poète chéri, avant la scène du concours. Ce choral répond au choral luthérien dit du Baptême, « Vers toi le Sauveur est venu », chanté à l’acte I dans l’église Sainte-Catherine après l’ouverture, qui « christianise » (Nattiez, 2015: 393) ainsi un opéra où Beckmesser/Hanslick le Juif n’a pas sa place.

En effet, comme le fait remarquer Lavignac, les Maîtres chanteurs présentent trois chorals, celui du Baptême (acte I) cité plus haut, le choral du Jourdain, « Aux bords du Jourdain, se tenait saint Jean », autre allusion au baptême, que chante David devant Sachs (acte III, scène 1) et le choral de Sachs déjà cité (1951: 333-334). Forme musicale sur laquelle le très antisémite Luther fonde sa liturgie, et qui scande plus tard les Passions de Jean-Sébastien Bach, le choral symbolise le peuple allemand uni dans la célébration de la même foi réformée, celle que Felix Mendelssohn, honni par Wagner, fête en 1832 avec sa Symphonie n°5 en ré mineur dite « Reformation ». Terme allemand désignant la Réforme luthérienne, son premier mouvement cite cet « Amen de Dresde » dont s’empare Wagner dans Parsifal en 1882 et son dernier mouvement propose des variations du choral « Ein’ feste Burg ist unser Gott » dont la mélodie est écrite par Luther lui-même. Le choral constitue l’appropriation de l’Évangile par le peuple allemand dans un opéra où Wagner multiplie les occasions de montrer sa science du contrepoint, cette musique savante liée à la scolastique, totalement étrangère à la tradition musicale et à la liturgie juives. C’est à Sachs, « yearning for an era of enlightenment » (Torgov, 2012: 308 [je souligne]), mot certes débarrassé de sa majuscule mais qui fait allusion à l’époque de Jean-Sébastien Bach, maître absolu du contrepoint et haute figure de la spiritualité chrétienne, que revient de conclure l’opéra sur la grandeur et le triomphe prochain de l’art allemand, purgé de ses influences étrangères, mantra et cheval de bataille de Wagner, notamment dans « Art allemand et politique allemande » cité plus haut, et dans « Du judaïsme en musique ». Wagner, irrité par les attaques répétées d’Hanslick contre l’opéra, réédite ce pamphlet comme brochure signée de son nom après la création des Maîtres en 1869 : il connaît alors un grand retentissement en Allemagne (Nattiez, 2015: 357 et 360).

Le Wagner de Torgov se dit persuadé qu’avec son « Chant de concours » l’art allemand atteindra des sommets (2012: 271) et que les générations futures le béniront pour ses Maîtres chanteurs. Torgov se garde bien de faire le lien entre le plaidoyer nationaliste de Sachs en faveur de l’art allemand et son instrumentalisation de l’opéra par les nazis, qui en font « leur opéra officiel » (Nattiez, 2015: 506) et le privilégient à Bayreuth pendant les années de guerre. Il se contente de la phrase citée plus haut et d’indiquer dans sa « Note au lecteur » que l’histoire de Richard Wagner s’est poursuivie longtemps après sa mort en 1883. À ses lecteurs de faire leur travail et de consulter, par exemple, les ouvrages de Barry Millington mentionné dans la bibliographie de Torgov et largement cité par Nattiez. Je note simplement que chez Torgov la création de l’opéra s’accompagne d’un regain de criminalité à Munich (244 et 286) et qu’à Saint-Pétersbourg son Wagner dirige l’ouverture de Rienzi  (1842), opéra pour lequel Hitler éprouve une grande fascination et dont l’ouverture est utilisée pour les congrès du parti nazi à Nuremberg (Nattiez, 2015: 493). D’autre part, ce n’est pas un piano Bechstein qui trône chez Wagner à Munich, mais un Érard (Hilmes, 2012: 91). Erreur volontaire de Torgov? La question mérite d’être posée car Edwin Bechstein, fils du fondateur de l’entreprise, et sa femme Hélène, antisémites notoires, nouent des contacts avec les plus hauts dirigeants nazis, soutiennent Hitler, lui facilitent ses entrées dans la haute société de Munich et Berlin et lui permettent d’accroître son influence (Rees, 2012). Enfin les mots de Preiss, que souligne Mecklenberg, devant le cadavre de Lantos et les esquisses de Wagner pour le costume de Beckmesser, « The pen is mightier than the sword » (Torgov, 2012: 77), font allusion à la faculté de nuisance de la brochure antijuive de Wagner, rééditée en 1933 et distribuée alors dans les écoles et les bibliothèques (Nattiez, 2015: 506), comme aux Bayreuther Blätter, la revue mensuelle créée par Wagner qui publie ses premiers volumes en 1878, et notamment une version révisée de son « Qu’est-ce qui est allemand » (406), et qui prétend participer au renouveau de la culture allemande en se livrant à un prosélytisme des pires idées antisémites et racistes.

