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Introduction : un après-midi d’été à Magog

Le présent article est un hommage à Michel Garneau, exemple illustre du poète-traducteur. En plus de son oeuvre littéraire prodigieuse, il était l’un des premiers à traduire, ou plutôt à « tradapter[1] », des classiques du théâtre mondial (Shakespeare, Lorca) pour un public québécois et, plus tard dans sa vie, il s’est distingué également comme traducteur du poète montréalais renommé Leonard Cohen. En même temps, le texte qui suit se veut un hommage à Patricia Godbout, qui dans le contexte de son enquête sur la « sociabilité littéraire interculturelle » au Canada, examine les contributions de Garneau à la lumière d’un entretien qu’elle a eu avec lui le 4 février 2005[2].

Quelques années plus tard, bien consciente de mon intérêt pour les écrivaines-traductrices ou les écrivains-traducteurs, et sachant que j’avais l’habitude de passer quelques journées de vacances chaque été à Magog, petite ville de l’Estrie où habitait Michel Garneau, c’est Patricia qui a généreusement fait en sorte qu’il m’accorde une entrevue à moi aussi. Le 23 août 2019, donc, pas longtemps avant que la pandémie ne rende impossible de telles rencontres, et avant que notre poète ne disparaisse, Michel Garneau m’a chaleureusement accueillie à Magog. J’ai eu, par conséquent, l’occasion de passer un bel après-midi d’été avec lui, confortablement installée dans son salon. Je suis repartie avec un sac rempli de livres, équipée également d’une précieuse panoplie d’anecdotes et de réflexions sur sa vie artistique[3].

J’avais déjà eu la chance de connaître Michel Garneau et de l’écouter attentivement lorsqu’il a participé à un colloque que j’avais organisé en tant que jeune professeure[4]. À cette occasion, Garneau a parlé de sa traduction de La Tempête et de Macbeth, en affirmant que sa motivation était « essentiellement politique » et en décrivant ses méthodes de traduction. Il a raconté, par exemple, comment il s’était servi du Glossaire du parler français au Canada, en puisant dans les accents de sa famille d’origine gaspésienne. Et puis il a joué l’importante scène de détente comique (comic relief) du deuxième acte de Macbeth, celle du portier, personnage qui dans la version de Garneau parle un québécois populaire bien coloré.

Lorsque je le rencontre en août 2019, étonnamment, ses perspectives sur ses traductions shakespeariennes ressemblent, presque mot pour mot, à celles qu’il avait présentées à Concordia près de quarante ans plus tôt. Il en va de même pour d’autres épisodes de sa vie et de sa carrière qu’il me raconte.

En abordant sa traduction, en québécois, de La Maison de Bernarda Alba de Federico García Lorca, par exemple, Garneau a recours à la même anecdote : à la première au Centre national des arts à Ottawa, quelqu’un lui dit qu’il ne pouvait pas croire que la pièce se déroulait en Espagne. Garneau lui aurait demandé si, dans la version en français de France, il croyait que ça se passait en Espagne. Quand le monsieur lui a répondu dans l’affirmative, Garneau a répliqué, « Il y a un problème. Ça s’appelle l’aliénation culturelle[5] ».

Un deuxième exemple est relié à sa première traduction de Leonard Cohen, souvent évoquée comme suit :

Leonard m’a appelé et il m’a dit, « Mon français n’est pas très bon, mais juste assez bon pour savoir que les traductions françaises qui ont été faites deviennent ridicules au Québec. Je veux une traduction pour le Québec. » Et là, il m’a pris par le sentiment. Et m’a eu parce que je me suis dit, oui, il a raison[6].

Quelques remarques préliminaires sur le « style » de l’entretien s’imposent donc. Garneau a parlé pendant plus de deux heures de suite, sans que j’aie à lui poser beaucoup de questions pour déclencher la discussion, les seules interruptions étant pour calmer son petit chien Gaspard de temps en temps. Observation un peu surprenante : même s’il parle avec beaucoup de passion, avec beaucoup d’élan, de son métier d’écrivain, ainsi que de ses expériences de traducteur, il partage avec moi des souvenirs déjà racontés tout au long de sa carrière, en empruntant exactement les mêmes tournures, les mêmes accents. C’est comme s’il parlait à partir d’un script, ce qui est compréhensible pour un homme de théâtre. L’entretien se déroule comme une performance, mais n’en est pas moins éclairant, révélateur. C’est un artiste, un poète perspicace, qui partage volontiers ses aperçus sur une longue carrière, ce qui constitue un excellent point de départ pour une étude sur le poète qui traduit.

