Résumés
Résumé
Le roman Je hais Internet de Jarett Kobek, publié en 2016 aux États-Unis et traduit en français en 2018, nous offre, à travers les prises de position de son narrateur, la vision d’un Internet liant la ville de San Francisco aux dispositifs médiatiques et économiques des technologies numériques. C’est ce lien, et les conséquences qui en découlent en termes politiques et poétiques, que le présent article se propose d’étudier.
Abstract
Jarett Kobek’s novel I Hate the Internet, published in 2016 in the United States and translated into French in 2018, offers us, through the narrator’s political positions, a vision of an Internet that links the city of San Francisco through the media and economic devices of digital technologies. This link, as well as the consequences resulting from it in political and poetic terms, is what this article proposes to study.
Corps de l’article
« Je hais Internet » est une phrase qu’il serait étonnant d’entendre telle quelle aujourd’hui. Peut-être viendrait-elle de notre grand-mère qui n’y comprend pas grand-chose ou de notre meilleur ami ayant essuyé un énième refus de la part d’une fille ou d’un garçon sur un site de rencontres. C’est pourtant le titre d’un roman de Jarett Kobek, publié aux États-Unis en 2016 aux éditions We Heard You Like Books et paru en version française chez Pauvert en 2018[1].
Le roman raconte l’histoire d’Adeline, une illustratrice de bandes dessinées d’une quarantaine d’années qui a commis « l’unique crime impardonnable du XXIe siècle » quand on est « une femme au sein d’une société qui déteste les femmes » (Kobek, 2018: 9) : exprimer une opinion impopulaire. Devant la classe de l’auteur Kevin Killian, Adeline expose un ensemble d’idées et d’avis sur des sujets aussi divers que le droit d’auteur, le Printemps arabe, le numérique, les chanteuses de musique populaire. Elle remet également en cause le féminisme capitaliste tel qu’il est représenté par Rihanna et Beyoncé. Son intervention est enregistrée par l’un des élèves et diffusée sur YouTube. Adeline se retrouve alors clouée au pilori sur les réseaux sociaux et décide finalement de répondre à ces attaques (36-46). C’est à partir de cette anecdote, sur laquelle il revient sans cesse, que se déploie le roman de Jarett Kobek.
Avec Je hais Internet, Kobek nous propose ce qu’il appelle « un mauvais roman » (35). Le bon roman, ce qu’on entend en général par une bonne « fiction littéraire », est, selon lui, celui faisant « la chronique de problèmes sérieux et d’histoires de famille compliquées » (51). Ce type de littérature aurait été financé par la CIA au cours du XXe siècle — à travers The Paris Review, l’Iowa Writers’ Workshop et le Prix Nobel de littérature — pour permettre l’extension de la culture bourgeoise blanche dans le monde et lutter contre l’URSS et les valeurs communistes (31-33). Cette idée n’est pas une simple affabulation de l’écrivain. Elle est confirmée par un ensemble d’études démontrant le lien historique entre la CIA et le financement d’institutions littéraires lors de la guerre froide[2]. Face à cela, il ne reste plus, selon Kobek, qu’à écrire de mauvais romans et à se frotter vraiment à la technologie :
Lorsqu’il est devenu évident qu’Internet était la fiction dominante du XXIe siècle, par réflexe de survie, de nombreux écrivains ont décidé d’utiliser les réseaux informatiques comme outil marketing. […]
La seule solution pour aborder le sujet d’Internet, c’était d’écrire de mauvais romans dans lesquels le personnage principal n’apparaissait pas.
La seule solution, c’était d’écrire de mauvais romans qui imitaient la capacité des réseaux informatiques à être la poubelle de tous les médias.
La seule solution, c’était d’écrire de mauvais romans qui imitaient la capacité des réseaux informatiques à présenter le contenu de façon absurde et désordonnée.
34-35
C’est donc ainsi que Kobek décide de raconter Internet et les réseaux socionumériques : en exposant des avis tranchés sur tous les sujets, en intégrant des images, en élaborant des listes des meilleurs tweets et en faisant de nombreuses digressions. Kobek pourrait s’inscrire dans une littérature dite « post-Internet », même si le terme est aujourd’hui galvaudé, une littérature concevant Internet non comme un outil, mais comme un environnement, et interrogeant ses effets sur la société, la culture et l’esthétique. Le titre n’est pas ironique. Le roman raconte une détestation radicale d’Internet à travers une critique unilatérale, mais avec beaucoup de justesse et d’humour. Nous nous demanderons quelle contre-narration d’Internet est mise en place au sein de l’ouvrage.
