Résumés
Résumé
Cet article analyse le statut du curieux village dans lequel se déroule La manufacture de machines de Louis-Philippe Hébert. Lieu excentré, hors du temps et de l’espace connus, il recèle une foule de machines singulières, autant d’attractions qui confèrent à cet endroit la vocation d’un parc de loisirs. Il ne possède pourtant pas l’aspect festif que ces lieux veulent avoir et les visiteurs étrangers en sont absents. Il s’agit surtout ici d’examiner le lien particulier qui unit les villageois aux machines.
Abstract
This article analyzes the status of the strange village in which Louis-Philippe Hébert’s La manufacture de machines is located. An outlying place, out of known time and space, it conceals a host of singular machines, so many attractions that give this place the vocation of an amusement park. However, it does not have the festive aspect that this type of places wants to have, and foreign visitors are absent. The main focus here will be to examine the odd relationship between the villagers and the machines.
Corps de l’article
C’est que, si l’on y réfléchit bien, l’homme a du mal à supporter son ouverture absolue au monde. L’absence de limites lui saute à la gorge et l’étrangle fortement. […] L’homme ne croît et ne prospère qu’à l’intérieur de limites qu’il a lui-même érigées comme autant de murs d’enceinte contre l’indétermination du dehors.
Bruce Bégout[1]
Nous vivons vraiment dans un drôle de village.
Louis-Philippe Hébert[2]
Il était une fois un étrange village. Qui se conçoit aussi comme un parc de loisirs, d’attractions. Faut-il pour autant y associer la célèbre formule d’ouverture du conte? Parc et conte sont-ils liés, car tous deux extirpés de la réalité sociale? Dans un texte assassin sur Disneyworld, modèle idoine du parc contemporain selon lui, Pascal Bruckner y voit un monde dépouillé de toute historicité. Une « encyclopédie puérile de l’histoire mondiale […]. [L]es siècles et les nations lointaines peuvent revenir mais dépouillés de leur aspect inquiétant : cet heureux pot-pourri est façonné selon les lois de l’asepsie. » (1995: 110) Cette déshistoricisation relève souvent du consumérisme dans les sociétés capitalistes, mais sert également dans la fiction à situer le récit dans un hors-temps où le lecteur perd ses repères. Les personnages se trouvent — volontairement ou non — dans un lieu dont l’ancrage physique constitue la seule référence qui importe, que le cadre géographique soit situé dans une zone plus ou moins floue ou non. La désorientation qui en résulte peut s’avérer vertigineuse pour le lecteur. Tel est le cas du village qui s’impose comme l’épicentre de La manufacture de machines de Louis-Philippe Hébert, ouvrage paru en 1976.
Statut d’un récit, statut d’un village
Peut-être est-ce l’originalité radicale de ce livre qui explique sa réception limitée au Québec par rapport à moult autres oeuvres plus simples et davantage consensuelles[3]. La manufacture de machines propose une étrange symbiose entre les différentes attractions qui peuplent les lieux et les individus qui y vivent. La mémoire collective s’y ancre dans d’étonnantes structures dont l’intérêt paraît parfois plus ontologique que ludique. Le lecteur plonge dans les entrailles du village, de la manufacture — jusqu’où l’une et l’autre se superposent-ils? — parmi des machines qui sont autant d’inventions. Divisé en quinze courts textes, l’ouvrage s’apparente à un recueil de nouvelles; pourtant, cette appellation générique reste discutable. Le récit se déroule toujours dans la même localité et si chaque texte propose la description d’une machine singulière, des liens se font naturellement d’un texte à l’autre. Il faut plutôt parler, sur le plan diégétique, d’un véritable labyrinthe qui se déploie à travers les lieux; un labyrinthe formé à même ces inventions dans lequel les éléments organiques et non-organiques les plus divers se connectent, dans lequel les formes géométriques s’exposent; un labyrinthe également dans lequel les savoirs se conjuguent et se mêlent. On peut aussi lire cette suite de textes comme une topographie du village, une carte incertaine qui en propose un quadrillé. Y vivent des individus jamais psychologisés (ils se présentent généralement comme une communauté et sont rarement individualisés) et s’il est parfois question d’habitations, celles-ci ne sont jamais décrites. Les attractions canalisent entièrement les lieux physiques : les espaces de rassemblement comptent, pas les espaces intimes. Cet effet « d’aimantation » vers des constructions spectaculaires rappelle au premier chef le parc d’attractions, même s’il ne s’agit pas vraiment de divertir le chaland. D’ailleurs, les touristes sont inexistants. La seule allusion au tourisme, dans les dernières pages, consiste à faire l’impasse sur ceux-ci. Un étrange automate (sur lequel je reviendrai) déclare : « De temps en temps, un visiteur s’attarde. Même si la curiosité d’un touriste le pousse à me bousculer, je n’accepte jamais d’introduire dans le “village” un élément étranger. J’ai l’impression qu’on ne me le pardonnerait pas[4]. » (142) Malgré la neutralité (relative) du ton pour décrire le territoire et ses attractions, s’inscrit au fil des pages une forme de violence sourde émanant des lieux. S’il s’agit d’un parc de loisirs, il paraît bizarrement concentrationnaire.