Cet article s’intéresse moins aux textes que Garneau a traduits, moins aux implications politiques de son oeuvre, qui ont fait l’objet d’autres études. Nous nous proposons plutôt de mettre l’accent sur le « sujet traduisant », pour emprunter la perspective bermanienne (1984). Nous soulignerons, entre autres, les rapports du traducteur à la langue source et à l’acte de traduction, et tâcherons de répondre aux questions suivantes : comment en est-il venu à la traduction? Comment conçoit-il la traduction et sa place dans son parcours littéraire? Quelle posture particulière un écrivain adopte-t-il quand il traduit, par rapport à ce qu’on peut appeler les traducteurs « ordinaires »[7]? Au coeur de la discussion se trouve le « pourquoi » du traduire[8], c’est-à-dire la motivation d’un homme de lettres qui choisit de traduire. Bref, comment envisage-t-il, pour chacune de ses traductions, son « projet de traduction », c’est-à-dire, son ensemble de choix linguistiques, culturels et autres (Berman, 1995 : 76)? Surtout quels sont les liens entre la traduction et sa propre oeuvre créatrice?

Poète jusqu’à son dernier souffle

Quand Michel Garneau s’éteint le 13 septembre 2021, à l’âge de 82 ans, il est salué comme un titan, un géant de la littérature québécoise[9]. Né à Montréal le 25 avril 1939, il est reconnu comme un homme de théâtre extraordinaire – tour à tour acteur, dramaturge, enseignant à l’École nationale de théâtre pendant de longues années. Il est en outre chanteur et musicien, homme de radio et, surtout, « poète jusqu’à son dernier souffle ». Et comme d’autres écrivains qu’on peut qualifier de « décathloniens » littéraires[10], il s’adonne également à la traduction.

Prodigieux, polyvalent, il incarne aussi d’intéressantes contradictions. Il est issu d’un milieu bourgeois et grandit dans une famille aisée. À la maison, il subit l’influence de son père, avocat puis juge d’une grande culture, qui apporte un livre à lire pendant la messe, toujours le même, L’imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis. « Comme il lisait un livre, moi je m’en apportais un, se rappelle Garneau. On s’installait en arrière, on se levait pas, on faisait rien. Papa lisait son livre, et moi je lisais le mien. » L’influence de son frère ainé, le poète Sylvain Garneau, est capitale. En 1953, Sylvain se suicide; il a 23 ans, et Michel n’en a que 13. Garneau, en somme, est un personnage aux multiples facettes, d’une trajectoire complexe.

Rapport amoureux

Quand j’interroge Garneau sur son rapport à l’anglais, il me répond sans hésitation qu’il s’agit d’un « rapport amoureux ». Aveu curieux, peut-être, pour un indépendantiste qui a vécu la montée du séparatisme, qui a été emprisonné en 1970 lors de la crise d’Octobre. Radical dans les années soixante-dix, il a refusé le Prix du Gouverneur général qu’on lui accordait en 1977 pour Les célébrations suivi de Adidou Adidouce, s’expliquant dans une entrevue publiée peu après : « le prix du Gouverneur général représentant de la reine d’Angleterre au Canada. […] la reine d’Angleterre mon cul. Je ne veux pas en entendre parler […]. En plus de ça, je suis québécois, je suis séparatiste, je suis indépendantiste, je suis socialiste » (dans Dionne, 1978 : 50-51). Patricia Godbout, pour sa part, se penche sur son rapprochement, en apparence contradictoire, avec les écrivaines et les écrivains canadiens-anglais dans les années soixante. Alors que les Anglais étaient curieux à l’égard de ce qui se passait au Québec, Garneau dit-il, les écrivaines et les écrivains québécois se repliaient davantage sur eux-mêmes. Il y en avait « qui ne voulaient même pas être traduits. Ils ne voulaient rien savoir des Anglais ». Lui, pourtant, continuait à lire en anglais quotidiennement. Selon lui, il n’est « dans aucun courant », il n’est pas « dans la gang » (Godbout, 2006 : 94).