Pour répondre à cette interrogation, nous commencerons par étudier les critiques émises par le narrateur. Nous nous concentrerons ensuite sur la manière dont elles servent à développer une représentation d’Internet non pas comme une surface plane, mais comme un dispositif politique multiscalaire à l’échelle monde. Enfin, nous nous questionnerons sur la vision de la littérature proposée dans le roman.
La violence structurelle d’Internet
Les critiques formulées par Kobek peuvent se résumer schématiquement en trois lignes de force : la violence et le devenir publicitaire de la communication; une critique intersectionnelle du numérique comme pôle d’oppression des classes défavorisées et des personnes racisées; et, enfin, la gentrification territoriale de San Francisco.
Le « devenir publicitaire » de la communication en ligne
La violence des réseaux sociaux, dont chaque utilisatrice ou utilisateur fait un jour l’expérience — que ce soit par des insultes, du harcèlement, des menaces de mort ou des photomontages dégradants —, n’est pas circonstancielle, mais bien structurelle. Elle découle de la mise en place de ce qu’on l’on pourrait nommer le « devenir publicitaire » de la communication entre les individus. Les réseaux socionumériques sont des éditeurs, dans le sens où ils opèrent une mise en forme des écrits, mais également des images et des vidéos, postés par les utilisateurs. Bruno Latour distingue les « intermédiaires », qui transmettent une information sans en altérer le fond ou la forme, des « médiateurs », qui, a contrario, ne peuvent transmettre l’information qu’en la transformant (2014: 148). Si les concepteurs de ces réseaux tentent de les faire passer pour de simples intermédiaires qui ne cadreraient pas l’expression des utilisateurs, ils jouent pourtant un réel rôle de médiateur. L’expression sur les réseaux sociaux doit emprunter un ensemble de chemins bien établis qui la réduisent à sa dimension numérique afin de la rendre calculable. Elle se trouve transformée par les cadres imposés par les éditeurs (architextes, nombre de caractères limité, mise en page, utilisation de caractères Unicode, format des images, etc.). Cette médiation des contenus générés par les utilisateurs et utilisatrices de ces plateformes entre en résonance avec les revenus publicitaires engendrés. La culture de la connectivité n’est mise en avant que pour mieux inciter à leur production qui alimente une création de données permettant l’envoi de publicités ciblées. L’utilisateur devient alors un producteur de textes, d’images et de données sur les réseaux sociaux. Il se retrouve donc, d’une certaine manière, à travailler pour une entreprise dans laquelle il ne possède aucune part et qui ne le rémunère pas. Tel est, selon Dominique Cardon et Antonio Casilli, l’un des principes du digital labor (2015).
Tout au long du roman de Jarett Kobek, les profits générés par la violence exprimée sur les réseaux socionumériques sont exposés. Ces deux aspects entrent également en résonance avec l’oppression raciale et de genre. Par exemple, après avoir raconté une histoire de vengeance pornographique[3] sur Internet, le narrateur précise :
Presque toutes les connaissances d’Ellen ont vu les photographies d’Ellen en train de faire une fellation à son petit ami du lycée.
Pendant ce temps-là, Facebook gagnait de l’argent. Chaque message que les gens s’envoyaient à propos de l’humiliation d’Ellen sur la place publique était accompagné de publicités pour des rasoirs électriques, pour de la nourriture pour animaux de compagnie ou pour le Téléthon.
Pendant ce temps-là, Google gagnait de l’argent. Chaque fois que quelqu’un tapait le nom d’Ellen dans son moteur de recherche, Google faisait de la publicité ciblée et collectait les données des utilisateurs pour les exploiter dans le futur.
