Résumés
Résumé
Dans son essai Esthétique pour Patricia, suivi d’un écrit de Patricia B. (PUM, 1980) – qui, à une lettre près, était bel et bien non seulement dédicacé à mais inspiré par Patricia Godbout –, G.-André Vachon tentait de répondre à son étudiante au sujet de la littérature et lui intimait d’écrire, un peu à la manière des Lettres à un jeune poète. Plus de quarante plus tard, Patricia Godbout répond donc en quelque sorte à cette injonction de son ancien professeur dans Bleu bison. J’examine d’abord ici les correspondances qui se font jour dans ce passage à l’écriture de fiction (autobiographique) à partir de quelques principes qui dévoilent l’esthétique de ma narratrice tant dans sa relation à la lecture et à la traduction (Mélissa la narratrice est traductrice) qu’à la littérature. J’analyse ensuite cette autre traduction qu’est l’art : le dessin joue en effet une part importante dans le récit à travers les carnets de Louis, le frère de la narratrice, tout comme c’était le cas dans Esthétique pour Patricia B. placée à l’enseigne du Portrait de la main gauche de Léonard de Vinci.
Mots-clés :
- Patricia Godbout,
- Bleu bison,
- littérature québécoise,
- esthétique,
- poétique de la lecture,
- traduction,
- ekphrasis
Corps de l’article
C’était l’hiver, le bel hiver 1975, si riche en froid, en blanc de neige, en bleu de ciel. Pas une tempête pour t’arrêter. Tu es là. Ton pantalon de coton bleu, ton tricot mal ajusté, tes bottines de garçon… J’essaie aujourd’hui de te répondre. Tu as vingt, vingt et un an. Je réinvente tes questions.
C’est ainsi que commence cette Esthétique, adressée à Patricia, jeune étudiante inscrite en Lettres, à l’université. Elle est tout entière une réflexion sur la littérature et l’écriture. À la fin de l’ouvrage, Patricia elle-même prend la plume : c’est la Lettre de Tampa[1].
Georges-André Vachon, Esthétique pour Patricia
Il est rare que l’on puisse parler de transfert dans l’enseignement (l’un de ces trois métiers dont Freud disait qu’ils étaient « impossibles[2] »), et surtout en des termes aussi élogieux (on a tous en tête de nombreux contre-exemples désastreux où le maître a fait main basse sur cet amour dit de transfert…). Dans le cas qui nous occupe ici, voici un professeur, d’âge mûr (Georges-André Vachon a cinquante-quatre ans quand il publie cet essai), inspiré par son étudiante au point de lui dédier une Esthétique, et plus encore, puisque par la « Lettre de Tampa » qu’« elle » lui écrit (précisons : qu’il s’écrit à lui-même), c’est bien en effet une autre voix d’écriture qui s’est ouverte à lui grâce à son étudiante en Lettres, cette Esthétique amorçant le versant le plus personnel de sa réflexion, peut-être ce qu’il a écrit de plus fort, avec son texte intitulé « Nominingue[3] ».
Esthétique pour Patricia représente donc un cas rare pour ne pas dire unique dans l’histoire de la littérature québécoise, et peut-être de la littérature tout court. On peut toujours penser aux Lettres à un jeune poète dont l’injonction rappelle le « Tu dois écrire[4]… » réitéré par Vachon tout au long de son essai, mais ce n’est pas vraiment comparable, la relation maître/disciple demeurant hiérarchique, infléchie en un seul sens, alors qu’ici, c’est l’étudiante qui est la muse, l’inspiratrice, la destinataire, celle qui apprend quelque chose au maître et le pousse à écrire, au-delà de son savoir. Cela ferait plutôt penser, avec l’image épiphanique en exergue, à la rencontre de Dante et Béatrice dans La Vita Nova (ce que suggère peut-être le « B. » du titre de l’« Écrit » de Patricia). Non, ne souriez pas trop de ce rapprochement, car La Divine Comédie est citée à plusieurs reprises dans Bleu bison, j’y reviendrai.
Voici donc une situation hors du commun : un professeur qui écrit pour son étudiante, à l’inverse du code en usage, et invente pour elle une écriture qu’on pourrait qualifier de réelle fictive, selon la définition qu’en donne, non sans une fine ironie, la narratrice de Bleu bison en s’interrogeant sur le projet d’écriture de Catherine, l’amie de son frère Louis :
Ce roman épistolaire de l’hypermodernité l’aurait amenée à s’interroger sur ce nouveau genre. Était-il plus hyperréaliste encore que l’autofiction? Cette utilisation de matériau réel, même remodelé, était-elle impudique, ou alors anecdotique, lassante? Fallait-il censurer, et comment, et jusqu’où? Elle posait en somme la question de l’éthique de ce type de création, celle aussi de l’utilisation de l’authenticité à des fins littéraires[5].
Godbout, 2017 : 28
Quoi qu’il en soit (mais cette question éthique nous importe évidemment), ce qui est plus extraordinaire encore dans cette situation de correspondance littéraire (au sens fort et étrange du terme), c’est bien que, quelque quarante ans plus tard, en 2017, l’étudiante, devenue entretemps professeure et traductrice, écrive à son tour un roman, Bleu bison, où elle lui répond en son nom propre, Patricia non plus B. mais G., dans une fiction non moins authentique, utilisant le « matériau réel » à des « fins littéraires ». J’ajouterai qu’en 1975, j’étais moi-même non seulement étudiante au Département d’Études françaises (son nom d’alors) de l’Université de Montréal en troisième année du B. A. spécialisé, mais que Patricia était ma voisine de palier au 7029, rue Drolet, troisième étage, où nous habitions dans deux 4 ½ contigus et où nous sommes devenues amies, entre chats, murs de papier, gâteaux et discussions politiques partagés – sans parler des secrets de famille. D’une certaine façon, je suis donc la témoin, celle qui peut attester que tout est vrai dans cette histoire de correspondance « destinerrante ».
Je n’ai pas prononcé le mot de « transfert » à la légère, il sera au croisement des trois chemins que j’emprunterai ici : celui du transfert comme déplacement au sens propre d’abord, et tout Bleu bison est d’emblée une histoire d’exil, de « déportation » (65), dit même la narratrice, de déménagement aussi, puisqu’elle doit vider la maison familiale après la mort des parents. Deuxième transfert : celui de la traduction, littérale, d’une langue à l’autre, puisque c’est le métier de Mélissa, mais aussi figurée dans la question de la lecture, qui revêt ici une grande importance. Troisième transfert : celui de l’ekphrasis, figure qui implique, elle, le passage d’un langage verbal, celui de l’écriture, à un autre, celui de l’art – écriture de l’art mais aussi art d’écriture –, l’ekphrasis étant cette autre forme de traduction qui se trouve abordée par petites touches (l’idée d’esquisse, d’étude, de non finito fait partie de cette esthétique, on le verra), puis de façon toujours plus soutenue au long du récit, que ce soit au sujet des sculptures de bois du père, des apprentissages de la peinture chinoise par la narratrice ou, de manière plus grave, des dessins et peintures de Louis, le frère perdu, qui s’est suicidé et dont elle suit la trace dans ses carnets, découverte qui est le coeur de ce livre du deuil, des deuils multiples plutôt. Trois transferts, donc, qui, entre lecture, traduction et interprétation, viennent se tresser, s’entretisser, et donnent à cette écriture sa tessiture particulière.