Cette attitude s’explique par deux influences familiales. Son père, originaire de la Gaspésie où les gens sont bilingues, voulait que ses enfants le soient aussi :

Mon papa était élevé avec deux langues maternelles, l’anglais et le français. Quand il parlait anglais, il n’y avait aucune trace d’accent. Il l’aimait cette langue-là. Et le soir, des fois, il nous disait, « And now, children, let us speak English ». Pour qu’on pratique. Pour qu’on soit bilingue. Il était nationaliste, mais Canadien. Il n’était pas indépendantiste du tout … (il est mort en 1959).

L’autre facteur, dont Patricia Godbout fait état (2006; 2008), c’est la mort précoce de son frère Sylvain, car dans la tête du jeune Michel, qui avait déjà commencé à écrire, il y avait un lien entre l’écriture et la mort. Il a donc choisi l’anglais comme « langue d’émotion », langue de lecture et langue d’écriture. L’usage exclusif de l’anglais n’a duré que quelques années. Mais l’impulsion est donnée, et l’affinité avec la langue et la culture anglophones persiste.

Élève récalcitrant, lecteur précoce

Même si Michel Garneau est reconnu comme l’un des plus grands poètes du Québec, il est souvent décrit comme « autodidacte » et « touche-à-tout » (trope repris, par exemple, par Dumais et Provost, 2021). En effet, malgré le milieu privilégié dans lequel il baigne, il quitte l’école et le foyer familial avant l’âge de 15 ans. Cela ne l’empêche pas, toutefois, d’acquérir de vastes connaissances littéraires, de publier un nombre exceptionnel d’ouvrages, et d’exercer divers métiers artistiques, y compris la traduction.

À partir de l’âge de 10 ans, Garneau fréquente le collège Jean-de-Brébeuf, établissement privé jésuite qui compte parmi ses anciens de nombreux premiers ministres et autres notables. Il avoue avoir « détesté » ça : « je ne me souviens pas de jamais avoir eu la foi, si je l’ai jamais eu, c’était pour une demi-heure ». Il partage ce qu’il appelle une « anecdote terrifiante » – mais bien d’actualité de nos jours – à propos d’un professeur « très bizarre, d’une laideur spéciale » qui lui demande de rester après la classe et qui lui dit : « Satan t’envoie vers moi. Mais je saurais te résister. » Ce monsieur continue à dire des choses insensées à l’élève fraîchement débarqué au collège, qui le décrit, plusieurs décennies plus tard, comme « un fou, un malade mental, un obsédé sexuel ». Répugné par ce professeur, le jeune Garneau se révolte contre ce milieu et se réfugie dans la lecture.

Pourtant, ce n’est pas la littérature de langue française qui l’attire. Comme il me l’explique, le livre de poche n’existe pas encore. Il est donc amené à lire des pocket-books en anglais, qu’il trouve dans un présentoir tournant à l’entrée de la pharmacie Leduc située près de l’école. À 10 ans il lit Sartoris de William Faulkner[11]. Il a de la misère à déchiffrer ce roman excessivement difficile, dit-il, mais il persiste. Ses lectures comportent aussi les oeuvres d’Ernest Hemingway, d’Erskine Caldwell et de Thomas Wolfe, entre autres.

De plus, le jeudi après-midi, quand il a congé au collège, il assiste au ciné-club du collège Saint-Laurent, où un curé, passionné de cinéma, choisissait de grands films britanniques. Le jeune Michel a ainsi l’occasion de connaître les grandes icônes du septième art :

Je vois Henry the Fifth, le film de, avec Laurence Olivier, et je tombe par terre. […] Je découvre Shakespeare, je le découvre par le cinéma. Je rentre à la maison et je vois que mon père a à la bibliothèque les oeuvres complètes de Shakespeare. Je commence à lire et je tombe en amour. Peu de temps après, je vois le Macbeth de Orson Welles, je vois Hamlet avec Laurence Olivier, et toutes sortes de films. Donc ça me nourrit et je suis tellement passionné qu’à ma fête pour mes 11 ans, mes parents m’ont offert les monologues de Hamlet, tirés du film avec Laurence Olivier. Et je les ai tous appris par coeur : « Speak the speech I pray you … pronounced tripplingly on the tongue. » J’ai tout appris par coeur, « to be or not to be », tout ça.