2018: 108
Pour le narrateur, les contenus choquants et violents occuperaient la plus grande place sur les réseaux socionumériques car ce sont eux qui engendreraient le plus de réactions, donc de création de contenus et, par conséquent, d’argent (88). Dès lors, la violence que l’on retrouve sur les réseaux socionumériques n’est plus vue comme conjoncturelle, liée à certaines discussions ou certaines plateformes, mais comme structurelle, inhérente aux dispositifs médiatiques : « cibler les pires instincts des gens constitue une bien meilleure façon de générer des revenus publicitaires que d’en appeler aux côtés humanistes de notre nature! » (334)
Cela nous amène alors à nous interroger sur la possibilité d’un échange interindividuel sur Internet. L’incommunicabilité n’est pas vue dans le roman comme un problème existentiel, mais matériel et médiatique. Selon le narrateur, la parole sur les réseaux socionumériques se trouve réduite à une matière permettant la création de valeurs pour une grande entreprise : « Comment discuter avec des gens dont les expressions sont des slogans publicitaires promus par Twitter? » (189) Ce « devenir publicitaire » contamine à son tour la textualité du roman, qui finit par utiliser des formules toutes faites, telles des ritournelles publicitaires que l’on garde en tête. Par exemple, chaque évocation de l’iPad ou de l’iPhone est suivie du syntagme « l’iPhone avait tout changé », qui reprend ironiquement le discours commercial de Steve Jobs, vantant l’aspect « révolutionnaire[4] » des produits de la marque Apple, et sa façon de l’inscrire comme une vérité à force de répétition.
Internet comme dispositif d’oppression raciale
La question raciale occupe également une place prépondérante dans la critique des réseaux socionumériques et d’Internet formulée par Kobek. La manifestation la plus frappante de cette question dans le livre est le fait que la couleur de la peau de chaque personnage est précisée : chacun est en effet caractérisé par le taux de mélanine qu’il possède . Kobek écrit par exemple : « Adeline n’avait pas de mélanine au niveau des cellules basales de son épiderme, elle était donc membre de la construction sociale nommée race blanche. » (18) Force est de constater que les individus mentionnés par le narrateur en sont souvent dénués : sur les 89 personnages cités dans le roman, 65 n’en ont pas et 24 en possèdent. Cela permet à Kobek de formuler deux critiques, l’une explicite et l’autre implicite. La première est qu’en se focalisant sur le taux de mélanine des personnages, il montre l’hypocrisie de la construction raciale qui oppose les « Blancs », « dépourvu[s] de mélanine » (47), à toutes les autres personnes qu’on dit « de couleur ». L’opposition est alors binaire entre ceux qui n’ont pas de mélanine et ceux qui en possèdent, qu’importe le taux. Ainsi, parmi les 24 personnages non blancs, certains sont afro-américains, d’autres sont d’origine asiatique, viennent d’Amérique latine, du Moyen-Orient. Ce manque de diversité raciale est surprenant pour un roman géographiquement si ancré à San Francisco, une ville où les Blancs sont une « majorité minoritaire », pour reprendre le terme de la sociologue Sonia Lehman-Frisch (2018: 66). La deuxième critique émise par Kobek concerne les fameux « bons romans » qui, d’une certaine manière, contribuent à renforcer l’idée que « le blanc n’est pas une couleur » en qualifiant généralement par leur couleur de peau uniquement les personnages possédant un taux important de mélanine.
Selon Kobek, Internet serait basé sur un imaginaire blanc et les dispositifs électroniques, à partir desquels nous utilisons les réseaux socionumériques, seraient construits, à l’échelle mondiale, selon un « colonialisme digital ». Ceci se manifeste par l’extraction des matières premières nécessaires comme le coltan en Afrique, la fabrication des téléphones et ordinateurs en Chine ou dans les pays d’Asie du Sud-Est, le contrôle des infrastructures de construction du matériel informatique et le développement des logiciels selon les normes nord-américaines et européennes, ou la surveillance et la capture des données qu’elle implique[5]. Et rien n’y échappe, pas même l’expression d’une parole contestataire : « Les seules personnes qui gagnaient de l’argent grâce à Black Twitter étaient des Blancs. » (163) Et il en est ainsi à cause du devenir publicitaire de la communication : « Au XXIe siècle, le racisme, comme toute création de l’esprit humain, était un produit utile. Le racisme permettait de multiplier les publicités. » (263)
La gentrification de San Francisco
Cette violence structurelle d’Internet se retrouve également à l’échelle territoriale de la ville de San Francisco. Son essor économique et démographique survenu dans les années 2010 — lié au développement rapide des industries technologiques et des plateformes numériques telles Facebook, Twitter, Uber ou AirBnB dont les sièges sociaux sont implantés dans la Silicon Valley — a entraîné une gentrification blanche qui a reconfiguré la composition sociale et ethnique de la ville. Comme le rappelle la sociologue Sonia Lehman-Frisch, les inégalités sociales de San Francisco sont principalement des inégalités ethnoraciales (2018: 85). L’arrivée de ceux que Kobek appelle les « milliardaires en sweat à capuche » (2018: 331) dans son roman produit ainsi une augmentation de la discrimination sociale et donc raciale :
La nouvelle génération de travailleurs avait eu un effet catastrophique sur le marché de l’immobilier. San Francisco s’étalait sur dix kilomètres de large et autant de long. Le logement était limité.
