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Lafontaine Park, Montreal (1912), Carte postale du parc Lafontaine, Montréal

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De l’écrivain québécois contemporain, on pourrait dire en paraphrasant Roland Barthes : « Tout d’un coup, il lui est indifférent de ne plus être québécois[1]. » Il n’y a eu ni volte-face, ni trahison, ni provocation, mais quelque chose a pourtant changé en lui et autour de lui. Le référendum de 1980? Sans doute cet événement majeur marque-t-il les consciences : « Le Québec a rapetissé depuis mai 80 » (2018: 26), affirme Pierre Vadeboncoeur à Hélène Pelletier-Baillargeon. L’auteur de La Ligne du risque et sa correspondante, tous deux anciens militants indépendantistes, se promettent désormais de chercher ailleurs, « de penser à neuf » (27), de « ne pas vivre dans la tristesse » (29). Par-delà la fatigue ou le désenchantement, on sent chez eux un appétit bien réel pour d’autres questions, d’autres valeurs, d’autres affiliations, d’autres manières d’être, d’autres combats. « Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine », lance Pierre Nepveu en 1988, qui voit là une occasion, lui aussi, de renouveler la perspective générale, en considérant la littérature nationale depuis la Révolution tranquille comme déjà « post-québécoise[2] » (16). L’expression même de « littérature québécoise », lancée à peine deux décennies plus tôt, serait devenue une « coquille vide » (11), puisqu’elle ne correspond plus à un projet collectif. Au lieu de vouloir à tout prix combler ce vide en prêtant de nouvelles significations au nom qu’on donne à la littérature d’ici (notamment à partir de nouvelles catégories identitaires comme « écritures migrantes » ou « américanité »), Pierre Nepveu se demande s’il faut absolument que l’expression « littérature québécoise » conserve un sens fort : « Ne peut-on pas s’accommoder d’une simple étiquette, d’une appellation qui rende au moins compte d’un espace de production? » (1988: 14)

La question se pose ailleurs qu’au Québec, et peut-être nulle part de façon plus persistante qu’en Belgique, où le nom même de la littérature fait débat depuis le XIXe siècle : « lettres belges de langue française », « lettres françaises de Belgique », « littérature belge francophone[3] »? Aucune de ces appellations ne s’impose de façon claire; aucune n’est rejetée sans appel. Toutes fonctionnent plus ou moins selon le contexte politique : à la fin du XIXe siècle, on croit à la singularité, à l’unité et à l’avenir de la nation belge, qui déploie même, comme les grands pays, un empire colonial, d’où le nom de « littérature belge »; au milieu du XXe siècle, la Belgique unitaire n’est plus qu’une vue de l’esprit et de nombreux écrivains belges de langue française s’identifient ouvertement à Paris, y font leur carrière et se voient comme des écrivains français de Belgique; par la suite, plusieurs jouent sur les deux tableaux. C’est le cas du Bruxellois Jean-Philippe Toussaint, dont l’oeuvre est parfaitement intégrée à l’historiographie littéraire française, ce qui ne l’empêche pas de s’amuser avec ses origines belges, mais de façon latérale, comme dans La Salle de bain lorsque le protagoniste imagine un concours de fléchettes dont la finale oppose la Belgique à la France : « Dès la première série de lancers, mon peuple, très concentré, prit facilement l’avantage sur ces maladroits de Français. » (1985: 89-90)