Je proposerai d’emblée une référence intertextuelle à cet ouvrage. Elle a déjà été notée par Ghislain Bourque dans un des rares articles longs consacrés au livre (1979). Le nom du village est mentionné une fois, à la première phrase du deuxième texte. Il se nomme Canterelle, nom rare qui rappelle inévitablement celui de Martial Canterel, le savant au coeur du roman Locus Solus (1914) de Raymond Roussel. « Raymond » est d’ailleurs le seul prénom ou patronyme apparaissant dans le livre (dans « La fugue »), comme s’il s’agissait de lier ironiquement « l’homme et l’oeuvre », une formule qui ne sied pas à cet ouvrage bien formaliste. Rappelons l’argument de Locus Solus : le savant Martial Canterel fait visiter à des amis son domaine, lieu solitaire et hors du monde, où se trouvent ses inventions qu’il veut leur décrire, un parc d’attractions pour intimes, en somme. Canterel n’apparaît qu’à travers la voix d’un de ses invités, le narrateur. Rapidement ce dernier s’efface, se contentant pour l’essentiel de décrire les machines et leur histoire en paraphrasant Canterel. De nombreux détails permettent d’expliquer leur fonctionnement, dans une description sobre et austère. On y verra un modèle pour La manufacture de machines, dans lequel on trouve des points communs avec l’oeuvre de Roussel. D’abord, on avancera que « la force unitaire de la description […] s’oppose ici à la force disruptive des récits » (Mrozowicki, 1988: 216) ou, pour le dire autrement, les différentes machines décrites s’inscrivent dans un rapport privilégié au récit, au discours : elles le fondent, littéralement. La description n’est pas à la remorque du récit (ou une parenthèse au coeur de celui-ci), qui dépend plutôt d’elle. Par ailleurs, plus le dispositif créé est présenté avec minutie, moins on parvient à le visualiser, comme si l’ajout de précisions complexifiait sans cesse son mode de fonctionnement[5]. Parmi les différences notables entre les deux fictions, notons un point de vue narratif beaucoup plus ambigu chez Hébert : au lieu de s’effacer, l’instance narrative se multiplie, se dédouble, instaure une méfiance qui conduit à opacifier un monde dont les contours physiques (géographiques) sont déjà obscurs. À un « nous » qu’on associera aux villageois, se substitue à l’occasion un « il » distancié, quand il ne se confond pas avec un « je », qui parfois s’adresse à un « vous » dont le statut reste confus. À qui appartient la parole dans cette narration? La suspicion provoquée par la voix narrative est une des grandes ambiguïtés — et un des intérêts — de cette narration. Comme chez Roussel, les inventions permettent un continuel spectacle qui vient « enchanter » la communauté sans pourtant avoir rien de festif.
L’aspect assez glauque de l’endroit, qui a priori rappelle certains parcs d’attractions abandonnés comme il en existe tant de par le monde, pourrait laisser croire qu’au moins une partie de la population rêve de le quitter[6]. En réalité règne à ce sujet une forte ambivalence. « La fugue » s’ouvre avec les deux phrases suivantes : « Raymond n’avait pas l’impression de s’enfuir. Il avait tout simplement décidé de vérifier si les notions qu’on lui apprenait à l’école depuis cinq ans s’appliquaient à l’extérieur du village. » (43) La première phrase relève de la prétérition en ce qu’elle laisse entendre que Raymond s’apprête à accomplir ce qu’il se refuse à envisager comme tel, attisant ainsi la curiosité du lecteur. La deuxième permet de comprendre qu’il est très jeune — ce que rien dans la suite du texte ne laisse supposer — et qu’il n’a jamais quitté le village. Raymond se rend à la gare avec en tête une idée précise des lieux et de leur fonctionnement (les voyageurs qui arrivent et qui partent, l’aspect de la locomotive et des wagons) « et il [est] impatient de voir concorder les images vécues et les images apprises dans les livres. » (44) Pourtant, rien ne se passera comme prévu. Il achète son billet sans connaître le lieu exact de sa destination qui est illisible (« le carton quadrillé du billet […] ressemblait à une carte à jouer » [46]), et surtout, lorsque la locomotive, sans wagons, apparaît, cette structure métallique éblouissante est un véritable hapax, ne ressemble à rien et ne peut manifestement pas prendre de passagers. Plutôt que des voyageurs, ce sont des « flâneurs » qui traînent autour de cette structure impressionnante, comme s’ils venaient admirer une attraction. Raymond, à l’instar des autres, se fait rembourser son billet, « bizarrement détendu » (49) comme si cette rupture potentielle avec son lieu de naissance, au fond, lui pesait. Il y a ici un rituel du voyage, de l’entrée en gare à l’attente du train en passant par l’achat du billet au guichet qui rappelle les parcs de loisirs à thèmes où le visiteur est immergé dans un décor singulier, une animation particulière. C’est le « thème du voyage », mais sans déplacement. Le visiteur s’avère un résident du lieu, un immigré de l’intérieur. Elles sont nombreuses, dans ce livre, les machines qui bougent, qui exigent le mouvement; et pourtant, personne ne va nulle part, comme si l’effervescence ne conduisait qu’à faire du surplace.