Des gens qui touchaient un salaire à six chiffres pouvaient payer 3500 $ par mois pour un studio dans un quartier ouvrier latino.
Les autres, ceux qui étaient venus sur la côte Ouest attirés par des promesses fantômes, se regroupaient.
Ils vivaient à huit dans un deux-pièces. Ils payaient 5000 $ de loyer par mois. Il y avait deux lits superposés dans chaque pièce. (134)
Ce thème de la gentrification et des conséquences socioraciales qu’elle implique se trouve au coeur du récit. Les amis d’Adeline sont contraints quitter San Francisco les uns après les autres. Les populations racisées doivent quant à elles abandonner les quartiers communautaires historiques. Mais l’ouvrage ne prend pas la forme d’un essai pour dénoncer cette gentrification : c’est par l’intermédiaire de scènes littéraires que Kobek raconte ce qu’il advient de sa ville. Par exemple, les dernières pages du roman mettent en scène un affrontement entre une équipe d’ingénieurs descendant d’un « Google Bus », nom générique désignant les bus emmenant les travailleurs des grandes entreprises numériques de chez eux à la Silicon Valley, avec un groupe de jeunes latinos du Barrio (347-349). Ce passage reprend le Nadsat, dialecte imaginaire du roman A Clockwork Orange (1972 [1962]) d’Anthony Burgess et du film éponyme de Stanley Kubrick (1971), et transcrit fictionnellement la violence ethnique et sociale entraînant la tension urbaine au sein de la ville de San Francisco.
Internet comme dispositif idéologique multiscalaire
L’intérêt et la pertinence des critiques élaborées par Kobek résident dans le fait qu’elles ne se focalisent pas sur le monde « virtuel » lui-même, mais considèrent Internet comme un dispositif idéologique multiscalaire.
Une technologie n’est jamais neutre
Une des illusions les plus en vogue au XXIe siècle était de croire que les nouvelles technologies, qui naissaient chaque jour, étaient neutres. […] Mais toute technologie était le produit des idéologies avouées et inavouées de son créateur. Internet n’était pas un environnement neutre dédié à la liberté de parole.
Kobek, 2018: 187
Ce que nous dit Kobek, à l’instar de penseurs du numérique comme Evgeny Morozov ou Benjamin Bratton, c’est qu’une technologie est toujours le fruit d’un certain imaginaire politique et culturel. Pensons à la loi de Conway, du nom du sociologue Melvin Conway, qui s’énonce ainsi : « organizations which design systems […] are constrained to produce designs which are copies of the communication structures of these organizations. » (1968: 31) Si l’organisation est raciste, même inconsciemment, le système reproduira ce racisme dans son dispositif. Dans son livre The Stack. On Software and Sovereignty (2016), Bratton effectue un retournement tout latourien en avançant que les systèmes eux-mêmes finissent par créer des formes d’organisation. Et cela vaut également pour les systèmes techniques ou technologiques. La non-neutralité d’Internet fait écho, pour Kobek comme pour Bratton, à l’imaginaire occidental se pensant universel. Bratton parle, par exemple, de « doctrine Monroe du cloud » (2016: 34), faisant allusion au nom de la politique étatsunienne d’expansionnisme en Amérique latine au tournant du XXe siècle. Kobek s’intéresse quant à lui davantage aux militaires qui ont construit Internet (2018: 253-254). Comme pour les liens entre la littérature et la CIA, ceux qu’il tisse entre Internet et l’armée se basent sur des faits historiques. Le sociologue Dominique Cardon écrit ainsi, dans son livre Culture numérique : « Même si d’autres motivations sont intervenues par la suite, il ne faut jamais oublier que l’aventure de l’informatique a été constamment poussée par la logique de contrôle et de commande militaire[6]. » (2019: 81) Cette idéologie sous-jacente à la technologie, dans un contexte de computation mondiale, diffuse des valeurs hégémoniques. Selon Kobek, la violence à la base d’Internet est masculine, militaire et blanche.