Bruges, Quai Vert (s.d.), Carte postale de Bruges, Belgique

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Jusqu’à récemment, le déficit de sens des diverses dénominations proposées pour qualifier l’ensemble des textes littéraires en Belgique francophone a semblé problématique, comme si, par-là, on mesurait la pauvreté du référent national et le peu de légitimité de la littérature dès lors qu’elle s’y raccrochait. L’adjectif « belge » suscitait un sourire en coin, sinon une vague honte dont ont abondamment parlé, par exemple, les auteurs d’un collectif célèbre intitulé La Belgique malgré tout (1980), marquant ironiquement les 150 ans d’histoire du pays. Sur la couverture de la Revue de l’Université de Bruxelles où paraissent les 69 textes de ce collectif, le capitaine Haddock, le plus illustre des héros de la littérature belge, lit l’ouvrage que nous tenons dans nos mains et s’exclame : « Quoi? » Le responsable du dossier, le philosophe Jacques Sojcher, avait demandé à chaque collaborateur, même à ceux qui ne parlent jamais de la Belgique dans leur oeuvre, d’identifier un « je-ne-sais-quoi de Belgique » dans leur démarche d’écriture, peu importe que ce soit un aspect de leur langue d’écrivain ou quelque lien au climat ou à la nourriture, suivant l’ancienne équation de Germaine de Staël entre littérature, d’une part, paysage ou moeurs, d’autre part. Certains, comme Henri Michaux, ont refusé tout bonnement de répondre à l’invitation. D’autres, comme le surréaliste Marcel Mariën, ont dit que le sujet ne les inspirait guère. Parmi ceux qui ont accepté de se prêter au jeu, le sociologue Claude Javeau propose un texte intitulé « Le chocolat de Trois-Rivières », écrit lors d’un séjour au Québec :

Cet endroit que son inesthétique absolue situe au-delà de toute laideur, qui rappellerait plutôt un décor de théâtre pour marionnettes, c’est pour moi l’invocation de la Belgique. La relation est évidente : de nulle part, j’invoque un autre nulle part qui est cette nation dont mes papiers officiels portent les marques.

1980: 211

Le propos ne se voulait pas méprisant, pas plus que le mot « belgitude », lancé peu de temps avant par le même Claude Javeau, par analogie avec « négritude ». Le sociologue a cependant vite compris que la belgitude, définie comme une identité « en creux » (211), risquait de ressembler à un problème de riche (tellement sûr de son identité qu’il peut feindre de ne pas en avoir), et il dira bientôt regretter son néologisme : « J’oublie la belgitude. J’ai inventé le mot, sans grand mérite d’ailleurs, il suffisait de plagier Senghor. Oublions-le. » (212)

View Stanstead P.Q. street looking north (ca 1905-1920), Carte postale de Stanstead, Québec

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Reste que cette façon d’écrire depuis « nulle part » ou en se réclamant d’une identité « en creux » résonnera de manière particulièrement forte quelques décennies plus tard, à un moment où il sera question de « littérature-monde » ou de « littérature post-nationale ». En avance sur son temps, la Belgique « malgré tout » fournit un laboratoire utile pour réfléchir à ce que devient l’historiographie littéraire dès lors que l’écrivain se joue des frontières nationales. Il faut préciser toutefois que, du côté de la Flandre et de la Wallonie, par opposition à la capitale Bruxelles, la notion de « belgitude » et surtout l’expression « identité en creux » ont fait grincer des dents. Quelques intellectuels lancent en 1983 un Manifeste pour la culture wallonne, dont l’universitaire Jacques Dubois, auteur d’un ouvrage qui a eu un immense succès dans les départements de lettres au Québec, L’Institution de la littérature (1978). On lit dans cette étude que la littérature québécoise, contre toute attente, aurait réussi durant les années 1960 et 1970 à s’émanciper de la tutelle parisienne et à se doter d’une institution littéraire dont les autres aires francophones pouvaient être jalouses (136). À la légèreté affichée de Claude Javeau et de quelques autres se substitue une conscience politique des enjeux liés aux effets de minorisation et d’inégalité au sein même du monde littéraire.