Sommes-nous devant une communauté fermée et sécurisée — d’où il serait interdit de sortir? Dans « L’hôtel », on lit que cet immeuble « n’a pas été conçu dans le but de recevoir des visiteurs étrangers. Compter sur le tourisme dans un pays comme le nôtre signifierait courir à la faillite pour n’importe quel commerce[7]. » (97) Il s’agit en effet d’une curieuse construction à l’intérieur de laquelle la mobilité est possible, sans pourtant jouer le rôle traditionnel d’un hôtel. Et même dans le village « les rues, la nuit, sont dangereuses et toute circulation y est interdite. » (62) Est-ce une communauté concentrationnaire, d’où vient le danger? Plusieurs hypothèses seront avancées, associées au fonctionnement de différentes machines, sans apporter de certitudes. Le pouvoir sourd d’abord des attractions. En fait, le rapport ambigu des villageois au monde extérieur s’entend dans le langage même. Dans « Les portiers », leur lien à l’étrange porte dont il est alors question « est un signe parmi tant d’autres du peu de cas que les villageois font du verbe entrer et du verbe sortir, quitte à ne jamais les utiliser dans la conversation. » (120) « Entrer » et « sortir » signifient traverser un espace, aller quelque part, se mouvoir d’un endroit vers un autre. Or, ici nous sommes dans un lieu invalidé, un entre-deux perpétuel qui ne conduit nulle part, à la manière des inventions, qui souvent sont des constructions impossibles. Ainsi de « L’hôtel » qui se présente de manière inusitée :
Dans le grand hall au plancher de marbre, il y a un double escalier qui part du centre, qui s’écarte aussitôt pour aller rejoindre à mi-hauteur l’une et l’autre extrémité de la pièce, et qui monte se réunir à l’étage, ou plutôt à la hauteur de ce qui devrait être l’étage, puisqu’il n’y a pas d’étage à proprement parler, et l’escalier aboutit contre un mur plein.
95
L’hôtel n’a pas vraiment le rôle utilitaire normalement dévolu à ce genre d’endroit, sinon de manière fort détournée.
Ainsi, le village est « troué », dans ses soubassements comme en surface par des machines singulières qui happent et hypnotisent les villageois. Se pose dès lors la question du rapport entre eux et ces inventions « attractives » qui en constituent les épicentres : les subissent-ils, sont-ils à leur remorque, ou est-ce plutôt ce qui les fait exister? Répondre dans un sens ou dans l’autre fausserait l’ambiguïté d’une narration qui se présente en réalité comme un ruban de Möbius.
Un parc hors du temps, mais des attractions pour la mémoire
Le premier texte du livre s’intitule « Le discours d’utilité ». Il se déroule au Bureau des brevets où, dans une curieuse salle d’attente, des inventeurs trépignent et veulent dévoiler leurs créations à l’employé en fonction. Mais d’entrée de jeu, le processus est faussé. Pour qu’une invention soit acceptée, elle doit correspondre à ce qui existe déjà : « [E]lle s’intègre parfaitement au Système établi, […] elle n’est vraiment qu’une réinvention. » (16) Les seules acceptables sont donc des plagiats, sinon les plans sont détruits parce qu’ils présentent des inventions inutiles. Les plagiaires deviennent des policiers qui pourchassent les « inventions de contrebande » (16). Sauf qu’avant d’être soumises, comment pourraient-elles ne pas être de contrebande? Il n’y a que la salle d’attente qui apparaisse comme un espace neutre où il est possible de ne pas être hors-la-loi. C’est une boucle sans fin qui correspond à une parfaite impasse logique aussi bien que fonctionnelle. Un mécanisme qui tourne à vide, comme plusieurs des machines déclinées dans le reste du livre.