La vision de Kobek est sombre et pessimiste car, pour lui, la violence d’Internet ne peut être battue de l’intérieur. Reprenant les mots de l’écrivaine Audre Lorde, il fait dire à son personnage principal : « N’oubliez jamais qu’on ne combat pas l’ennemi avec les mêmes armes que lui[7]. » (2018: 77) Ce n’est donc pas en ligne que nous pourrons, selon l’auteur, nous émanciper de la violence patriarcale et raciale d’Internet. Tous les débats, l’indignation qu’on trouve sur les réseaux socionumériques se réduiraient à ce qu’on appelle du slacktivisme ou clictivisme[8] qui, en fin de compte, ne servirait qu’à nous présenter encore davantage de pubs et à enrichir les actionnaires de ces plateformes : « Leur activisme s’articulait via des outils appartenant au patriarcat. Leur activisme était visible sur des plateformes dont le seul but était de vendre de la publicité. » (328)
L’imaginaire culturel de la Silicon Valley
Si une technologie n’est pas neutre, il faut alors se demander quels imaginaires et cadres de pensée se trouvent derrière celles que nous utilisons. En ce qui concerne les plateformes de la Silicon Valley, Kobek relève trois influences principales.
La première est celle de la philosophe et romancière objectiviste Ayn Rand, célèbre, entre autres, pour ses récits Atlas Shrugged (1957) et The Fountainhead (1943). Dans l’ensemble de son oeuvre, Ayn Rand a prôné un individualisme radical, pour lequel la poursuite de l’intérêt personnel représente la plus importante visée morale, en assumant toutes les conséquences que cela peut engendrer. Pour cette raison, elle était foncièrement opposée à toute intervention de l’État, mais également à toute forme d’altruisme. Les individus étant vus comme absolument libres, toute position sociale devient une responsabilité personnelle. Comme il le fait avec de nombreux noms propres ou concepts, Kobek accole à sa première mention de l’autrice une phrase qualificative rappelant les épithètes homériques : « Ayn Rand […] expliquait que les pauvres étaient des sous-merdes qui méritaient de mourir la tête dans le caniveau » (49). Rand et sa pensée ont eu une grande influence sur la vie politique américaine, notamment auprès des républicains, dont Ronald Reagan, Donald Trump et Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale des États-Unis. Aujourd’hui encore, sa pensée a un ascendant sur des dirigeants d’entreprises de la Silicon Valley. Kobek retrace ainsi les liens d’affinité intellectuelle entre Peter Thiel (PayPal), Steve Jobs (Apple), Jimmy Wales (Wikipedia), Travis Kalanick (Uber) et la philosophe (49).
La deuxième influence identifiée par Kobek est, bien évidemment, celle de la littérature de science-fiction. L’imaginaire des dirigeants de la Silicon Valley est en effet infléchi par de nombreuses histoires relevant de ce genre. On peut penser à l’importance qu’a pu avoir un terme comme « cyberspace » popularisé par le roman Neuromancer de William Gibson, publié en 1984. La littérature de science-fiction est, pour Kobek, la base d’un vocabulaire nouveau partagé par une communauté. L’écrivain met alors en scène le personnage de Baby, meilleur ami d’Adeline et auteur d’Annie Zéro, un ouvrage à succès ayant une influence sur les techies de la Silicon Valley. Baby invente, par exemple, le terme « zergoutbouc », que certains personnages utilisent dans le roman, et qui désigne « une création artistique dont vous reconnaissez la haute qualité mais qui ne vous touche pas personnellement » (2018: 57). Le recours à de tels néologismes n’est pas accessoire ou superficiel pour Kobek. En tant qu’auteur, il s’intéresse aux mots et à la vision du monde qu’ils transmettent. Ils sont à la base de chaque imaginaire; nous ne pouvons les ignorer.