Ambivalence

Joseph Hoffman, Scène I de Das Rheingold (1876)  

Décor de la scène I de l'opéra au festival de Bayreuth en 1876  

Photographie monochrome de Viktor Angerer  

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La cause est entendue et Wagner, tel que Preiss le découvre pour la première fois au chapitre 2, est un monstre qui hurle et qui tape sur son piano avec les poings comme sur une enclume — allusion à L’or du Rhin et à son Alberich despotique comme à Siegfried et à son héros blond —, et qu’il décrit comme « one of the most virulent anti-Semites on the face of the earth » (Torgov, 2012: 94). Pour autant, l’antisémitisme de Wagner est partagé par le maire de Munich — « Who the devil cares about the Jews, von Mannstein? They’re nothing but pimples on our backsides» (44) —, comme par l’impresario de Grilling : « It is the Socranskys of this world who pollute the divine. » (198) Même le commissaire von Mannstein, scandalisé par les attaques de Wagner contre les banquiers juifs de Francfort, vitaux pour la culture et l’économie allemande, se permet une allusion à l’île du Diable où croupira Dreyfus à partir de 1895 (203) et une blague sur la circoncision. Mais ces représentants de l’ordre sont décrits et s’expriment d’une manière si caricaturale et ridicule qu’elle semble invalider leurs propos sur Wagner et leur parole même. Ils représentent l’antisémitisme « ordinaire » endémique au XIXe siècle, plus bête et malsain que criminel, face à un Wagner antisémite enragé.

Comparé à Wagner, Preiss, par qui nous voyons et jugeons le compositeur, a aussi une attitude pour le moins contestable. Il se voit confier deux missions contradictoires et apparaît partagé entre deux intérêts conflictuels, sur le fil du rasoir entre vérité et justice, comme il le souligne sans états d’âme, son enquête à peine commencée :

Walking a thin line is not new to me. I’ve broken a law or two in my time, and stretched moral judgment to the point where it snaps like a dry tree branch, all for the sake of catching a criminal. I’ve learnt to accomplish this with a minimum of agonizing about it before, during, and afterward.

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Les rappels nombreux de l’échec de l’enquête de Düsseldorf, où Preiss jette la pièce à conviction dans le Rhin, indiquent sa propension à faire bon marché de la loi, comme le confirment Brunner au chapitre 13 et Helena au chapitre 46, ou de faire preuve d’indulgence à l’égard d’artistes de génie. De son propre aveu, Preiss pratique l’art du mensonge — « When in doubt, lie » (82) —, du déguisement (chapitres 2 et 38), et du travestissement, dissimulation ou manipulation de l’information : « Not that I am above a little obfuscation now and then. » (178) C’est lui qui suggère à Schramm la manière d’exécuter sa vengeance et qui permet au ténor d’échapper à la justice pour le meurtre accidentel de Cornelia. Preiss n’est pas meilleur que le couple Wagner, ainsi que le souligne Cosima : « We all live lives of lights and shadows, don’t we, Inspector? » (117) D’ailleurs, de même que dans l’enquête de Düsseldorf où Preiss est présenté tel un double inversé de Robert Schumann, Torgov tend à établir des traits communs entre l’inspecteur et Wagner. Preiss est lui aussi un manipulateur, comme l’indique son attitude avec Helena, chargée d’espionner Schramm. Face à Wagner qui s’est toujours interrogé sur sa légitimité et sa judéité — était-il le fils de son beau-père Ludwig Geyer, d’origine juive? —, Torgov place Preiss, enfant illégitime, motif qui revient par deux fois dans le roman (40 et 147), comme l’épisode sur l’étymologie du nom Wagner (204 et 241). C’est par le biais de l’ambiguïté et l’ambivalence de Preiss que s’instaure le débat entre le génie musical de Wagner et sa monstruosité en tant qu’individu.