La traduction comme acte d’amour

L’anglais de Garneau se perfectionne donc, et il est attiré par la littérature du monde anglophone. « Là je me tourne vers l’Angleterre et je me retrouvais plus. Et quand je tombe sur Walt Whitman et Emily Dickinson, c’est bizarre, je suis à la maison, j’arrive chez nous » (dans Godbout, 2006 : 95). Il poursuit son programme de lectures anglaises, donc, et se met à traduire :

J’ai commencé à traduire par pure gourmandise dans le sens que personne ne m’avait rien demandé, je n’avais pas de commande, à la fin des années 1950, début des années 1960. Je faisais beaucoup de chansons, je jouais de la guitare. Et j’avais découvert des poètes américains comme Kenneth Patchen[12]. Il y a un petit recueil […] dans lequel il y avait de très beaux, de très simples, de très purs poèmes d’amour. Et je les ai mis en musique. Mais, en 1960, chanter les poètes américains en anglais, c’était un peu bizarre. Alors j’ai traduit quelques poèmes de Kenneth Patchen pour le plaisir et pour pouvoir les chanter. Et puis j’en ai trouvé d’autres.

Il me conte sa première véritable expérience de traduction théâtrale, survenue quand son ami Marcel Sabourin lui demande de traduire The Zoo Story d’Edward Albee. Il le fait, mais la pièce n’a jamais été réalisée parce que l’agent d’Edward Albee à New York n’a pas voulu accorder les droits. Toutefois, comme il l’a fait remarquer à Patricia Godbout, « J’avais eu un plaisir fou à faire ça […] j’avais trouvé ça terriblement excitant, riche, une expérience intellectuelle exaltante » (Godbout, 2008 : 240).

L’aventure shakespearienne

C’est à ce moment-là que les vraies commandes commencent, grâce à son implication dans le milieu théâtral. Ayant lu sa traduction d’Albee, le metteur en scène André Brassard lui demande de faire une traduction de Lorca, « espèce de monument » au Québec. Garneau traduit à partir de la version espagnole, bien entendu, mais ne connaissant pas l’espagnol à fond, il se sert d’une série de versions françaises et anglaises, pour rendre la pièce en québécois, « qui était comme un québécois pas trop radical, mais quand même ». Produite en mars 1975, cette version a suscité de l’« inconfort » et des opinions partagées[13].

Garneau dit qu’il n’avait jamais pensé faire de la traduction « systématiquement »; c’était plutôt des « occasions » qui se présentaient, occasions d’écrire aussi, occasions de réfléchir au langage. Un jour, Jean-Marie Serreau, un très grand metteur en scène français, collectionneur de Tempêtes (The Tempest de William Shakespeare) y compris une Tempête haïtienne d’Aimé Césaire, est venu à l’École nationale de théâtre. Il demande s’il y a une traduction québécoise de La Tempête. Non, lui répond le metteur en scène André Pagé, mais « je connais juste un gars assez fou pour essayer ça, c’est Garneau ».

Ainsi commence sa plus grande « aventure », terme dont il se sert à plusieurs reprises en parlant de ses traductions de l’incontournable dramaturge anglais. Garneau n’est pas le premier, ni le seul, traducteur de Shakespeare au Québec[14], mais son travail coïncide avec « un moment charnière dans l’histoire politique, économique et culturelle du Québec », période qui a eu des retombées importantes pour le théâtre (Brisset, 2017 : 170).