La troisième influence soulignée par l’auteur est peut-être la plus directe. Il s’agit de celle de l’imaginaire hippie de San Francisco, qui se trouve, pour Kobek, dénaturé par les techies de la Silicon Valley : « Ces fadaises étaient nées à la fin des années 1960 et au début des années 1970 chez des jeunes gens qui avaient confondu capitalisme participatif et affranchissement. » (161) En lisant cela, on ne peut que penser au livre précurseur, publié par Fred Turner en 2006, sur l’imaginaire hippie et technologique de la région de la baie de San Francisco, From Counterculture to Cyberculture. Fred Turner montre, à travers la biographie de Stewart Brand, créateur du Whole Earth Catalog et fondateur de la communauté virtuelle The WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link), qu’à ses débuts, Internet était utilisé par des communautés situées au croisement des milieux universitaires, entrepreneuriaux et de la contre-culture hippie. L’influence de cette dernière sera d’ailleurs mise en scène par un certain nombre d’entrepreneurs, comme Steve Jobs dont les expériences avec le LSD, la spiritualité orientale et les séjours en ashram sont racontés dans la biographie que lui a consacrée Walter Isaacson en 2011.
Internet multiscalaire
La critique du narrateur n’isole jamais Internet dans un espace clos : la gentrification, la violence sociale et politique, les dynamiques d’exploitation se trouvent toutes liées. Cela se rapproche de la structure du Stack de Benjamin Bratton, qui voit la computation à l’échelle mondiale comme une mégastructure accidentelle en six couches : utilisateur, interface, adresse, ville, cloud, Terre.
The Stack […] is a vast software/hardware formation, a proto-megastructure built of crisscrossed oceans, layered concrete and fiber optics, urban metal and fleshy fingers, abstract identities and the fortified skins of oversubscribed national sovereignty. It is a machine literally circumscribing the planet, which not only pierces and distorts Westphalian models of state territory but also produces new spaces in its own image : clouds, networks, zones, social graphs, ecologies, megacities, formal and informal violence, weird theologies, all superimposed one on the other.
2016: 52
Toutes ces couches se trouvent également liées chez Kobek, comme le montre cette phrase : « Si vous voulez savoir pourquoi San Francisco et sa région vont si mal, c’est simple. À part Apple, la première source de revenus de toutes les autres entreprises est la publicité. » (2018: 234) C’est le devenir publicitaire de la communication qui explique, pour Kobek, à la fois la violence de l’expérience en ligne et la violence à l’échelle territoriale de la ville.
Une littérature documentaire et urbaine
Une narration documentaire
Le texte de Kobek est une « narration documentaire », pour reprendre le terme de Lionel Ruffel (2012); il s’agit d’un texte hybride, qui allie la fiction au réel et à ses documents. Ainsi, des personnes réelles apparaissent dans l’ouvrage : des écrivains comme Kevin Killian (Kobek, 2018: 37), pour qui l’auteur semble avoir une grande admiration, des dirigeants de grandes entreprises de la Silicon Valley tels que Peter Thiel (49), ou des individus liés à des faits divers comme Sandra Cuadra (210). Par ailleurs, une partie du texte dénonçant la gentrification de la ville se fonde sur des exemples concrets, comme le rachat du bail d’une galerie d’art par un restaurant appelé Local’s Corner dans Mission District, le quartier hispanique de San Francisco. Le narrateur évoque les manifestations, les pétitions, les réunions de quartier qui ont entouré cette implantation. Et il fait alors intervenir l’histoire de Sandra Cuadra, matriarche d’une famille latino-américaine s’étant vu, en 2014, refuser l’accès à ce restaurant (210-211). Il y a un souci du réel chez Kobek qui se manifeste par une hybridation entre la fiction et ses recherches sociologiques, historiques et politiques. Son ouvrage est tout autant le résultat d’un travail d’activiste et de documentariste que d’écrivain.
L’ancrage à San Francisco
L’écriture de Kobek est très liée au courant littéraire New Narrative, qui a émergé à San Francisco dans les années 80 avec des auteurs et autrices comme Kevin Killian, Kathy Acker et Dodie Bellamy, auxquels Kobek fait explicitement référence. Leurs oeuvres se caractérisent par leur utilisation d’éléments autobiographiques et de faits anecdotiques, l’importance qui y est accordée à la réflexion métatextuelle et à la position géographique des narrateurs et narratrices, ainsi que par la création de collages littéraires. L’ancrage littéraire et physique de Kobek à San Francisco permet de mieux comprendre ses critiques et son angle d’attaque. Cette ville sanctuaire[9] est à l’avant-garde des politiques progressistes sur les questions de genre, d’accueil, d’écologie et d’égalité raciale. La focalisation de l’auteur sur ces questions dans sa critique d’Internet peut être vue comme résultant de la dynamique intellectuelle de la ville.