Les termes en sont posés dès le prologue, dans une lettre que H.S. écrit à un mystérieux Peter ou Petya qui n’est autre que Piotr Tchaïkovsky, comme nous l’apprend le dernier chapitre : « You were right, of course, about the “Prize Song”. It is so different and so difficult to sing. Yet, as you pointed out, […] it is incredibly beautiful […] all the more astonishing when one considers the personality of its creator. » (14) Ceci vient après que le narrateur du prologue insiste sur la difficulté et l’originalité profonde de cet air, dues, dit-il, aux tours et détours inhabituels de sa mélodie et à ses changements de tonalité imprévisibles, manière de souligner l’aspect novateur de la musique de Wagner, pourfendeur de conventions sclérosées, et son génie de compositeur[12]. Le thème revient au chapitre 2 lorsque Preiss rend sa première visite à Wagner : « What followed for the next thirty minutes was some of the most sublime music and singing ever to fill my ears. […] If the person responsible for this was a monster (and already I’d formed an opinion that he was) then let him be monstrous, I thought. » (31) C’est l’opinion de Preiss le mélomane, qui se laisse éblouir par la musique de Wagner. Pour Brunner, le policier borné, le compositeur est « [a] corrupt genius […] who believes that, being an exceptional man, he is permitted to do exceptional things even if he breaks the law », et qui mérite la prison (104). Plus loin, devant Schramm, Preiss décrit Wagner comme « a rare villain […] who does not besmirch everything he touches » (258), au grand scandale de l’artiste, pour qui il est impossible de séparer l’homme de sa création, quelle que soit la grandeur de sa musique. Mais n’est-il pas partial vu ses origines? C’est le même argument qu’avance Helena, interprète d’oeuvres de musique de chambre de Beethoven et de Schubert, Viennois chers au coeur d’Hanslick, personnalités peu controversées dont la musique a-sémantique se suffit à elle-même et ne porte pas de message[13]. Pour elle, il n’y a pas de distinction entre l’artiste et son oeuvre (280) et la brutalité de Wagner vis-à-vis de Simon Socransky est plus préoccupante que la mort accidentelle de Cornelia. Elle aussi réfute l’argument de Preiss que les catégories du bien et du mal ne sont pas tranchées et que pour juger des émotions humaines, il faut se situer par-delà le bien et le mal et se fortifier avec une bonne dose d’ambivalence, « a healthy dose of ambivalence is like a tonic » (258), c’est-à-dire la faculté d’accepter simultanément deux opinions ou deux comportements opposés.

Ces ambivalences vis-à-vis de la grandeur de Wagner et de son antisémitisme ne sont pas sans rappeler le débat que provoquent de nos jours les tentatives d’exécution de la musique de Wagner en Israël, et Preiss ici semble se faire l’écho de la position d’Edward Said à ce sujet :

For a mature mind it should be possible to hold together in one’s mind two contradictory facts: that Wagner was a great artist and second, that Wagner was a disgusting human being. Unfortunately, one cannot have one without the other. This is not to say that artists shouldn’t be judged for their immorality or evil practices; it is to say that an artist’s work cannot be judged solely on those grounds and banned accordingly

Barenboïm et Said, 2002: 192

écrit-il dans Al Hayat le 15 août 2001 après le concert donné en Israël le 7 juillet 2001 par son ami Daniel Barenboïm. Chef d’orchestre du Staatsoper de Berlin, il fait entendre alors le Prélude et mort d’Isolde de Wagner. Barenboïm, qui n’en était pas à sa première tentative, brisait ainsi un tabou dans un pays où la musique de Wagner est, pour certains, synonyme de Shoah. Pour éviter un scandale, il avait proposé aux spectateurs qui s’opposaient à cette exécution de quitter la salle, ce que fit une infime minorité (Nattiez, 2015: 544). Il fut néanmoins l’objet d’un déluge de critiques et d’insultes ainsi que d’un appel au boycottage de son orchestre par la commission culturelle de la Knesset « pour avoir joué la musique du compositeur préféré d’Hitler » (544), réaction qui s’explique peut-être par les prises de position de Barenboïm vis-à-vis du conflit israélo-palestinien et par sa fondation, en 1999, du West-Eastern Divan Orchestra qui rassemble des instrumentistes israéliens et arabes.