Transfert I : roman familial et récit mémoriel
Bleu bison se présente d’abord comme un livre de mémoires, tant personnelle que collective. Il s’intéresse surtout à une part de la mémoire non transmise et restitue, peut-être pour la première fois de manière aussi précise, l’histoire d’une famille ouvrière qui quitte la Gaspésie (on pourrait d’ailleurs dire que répond ici à la « Lettre de Tampa » en clôture d’Esthétique pour Patricia, qui lui donnait une finale sublime pour ne pas dire mystique, une « Lettre de Gaspésie », plus prosaïque et dégrisée, qui a fait l’épreuve de la réalité et du déracinement). Bleu bison reconstitue ainsi le récit mémoriel d’une famille sur trois générations, inscrivant sa trajectoire dans celle de « [l]a diaspora gaspésienne, acadienne d’origine en bonne partie, [qui] débarquait en ville en même temps que quantité d’immigrants venus d’autres pays » (8), une immigration de l’intérieur, donc, intériorisée, mais qui ne se reconnaissait pas elle-même : première à naître en ville, Mélissa dit de sa famille qu’elle est « [d]éplacée de l’intérieur qui s’ignore, qui s’est en tout cas longtemps ignorée » (10). Décrivant les tribulations de cette famille qui perd ses repères, son pays d’origine, de Miguasha et Carleton, à Verdun puis à la banlieue de La Prairie, sur la Rive-Sud, la narratrice se fait surtout attentive aux lignes de fracture qui découlent de ce déplacement géographique. Ainsi, de sa grand-mère, dont elle relit autrement la mort prématurée :
Elle est arrivée à Verdun avec mon grand-père l’été suivant, en 1959. Trois ans plus tard, elle était morte. Pour moi, cette chute de grand-mère et ce refus de reprendre pied, c’est un peu aussi une façon de signifier que l’exode massif de la famille hors du pays natal était le début de la fin d’un monde auquel elle avait cru, qui était le sien. Ce monde s’écroulait.
67
Vers la fin de son récit, la narratrice se rend compte que « [c]e n’est sans doute pas un hasard que ce soit à partir de la Gaspésie que ce récit-fiction s’élabore » (97) :
Dans ce scénario, la Gaspésie est la planète (ou le mythe) d’origine. Nous sommes dans l’épisode qui précède la formation de la station-mère que deviendra la maison familiale. Nous, on a toujours vécu déportés de la planète d’origine. On est en orbite autour d’autres corps célestes, ailleurs dans l’espace. On n’a jamais rien connu d’autre. Quand on venait en visite l’été sur la planète d’origine, ce n’était que des retours rapides, des saucettes, tant pour nous que pour nos parents.
[…]
[Nos père et mère] ont fait ensemble quelques allées et venues, puis se sont agglutinés autour de la colonie gaspésienne de Verdun. Chacun des membres de cette colonie était dans son petit vaisseau mais ils naviguaient tous plus ou moins dans le même espace, le même coin de galaxie, formant une sorte de grappe. À partir de Verdun, ça s’est un peu dispersé (vers la banlieue) : le noyau s’est distendu.
97-98
Cette dispersion, cette distension dans l’espace se traduisent aussi dans les ellipses et les événements refoulés, sortes de trous noirs pour filer l’image galaxique, qui affectent le récit mémoriel. La narratrice parle à juste titre de « récit-fiction », car elle reste elle-même sceptique devant les vieilles histoires de famille que « certaines morts font remonter […] à la surface; c’est comme si des âmes anciennes refaisaient à cette occasion le chemin en sens inverse pour se rapprocher de nous, vivants » (61). Confrontée « au vague, à l’imprécision des souvenirs » (66), aux lacunes de ces histoires qui se racontent à voix basse et surtout par les femmes[6], elle est sans illusions quant à leur exactitude ou fiabilité, et sait bien que leur vérité, leur sens profond, réside ailleurs que dans la stricte véracité factuelle et doit en passer par l’écriture, la fiction littéraire, seule capable peut-être d’en dégager la véritable portée : « Ce ne sont d’ailleurs que des bribes. Et que sait-on de leur véracité? Mais moi qui suis traductrice, je choisis de croire que c’est bien un de mes ancêtres du côté maternel qui a traduit en français l’avis de déportation donné aux Acadiens dans l’église de Grand-Pré. Il y a de ces tâches amères. » (65)
Prenant la mesure de ce mythe des origines, la narratrice ne se limite toutefois pas aux seules conséquences sociopolitiques de ce Grand Déplacement. Elle en saisit les retentissements intimes dans certaines particularités caractéristiques de sa famille, par exemple, une manière commune de rester en retrait dans certaines situations (« Mais je comprenais alors que cette philosophie consistant à rester au même niveau que les autres et à laisser à d’autres les problèmes de gestion m’avait été transmise sans que jamais rien ne soit dit » [47]); une certaine manière de ne pas dire aussi, trait idiomatique de la langue familiale, et de demeurer à distance de soi et des autres : « Je suis frappée par cette étrange situation qui consiste à assister à la mort des autres. Ça me rappelle tout à coup que Louis était fasciné par la position du passant qui observe une scène d’accident ou autre, et n’intervient pas. La non-intervention, la non-réaction comme réponse apprise, ça nous connaît dans la famille. » (66)
Cette attention à la non-transmission, au non-dit et au « se-taire » (qui n’est pas sans faire penser au remarquable récit de Caroline Dawson, Là où je me terre[7], autre récit d’immigration vue du dedans, qui résonne avec certaines inflexions de Bleu bison), constitue l’un des aspects les plus intéressants du roman, où les secousses de l’événement (qui n’a même pas droit au nom d’exil) se répercutent de manière cachée dans le langage familial des parents et leurs actions. On le voit par exemple dans l’utilisation du pronom « on » par Alex, le père :
Ce on, je le reconnais. C’est un on qu’il employait parfois pour dire – pour ne pas dire – je. Bien sûr, ici, ça peut se lire aussi comme moi et les autres, et renvoyer à une expérience collective. Mais en réalité, c’est de lui qu’il parle. Mais parler de soi et dire je… ça ne va pas toujours de soi. Alors on dit on.
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Un mot fait d’ailleurs symptôme à cet égard par sa récurrence dans tout ce récit : c’est celui de « discrétion ». Sur lui repose le paradoxe de l’écriture tout entière : car comment parler de discrétion sans la trahir, sans se faire indiscrète à son tour? La narratrice rompt ainsi, même si elle le fait, elle aussi, le plus légèrement possible, le plus discrètement possible, avec la loi tacite de la famille.