Le langage pour défaire le langage publicitaire
Malgré les critiques émises par l’intermédiaire de ses personnages, tout ne semble pas condamné pour Kobek et une possible sortie de crise apparaît en filigrane. Elle prend tout d’abord la forme d’une confiance en la puissance des mots pour défaire les abus du langage publicitaire en ligne, et ce, même si le narrateur s’oppose clairement à cette possibilité :
Le pouvoir ne passait pas par les mots. Et c’est un écrivain qui vous le dit. Les seuls endroits où les mots avaient du pouvoir, c’est lorsqu’ils étaient griffonnés sur les murs d’une chiotte.
Le seul effet de ce qu’écrivent les petites gens sur Internet était de faire le malheur d’autres petites gens.
Lorsque vous vous attaquez à plus gros que vous, vous semez la zizanie.
Diviser pour mieux régner.
267
Malgré tout, l’auteur utilise les mots pour défaire ce langage publicitaire que l’on ne prend plus le temps de questionner, par un détournement de l’écriture de Wikipédia et la rédaction d’aphorismes qui, mis ensemble, pourraient ressembler à une version 2.0 du Dictionnaire des idées reçues flaubertien (1979 [1913]). Comme les noms propres, dont nous avons déjà mentionné l’exemple d’Ayn Rand, un certain nombre de concepts se trouvent définis de façon surprenante dans l’ouvrage. Par exemple, dès que le mot « argent » apparaît, il est précisé qu’il s’agit de l’« unité par laquelle les gens mesur[ent] le degré d’humiliation » (18). De façon similaire, Internet est présenté comme « un endroit incroyable pour nier le réchauffement climatique, détourner délibérément le message de la Bible et dénoncer les théories darwinistes de l’évolution » (54). Ceci permet de rappeler qu’une notion aussi courante que l’« argent » n’a rien de naturel en soi. De la même façon, c’est en jouant avec les mots que l’auteur déconstruit des idées comme celle de « race blanche », en rappelant qu’une personne dite « blanche » possède plutôt une couleur « rosée peu flatteuse qui rappel[le] celle d’un porcelet tout juste né » (17). La littérature, l’écriture nous permet d’interroger ces mots-concepts qui nous enferment dans une certaine vision du monde.
C’est aussi avec l’humour que Kobek défait l’idée que les Occidentaux pourraient se faire du « Printemps arabe », une série d’insurrections populaires survenues entre 2010 et 2012 dans un certain nombre de pays du Maghreb et du Proche-Orient, et nommées ainsi par les médias occidentaux :
Dans les zones tropicales ou subtropicales, il existe, au mieux, deux saisons. La saison humide et la saison sèche.
C’est un autre des miracles accomplis par les multinationales américaines situées à San Francisco et aux alentours : le premier printemps du Moyen-Orient.
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Kobek choisit le jeu de langage pour avancer ce que les sciences sociales nous disent déjà. En effet, l’explication médiatique fréquente veut que ce soit grâce aux réseaux sociaux comme Facebook et Twitter que ces révoltes aient vu le jour, pourtant les chercheurs Ramesh Srinivasan et Adam Fish, dans After the Internet (2017), rapportent que ceux-ci y ont joué un rôle tout à fait mineur.
D’autres internets sont possibles
Le roman de Kobek nous raconte donc bien Internet et les réseaux sociaux. Mais il décide de ne pas s’arrêter à ce qui se passe sur l’écran. Il va voir de l’autre côté pour exposer les dynamiques qui entretiennent ces outils. Face à la violence structurelle du dispositif lié au devenir publicitaire de la communication et à l’idéologie sous-jacente de la technologie, il invite à la création d’un nouvel Internet, un Internet fait par les femmes :
Les femmes doivent développer leur propre Internet! Elles doivent se regrouper et créer un nouvel Internet gynocentrique et elles doivent en exclure toutes les hypothèses idiotes des hommes dans son organisation et son design! Elles ne doivent pas répéter les mêmes erreurs! Pas de discours à la con sur la liberté de parole, pas de discours à la con sur les libertés individuelles, pas de discours à la con sur le renouveau de la littérature jeunesse! […] Lorsque toutes les femmes auront fini de créer leur propre Internet, elles doivent en bannir les hommes! Pour au moins dix ans, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de bugs!