Richard et Cosima Wagner avec Franz Liszt et Hans von Wolzogen, dans leur maison de Bayreuth (1894)  

Illustration d'après la peinture de Wilhelm Beckmann (1880), publiée dans l'hebdomadaire allemand Die Gartenlaube (no 31)  

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Barenboïm et Said s’expriment sur l’antisémitisme de Wagner dans Parallels and Paradoxes. Explorations in Music and Society, paru en 2002. Pour Barenboïm, l’antisémitisme de Wagner était monstrueux et que Wagner utilise la terminologie courante de l’antisémitisme endémique de son temps ne le rend pas moins monstrueux (98). Pour lui, les nazis ont détourné et perverti les idées et les opinions de Wagner, ce dont on ne peut pas le rendre responsable même si de nombreux idéologues nazis le citent comme leur précurseur (98). Barenboïm souligne qu’aucun des opéras de Wagner ne présente de personnage nettement identifiable comme Juif, tel que le Shylock de Shakespeare, et qu’interpréter le Hollandais volant et Beckmesser d’un point de vue antisémite en dit plus sur le travail de notre imagination au contact de ses oeuvres que sur Wagner lui-même (98).

En bon avocat, son premier métier, capable de défendre deux thèses opposées, Torgov n’offre pas de réponse. Une fois les éléments de son dossier présentés, il s’en tire avec une pirouette et une question, laissant partir Wagner défait au bras de Cosima et revenant aux amours contrariés de Preiss et Helena, car le débat est loin d’être clos et le « cas Wagner », une affaire non résolue : « Could she possibly be resigning herself to yet more of me? I wondered. » (Torgov, 2012: 325) En 1997, Gottfried Wagner, arrière-petit-fils du compositeur, dénonçait l’implication de son ancêtre dans « le fondement philosophique de l’Holocauste » (Wagner, 1998 [1997]: 268). En 2012, à Bayreuth, une exposition, intitulée Voix silencieuses. Le Festival de Bayreuth et les Juifs de 1876 à 1945, présentait sur d’immenses panneaux les portraits de musiciens et chanteurs juifs qui avaient travaillé pour le festival avant d’y être interdits et persécutés par les nazis. En 2015, une exposition du musée Richard-Wagner à Bayreuth était dédiée à l’implication des descendants du couple Wagner dans l’ascension des nazis, et à la relation étroite entre Hitler et Winifred Wagner, belle-fille du compositeur, remplissant ainsi un tardif mais nécessaire devoir de mémoire. Mais en 2007, dans le droit fil des « Regie-opera » où un metteur en scène tout-puissant impose sa grille de lecture à l’oeuvre, Katharina Wagner, arrière-petite-fille du compositeur, signait une mise en scène des Maîtres chanteurs à Bayreuth qui transformait Walther et Sachs en partisans de la tradition et Beckmesser en artiste d’avant-garde, obligé de fuir car étiqueté « entartete Kunstler », artiste dégénéré, en référence à la tristement célèbre exposition Entartete Kunst organisée par les nazis à Munich en 1937. En 2017, la mise en scène des Maîtres chanteurs de Barrie Kosky à Bayreuth se livrait à une dénonciation sans nuances de l’antisémitisme de Wagner, au risque de brouiller son message, de dénaturer l’oeuvre et de rendre sa musique anecdotique en plaquant sur elle ces images fortes dont le monde actuel semble si friand. Il cédait ainsi lui aussi au phénomène contemporain de repentance tous azimuts où seul le présent a de la valeur. Qu’est devenu l’esprit de profondeur? N’est-ce pas aussi assassiner Wagner?