Transfert II : esthétique de la lecture et poétique de la traduction
Il est donc question de plusieurs déménagements dans Bleu bison et, de manière révélatrice, la narratrice utilise pour les décrire le terme de « translation » (79), mot dans lequel on entend à la fois le transfert ou déplacement, « l’action par laquelle on transporte quelque chose ou quelqu’un d’un lieu à un autre » selon le Trésor de la langue française (TLFI), et (dans un sens vieilli), la « traduction » elle-même. Ce qui m’amène à mon deuxième point, où j’évoquerai le transfert à l’oeuvre dans les figures de la lecture et de la traduction.
Si le premier déplacement est territorial, ses retombées les plus significatives, on l’a vu, logent plus profondément dans le langage même des membres de cette famille et la relation très forte qu’ils entretiennent tous avec les livres. Car l’un des aspects les plus frappants de Bleu bison consiste à tracer des portraits de famille à partir des livres ou encore des oeuvres d’art (sculpture, peinture, musique) qu’ils ont aimés. L’inventaire que la narratrice doit faire à la mort de chacun (le père, le frère, la mère) passe par l’analyse des traces laissées dans ces archives, livres, papiers, dessins et carnets. Mine de rien, sans y insister, Patricia Godbout déconstruit le préjugé tenace qui oppose le milieu ouvrier et la culture, en faisant mentir les « études sociographiques [qui] sont en réalité de peu d’utilité pour cerner qui que ce soit » (13). Car cette famille modeste ne connaît, à cet égard, aucunes frontières intellectuelles en raison de sa classe sociale : même si les livres sont « bon marché, des rééditions au format de poche, imprimées sur du mauvais papier » (69), tous lisent, avec intensité et profondeur, en plus d’une langue, dans une « circulation du savoir » (69) qui fait l’objet d’un véritable partage entre eux.
Ainsi, Monique, la soeur de Louis, est-elle « en train de relire (pour vrai) Don Quichotte » (102) – notez ce « (pour vrai) » entre parenthèses qui marque bien l’ironie de la narratrice à l’endroit de ceux qui se vantent d’avoir lu ces chefs-d’oeuvre sans l’avoir jamais fait – et « voit tout à coup Louis comme un don Quichotte cultivé, attachant, qui chemine un peu au hasard avec sa monture toute croche, prend des débarques, se relève, remet son chapeau de travers sur sa tête et repart vers d’autres aventures » (102). Les expressions québécoises « toute croche » et « prendre des débarques » montrent comment Monique traduit pour elle-même la portée de cette oeuvre qui fait partie de sa vie au plus près.
La bibliothèque de la mère (« qu’elle n’aurait jamais appelée comme ça » [72], note la narratrice) est inventoriée avec un soin particulier, tel un reliquaire précieux, dépositaire d’objets attestant par les annotations de sa main sa « sagesse rare », sa « spiritualité », sa « bonté » (72). La mère ressemble d’ailleurs à ses livres – Vie de sainte Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Le survenant de Germaine Guèvremont, Le train de 16 h 50 d’Agatha Christie, La mort d’eau d’Yves Thériault, L’immortalité de Kundera, « Le Torrent » d’Anne Hébert, La détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy, La cité antique de Fustel de Coulanges (70-71) – dont la proximité improbable dessine en creux son portrait en lectrice frayant son chemin propre d’émancipation à travers ses lectures.
Cette relation vitale aux livres est encore plus affirmée chez Louis, le fils, dont le sort est comparé d’entrée de jeu à « la fable du Livre de sable » (17), lui qui dessine une carte de souhaits pour sa copine avec, « dedans, une citation de Neruda » (18), et aime lire avec Mélissa le poème « Bear Hug » d’Ondaatje (23) ou « Axolotl », la nouvelle de Cortázar (120). Incidemment, Louis affectionne spécialement cet écrivain dont il recopie toute une nouvelle dans ses carnets que la narratrice commente, sans traduire : « Comme je le savais sensible à cette mise en scène de l’estar qui nie le ser! » (121), montrant ainsi sa familiarité non seulement avec cette particularité lexicale de l’espagnol qui dispose de deux mots pour le verbe « être » selon qu’il désigne des qualités essentielles et permanentes (ser) ou des « états » passagers et circonstanciels (estar). La règle grammaticale se fait ici, on le sent, aussi bien esthétique qu’éthique, règle de vie. Louis parodie aussi les échanges épistolaires des Romantiques allemands dans ses courriels avec Catherine, où ils se rebaptisent en Ekaterina Filipovskaya et Ludovic Alexovitch, elle poète, lui peintre qui s’écrivent (27) :
Mais ce qui lui importait, c’était le continuum de leurs textes, la petite musique qu’ils étaient arrivés à créer ensemble. Celle-ci émanait entre autres de toutes ces pièces de musique dont Louis l’entretenait dans leur correspondance, et de celles qu’il lui jouait sur sa guitare ou son violoncelle quand ils se voyaient. Il y avait tous les échanges sur la peinture, Rembrandt, Giotto, etc., sur la littérature, de La route de Cormac McCarthy au Lièvre de Vatanen d’Arto Paasilinna, sans oublier le frère Marie-Victorin, Cervantès et tant d’autres.
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On voit bien toute la diversité de ces lectures, qui se côtoient en toute égalité, sans aucun ordre ni hiérarchie, et dont la particularité, lorsque la narratrice retrouve les livres dans les boîtes au fond des armoires (pas de bibliothèques dans la maison de La Prairie) est de ne « pas avoir été lus, ou lus par osmose en quelque sorte : Tolstoï, Anna Karénine, tome 2; Hemingway, Le vieil homme et la mer; L’homme révolté d’Albert Camus; Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Ces livres, ces auteurs, leurs écrits, souvent dans d’autres langues que le français, existaient » (69).
L’une de ces lectures prend une importance singulière puisqu’au début du récit, « un rêve en haute définition, un authentique songe, qui ne tenait qu’en un seul plan séquence » voit surgir Louis dans une forêt d’arbres « comme dans une cathédrale sombre », « descendant une pente douce vers un espace où la lumière pénétrait » (21) : « Est-ce, en condensé, une sorte de Divine Comédie où, après avoir perdu la voie droite par une forêt obscure, l’homme – Louis? – en ressort enfin, aspirant à la lumière? Cette pensée n’est pourtant d’aucun réconfort, avoue la narratrice, car je sais que rien ne sera jamais plus comme avant. » (21) Comme si elle ne l’avait jamais quittée, l’image fait retour à la fin du récit, effectivement comme s’il n’avait lui-même été qu’un long plan séquence, opérant le déplacement, le glissement-travelling, pour retrouver la question inaugurale, énigmatique, de sa quête/enquête :
Qu’est-ce que je cherche en compulsant ces documents? en retournant toutes les pierres? Je veux trouver ou retrouver mon chemin vers quoi? Dans un de ces carnets, Louis fait allusion à un marcheur qui se promène dans la forêt. Celui-ci, écrit-il, « rencontre un guide et se perd avec ledit guide ». Le guide, « c’est un homme, c’est un livre, c’est une saison » : mais lequel, mais laquelle? Je demande à Louis de me servir de guide. Mais c’est au risque de me perdre avec lui dans le dédale de ses pérégrinations. Risque assumé? Par où s’en est-il allé?