2018: 338
Avec cette ouverture, Kobek nous engage à sortir de la vision que nous avons d’Internet pour imaginer ce qu’il pourrait être. Ce n’est pas Internet en tant que tel qui serait néfaste, mais les forces économiques, politiques et idéologiques qui le déterminent. À l’instar des travaux de Srinivasan et Fish, la fin du roman tente de remettre en cause le « mythe » d’un Internet unique et neutre. Le roman a en effet montré en quoi Internet, loin d’être une entité mythique universelle et insaisissable, est situé et matériel. Peut-être alors faudrait-il ne plus parler d’Internet (avec une majuscule mythologique), mais d’un internet, comme le revendiquent Srinivasan et Fish dans leur ouvrage (2017). Ainsi, nous pourrions accorder Internet au pluriel, car une multitude d’internets sont possibles. Certains existent déjà alors que d’autres restent à inventer. Pour ce faire, nous aurons besoin des artistes ainsi que des écrivains et écrivaines qui voient « la réalité nue et sans voiles », comme l’écrit Bergson (1972 [1916]: 1201).
La lecture du roman de Kobek fait naître le désir de trouver sous sa plume la description d’un autre internet, qui aille plus loin que sa proposition gynocentrique. Mais, en attendant un second roman qui la laissera peut-être apparaître, on peut se reporter à de nombreux projets réalisés par des artistes et des collectifs militants qui nous montrent d’autres voies pour penser le numérique. Parmi eux, citons le cycle de conférences et de performances Afrocyberféminismes, organisé par Oulimata Gueye et Marie Lechner à la Gaité Lyrique de Paris en 2018[10]. Cet événement a vu des artistes telles que Tabita Rezaire, Kapwani Kiwanga ou encore Mimi Onuoha apporter des pistes de réflexion sur ce que pourrait être un internet libéré de ses biais racistes et sexistes.
Parties annexes
Notes
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[1]
C’est cette traduction française qui constituera notre référence dans le cadre du présent article.
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[2]
Nous renvoyons ici, pour plus de précisions, au livre Finks. How the CIA Tricked the World’s Best Writers (Whitney, 2016).
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[3]
La vengeance pornographique, pornodivulgation, ou « revenge porn » en anglais, désigne la diffusion de vidéos intimes d’une personne sans son consentement. La pratique a connu un essor depuis l’arrivée sur le marché des téléphones intelligents, qui permettent de réaliser puis de diffuser facilement ce type de vidéos.
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[4]
Nous pouvons par exemple constater cette rhétorique commerciale lors de la présentation en 2007 du premier iPhone (s.a., 2017).
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[5]
Nous renvoyons ici aux articles « Digital Labor Studies Go Global. Toward a Digital Decolonial Turn » d’Antonio Casilli (2017) et « Digital Colonialism. US Empire and the New Imperialism in the Global South » de Michel Kwet (2019).
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[6]
À cet égard, nous pouvons également consulter l’ouvrage The Closed World. Computers and the Politics of Discourse in Cold War America (1997) de Paul N. Edwards.
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[7]
L’écrivaine et militante Audre Lorde, lors d’une conférence à New York en 1979, prononça une phrase devenue célèbre depuis : « The master’s tools will never dismantle the master’s house. » (1984 [1979]).
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[8]
Le slacktivisme et le clictivisme désignent une forme de militantisme qu’on retrouve sur Internet et les réseaux socionumériques, et qui consiste, par exemple, à signer des pétitions en ligne ou à partager du contenu, sans s’engager plus concrètement et activement.
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[9]
Une ville sanctuaire est, aux États-Unis et au Canada, une ville qui applique une politique de protection des sans-papiers.
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[10]
L’événement Afrocyberféminismes a eu lieu à la Gaité Lyrique à Paris du 21 février au 4 juillet 2018.
Bibliographie
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