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L’autrice canadienne Jessica J. Lee a étudié l’éthique et l’histoire de l’environnement au Canada et en Grande-Bretagne avant de s’établir à Berlin. En 2017, elle fait une entrée remarquée dans la littérature avec son livre Turning, qui raconte la réalisation de son 52 Lakes Project, dont l’objectif était de se baigner chaque semaine dans un lac des environs de Berlin. Cette première oeuvre se distingue par son hétérogénéité thématique et son intégration ingénieuse au récit de séquences de longueur variable où il est question de biologie, d’histoire, de limnologie, d’environnement. L’habileté à entrelacer les thèmes dont Lee fait preuve dans ce livre se révèle de façon plus spectaculaire encore dans son deuxième, Two Trees Make a Forest[1], où elle raconte l’histoire d’une jeune femme qui découvre des lettres jamais lues de son grand-père, ce qui l’amène à réapprendre le mandarin pour les comprendre et à partir à Taiwan pour y chercher ses racines.

Dans Turning, Lee écrit : « Je vis dans un équilibre précaire, une frontière inscrite sur mon corps. Cela cause une espèce de malaise incontesté. » (Lee, 2017 : 215, ma traduction), phrase qui préfigure la quête identitaire de l’autrice au centre de son deuxième livre. Durant son enfance et son adolescence en Ontario, Lee s’était surtout intéressée à l’héritage culturel gallois de son père, dont la grande famille exerçait une force gravitationnelle, contrairement à celle de sa mère, qui ne comptait que trois personnes au Canada. Ce n’est qu’en lisant les lettres oubliées de son grand-père et en faisant ses deux premiers séjours à Taiwan qu’elle découvre l’histoire de sa famille maternelle.

Comme le souligne le critique Andru Okun, TTMF est un livre « aux multiples facettes », fait de « déconnections et de reconnections » (Okun, 2020 : para.8, ma traduction). Ainsi, on a dit du livre qu’il s’agissait du récit d’une quête identitaire, mais on l’a aussi associé à la littérature de montagne – il a même obtenu le Boardman Tasker Award for Mountain Literature –, et Robert Macfarlane (2019), auteur de Mountains of the Mind, l’a décrit comme une exploration du territoire de Taiwan. Dans la seule publication universitaire consacrée à TTMF, Jessica White (2121) y voit même une écobiographie[2], c’est-à-dire une biographie dans laquelle s’efface la frontière entre l’humain et le non-humain.

Qu’on affirme que TTMF porte sur la quête identitaire de son autrice ou plutôt qu’il porte sur les montagnes ou le territoire taiwanais, on en réduit de toute façon indûment la portée. À travers le récit de ses séjours à Taiwan et de son apprentissage du mandarin, Lee décrit les beautés naturelles de l’île tout autant qu’elle parle de sa géologie et de sa colonisation, de l’histoire de la Chine et de celle de sa famille. Par ailleurs, elle renouvelle le discours scientifique en y inscrivant fortement sa subjectivité et en y intégrant des éléments discursifs lyriques ; c’est alors que se manifeste clairement la dimension féministe de son écriture.

Lee a regroupé les seize chapitres de son livre en quatre sections : « 島 Dao “island” », « 山 Shan “mountain, hill” », « 水 Shui “water, river” », « 林[3] Lin I. “forest, woods, grove” or II. “a group of like persons” ». Ces noms révèlent certes l’importance qu’elle accorde aux liens entre la langue, la nature et la géographie d’un lieu, mais ils n’offrent aucune indication quant à l’organisation du contenu du livre. En fait, l’autrice abandonne et reprend tout au long de TTMF les principaux sujets en un enchevêtrement thématique et générique complexe. On a dit du livre qu’il défiait les étiquettes de genre et, en effet, il est récit et essai à la fois.