Il est intéressant de noter que le travail qu’il effectue sur La Tempête (Shakespeare, 1989), se passe lors d’une aventure réelle, un voyage aux États-Unis. Garneau s’exile en Floride, en milieu anglophone, tout comme maints québécois fuyant notre rude hiver. Mais ce qui l’enchante « à Sanibel Island, of all places », ce n’est pas la chaleur, ni le bronzage sur la plage, mais bien un théâtre, qui s’appelle le Little Theater, où un monsieur et une madame âgés de près de 80 ans montent des pièces où ils font tout. Garneau décrit cette expérience, un de ses meilleurs souvenirs, comme « surréaliste, dadaïste, absolument extraordinaire, d’une liberté totale ». Comme Serreau tombe malade et meurt, Garneau est appelé à le remplacer. Non seulement est-ce sa première traduction de Shakespeare mais c’est sa première vraie mise en scène, expérience qui lui a permis de vérifier lui-même la jouabilité de sa traduction.

« Mon gros morceau », écrit Garneau sur l’exemplaire de Macbeth dédicacé qu’il m’offre lors de ma visite chez lui (Shakespeare, 2018 [1978]). En effet, c’est la traduction dont il a le plus parlé et qui a suscité le plus d’attention, comme en témoigne cette déclaration de l’acteur-écrivain Gilbert Turp : « À la création du Macbeth traduit par Michel Garneau, j’avais tout de suite senti que j’assistais à un moment de théâtre qui faisait l’histoire » (Turp, 2016 : 7).

D’autres traductologues, comme Annie Brisset, par exemple, ont souligné la finalité, l’intentionnalité, de cette forme de traduction identitaire (Brisset, 1990 et 2017). La Tempête et Macbeth, selon Brisset, sont des pièces jouées le plus souvent, car leur thématique – celle de Macbeth, en particulier – « entre en résonance avec le récit nationaliste » (Brisset, 2017 : 181). La mention « traduit en québécois par Michel Garneau », sur la page couverture de la version imprimée, est significative. Bien que le nom du traducteur paraisse plus souvent en page couverture de nos jours, on avait tendance à ne lire le nom de la traductrice ou du traducteur qu’à l’intérieur, à la page titre, où l’on spécifiait la langue d’origine et non la langue d’arrivée (Mus, 2019 : 162). La traduction, d’après Brisset, constitue dans ce cas-ci « un acte de réappropriation, de recentration identitaire, une opération territorialisante » (Brisset, 1990 : 265).

Le traducteur lui-même, par contre, dans ce qu’il me dit en entrevue, ainsi que dans ce qu’il raconte publiquement depuis plusieurs années, insiste beaucoup plus le travail qu’il effectue sur la langue. Énorme tâche à laquelle il consacre trois étés de suite. Il cherche les moyens de forger une langue québécoise, pas uniquement populaire mais avec plusieurs registres, en s’inspirant de la façon dont son père parlait et en s’appuyant sur un glossaire de la langue parlée au Québec.

Mon parti pris, c’est avoir droit à toute la langue française, c’est la légitimité québécoise. L’idée d’une langue québécoise me fait plaisir en maudit. Mon père est né à Percé (en Gaspésie) et maman est née à Trois-Pistoles. Et chez moi on ne parlait pas montréalais. Longtemps je pensais que mon père parlait très bien parce qu’il était allé à l’université. Il parlait très bien parce qu’il était Gaspésien. Les Gaspésiens parlent haut et clair. Ils ont appris à parler dehors. J’avais cet exemple-là. Puis, je suis tombé sur le Glossaire du parler français au Canada, publié en 1930 par la Société du bon parler français. Ils ont collectionné les mots et ils ont fait quelque chose de merveilleux. Ils ont découvert les origines en Poitou, en Vendée, en Picardie, en Charente-Maritime. Ils avaient un corpus extraordinaire du parler au Québec entre 1900 et 1930. Tous les mots que je trouvais beaux et intéressants, je les notais. J’ai rempli un gros cahier. Quand je traduisais j’allais voir dans mon cahier. Je l’avais toujours, et les dictionnaires, et A Shakespeare Glossary de C.T. Onions.