Le fonctionnaire qui rend la décision d’accepter ou non le projet d’un inventeur, à partir d’un manuel intitulé Inventaire des inventions, est « un homme au sourire de femme, les lèvres rouges et le teint blanc ». (13) On croirait le clown blanc, figure originelle du clown tirant sa filiation de la commedia dell’arte, maître de piste à l’apparence autoritaire et sérieuse. Il se déguise pour un rituel. Par cette description, dès les premières lignes du livre, le lecteur entre dans le monde du spectacle ou plus largement dans l’espace du parc de loisirs. On imagine dans cet être grimé un rabatteur qui cherche à attirer les visiteurs vers les différentes attractions d’une fête foraine[8]. D’ailleurs, il s’agit du seul texte qui ne s’organise pas autour d’une machine, mais ressemble plutôt à un mode d’emploi, discours d’escorte pour annoncer ce que le spectateur-lecteur découvrira, à la suite des villageois.
« La plupart des inventions seront rejetées parce qu’inutiles, c’est là en résumé le contenu du discours d’utilité; et détruites sur place. » (16) L’affirmation étonne lorsqu’on s’aperçoit, au fil des textes, que la plupart de celles qui existent et sont donc acceptables n’ont aucune valeur pratique. Qu’on pense à la machine « formée de deux boîtes superposées, l’une transparente, l’autre opaque » (32) dans « Le robot (I) »; à la locomotive qui ne se déplace pas dans « La fugue »; à « l’objet de distraction » en mouvement qui « ressemble à un crâne de boeuf délesté de sa couverture poilue — très grossièrement un crâne de boeuf à moteur » (62) (« L’activité cérébrale des gardiens de nuit »); aux étranges blocs gigantesques qui forment « L’horloge musicale »; ou encore au « Vaisseau », sorte d’immense périscope à multiples entrées où l’oeil collé dans le miroir permet de voir à l’autre bout… un autre oeil. L’objectif consiste, pour les observateurs, à prendre quotidiennement des notes pour un opticien de garde, un « amas de considérations peu utiles à ses recherches », au bout du compte (133). Ces machines et d’autres, objets complexes et sophistiqués, qui hypnotisent tous et toutes, ne servent en apparence à rien. En ce sens, elles s’imposent d’abord comme des machines imaginaires, machines à penser et à rêver, a contrario d’une efficacité productiviste.
Il y aurait matière à s’arrêter au processus de conceptualisation des machines qui conduit à celui de l’écriture, car la poétique de La Manufacture des machines ouvre vers la spécularité, l’autoréflexivité, la métafiction[9]. Rien n’interdit d’ailleurs de proposer une lecture métatextuelle du parc d’attractions. Par exemple, dans « Le Vaisseau », la structure de la machine, constituée d’une multitude de miroirs grossissants, fait en sorte que
le regard accomplit un premier parcours tubulaire, entre dans la sphère matrice (la salle commune), traverse une vitre de la sphère aérostatique, puis de dos, franchit le miroir sans tain, et vient frapper contre l’un des miroirs grossissants de la salle commune et de là, au mieux, il atteint l’ouverture prévue pour un autre tube […].
126-127
Il s’agit d’une métaphore comique de la lecture, l’oeil « lisant » un oeil, dans un étonnant effet de miroir. Mais le vaisseau n’est-il pas aussi, avec ses miroirs grossissants, une version curieusement alambiquée du Palais des glaces, un grand classique des parcs d’attractions? La logique apparente des descriptions des machines, mathématiques (les figures géométriques, les calculs sont toujours mis de l’avant), brouille en même temps leur sens et leur portée. Elles ne divertissent pas les villageois comme devrait le faire une attraction, et pourtant elles les occupent sans cesse, ils y sont liés de manière apparemment vitale. Si elles ne servent à rien, ce n’est bel et bien qu’en apparence.
C’est pourquoi je voudrais maintenant soulever deux aspects. Le premier est que les machines servent à historiciser le village, à le situer dans une filiation pour ceux qui y vivent, aussi abstraite soit-elle, l’éloignant ainsi d’une vision consumériste du parc d’attractions, un reproche courant que je signalais en ouverture. Le second est qu’elles servent à piéger les villageois, mais sans qu’on ne puisse savoir au juste qui est à l’origine du piège. Se piègeraient-ils eux-mêmes? Le village serait-il une entreprise d’(auto)internement? Je le mentionnais plus tôt : La manufacture de machines se présente comme un ruban de Möbius et chercher à trouver l’origine de cette machination dénaturerait l’esprit du livre. La suspicion traverse l’ouvrage entier, dès lors que le premier paragraphe nous laisse dans l’expectative. Car à l’extrême précision des données qui cadrent le mouvement circulaire organisant une journée au Bureau des brevets, s’entrelacent des marques d’incertitude (« sans doute », « comment en être sûr ») qui viennent déjà miner l’édifice administratif mis en place. À cela s’ajoute, au fil des pages, la multiplication des points de vue narratifs, le statut du ou des narrateurs et la fiabilité de ceux-ci.