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Grand lecteur de L’Enfer de Dante, dans « la nouvelle traduction de Jacqueline Risset » (45), Al, le père, avait lui aussi attiré l’attention de Mélissa sur cette nouvelle parution et lui
avait dit une fois avoir fait le relevé incomplet de certains endroits dans le texte où Dante comparait quelque chose à autre chose. Juste pour voir quels types de rapprochements il faisait. Il n’avait pas de prétentions de rhétoricien : cela l’aidait simplement, disait-il, à mieux voir quelles images étaient ainsi créées. La première de ces comparaisons est, je m’en rends compte aujourd’hui, justement une image de mer et de mort
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Suit une citation de Dante (« ainsi mon âme, qui fuyait encore, / se retourna pour regarder le pas / qui ne laissa jamais personne en vie » (Chant I, 25-27) qui parle à la fois pour le père et le fils, pour tous les naufragés peut-être, mais l’essentiel vient de ce que la narratrice ne comprend jamais, et encore entre les lignes, les signes venus tard, si tard, de sa lecture (« je m’en rends compte aujourd’hui »). Au sujet de l’importance accordée aux images et à la comparaison (un point également abordé dans Esthétique pour Patricia), on peut aussi souligner un autre passage, prélevé cette fois d’un livre de la mère, et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit d’un « commentaire spirituel du Cantique des cantiques publié à Paris en 1936 » :
Chaque verset de ce chant des chants est donné en latin et en français, avant d’être longuement interprété uniquement comme un poème d’amour envers Dieu. En le feuilletant, je me rends compte – mais je n’ai personne à qui le dire, Al n’est plus là, Louis non plus, je pourrais le dire à maman, mais je n’ose pas – que ce texte est aussi riche de comparaisons, je n’y avais jamais songé jusqu’alors. « Ta joue est comme une moitié de grenade derrière ton voile », nous apprend l’auteur, ne peut vouloir dire que ceci : « la moitié de la grenade figure l’aspect de l’âme aux yeux de Dieu » … Étrange traduction. Et étrangeté de ce texte que je tiens dans mes mains, offert par ma mère qui pleure son fils et moi mon frère.
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Ici encore le rapprochement que suggère la comparaison vaut par la force de cette image de la grenade-visage dont la traductrice souligne l’étrangeté mais sans en expliciter le sens, la comparaison étant d’autant plus forte qu’elle reste « derrière [le] voile ». De nouveau, chez le frère, comme chez la mère et la narratrice, on – ou ça – parle à mots couverts. Et c’est à la fois une esthétique et une éthique du dire-ne-pas-dire qui se dévoilent dans cette poétique de la lecture.
On peut encore observer un autre effet de transfert, ou de transmission secrète, qui se rejoue entre la mère et le fils, les liant à leur insu, jusque dans leur manière physique, matérielle, de s’approprier les livres. Ceux de la mère « ont été lus et annotés légèrement, très discrètement » (70) par elle : « Pas de notes en marge, mais certains passages soulignés au stylo, à petits traits, comme en pointillé. » (70) Dans son exemplaire des Leçons de logique de l’abbé Robert, livre que la mère avait gardé de ses études gaspésiennes dans les années trente, la narratrice « remarque que sa façon bien à elle, très discrète, de souligner quelques mots au fil de la lecture est déjà présente » (72) et qu’elle en a hérité. La narratrice tire leçon de ces micro-signes, « numéros de pages notés en fin de volume, qui renvoient à des passages soulignés de sa main » (72), par exemple, mais surtout ces « traces de sa lecture » (72) signalent une esthétique révélant la sienne propre dans ce récit : « Ce qui l’intéressait, c’était ce point de jonction de l’idée et de la langue. L’idée telle qu’elle s’exprimait sous une certaine plume. » (73) « Ce qui comptait, précise-t-elle encore, c’était la leçon de poésie. La beauté de l’image, transmise. » (73) Et ici on est au plus près, bien sûr, d’Esthétique pour Patricia.
Si Louis lit, lui aussi, avec la même « passion retenue » (40) – la discrétion, toujours – aussi bien des écrivains de la littérature mondiale (Dante, Supervielle, Borges, l’Odyssée), de la littérature québécoise (Cantouque d’amour de Godin) et américaine (Brautigan, Bukowski), que des livres d’art (Peinture et regard d’Arikha, son livre-fétiche) ou Tintin au Tibet et L’art du story-board, en revanche,
[t]ous les livres qui lui ont appartenu portent sa marque. Pas sa signature ni même des notes de sa main. Mais à tous, Louis s’était rendu coupable d’avoir infligé coups et blessures : taches de peinture, de café sur les pages et la couverture, écornages éhontés et autres triturations, signes criants d’une prise de possession et d’un compagnonnage sans façon.
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Mère et fils se trouvent ainsi rapprochés, mais silencieusement, dans l’une de ces correspondances secrètes que la mère admire justement dans les « couples mystiques[8] » (70).
Transfert III : ekphrasis, ou « Each one teach one »
Si une certaine esthétique de la lecture, une certaine poétique de la traduction sont bien présentes dans Bleu bison, mais par petites touches, c’est par la question de l’ekphrasis, autre genre encore de traduction et de transfert entre les arts, qu’elles se feront plus explicites et de manière toujours plus élaborée à mesure que progresse le récit jusqu’à son point d’apogée, qui concerne spécifiquement l’invention d’une couleur (l’aspect le plus difficile à décrire, comme on le sait). Je commenterai maintenant brièvement trois exemples d’ekphrasis qui retiennent le regard de la narratrice.