C’est dans le contexte de la mise en scène d’une deuxième version de La Tempête dans le Vieux-Port de Montréal en 1982[15], que Garneau utilise le terme « tradaptation », car il coupe le texte de Shakespeare pour en faire une pièce plus courte (Hellot, 2009 : 86). Plus tard, en 1989, Garneau produira une traduction de Coriolan (Coriolanus) de Shakespeare (2018 [1989]), où la langue est moins populaire, mais les personnages sont curieusement en patin à roulettes. Peu à peu, la désignation « tradaptation » commence à s’appliquer à l’ensemble de ses traductions du grand Will.

En 1993, Robert Lepage met en scène un cycle de trois traductions pour le Festival de théâtre des Amériques (FTA) et pour une tournée internationale qui sera couronnée de succès. Le traducteur n’exprime qu’un seul regret :

Robert Lepage a décidé de monter les trois pièces, se promener avec à travers le monde. J’ai un petit regret en même temps que j’ai un grand soulagement. Il m’avait demandé de jouer dans les pièces, La Tempête, Macbeth, Coriolan. Et de gros rôles. Et je ne l’ai pas fait. J’ai eu peur. C’est terrifiant d’être sur scène. J’admire beaucoup les acteurs. C’est un métier difficile, fragilisant.

Traduire par amitié

Garneau ne traduit que ce qu’il aime : « quand je trouvais un poème en anglais que j’aimais, je le traduisais. Parce que c’est une façon de lire, profonde, participante, amoureuse – il est très difficile de traduire quelqu’un que tu n’aimes pas. » Le concept d’amour, en fait, revient souvent dans sa façon de conceptualiser ses projets de traduction, comme c’est le cas pour d’autres grandes figures, comme Baudelaire, qui traduisent par affinité avec un autre écrivain (Woodsworth, 2017b).

Garneau raconte, à plusieurs reprises, comment il en est venu à traduire la poésie de Leonard Cohen. Celui-ci aurait téléphoné à Michel, en lui demandant, comme on l’a vu plus haut, de faire une traduction « pour le Québec » de son volume Stranger Music (1993). Il s’agissait d’une « retraduction » car le livre avait été traduit, dans la métropole française, par Jean Guiloineau sous le titre Musique d’ailleurs (1993). Garneau publie une traduction intitulée Étrange musique étrangère en 2000.

Une espèce de mythe de Leonard semble avoir émergé; il perdure dans divers textes et même dans les paratextes qui accompagnent les traductions, par exemple : « La traduction de ce recueil est de son ami Michel Garneau » (Cohen, 2007 : quatrième de couverture). Simon, en évoquant la traduction de Stranger Music, met l’accent sur le fait que Garneau et Cohen soient amis et, en plus, voisins, et elle qualifie la version Garneau de « translation across the city » (2006 : 156-157). Curieuse d’en savoir plus sur ses rapports entre les deux poètes, je demande s’ils étaient vraiment amis. La réponse est simple :

Non, on se connaissait. Et on s’aimait bien. On s’était vu quelque fois. Je l’ai connu avant de le connaître, c’est-à-dire mon frère m’a dit, avant de mourir, c’est Leonard Cohen. On s’est côtoyé, on s’est rencontré quelque fois. Et quand Leonard s’est installé sur Saint-Dominique, j’étais là. Donc, on se voyait, à ce moment-là, de temps en temps. C’est très étrange parce que j’ai beaucoup résisté, à un moment donné, aux gros partys que sa femme organisait.

Ce qui nous intéresse, c’est la motivation derrière ces projets. Si Cohen lui fait cette proposition, c’est probablement parce que Garneau est déjà un auteur reconnu, défenseur de la langue et de l’identité québécoises. Garneau accepte de le traduire par un certain sens de l’amitié, certes, mais quand il dit que Leonard l’a « pris par le sentiment » en parlant d’une traduction pour le Québec, c’est qu’il ressent, sans doute, le devoir de rapatrier l’oeuvre d’un poète qu’il perçoit toujours comme un « Montréalais ». En fait, Cohen a vécu à l’étranger pendant de longues années; il s’est fait une réputation mondiale et a connu plus de succès en Europe qu’au Canada (Mus, 2019 : 150). De plus, en adoptant la posture d’un écrivain qui traduit, plutôt que celle d’un traducteur « ordinaire » (Woodsworth, 2017b : 55-56), Garneau envisage la traduction comme un acte enrichissant susceptible de mener à autre chose.