C’est pourquoi Jacques Dubois et plusieurs autres intellectuels belges vont oeuvrer à consolider les structures locales susceptibles de favoriser l’épanouissement de leur littérature. Ce mouvement coïncide avec la transformation de l’État belge en une fédération, avec pour résultat la création d’une entité appelée la « Communauté française de Belgique », chargée notamment de faire la promotion des lettres francophones en Belgique. Sur papier, ce mouvement est identique à ce qu’on observe au Québec — et ailleurs sans doute dans les « petites littératures ». À ceci près que cette institutionnalisation de la littérature belge ne va jamais aussi loin que ce qu’on a vu au Québec. Voici un seul exemple qui permet de mesurer la relative timidité de l’opération belge à côté du modèle québécois. Il s’agit de l’ambitieux projet de dictionnaire des oeuvres littéraires belges (Frickx et Trousson, 1988-1994) directement calqué sur le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec (DOLQ). Ambitieux, mais nettement moins que le DOLQ : par comparaison avec les neuf énormes volumes publiés jusqu’ici au Québec, les quatre volumes de l’ouvrage de référence belge paraissent en effet bien modestes[4]. Ils sont loin de couvrir la totalité de la production littéraire du pays, contrairement à ce que visent les différentes équipes du DOLQ qui se sont relayées depuis un demi-siècle[5]. Les responsables belges n’ont d’ailleurs jamais prétendu offrir un inventaire exhaustif, faute de moyens mais aussi parce que le projet même de tout recenser ce qui s’apparente à la vie et à l’oeuvre de la littérature belge ne leur apparaissait pas nécessaire. Seuls les titres jugés dignes de passer à l’histoire ont donc été retenus, selon des critères qui demeurent sans doute arbitraires, mais acceptables.

Une institution faible

Bruxelles, Quai au Foin (s.d.), Carte postale de Bruxelles, Belgique

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C’est en Belgique qu’a été proposé le concept d’« institution faible ». Paul Aron et Benoît Denis expliquent qu’il « faut entendre par là non un déficit d’autonomie, puisque les valeurs du monde littéraire sont globalement les mêmes que celles qui prévalent en France, mais bien la coexistence de deux logiques, une logique “sociétale” et une logique spécifiquement littéraire. » (2006: 7-8) On peut penser que toute littérature est, jusqu’à un certain point, contaminée par une logique « sociétale » et que le concept d’institution faible pourrait s’appliquer à toute institution littéraire, peu importe que l’on parle de petite ou de grande littérature. À côté d’institutions « fortes » comme l’institution militaire ou l’institution juridique, l’institution littéraire semble en effet infiniment moins structurée, moins contraignante et plus difficile à schématiser. Par ailleurs, le fait que les écrivains ont un faible niveau de professionnalisation ne semble pas spécifique au contexte belge. Les travaux du sociologue français Bernard Lahire aboutissent au même constat en ce qui concerne les écrivains français, dont l’immense majorité doivent compter sur un second métier pour subvenir à leurs besoins, signe que le monde littéraire est globalement peu professionnalisé (2006). Le sociologue reconnaît qu’il existe des activités et des instances propres au champ littéraire (académies, salons, éditeurs, revues, prix littéraires, etc.), mais il rejette l’idée d’autonomie du champ littéraire si l’on entend par là, comme le fait selon lui Pierre Bourdieu, que la littérature s’émancipe de tout pouvoir externe (politique, religieux, économique). De récents travaux comme ceux d’Alexandre Gefen obligent aussi à revoir le concept d’autonomie à la lumière des revendications d’ordre éthique formulées par la société comme par de nombreux écrivains contemporains (2021). Quant au prestige des écrivains actuels, le critique Dominique Maingueneau souligne la discordance entre le capital symbolique encore très élevé des écrivains, résidu d’un temps ancien, et la diminution de leur pouvoir d’intervention dans la sphère publique (2006).