Le temps du village n’est pas celui du progrès, de la modernité. Certes, les machines ont été construites, mais quand? On a l’impression de plonger dans un temps mythique que les villageois vivraient au jour le jour, vibrant à l’unisson d’une même réalité. Trois textes me serviront à exemplifier cette affirmation. Le premier, qui suit « Le discours d’utilité », s’intitule « L’aqueduc ». Un aqueduc étant destiné à permettre à une ville d’avoir accès à l’eau, il connote la vitalité. Or, ce texte conduit plutôt le lecteur dans le funérarium, les catacombes où « les squelettes ont été soigneusement dépouillés de toute matière périssable et déposés […] dans des divans creux aux coussins de céramiques, des baignoires peu profondes mais sans eau » (23), près d’un bassin, alimenté en eau par une fontaine horizontale, jouxtant une cathédrale souterraine. Des excavatrices à chenille creusent des labyrinthes dans le but d’ouvrir de nouveaux espaces pour les morts à venir. Celui qui parle est le gardien du funérarium, qui en principe n’a pas le droit de se trouver sous terre la nuit pour vérifier le travail des machines — que tous et toutes connaissent, mais ne voient pas à l’oeuvre. Il affirme être de sa responsabilité « de voir à ce que le travail des excavatrices se fasse de manière cohérente » (24); pourtant, il sait que ses visites nocturnes « pourraient être interprétées comme dieu sait quel sacrilège. » (24) C’est sans doute pourquoi les excavatrices tendent à le piéger (le piège le plus explicite du livre), en le refoulant de plus en plus loin dans les labyrinthes. Ce piège serait-il une forme de jeu? C’est ce que la dernière phrase sous-entend : « Peut-être, aussi, est-ce là la clé du suprême divertissement auquel ont droit les fondateurs impassibles et leurs descendants? » (28) Ainsi cette attraction, la première proposée dans le livre, serait-elle réservée aux morts. Les spectateurs impassibles que sont les ancêtres décédés ne sont-ils pas comme le public béat d’une attraction dans ces étranges catacombes? Ils représentent surtout la rumeur du passé immémorial du village. Immémorial, même s’il est question de « fondateurs ». L’origine a quelque chose de foncièrement rhizomatique, si on veut : le village s’est développé sans donner prise à une datation précise ou même à une unité de temps. Pourtant, il est bien question d’un « temps du village », mais entièrement relié aux machines. Dans les deux exemples qui suivent, l’une incarne le passé, l’autre le futur.
« L’horloge musicale » s’inscrit dans une réflexion sur le temps, qui montre à quel point le village repose sur une histoire nébuleuse et des souvenirs dont on ne peut garantir la véracité. Deux immenses blocs sont connectés par un mécanisme d’horlogerie complexe. Néanmoins, celui-ci ne permet pas de connaître l’heure. Le rouage des blocs n’est relié « à aucun cadran, aucun mécanisme indicateur sur le plan temporel, comme une montre sans aiguille, sans chiffres témoins. Pourtant il indique le temps avec une précision […] dont les villageois […] ne pourraient se passer. » (81) Les blocs semblent permettre une conception d’abord métaphysique du temps.
Tout mythe d’origine raconte et justifie une « situation nouvelle » — nouvelle dans le sens qu’elle n’était pas dès le début du Monde. Les mythes d’origine prolongent et complètent le mythe cosmogonique : ils racontent comment le Monde a été modifié, enrichi ou appauvri.
Eliade, 1978 [1963]: 33-34
Cette explication du mythe recoupe ce que vivent les villageois à l’égard des blocs. Ils ont été construits après la naissance du village (donc après la naissance du monde), mais leur origine se perd dans la nuit des temps et ils génèrent de nombreuses légendes. D’autres blocs auraient existé, existent peut-être encore, enfouis sous terre. Dans le funérarium? Qui constituerait alors une vraie cité sous terre, vivante, et pas seulement l’espace des morts? Il existerait donc un « espace du passé » auquel les blocs permettraient d’avoir accès. Certaines légendes vont cependant plus loin : il aurait été question au départ de créer un « mécanisme très complexe débouchant éventuellement sur une couverture intégrale de la temporalité et, conséquemment, sur une machine à mesurer le temps dans son ensemble » (83). Une manière de dire que, dans ce lieu, le passé, qui passe par les blocs, échapperait à la linéarité.