Dans les vers qui suivent, qui apparaissent sur la quatrième de couverture d’Étrange musique étrangère, Garneau évacue le stéréotype de la traductrice ou du traducteur « traître » et exprime tout le plaisir qu’il tire de l’acte de traduction :

vous avez sûrement remarqué

que les traducteurs s’excusent

et se justifient et même se traitent

élégamment de traître

 alors j’affirme tout de suite

que j’ai fait de mon mieux

 j’ai traduit Leonard

parce qu’il me l’a demandé

 c’est un honneur

et ce fut un plaisir

un plaisir sévère? austère?

comme est la traduction

 je traduis pour étudier

j’étudie pour apprendre

à vivre en pur plaisir fugace les épiphanies

les purs moments d’être dans le dire

qu’on trouve plus souvent dans les poèmes

qu’ailleurs dans le littéraire

et peut-être même dans l’existence

Michel Garneau, dans Cohen, 2000 : quatrième de couverture

Dans ce cas-ci, le dernier mot est donné au traducteur (qui se dissocie toutefois des « traducteurs [qui] s’excusent, etc. ») plutôt qu’à l’auteur des poèmes qu’il traduit. Dans ce poème, sorte d’« énoncé de mission », Garneau assume son rôle de traducteur. Il n’est ni traître ni esclave : bien au contraire, la traduction est à la fois un honneur et un plaisir. De plus, elle mène à la connaissance, aux expériences épiphaniques.

Le poète-traducteur comme funambule

Quelques années plus tard, on propose à Garneau la traduction d’un autre ouvrage de Cohen, Book of Longing (2006) qui deviendra Livre du constant désir (2007). À peu près en même temps, le même recueil est traduit en France par Jean-Dominique Brierre et Jacques Vassal, sous un titre légèrement différent, Le livre du désir (2008). D’autres ont examiné de près ces traductions, en comparant celles de Garneau aux versions françaises[16]. Sans entrer dans les détails, toutefois, on peut constater que c’est loin d’être une traduction en québécois, comme c’était le cas pour les tradaptations faites plus tôt dans sa carrière, Macbeth surtout, cette période d’écriture identitaire, militante étant peut-être passée (Simon, 2006 : 158). Toutefois, même si Garneau n’écrit plus le français comme il se prononce au Québec, il a toutefois recours à un niveau de langue moins soutenu, une sonorité plus parlée, plus orale, que ceux de la version française.

Garneau accepte cette nouvelle commande, à condition de s’en servir comme point de départ pour son propre recueil, Poèmes du traducteur, paru en 2008. Garneau évoque à ce sujet l’idée d’un dialogue qui rappelle les échanges entre Anne Hébert et son traducteur Frank Scott (1970), avec la différence que ce dialogue-ci aboutit à un volume de poésie, sous-produit de la traduction.

Et c’est là que j’ai eu mon plus grand plaisir. J’ai eu cette idée folle : pour chaque poème de Leonard que je traduisais je me faisais mon poème à moi. Et j’ai fait Les poèmes du traducteur qui est sorti un peu après. Et ça a été extrêmement intéressant parce que quand tu traduis c’est un dialogue avec l’auteur que tu traduis mais je l’ai comme réifié, je l’ai fait à un autre niveau. Il y a de mes poèmes à moi qui contredisent le poème de Leonard; il y en a qui le poursuivent, il y en a qui prolongent, il y en a qui partent juste d’une étincelle. Je me suis interdit de réfléchir. Je faisais ma traduction. Je me faisais un café, je faisais mon poème. Tout de suite. Juste le temps de prendre un café.

Un poète qui passe d’une langue à l’autre, tel un fildefériste, est toujours nourri par ce qu’il traduit. La couverture du volume de poèmes de Garneau comporte une photo du poète-traducteur et du poète qu’il traduit. Belle photo, d’ailleurs, où les deux artistes ont l’air comblés, joyeux, ce qui peut surprendre car Cohen est rarement aussi souriant sur les photos qu’on voit habituellement; il est plutôt sérieux, sinon morose.

Couverture de Garneau, 2008.