Si ces nuances suggèrent que la faiblesse de l’institution est peut-être inhérente à la littérature, il reste qu’elle est plus apparente dans un contexte comme celui de la Belgique. La faiblesse de l’institution s’y dévoile d’autant plus qu’elle s’accompagne d’une forme de lucidité critique, voire de fatalisme : les choses sont ainsi, qu’on le veuille ou non. Les écrivains ont depuis longtemps compris les règles du jeu et s’en accommodent. Rien en tout cas n’indique, dans l’étude de Paul Aron et Benoît Denis, que la faiblesse institutionnelle entrave la vie des oeuvres. Jusqu’à un certain point, il est permis de penser que la notion d’institution faible donne même du jeu aux textes littéraires, ou qu’elle incite les écrivains à inventer des diagonales, à faire circuler leurs créations de façon transnationale ou pluridisciplinaire. En d’autres mots, ce n’est pas parce que l’institution est faible que les oeuvres le sont. Telle serait la leçon qu’on peut tirer de la réflexion de Paul Aron et Benoît Denis, dont le propos éclaire tout particulièrement la situation de l’écrivain contemporain. La faiblesse des appuis institutionnels constitue une réalité avec laquelle les écrivains et les critiques ont dû composer depuis les tout débuts de la littérature belge, et qui prévaut toujours aujourd’hui. « Aussi en vient-on à se dire, conclut Jacques Dubois, que les auteurs belges contemporains sont des écrivains sans littérature — au sens où ils n’ont pas su ou voulu se doter d’un appareil de légitimation et de gestion qui leur soit spécifique. » (2003: 507)

Rappelons que l’expression « littérature belge » n’a pas toujours été une coquille vide et qu’il y a eu, par le passé, des tentatives pour expliquer les spécificités des oeuvres elles-mêmes, en lien avec une sorte de psyché collective dont l’expression la plus connue reste celle de l’écrivain-avocat Edmond Picard en 1897, dans un texte intitulé « L’âme belge », qui définissait celle-ci comme la synthèse du romanisme et du germanisme. Mais ce type d’hypothèse essentialiste fera sourire par la suite, un peu comme au Québec la prophétie de l’abbé Casgrain annonçant que la littérature canadienne serait « essentiellement croyante et religieuse » (1866: 26).

Le port de Montréal (1915), Carte postale du port de Montréal, Québec

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À ma connaissance, un seul critique en Belgique a formulé une hypothèse sérieuse, fondée sur la lecture des oeuvres et non pas sur une vision utopique ou téléologique de la littérature nationale : il s’agit de Marc Quaghebeur, que plusieurs présentent comme le fondateur des études belges, ou du moins son ambassadeur le plus attentif, le plus fervent et le plus efficace. Il est l’un des très rares critiques à consacrer toute sa carrière aux lettres belges — et il l’a fait à l’extérieur de l’institution universitaire, ce qui montre bien le statut précaire de la « littérature belge » au sein de l’appareil académique. Son hypothèse englobante, formulée dès sa première synthèse intitulée « Balises pour l’histoire de nos lettres » (1982), tourne autour de l’idée de « déshistoire » et s’appuie à la fois sur l’historiographie et sur la psychanalyse. Selon cette double perspective, les textes littéraires produits en Belgique francophone depuis 1830 sont marqués par un immense déni, refoulant tout ce qui les rattache trop explicitement à l’histoire nationale et exhibant à l’inverse les signes d’une modernité formelle ou d’un universalisme classique, qualifiés tous deux de « déréalisants ». Qu’ils soient des « irréguliers du langage » ou des « néo-classiques », les écrivains belges auraient en commun de survaloriser la langue (d’où un immense surmoi grammatical) au détriment du « réel ». Cela dit, ils assumeraient de plus en plus leur « bâtardise » au fil du XXe siècle, de sorte que leurs oeuvres, après divers blocages et ratages, déboucheraient sur ce que Quaghebeur appellera en 2020 des « décalages créatifs » (29)[6]. Selon cette lecture évolutive, la vie et l’oeuvre de la littérature belge seraient aujourd’hui plus émancipées que jamais, libérées de leurs vieux complexes car l’écrivain accepte enfin que « l’irrégularisation n’est pas une tare » (40).

Si séduisante soit-elle, cette hypothèse (autour de la « déshistoire ») demeure l’exception qui confirme la règle dans les études littéraires belges. Elle repose sur les épaules d’un seul critique et a quelque chose d’essayistique qui, contrairement à ce qui se passe au Québec, la disqualifie jusqu’à un certain point dans l’enseignement et la recherche universitaires au profit de travaux dont les assises théoriques sont plus solides. Le travail de Marc Quaghebeur demeure une référence, particulièrement auprès d’un réseau international de chercheurs qui se sont intéressés aux lettres belges, mais la fortune du concept de déshistoire n’a rien à voir avec celle qu’ont connue par exemple au Québec les notions de conflit des codes (André Belleau) ou de roman à l’imparfait (Gilles Marcotte).