Les « documents » du père
Al, le père, est d’emblée présenté comme « un sculpteur et un ébéniste-né » (12), artisan qui est tout aussi bien capable de construire un yacht dans le garage de son voisin que de manier la gouge pour « ses bas-reliefs et autres bustes africains » (13), ce qu’il appelle curieusement des « documents[9] ». La narratrice le décrit ainsi : « Près de lui, une illustration qui avait attrapé son oeil était déjà enfermée comme une bête en cage dans le quadrillage au crayon à mine qui lui permettrait de lui donner comme par magie les dimensions voulues » (13-14). Cette technique qui permet de « donner l’illusion des trois dimensions sur la feuille de papier » (78), la narratrice la retrouve plus tard quand, au milieu du récit, elle tombe sur des dessins qu’elle a faits, enfant, des sculptures de son père (soulignons ici les allers-retours d’un art à un autre : le dessin du père, la sculpture, le dessin de l’enfant). Elle en donne cette description très précise, où s’entremêlent sa perception enfantine et l’auto-analyse d’elle adulte réfléchissant sur la complexité des points de vue en jeu, ce que traduisent aussi les échanges entre plusieurs formes d’art :
Le patriarche, par exemple, vient d’un ouvrage de sculpture sur bois de John Rood. L’auteur le donne comme exemple de figure trop symétrique. Al s’est donc inspiré d’un contre-exemple en quelque sorte. Aurait-il été attiré par cette « effrayante symétrie » dont parle Blake? Rood rappelle toutefois au sculpteur qu’il n’y a pas lieu de trop s’en faire : de la même façon que le visage humain n’est jamais parfaitement symétrique, les deux côtés de celui qu’il gravera dans le bois ou dans un autre matériau auront leur part de différences. Je suis fascinée par cette suite d’aller-retour entre le bi- et le tridimensionnel que la découverte de ces dessins et modèles me révèle. Au départ, le daim est un être de chair et d’os, pris en photo, disons par un chasseur ou un promeneur en forêt. Cette image sert de modèle à un sculpteur qui en tire un bibelot de bois. Celui-ci est à son tour photographié pour se retrouver dans un livre ou un magazine que feuillette mon père. Il trace sur l’image un quadrillé en numérotant les cases à l’horizontale et à la verticale. Le daim se trouve momentanément en cage derrière ce carrelé de carbone. Qu’est-ce qui l’en libérera? Le ciseau du sculpteur par lequel il reprendra ses rondeurs en sortant du bloc de bois. Cet objet, je le pose devant moi et je le dessine. J’ai douze ans.
78-79
Ce passage montre exemplairement non seulement le chassé-croisé entre les différents arts (photo, sculpture, dessin), il met aussi en relief une esthétique déconstruisant l’idée de symétrie et tout rapport trop simple de représentation ou de reproduction, l’imitation, la copie, étant toujours ici, comme la narratrice le dira des oeuvres de Louis, héritier de l’art du père mais dans le domaine du dessin, de la peinture-collage, « copie de copie de copie » (96). Le relais entre les différentes formes d’art (photographie, sculpture, à son tour photographiée pour être dessinée, puis sculptée de nouveau) est aussi relevé, au double sens de ce mot[10], grâce à l’écriture de la fille, qui en traduit et relance le mouvement infini.
Le maître chinois
Autre signe de legs du père et du frère, qui l’avait initiée à cet art et qui avait l’habitude de dire « Each one teach one » (112), la narratrice, toujours « sur la trace de Louis mort ou vif » (110), s’inscrit à des cours de peinture chinoise auprès du même maître avec lequel il avait suivi ces cours il y a bien des années. Après des exercices « Fleurs de lotus » dans le grand style libre du Da Xieyi et des tentatives de reproduction de l’artiste Qí Bái Shí qui ne s’avèrent pas très convaincantes, la leçon du maître porte cette fois sur « un paysage classique de style bleu et vert, sur du papier traité, dit “cuit”, qui le rend plus imperméable[11] » (113) :
Je me suis appliquée à rendre de mon mieux le proche et le lointain, à ajouter par traits plus légers la texture de « rubans pliés » aux rochers, à jouer de contrastes entre les teintes délavées et les couleurs opaques, à utiliser le bleu pour les ombrages et le vert pour la lumière, le bleu-ombre remontant pour rejoindre le vert-lumière au sommet d’improbables montagnes. Peu importait le résultat, je me sentais bénie d’avoir reçu cet enseignement sur l’attention fine à accorder à la fois au plan d’ensemble et au moindre détail. Avec quel plaisir j’avais observé le maître tracer délicatement le feuillage des arbres à l’encre noire relevée d’un peu d’indigo! À la fin de la séance, je ne trouvais pas si mal, après tout, mon « paysage chinois classique de style bleu et vert ». David, à qui j’ai fièrement montré mon oeuvre comme une gamine une fois de retour à la maison, a commencé par me féliciter de façon appuyée, avant de laisser tomber que les petites maisons que j’avais dessinées à l’encre noire au pied des montagnes conformément au modèle – pour indiquer, selon les explications du maître, que ce paysage, était un « paysage où résider » – n’avaient pas l’air très chinois mais ressemblaient plutôt à des cabanes à sucre.
113
Cette description est intéressante à plus d’un titre, notamment par la question de la couleur (qui définit en elle-même un « style », fondant exécution et sujet, abstraction et figuration) et l’introduction de la couleur privilégiée entre toutes, « l’encre noire relevée d’un peu d’indigo », qui annonce l’importance centrale du « bleu noir », « noir bleu » (124) qui sera inventé par le frère et donne son titre au récit. Par ailleurs, si le résultat final de la peinture ne correspond pas, apparemment, à l’esthétique chinoise recherchée, en détournant le « “paysage où résider” » (visant à capter l’« esprit du lieu ») en scène hibernale québécoise trop locale ou concrète, la description laisse entrevoir quelques traits d’une esthétique – jeu entre le proche et le lointain, traits légers, texture, contrastes entre le « bleu-ombre » et le « vert-lumière », relations entre le plan d’ensemble et le détail – qui peuvent aisément se transposer au récit lui-même.
Les carnets de Louis
Mais ce sont assurément les carnets de Louis qui sont à cet égard les plus éclairants. Ces carnets du dessinateur occupent en effet la part la plus significative du récit et entraînent même une transformation de l’écriture, comme si le style de la narratrice absorbait l’impetus des calepins, s’imprégnait du monde tel qu’il est saisi au vif dans ces notes et dessins, poèmes et collages. « [P]eindre le monde des yeux », c’est d’ailleurs le titre qui est donné par Louis à une section qui concerne précisément le pigment, le nom des couleurs : « jaune de cadmium PY35, jaune de Hansa PY3 (citron), violet-magenta de quinacridone, bleu céruléen PG36, bleu outremer clair. » (122) Mais avant d’en venir à « son noir bleu à lui, son bleu noir à lui, ni bleu de minuit, ni outremer, ni égyptien » (124), attardons-nous un instant à l’inventaire du monde tel qu’il se découvre dans ces carnets où Louis dessine « une horloge vue non pas de devant, mais de derrière, un morceau de papier bouchonné » (122),
dessins au crayon de canards, de chevaux, d’un plat de fruits, d’un banc de piano, d’un petit pot à lait, d’une vénus de Milo. D’une chaise de bois. Plusieurs croquis de silhouettes humaines, de visages, de mains sont très réussis, comme aussi les « peintures chinoises » à l’encre noire : feuilles, tiges de bambou, branches de pruniers en fleurs. Au stylo bleu, un homme près d’un comptoir, une dame dans une salle d’attente. Le dessin au crayon d’un jeune indigène qui court, un couteau à la main. Une esquisse très rapide d’une patinoire au stylo noir. Quelques autoportraits[12]
118; c’est moi qui souligne
Dans un premier temps, la narratrice insiste sur le fait que, à l’encontre des sculptures du père ou de ses propres essais, l’esthétique de Louis est résolument sous le signe du ratage, du « bousillage revendiqué comme esthétique » (101) :
Louis travaillait avec les moyens du bord. Peinture sur masonite. Mais il recherchait aussi cette esthétique botchée. Comme celle qui émane du cul de cheval à l’oiseau. Il a imprimé une image trafiquée sur papier 8 ½ x 11, l’a quadrillée en vert et montée dans un cadre en papier de bricolage de couleur prune, scotchée avec du ruban à masquer Edge Pro. L’oeuvre déborde le cadre sur la gauche. Qu’est-ce que c’est? De la débrouillardise ou le désir profond de ne pas faire chic?