Si « L’horloge musicale » part d’un passé incertain, « Les portiers » conduit à un futur brumeux. Là encore, c’est la machine qui détermine l’esprit du temps. Deux immenses portes tournantes, qui ressemblent à un livre ouvert, sont gardées par un portier qui se charge de « tourner les pages » devant donner accès à « un immeuble qui reste toujours fermé bien qu’inexistant » (118). Si peu de gens s’intéressent « à cet immeuble qui n’a prise sur la réalité que par ses portes » (119), le portier ne peut supporter cette situation et parcourt le village, servant de rabatteur pour attirer le public vers l’attraction dont il s’occupe, affirmant que le dernier volet sera bientôt tourné et l’immeuble accessible. Immanquablement, le public se précipite, espérant découvrir l’envers du décor : qu’y a-t-il derrière les portes? Certains parlent de miroirs déformants (nous voilà de retour au Palais des glaces du « Vaisseau »), d’autres d’un mausolée où ceux qui oseraient s’y risquer devraient craindre pour leur vie (du danger d’aller chez les morts, comme dans « L’aqueduc »). Dans le cas présent, la machine ouvre sur l’avenir. Pourtant, « un groupe de prétendus historiens » s’y intéresse, « mais ce n’est pas en leur compagnie que nous quitterons le domaine de la spéculation. » (120) Ces sentiers qui bifurquent, à l’orée d’une possible ouverture des portes, stimulent donc l’intérêt de gens qui cogitent sur le passé et s’interrogent sur les objectifs à l’origine de cette machine.
On pourrait donc avancer que l’Histoire se manifeste, mais curieusement moins dans le temps (la durée — historique — est atemporelle, insituable) que dans l’espace : elle existe à travers les machines elles-mêmes. Le public qui les observe est plus qu’un public d’initiés : dans plusieurs cas, il fait corps avec la machine et, en ce sens, devient lui-même une attraction, le miroir de ses propres inventions, si on accepte l’idée que les villageois et leurs ancêtres ont bien créé les singulières attractions qui peuplent le village. Ils sont ainsi piégés par leurs machines, à moins que ce soit l’inverse qui se produise.
Un corps-à-corps avec les machines
Dans « L’horloge musicale », les descriptions et les réflexions sur les blocs conduisent le narrateur à expliquer que chaque villageois possède une curieuse montre, dans un long boîtier qui va du coude au poignet, en forme de violon, alimentée par une pile au mercure. De brèves considérations sur le temps aboutissent, dans une parenthèse abrupte qui vient clore le texte, à l’affirmation suivante : « (Quand la pile perd sa charge, nous mourons.) » (86) Ce lien organique au mécanisme se retrouve de manière encore plus surprenante dans « L’activité cérébrale des gardiens de nuit ». Les objets qui se meuvent dans l’espace et qui ont une « utilité indéfinie » (61) seraient actionnés par le crâne des gardiens de nuit eux-mêmes : « Une fois sur les lieux de travail, ils les extirpent de l’enveloppe de chair et les mettent en circulation. » (64) Ces hybrides de vivant provoquent ainsi un étonnant étirement de l’être dans l’espace, comme si l’esprit (le cerveau dans le crâne) et le corps pouvaient être des entités séparées, fonctionnant à distance. Les machines apparaissent ainsi à de multiples reprises comme liées de façon indissociable à l’organique, à l’existence des villageois eux-mêmes.
Dans un entretien, Bruno Latour réfutait l’idée selon laquelle
plus on avance dans l’époque moderne, moins il y a des gens dans les dispositifs techniques. C’est exactement le contraire : plus on est moderne, plus ces dispositifs mobilisent et intéressent […] un grand nombre de gens, c’est-à-dire en fin de compte s’humanisent.
1994: 171
À cette affirmation qui porte sur le rapprochement, voire l’entrelacement entre organique et non-organique (le cyborg est là, implicite), on pourrait ajouter cette autre, qui a également valeur historique : pendant longtemps, les machines construites
déployaient toutes leurs potentialités à travers leurs rouages, leurs engrenages, leurs poulies, leurs câbles […]. L’ensemble était visible, palpable. […] Avec les machines modernes, avec les techniques de l’électronique et des circuits intégrés, l’artefact se miniaturise au point de devenir impalpable.