C’est plutôt l’hypothèse sociologique (et non l’hypothèse critique) qui l’emporte et structure toute l’historiographie littéraire belge. L’opposition centre/périphérie, elle-même très présente dans les réflexions de Marc Quaghebeur, surdétermine tout ce qu’on peut y dire de la littérature, comme le résument Benoît Denis et Jean-Marie Klinkenberg dans La littérature belge. Précis d’histoire sociale : de 1830 à 1929 se déroule la phase centrifuge (au sens où les écrivains s’éloignent de Paris et participent à l’essor d’une littérature dite nationale); de 1930 à 1970, c’est la phase centripète (symbolisée par le Manifeste du Lundi signé en 1937 par vingt-et-un écrivains belges se revendiquant des lettres françaises); de 1970 à aujourd’hui, durant ce que les historiens littéraires appellent la phase dialectique, on assiste à un mélange des deux postures au gré des sensibilités de chaque écrivain (Denis et Klinkenberg, 2014). Un tel modèle sociologique, inspiré de la théorie de l’institution littéraire de Jacques Dubois et de la théorie du champ littéraire de Pierre Bourdieu, en dit très peu sur les oeuvres elles-mêmes, mais il permet un survol cohérent de tout le corpus, et fonctionne encore aujourd’hui, c’est-à-dire à un moment où le nombre et la variété des textes littéraires ne cessent d’augmenter. Il autorise à la fois une vue en surplomb et des plongées dans les oeuvres saisies de façon individuelle ou en fonction de thèmes spécifiques, notamment en regard de la question linguistique[7].

Bruxelles, Quai au Foin (s.d.), Carte postale de Bruxelles, Belgique

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Forte de ce modèle théorique, la critique en Belgique francophone n’a aucune difficulté à intégrer dans son système la diversité de plus en plus grande des esthétiques à l’ère contemporaine. L’entrée dans le régime postmoderne ou post-national s’y fait au contraire en douceur[8], la faiblesse du pôle national n’étant plus une anomalie, mais devenant de plus en plus en phase avec l’époque. L’histoire littéraire trouée ne trahit pas un déficit de sens, mais découle d’une forme de réalisme méthodologique adapté à un objet de plus en plus « complexe et fuyant », selon les adjectifs qu’on lit au début d’Histoire de la littérature belge (Bertrand, 2003: 7). Le caractère insaisissable de cet ensemble, qui résiste à toute définition, est présenté comme une occasion de réfléchir à ce que devient toute littérature à l’ère post-nationale : « les interrogations qui viennent d’être formulées sont valables pour toutes les littératures, même les plus “grandes” » (7).

De l’avantage d’être belge

La pauvreté des hypothèses critiques en Belgique n’a donc rien d’un malheur. En 1996, dans un numéro de Textyles. Revue des lettres belges de langue française, intitulé de façon minimale « Lettres du jour », Paul Aron et Jean-Pierre Bertrand se réjouissent de l’état actuel des lettres belges. Ils parlent d’une « littérature qui semble aller de soi » (7) et célèbrent sa vitalité :

Quelque chose de fondamental aurait donc changé en quinze ans dans la littérature belge de langue française — on nous permettra de jouer avec des expressions aujourd’hui volontiers interchangeables et synonymiques, alors qu’elles inscrivaient naguère fermement les enjeux de tout un débat (littérature belge d’expression française, littérature belge francophone, littérature française de Belgique,…). Ce quelque chose de fondamental, il est trop tôt encore pour le désigner clairement. On peut seulement l’indiquer, avec quelque réserve et sans triomphalisme, en faisant droit, sans le dénaturer, à ce sentiment qui se divulgue, souvent encore de manière feutrée, et qui est comme la reconnaissance d’un mieux-être quant à notre propre culture.