96
Talentueux, « bon rafistoleur » (101), doué d’un « bon sens pratique » (101) mais brouillon, rebelle à toute inscription dans le milieu artistique (il juge lui-même ses expos « d’une nullité affligeante » [29]), Louis n’a à l’évidence aucun désir de faire oeuvre. Mais au fur et à mesure que la narratrice se plonge dans ces carnets mêlant dessins et réflexions, sa perception se transforme, ainsi que sa propre écriture. Elle se rend compte de la valeur de ces calepins, même ceux où « il n’y a à peu près rien d’écrit ou de dessiné » et qui lui deviennent « aussi précieux […] que ceux qui regorgent de notes et de dessins : il est passé par là » (118). Voués à l’aléatoire (notations écrites pour personne, pas même soi-même, « for no particular reason » [118]), ces carnets constituent « des points d’ancrage de son activité artistique, intellectuelle, journalière. Ce sont des notes de terrain » (116) :
Au travers de dessins et d’esquisses, je déchiffre – car sa graphie est souvent hiéroglyphique – des noms d’artistes, de musiciens, des titres de livres, de films, comme attrapés au vol. Quelques numéros de livres, une liste d’épicerie, ou de matériel d’artiste à se procurer (pas des trucs chic – il n’avait pas un sou – plutôt le bas de gamme, des tubes d’acrylique bon marché, ou des objets détournés de leur fonction originale comme ces plats pour la sauce à fondue qu’il achetait au Dollarama et dont il se servait pour préparer l’encre ou la couleur). Notes éparses sur ses projets. De temps en temps, quelques mots sur ses rêves […]. Ou des notes qui ressemblent à des entrées de journal […]. Une note écrite dans ce registre de l’intime anticipe sur un moment chargé de promesses […].
116-117; c’est moi qui souligne
Dans ces carnets, c’est toute l’oeuvre-vie de Louis qui affleure dans le désordre, la profusion, le pêle-mêle des sujets où tous se valent : « Des traces de recherche esthétique se donnent à lire à proximité de fragments de listes d’épicerie. Dans un carnet datant de l’année 2001, les mots EIKASTIKÊ et PHANTASTIKÊ côtoient une liste d’achats comportant allumettes, sirop d’érable, savon à vaisselle, lait, oignons, ail et boeuf haché[13]. » (121) À parcourir ses écrits, la narratrice devient sensible à la « récurrence de certaines figures [qui la] frappe : un oiseau est pris aux doigts d’un gamin assis sur ses talons. Louis l’a dessiné à l’encre violette et à l’encre bleue, vu tantôt de face, tantôt de trois-quarts. Je me souviens qu’il en avait modelé une figurine en terre cuite, qui aurait peut-être servi de modèle aux dessins? » (119) Encore ici le modèle est modelé, pourrait-on dire, de telle façon qu’on ne sait si c’est la sculpture qui précède le dessin, ou l’inverse, brouillant ainsi toute délimitation entre les arts pour seulement affirmer leur manière de se faire les uns contre les autres, leur frottement, leur passage ou la traduction intime de leur différence propre. Sans origine ni finalité, l’esthétique de Louis intègre ainsi plusieurs points de vue différents (de face, de trois-quarts) et reste résolument « entre », dans l’inchoatif du commencement, ou le rebut, le déchet, ce qui n’a pas pris forme. On retrouve encore cette prédilection pour l’entre-deux dans le « bison galopant[14] » (124) découvert par Louis dans les chronophotographies d’Eadweard Muybridge à qui il « emprunte » non seulement son sujet mais, de manière plus importante, le « bleu noir » qui va devenir sa signature singulière lorsqu’il la transposera dans ses dessins-peintures. Que cette chromographie oscille elle-même entre deux tons, comme entre deux arts, est des plus significatifs puisque Louis invente ainsi une couleur originale, idiomatique (c’est-à-dire intraduisible) et poétique, dans ce « bleu bison » à nul autre assimilable ou comparable, qui lui est propre. De plus – et c’est en ce point que se croisent lecture, traduction et ekphrasis –, cette intraductibilité de la couleur est encore relevée par la narratrice qui remarque, au sujet des sagas islandaises qu’elle lit, que cette couleur pose précisément un problème au traducteur parce qu’elle change de sens selon les versions en français ou en anglais :
Dans celle de Hrafnkel, le héros porte une cape bleue en anglais au moment où il s’apprête à commettre un meurtre; en français, elle est noire. En vieil islandais, le mot est « blá ». C’est apparemment un ressort récurrent dans ce genre de récits de porter une cape « blá » quand un cavalier veut se transformer en meurtrier. Je trouve plus évocateur qu’il soit habillé de bleu, peut-être parce que le noir est plus prévisible comme couleur associée à la mort. Dans une note, le traducteur vers l’anglais (Palsson) dit que « blá » peut vouloir dire bleu ou noir. Puisqu’il faut choisir, il a choisi bleu. Selon des spécialistes, « blá » veut dire en fait « très foncé », bleu noir ou noir bleu. C’est donc un problème pour le traducteur, lit-on dans la préface. Et une obsession pour moi, qui vois du bleu partout. Et du bison, bien sûr.
126-127
D’une certaine façon, on entend bien que la narratrice ne choisit pas, ou plutôt que, comme son frère, elle opte pour le point de contact entre le « bleu noir » et le « noir bleu », cette nuance insaisissable qui emporte toute opposition ou décision tranchée. Et cela vaut pour la peinture, pour la traduction, comme pour la vie, « la vie la mort » devrait-on dire, avec ce suicide qui esquive à jamais toute interprétation définitive. C’est cela, le legs vital de Louis, ce que suggère encore la dernière scène du récit où la narratrice se retrouve, « figée » dit-elle, au Rijksmuseum d’Amsterdam « devant deux tableaux de Rembrandt représentant Lucrétia qui se donne la mort parce qu’elle ne peut supporter le déshonneur qui l’entache » : « Dans le premier tableau, elle tient à la main le couteau, s’apprêtant à poser le geste fatal. Elle est seule avec sa décision. Dans le second, le coup au coeur est donné et le bras retombe. Il y a, dans ce choix par l’artiste de l’avant et de l’après, une quête du moment significatif au travers duquel l’histoire se raconte. » (125)
Cet « instant de la décision[15] », qui passe outre à la représentation de l’acte et le laisse elliptiquement en blanc, en suspens, entre les deux tableaux, trouve une forte résonance chez la narratrice, qui observe que,
[s]’il y avait donc un moment significatif à élire, ce serait celui de cet « avant », quand il [Louis] est descendu dans son atelier et qu’il a posé délicatement le petit singe de plastique sur le dos du canard de bois sculpté par Al. Lui, le singe qui dessine, tel qu’on peut le voir dans ses carnets dans des esquisses d’après Paula Rego, le fils qui a en cela imité le père (Monkey see, monkey do, se plaisait-il à dire), était ce singe sur notre dos à tous. Et il s’apprêtait à le faire sauter.