Ganascia, 1993: 13
Tout le monde le constate au quotidien : les capacités d’intégration d’un simple téléphone apparaissent ahurissantes pour qui veut se replonger simplement une quinzaine d’années en arrière.
À partir de ces deux affirmations qui ne font pas débat, j’avancerais d’abord l’idée que le village, comme parc d’attractions si on veut le voir ainsi, propose une histoire imaginaire des machines, des modèles les plus grandioses et les plus anciens — les horloges musicales ne sont pas sans faire penser aux pyramides, par certains aspects — jusqu’aux systèmes les plus complexes et les plus imbriqués. Ensuite, que volontairement ou non, les villageois ont fait corps avec les machines qui ont peu à peu colonisé les lieux. Aucun texte ne le démontre davantage que celui qui vient clore l’ouvrage, « Le bernard-l’ermite (robot III) », qu’on lira comme une suite des textes « Le robot (I) » et « L’extracteur de jus (robot II) »[10].
Le titre renvoie à la fois au vivant et au mécanique. Une nouvelle machine appelée « la cage libératrice », présentée dans le Catalogue des prothèses envoyé chaque année aux abonnés, fait sensation :
Cette cage, carcasse de fer à l’aspect rébarbatif, bien qu’elle fasse partie des prothèses, ne semblait être destinée à remplacer ou à ajouter aucun membre en particulier; elle s’adressait au corps entier; l’expérimentateur, selon le mode d’emploi, devait y entrer complètement pour la faire fonctionner.
137-138
Le moteur sous la cage permet de décupler la force de celui qui se trouve à l’intérieur et de voir le sujet se « réduire », jusqu’à devenir une minuscule masse d’énergie extrêmement puissante : « tout l’organisme devenait presque imperceptible, petit carré aplati et luisant, incrusté à même la carapace du moteur » (138). Pour éviter les risques qu’une défaillance du moteur central ouvre les cages — que se passerait-il alors avec cette masse d’énergie à l’intérieur? —, elles sont entourées d’une grille protectrice et placées sous une surveillance permanente. Le succès est tel que les villageois se retrouvent tous dans les cages. La surveillance est laissée à un automate, amas de prothèses lui-même, narrateur de ce récit. Il surveille « l’étonnante libération de [s]on peuple » (142), transplanté sur un moteur central dans lequel tout le village se voit ainsi confiné. Ainsi s’ouvre « à notre petite collectivité la voie de l’ascèse, de la solidification, du retour au noyau primitif. » (139) On notera l’oxymore qui consiste à parler d’un noyau primitif pour une cage aux « plans de coupes microscopiques qui ressemblent à de tout petits circuits imprimés » (143, ce sont les derniers mots du texte), qui rend compte d’une avancée technologique. On remarque aussi que l’automate, peut-être une création humaine (rien ne nous assure du contraire, en tout cas), se considère partie intégrante de la communauté, accentuant l’impression d’un enchevêtrement de l’organique et du non-organique, comme si le village était un vaste corps posthumain. Il devient centripète, tous les villageois concentrés en son centre, sur cette machine paradisiaque ou infernale, c’est selon.
Voilà donc l’ultime attraction du parc, là où le sujet lui-même disparaît, s’annihile au nom de la collectivité, laquelle est ramenée à de minuscules données. La manufacture est piégée (plus personne pour travailler), le village devient un lieu fantôme, la réification de l’humain devient un fait accompli. Y a-t-il aliénation pour autant? Les villageois ne parviennent-ils pas à un parfait bonheur qu’ils ont eux-mêmes édifié? Encore faudrait-il démêler les liens obscurs entre les villageois, la manufacture, le village et les machines qui s’y trouvent, ce que La manufacture de machines laisse entièrement à l’interprétation du lecteur. Contrairement à certains parcs de loisir clairement anxiogènes ou qui le deviennent en cours de narration — pensons par exemple, parmi des ouvrages relativement récents, à Geek Love (1989) de Katherine Dunn, Le ParK (2010) de Bruce Bégout, Super-Cannes (2000) de James Ballard — la fiction de Louis-Philippe Hébert ne permet pas de porter un jugement net sur ce qui se trame dans les limites de cette enclave particulière. Entre des machines pas vraiment ludiques mais fascinantes par leur invraisemblance et des individus dépsychologisés qui donnent souvent l’impression d’être des mécaniques, nous ne sommes manifestement pas devant une fiction mimétique. On peut néanmoins relire ce livre publié il y a plus de quarante ans à l’aune de notre réalité et de la rapidité des développements technologiques. Peter Sloterdijk rappelait dans La domestication de l’être (2000) que la situation pourrait facilement dégénérer en une prise d’otage des sociétés par leurs propres technologies avancées. Dans La manufacture de machines, cette prise d’otages se fait sans violence et en réalité par la volonté même de ceux qui s’abandonnent à la cage libératrice. On interprétera le phénomène comme on veut, mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’aliénation. Dans le grand parc d’attractions mirobolantes du complexe numérico-industriel du GAFAM, rares sont ceux également qui ne s’abandonnent pas au plaisir du spectacle permanent permis par la connexion infinie qui nous enserre, que nous le voulions ou non.