7-8

Impossible toutefois de dégager quelque sens général à partir des oeuvres étudiées (la quasi-totalité des articles portent sur un auteur spécifique). Le but de l’exercice est plus modeste :

Prendre le pouls plutôt que faire une synthèse ou dresser un bilan. Peut-être parce que nous avons largué la question, certes cruciale mais aussi volontiers masochiste, de l’identité, nous sommes en plein régime de croisière, bien au-delà de la phase promotionnelle nécessaire au début des années 80.

8

Voici comment les deux auteurs formulent malgré tout une sorte de conclusion provisoire :

Si tout ne va pas si mal, c’est peut-être aussi que la littérature des années 80 — et pas seulement chez nous bien sûr — s’est dégagée du poids qui durant plus d’un siècle de modernisme a pesé sur son mode de production et son statut. […] S’il est une tendance que l’on peut repérer dans la production de ces dernières années, c’est probablement cette façon d’écrire comme si rien n’avait existé auparavant, à rebours des expérimentations qui ont jalonné le siècle […]. Qu’importe que l’on désigne ce fait du nom de postmodernité : il convient plutôt de prendre acte du fait qu’une littérature extrêmement babélisée dans son écriture se développe selon une logique à la fois éclatée et très homogène. Éclatée parce que chacun y va de sa parole sans trop se soucier de littérature. Homogène parce que, en dépit de ce qui oppose au fond chaque écrivain dans sa solitude, tous, à l’exception de quelques irréductibles, redisent un grand texte qui est tout à la fois l’expression, le plus souvent raréfiée, d’une perdition et d’un bonheur, d’un vide qui ne sait trop que faire de ce qui le remplit.

8

Ste Anne de Bellevue, P.Q. (s.d.), Carte postale de Sainte-Anne-de-Bellevue, Québec

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Exemptés de formuler quelque hypothèse générale, les responsables semblent délivrés d’un poids qui était celui de leurs prédécesseurs « modernistes ». En outre, le travail promotionnel ayant été fait, il devient possible désormais de parler plus librement des oeuvres, qui s’en trouvent allégées, sans programme imposé. Les oeuvres choisies ne sont que des échantillons : on aurait très bien pu en choisir d’autres et il sera toujours temps, plus tard, de procéder au tri ou, au contraire, de faire des ajouts : pour l’instant, « les auteurs analysés et commentés ne sont ni plus ni moins importants que d’autres qui ne le sont pas en ces pages » (10). L’énonciation même de l’historien du présent se fait prudente, cherchant moins à imposer un palmarès qu’à créer un dialogue avec des oeuvres du jour.

À première vue, on ne peut qu’être frappé par les similitudes entre un tel texte et ce qu’on lit de la littérature québécoise contemporaine. La littérature belge s’est babélisée pendant que la québécoise s’est ouverte aux écritures migrantes. Il y a « égalité des voix », comme le dit aussi André Brochu (1994: 12) à propos de la poésie québécoise contemporaine. Dans les deux littératures, même absence de rupture, même absence de dette à l’égard du passé : on écrit « comme si rien n’avait existé auparavant ». La question identitaire, un brin « masochiste », passe au second plan. Plus loin, les critiques belges évoqueront, derrière « la fructueuse disparate de la littérature » (Aron et Bertrand, 1996: 9), quelques pôles visibles : la littérature féminine, le roman policier, le post-colonialisme. Mais peu importent les sous-ensembles : ce qui ressort surtout de ce panorama, c’est le dynamisme et la variété des écritures, et davantage encore le sentiment qu’en faisant le deuil d’hypothèses englobantes, les lettres belges ont trouvé une sorte de maturité longtemps attendue, comme si, liées par le fil ténu « d’un vide qui ne sait que faire de ce qui le remplit », elles réalisaient enfin leur plein potentiel.