Photo © Olivier Hanigan

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Le traducteur comme braconnier : la poésie de la traduction

Garneau est un grand admirateur d’Armand Robin, écrivain, traducteur, anarchiste. Il me parle avec beaucoup de passion de ce Français polyglotte, traducteur de Shakespeare, Goethe, Maïakovski, Pessoa, entre autres, et récite par coeur l’un de ses poèmes, intitulé « Le traducteur ». Il me remet même une copie du poème qu’il avait pris le soin de préparer d’avance. Les vers suivants lui paraissent particulièrement pertinents et d’une grande beauté car « tout le programme est là. […] il se dit, moi je suis un poète, je traduis d’autres poètes. La beauté des autres poètes m’est un brasier; moi je brûle. Pour moi, c’est le plus beau … ».

Je désire que les poètes arabes, chinois, japonais

Me traînent loin de moi, proscrit, battu, pillé.

De vos langues, de vos sciences je serai le braconnier

[…]

La beauté des autres poètes m’est un brasier

Où me jeter en fagot sacrifié, luisant et gai.

Robin, s.d.

Garneau emprunte cette notion du traducteur-braconnier, qui se nourrit de la poésie des autres. Il est intéressant de comparer cette posture à celle d’un autre écrivain-traducteur, Émile Martel, qui avec sa femme Nicole a traduit le roman L’histoire de Pi de leur fils Yann, notamment. Selon Martel père, il reste une barrière étanche entre les deux modes d’écriture :

[L]’écrivain chez moi ne traduit pas et le traducteur n’écrit pas. Ils ne se parlent pas et ne vivent pas au même étage chez Émile Martel […]. La poésie que je lis pour la traduire ne m’amène jamais à saisir plume et papier pour commencer un poème personnel ou évoquer une image que je vais poursuivre plus tard. Il semble donc y avoir une cloison entre le traducteur et l’écrivain[17].

Garneau, au contraire, réussit à concilier les deux modes d’écriture. Chez lui, la traduction de la poésie ne commence pas, ni ne prend fin, avec les traductions de Cohen. Très tôt, on l’a vu, il avait traduit les poètes américains qui lui étaient chers. En fait, il n’a jamais cessé de traduire la poésie, bien que, bien malheureusement, plusieurs de ces poèmes traduits ne sont pas publiés :

Ça c’est ma trajectoire. À travers ça, j’ai curieusement toujours continué à traduire pour le plaisir, mais de la poésie. Je l’ai fait juste pour moi-même, je l’ai fait pendant neuf ans pour « Les Décrocheurs d’étoiles » (émission de radio à la Chaîne culturelle de Radio-Canada). Et puis j’ai traduit des douzaines et des douzaines de poètes américaines. J’aime beaucoup les poètes américaines, des féministes. Il y a des féministes, puis il y a des enragées, celles qui sont fâchées bien raides, que j’aime beaucoup. J’en ai traduit beaucoup, beaucoup.

Il continue d’en faire, notamment pour son ami, l’éditeur Benoît Chaput, qui fait une émission de radio à la chaîne communautaire montréalaise CKUT. Parmi les poèmes qu’il fournit à Chaput, et enregistre, il y a beaucoup de traductions. Garneau en a même traduit peu de temps avant notre rencontre.

Suzanne Giguère, dans son reportage sur la disparition de l’émission de radio « Les Décrocheurs d’étoiles », décrit l’animateur comme un poète « joyeux », cette joie provenant justement de sa manie d’écrire : « L’écriture pour moi, c’est de la gloutonnerie, de la gourmandise. Je n’ai jamais autant de plaisir que lorsque je m’assois pour écrire. Écrire est un bonheur » (dans Giguère, 2004).

Écrire par gloutonnerie, traduire par gourmandise, les deux pulsions répondent au même besoin profond, celui du « va-et-vient » entre langues. Dans ses excellentes études, Patricia Godbout reprend les paroles de Garneau : « J’ai besoin de ce va-et-vient, d’être dans le processus de traduction, j’ai foncièrement besoin des deux langues. Je suis bilingue dans le sens très profond du terme. Bizarrement, je suis le Canadien idéal » (2006 : 96; 2008 : 240).