Parties annexes
Notes
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[1]
BÉGOUT, Bruce. 2010. Le ParK, Paris : Allia, p. 37.
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[2]
HÉBERT, Louis-Philippe. 1976. La manufacture de machines, Montréal : Quinze, p. 99.
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[3]
J’ai moi-même écrit trois textes sur cet ouvrage à la fin du siècle dernier qui ont été refondus pour constituer un chapitre d’un de mes livres (Chassay, 2003). J’aborde l’ouvrage ici dans une perspective différente.
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[4]
Il arrive cependant, « quand les demandes se sont accumulées au point qu’il est possible de former des petits groupes de visiteurs » (31), que des visites de la manufacture de machines soient permises, mais avec la présence d’un guide qui a tout d’un surveillant. De plus, comme ailleurs où il est question d’un « public » devant une attraction, rien ne laisse entendre que ces gens viennent de l’extérieur du village, alors que dans l’exemple cité, c’est explicitement un touriste, donc un élément étranger, à qui on interdit l’accès.
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[5]
On lira avec ironie la phrase « il est assez simple de visualiser ce mouvement… » (79) pour une machine particulièrement compliquée.
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[6]
De manière très analogique, on pense à la série cultissime The Prisonner (1967-1968) avec Patrick McGoohan, diffusée sur les écrans une dizaine d’années avant la parution de La manufacture de machines, dans laquelle un ancien agent secret cherche à s’échapper d’un lieu hors du monde où il est enfermé et qui se nomme simplement « The Village ». Espoir déçu à chaque épisode.
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[7]
On notera la superposition du mot « pays » au « village », comme si les résident de ce dernier formaient une nation particulière sur un territoire aux contours pourtant imprécis.
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[8]
Ce qui rappelle une autre figure — très troublante — du parc d’attractions, la « rabatteuse en chef » qu’est la narratrice de Geek Love (1989), roman de Katherine Dunn. Je me permets de renvoyer à ce propos à un de mes textes : « Les nouveaux monstres » (Chassay, 2013).
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[9]
L’analyse proposée dans le texte de Ghislain Bourque va dans cette direction (1979). Ce sujet mériterait assurément un article de fond à lui seul.
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[10]
Je ne m’arrête pas sur la dynamique qui lie ces trois textes, ayant développé ce sujet dans un travail déjà évoqué (Chassay, 2003).
Bibliographie
- Bégout, Bruce. 2010. Le ParK. Paris : Allia, 160 p.
- Bourque, Ghislain. 1979. « “La Manufacture de machines” de L.-P. Hébert. Une machination du texte dans ses effets ». Voix et Images, vol. 4, no 3, avril, p. 407-435.
- Bruckner, Pascal. 1995. La tentation de l’innocence. Paris : Grasset, « Livre de Poche », 280 p.
- Chassay, Jean-François. 2003. « La machine à science », dans Imaginer la science. Le savant et le laboratoire dans la fiction contemporaine. Montréal : Liber, p. 45-80.
- Chassay, Jean-François. 2013. « Les nouveaux monstres », dans Au coeur du sujet. Imaginaire du gène. Montréal : Le Quartanier, p. 271-304.
- Eliade, Mircea. 1978 [1963]. Aspects du mythe. Paris : Gallimard, 246 p.
- Ganascia, Jean-Gabriel. 1993. L’intelligence artificielle. Paris : Flammarion, « Dominos », 126 p.
- Hébert, Louis-Philippe. 1976. La manufacture de machines. Montréal : Quinze, 143 p.
- Latour, Bruno. 1994. « De l’humain dans les techniques, entretien avec Bruno Latour », dans Ruth Scheps (dir.), L’empire des techniques. Paris : Seuil, « Points », p. 162-177.
- Mrozowicki, Michal. 1988. « La description dans “La vie mode d’emploi” de Georges Perec », dans Jean Bessière (dir.), L’ordre du descriptif. Paris : Presses Universitaires de France, p. 209-222.
- Roussel, Raymond. 1974 [1914]. Locus Solus. Paris : Gallimard, « Folio », 308 p.
- Sloterdijk, Peter. 2000. La domestication de l’être. Paris : Mille et une nuits, 111 p.