Toutes les expressions jadis conflictuelles pour désigner la littérature en Belgique sont présentées comme des quasi-synonymes, vidées de leur charge polémique. L’expression même de « littérature belge » ressemble désormais à la coquille vide dont parle presque au même moment Pierre Nepveu (1988: 13) à propos de la littérature québécoise, lequel y voit aussi une occasion de vider l’expression « littérature québécoise » de sa charge polémique. C’est ce qu’on pourrait appeler le « devenir belge » de la littérature québécoise si l’on accepte de donner à l’adjectif « belge » une valeur métaphorique, celle d’un simple espace de production très peu défini, ouvert à toutes sortes de significations, d’influences et de sensibilités. Le « devenir-belge » de la littérature québécoise invite le critique ou l’historien littéraire à invalider à l’avance toute tentative de synthèse. Ce qui donnerait le paradoxe suivant : le « devenir belge » de la littérature québécoise permet, par hypothèse, d’imaginer ce que seront, à partir d’ici, les travaux critiques qui renoncent à toute hypothèse englobante.

À lire le dossier de Textyles, on comprend que les critiques sont heureux que la coquille soit vide, tant la question identitaire semblait être une véritable torture. Loin de chercher à remplir cette coquille, les responsables se réclament de son vide pour se promener librement au sein d’un corpus dont la légitimité « semble aller de soi » — et d’autant plus que les oeuvres belges étudiées paraissent chez les grands éditeurs français (de Caroline Lamarche à François Emmanuel en passant par Eugène Savitzkaya), de sorte que la caution de l’institution belge devient superflue. Le personnage « littérature belge » ne cherche pas à s’imposer devant les oeuvres singulières qu’il réunit : il remplit parfaitement son rôle s’il reste discret, s’il consent à n’être jamais qu’un appoint, pour reprendre un mot de Jacques Dubois[9]. L’écrivain belge peut très bien se passer de la littérature belge.

La Dyle à Wavre (ca 1910), Carte postale de la rivière Dyle dans la ville de Wavre (Province du Brabant Wallon), Belgique

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Là s’arrête, on le devine, la comparaison avec la littérature québécoise, car l’écrivain québécois peut difficilement se passer de sa littérature. L’idée d’une « institution faible » a tout pour l’inquiéter tant il est vrai que le salut des oeuvres au Québec dépend en grande partie de la santé de l’institution locale. Le devenir belge de la littérature québécoise serait une sorte de suicide, à tout le moins un renoncement à la promesse identitaire qu’elle traîne depuis toujours, malgré son pluralisme affiché. D’ailleurs l’expression « coquille vide », sous la plume de Pierre Nepveu, n’a pas la légèreté qu’on sent du côté de la critique belge. Il a beau insister sur la fécondité du nouveau pluralisme propre à l’imaginaire contemporain, il n’en parle pas moins de la « mort de la littérature québécoise » et d’une « catastrophe créatrice » (1988: 16). La charge dramatique de telles images indique à elle seule que la question identitaire ne disparaît pas, même à l’ère post-nationale.

Cela dit, avant d’invalider tout à fait l’hypothèse d’un devenir belge de la littérature québécoise, concluons à partir d’un exemple emprunté à l’actualité littéraire. Il s’agit du troisième roman de Blaise Ndala, Dans le ventre du Congo (2021), qui paraît simultanément, sous deux couvertures différentes, à Montréal et à Paris. L’auteur est un juriste né au Congo, formé en Belgique et installé dans la région d’Ottawa. Dans le ventre du Congo a peu à voir avec ce qu’on a appelé, au Québec, l’écriture migrante. Il n’est pas question de la vie que l’auteur mène depuis son arrivée au Canada. Le roman raconte la vie tragique d’une princesse, Tshala Nyota Moelo, de la lignée prestigieuse des Bakuba du Kasaï, qui a dû fuir les siens après avoir entretenu une relation torride avec un administrateur wallon. Elle se retrouvera malgré elle à l’Exposition universelle de Bruxelles (1958), au milieu d’un village congolais reconstitué pour l’occasion, et mourra poignardée après avoir dénoncé le colonialisme belge. À quelle histoire littéraire appartient cette fiction belgo-congolaise publiée à Montréal et à Paris? Tout à coup, il nous est indifférent de ne plus répondre à la question.