126
Et le plus émouvant, parce que le rapprochement doit effectivement rester discret, tacite, ce sont les deux images de la couverture et du « culispice » (mot un peu facétieux inventé par Pierre Alechinsky), qui sont toutes deux de Denis Godbout[16], le frère de Patricia, où l’on voit, sur l’une, le « bleu bison » en question (qui ne désigne pas le bison brun nimbé de rose[17] couché dans l’herbe verte, mais la silhouette [au pochoir] d’une femme nue, de dos, étendue non pas à l’horizontale mais redressée à la verticale), et, sur l’autre, un autoportrait de l’artiste en singe, une encre noire qui renverse elle aussi le cliché de l’expression « singe de peinture[18] » et qui ferait plutôt penser à cette photographie célèbre d’Hiroshima où, comme l’écrit Ernest Pignon-Ernest, « l’éclair atomique a brûlé le mur, décomposant un passant dont il ne reste que l’ombre portée, littéralement photogravée, pyrogravée sur la paroi ». Pignon-Ernest poursuit, et son propos rejoint étrangement celui de la narratrice de Bleu bison : « Les ombres portées sont les ancêtres de la photo et du dessin. On pense à la fille du potier Dibutade, mais il ne s’agit nullement d’une ombre bleue portée par le soleil. Vitrifiée par l’aveuglant éclair nucléaire, elle est on ne peut plus noire. » (Pignon-Ernest, 2007 : 7; c’est moi qui souligne) Ombres bleues, ombres noires, empreintes sombres, fantômes qui hantent ici aussi bien le dessin que l’écriture portée par l’absent…
Mais je ne voudrais pas terminer sur cette note tragique, car la narratrice s’y refuse elle-même et nous offre en guise d’épiphanie finale (qui répond en quelque sorte à celle d’Esthétique pour Patricia que j’avais citée en commençant) cette image, très japonaise d’esprit, sur le passage des saisons et l’esthétique de l’impermanence, à la fois toujours changeante et éternelle, qui les habite :
En cette fin d’octobre, il a neigé. Les fruits du sorbier sont coiffés de bonnets blancs. J’aperçois un roselin familier dans la mangeoire. […] Sans trop y croire, j’appelle néanmoins de mes voeux une sorte de réconciliation, une remise en harmonie en moi de multiples images et impressions qui s’entrechoquent. Dans cet espace lumineux, loin des passions, s’exprimeraient des émotions subtiles mises au service de la quête d’une certaine paix.
127
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Chère Patricia, chère voisine, oui, « Tu dois écrire » : tu as écrit… tu écriras!
Parties annexes
Note biographique
Ginette Michaud est professeure émérite au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Auteure de plusieurs essais consacrés à Roland Barthes, James Joyce et Jacques Ferron, ainsi qu’aux oeuvres de Jacques Derrida, Hélène Cixous, Jean-Luc Nancy et Sarah Kofman, elle est membre depuis 2005 du comité international responsable de l’édition des séminaires de Derrida, dont elle a coédité le Séminaire. La bête et le souverain (Galilée, 2008 et 2010) et Le parjure et le pardon (Seuil, 2019 et 2020). Elle a également coédité les écrits du philosophe sur les arts, Penser à ne pas voir, et l’architecture, Les arts de l’espace (La Différence, 2013 et 2015). Son dernier ouvrage s’intitule Ekphraser. Nouvelles poétiques de l’ekphrasis en déconstruction (PUM, 2022).
Notes
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[1]
Vachon, 1980 : quatrième de couverture.
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[2]
« Il semble presque, cependant, que l’analyse soit le troisième de ces métiers “impossibles” dans lesquels on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant. Les deux autres, connus depuis beaucoup plus longtemps, sont éduquer et gouverner. » (Freud, 1985 : 263 [La même traduction est reprise dans les Oeuvres complètes publiées par les PUF.])
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[3]
VACHON, Georges-André (1982), « Nominingue. Fragments d’un récit », Liberté, vol. 24, no 6 (144), décembre : 2-21; réédition (1995), Montréal, Éditions du silence; repris dans le recueil d’essais posthume (1997), Une tradition à inventer, coll. « Papiers collés », Montréal, Boréal : 205-222.
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[4]
Lors du lancement de son roman, Bleu bison (Montréal, Leméac) le 30 août 2017, Patricia Godbout avait inscrit seulement cette citation, ces trois mots entre guillemets, en guise de dédicace dans mon exemplaire, comme s’ils s’adressaient tant à elle qu’à moi, la lectrice.
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[5]
Désormais, le numéro de la page du roman de Patricia Godbout sera indiqué directement entre parenthèses dans le corps du texte.
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[6]
La narratrice récuse jusqu’au statut de témoin : « Certains événements traumatisants appartenant à l’histoire familiale qui nous ont été racontés (comme la mort en couches de notre grand-mère) se sont produits avant notre naissance. Ils ont fait l’objet d’une transmission, mais nous sommes conscientes de n’en avoir pas été les témoins. Nous sommes les non-témoins et réceptacles de récits troués. » (103)
-
[7]
« Mais comment apprendre à ne plus s’effacer ? Peut-on embrasser une nouvelle culture sans renier ses origines? » (Dawson, 2020 : quatrième de couverture)
-
[8]
Admiration que la narratrice reprend à son compte : « Sainte Thérèse formait avec Jean de la Croix un couple mystique qui avait quelque chose d’enlevant – comme aussi Claire et François d’Assise : j’avais à quelques occasions pris plaisir à discuter de ces relations particulières avec mon ami montréalais Michael, grand amateur de couples mystiques de tous horizons et de toutes religions. » (70)
-
[9]
Le mot opère un croisement inattendu dans ce récit mémoriel entre deux domaines à première vue assez éloignés, ceux de l’art et de l’archive. Qu’est-ce qu’un « document » en art ou en fiction? C’est bien là toute la question soulevée par le récit, qui suggère qu’il y a de l’art, de la beauté cachée, dans l’archive. Sur ce mot, voir la belle analyse de Robert Melançon, « Bleu bison : le passé recomposé ».
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[10]
L’Aufhebung allemand, bien sûr, terme qui résiste à la traduction en français parce qu’il condense plusieurs sens contradictoires : « conserver mais en dépassant, surmonter, abolir, sublimer, lever, suspendre ». Ce concept, central chez Hegel et chez Marx, désigne un processus historique par lequel chaque époque conserve ou préserve les progrès de l’époque précédente en la dépassant tout en y apportant quelque chose de plus, proposition qui est également au foyer de la réflexion générationnelle de Bleu bison. En termes psychanalytiques, cette figure en est une à la fois d’incorporation et de refoulement.
-
[11]
Dans une notation qui rapproche (sans le dire) les dessins du frère du papier quadrillé utilisé par le père, la narratrice remarque au sujet du support choisi par Louis : « Il avait aussi eu l’idée, que je trouvais originale, de dessiner des feuilles de bambou à l’encre noire sur les pages ouvertes d’Exercices supplémentaires de calcul des Frères des écoles chrétiennes (datant de 1914) : sur ce fond de colonnes de chiffres, les minces feuilles se découpaient admirablement. » (112)
-
[12]
La contiguïté de sujets hétérogènes fait bien entendu penser aux feuilles de Léonard de Vinci où le peintre esquissait des détails d’une grande précision. Rappelons que figure sur la couverture d’Esthétique pour Patricia un « “Portrait de la main gauche de Léonard de Vinci”, Atlanticus 293 v-b. » La main gauche, associée à la maladresse, à la « gaucherie », qui a été réhabilitée, si j’ose dire, par tant d’artistes, des dessins d’Artaud à ceux d’Alechinsky, n’est pas étrangère, me semble-t-il, au « ratage » de Louis.
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[13]
Ces deux termes se rapportent au passage du Sophiste de Platon (235dB-236e), qui distingue entre « eikastikê tekhnê » (« art de la copie ») et « phantastikê tekhnê » (« art du simulacre »), deux concepts majeurs de l’art pour Louis, qui tente, contrairement à Platon, de les ajointer et cherche, à travers l’imitation et le détournement de l’« original », à atteindre un autre réel.
-
[14]
Bison galopant est une oeuvre de 1887 composée de seize photographies qui, animées en séquence dans le zoopraxiscope mis au point par Eadweard Muybridge, recomposent le mouvement par la vision rapide et successive des différentes phases de l’image in motion. Par ses travaux, Muybridge est considéré comme un précurseur du cinéma. Il est intéressant qu’il soit lui aussi à cheval (ou à dos de bison!) sur deux langages visuels, la photographie et le cinéma, ce que son nom propre emblématise également en suggérant un « pont » ou une passerelle entre les arts.
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[15]
Je pense ici à la phrase de Kierkegaard, « l’instant de la décision est une folie » (Kierkegaard, 1967 : 96).
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[16]
Sur l’affiche de la Journée d’échanges en l’honneur de Patricia Godbout figurait un tableau, également de Denis Godbout, détail d’une peinture-collage représentant les vagues bleu outremer, indigo et grises, mordorées, sur lesquelles flottait une forme blanche découpée, la peau-fourrure étendue d’un ours polaire (version sublimée du bison?) sur laquelle on distingue, mais sans pouvoir identifier cet élément en apposition, la tête, ou est-ce la pointe d’une nageoire caudale, d’un poisson dont on ne sait s’il vient à la surface pour respirer ou s’il s’enfonce dans la mer. Cette superposition poisson/ours n’est pas sans résonner avec celle du singe déposé sur le dos du canard de bois par Louis dans le récit. Ce tableau fait aussi écho au commentaire de Mélissa au sujet du poème de Dante cité par son père où elle voit une image de « mer et de mort » (46). Par ailleurs, il est intéressant de souligner une correspondance supplémentaire, coïncidence imprévue et proprement « inconsciente », entre cette image de la mer gaspésienne et la mer-écriture de la « Lettre de Tampa » dans Esthétique pour Patricia.
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[17]
À y regarder de plus près, il faudrait plutôt dire « écumant le rose », car il est clair que ce bison, dont l’oeil ouvert nous regarde, vient d’être abattu. Le rose-mauve prend ainsi une autre « couleur », réminiscence du massacre de ces grands bovidés ruminants, emblématiques des Premières Nations nomades en Amérique du Nord, qui virent la fin de leur monde brutalement réduit aux « réserves » coloniales avec la mise à mort de ces grands animaux nourriciers. Cette inscription historique fait elle aussi partie intégrante des archives familiales recueillies dans Bleu bison.
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[18]
Je ne pense pas seulement ici au thème du singe dans la peinture, qui associe, en raison de sa « domestication anthropocentrée », cet animal à la question de l’imitation mais à cet instrument nommé « singe », tel que le décrit Jacques Derrida : « instrument servant à copier mécaniquement des dessins ou des estampes. Point nécessaire de connaître le dessin, seulement les propriétés des triangles semblables. Sous sa forme perfectionnée, ce “singe” s’appelait “pantographe”. Thot, dieu de l’écriture, est souvent représenté dans la forme d’un babouin égyptien. » (Derrida, 2001 : 15, note 1; 13, note 1)
Bibliographie
- DANTE (1985), « Chant I », dans La Divine Comédie. L’Enfer, trad. et éd. Jacqueline Risset, Paris, Flammarion : 27.
- DAWSON, Caroline (2020), Là où je me terre, Montréal, Les Éditions du remue-ménage.
- DERRIDA, Jacques (2001), « Tête-à-tête », dans le catalogue Camilla Adami, Milan, Éditions Gabriele Mazzotta : 5-15.
- FREUD, Sigmund (1985), « Analyse avec fin et analyse sans fin », dans Résultats, idées, problèmes, tome 2 : 1921-1938, trad. Janine Altounian, Anne Bourguignon, Pierre Cotet et Alain Rauzy, Paris, Presses Universitaires de France.
- GODBOUT, Patricia (2017), Bleu bison, Montréal, Leméac.
- KIERKEGAARD, Søren (1967), Les Miettes philosophiques (1844), trad. Paul Petit, Paris, Seuil.
- PIGNON-ERNEST, Ernest (2010), Face aux murs, s. l., Delpire.
- PLATON (1950), Oeuvres complètes. Tome VIII-3e partie. Le Sophiste, trad. et éd. Auguste Diès, 2e éd. revue et corrigée, coll. « des Universités de France », Paris, Société d’édition « Les Belles lettres ».
- VACHON, Georges-André (1980), Esthétique pour Patricia, suivi d’Un écrit de Patricia B., coll. « Lectures », Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.
- VACHON, Georges-André (1982), « Nominingue. Fragments d’un récit », Liberté, vol. 24, no 6 (144), décembre : 2-21; réédition (1995), Montréal, Éditions du silence; repris (1997) dans Une tradition à inventer, coll. « Papiers collés », Montréal, Boréal : 205-222.