Two Trees Make a Forest entre récit et essai

Le récit n’est pas une catégorie générique forte comme la sont le roman et la nouvelle, par exemple. Gérard Genette (1979) y voit un mode d’énonciation, Dominique Rabaté (2004 : 47-48), un genre littéraire qu’on définit principalement par ce qui le distingue du roman, et Frances Fortier et René Audet, « [un genre qui] ne semble pas avoir trouvé de définition spécifique qui autoriserait une perception nette de ses contours » (1998 : 440). Mais il s’est publié au Québec, entre 1980 et 1998, plus de 200 livres portant les mentions récit ou récits[4], ce qui en fait de facto une étiquette générique. S’appuyant sur l’analyse d’une trentaine d’entre eux, Andrée Mercier (1998) retrace les traits constitutifs du genre, parmi lesquels se trouvent l’engagement dans la voie de la subjectivité, une énonciation lyrique qui semble coupée de tout autre destinataire que soi, une forme monologuée approfondissant le parcours d’un seul personnage et une certaine économie, en ce sens qu’il développe peu le cadre spatial et les données informatives avant de faire connaître l’intériorité d’un personnage.

TTMF raconte bel et bien une réalité personnelle et historique de façon subjective – quoiqu’on y observe des variations importantes sur l’axe reliant l’objectivité et la subjectivité, comme nous le verrons plus tard. Le lyrisme de la prose, souligné par les critiques, participe de la subjectivité du texte, qui prend la forme d’un monologue approfondissant le parcours d’un seul personnage. En effet, on y suit la découverte de Taiwan par l’autrice et ses efforts pour améliorer son mandarin :

EXTRAIT 1

It is 2017, and I have come alone with a plan to stay for three months to work on my Mandarin, to write, and above all, to hike. It is October. I’ve taken an apartment in the east of Taipei, the last house of the last lane before the mountains curve along the southern edge of the sprawl. In the shadow of this lithic presence, it is a home akin to the one in my mother’s memories.

Lee, 2020 : 25

Par ailleurs, dans le passage qui suit, l’énonciation lyrique de l’intériorité de la narratrice semble bel et bien n’avoir d’autre destinataire qu’elle-même :

EXTRAIT 2

Unable to determine my feelings with words, I began to think, perhaps, that whatever force had stitched my grandparents and mother to this place had caught me, with just a thread at first, and then bound me to it still stronger.

Lee, 2020 : 17

Mais Lee est rarement l’objet principal de son monologue : son grand-père, sa mère, le mandarin, Taiwan, sa capitale, ses montagnes et ses plages en sont les véritables objets. En outre, les riches descriptions du cadre spatial et l’abondance des informations historiques et scientifiques cadrent mal avec le caractère économique du récit dont parle Mercier :

EXTRAIT 3

The island holds both migrant and endemic species. There are plants that come from the continent, carried by birds and other animals, by sea or by the land bridge that once filled the Taiwan Strait when sea levels were lower, many ages ago. Some came from the island chain to the east—Japan—while others floated atop the southern seas, sprouting from the shores. There are newer plants that arose only here, a quarter of them evolved in isolation on their island home.

Lee, 2020 : 18

On relève dans le livre de nombreuses séquences comme celles-ci, typiques de l’essai, et certaines font plusieurs pages. L’association exclusive de TTMF au genre du récit ne résiste donc pas à l’analyse.

Se peut-il que TTMF appartienne exclusivement à l’essai, genre aux contours tout aussi imprécis, que Pierre Glaudes et Jean-François Louette décrivent comme « une prose non fictionnelle, subjective, à visée argumentative, mais à composition antiméthodique, où le style est déjà en lui-même une pratique de pensée » (1999 : 246)? Ces chercheurs soulignent que les scènes détaillées et les descriptions précises y prennent une grande place, ce qui est incontestablement le cas dans TTMF. Par ailleurs, René Audet (2005 : 7-8) relève dans l’essai une tension fréquente entre un discours objectif, de véridiction, et un propos subjectif, ancré dans une expérience singulière, tension qui serait un trait constitutif du genre. Cette tension entre objectivité et subjectivité est présente dans plusieurs passages de TTMF :

EXTRAIT 4

The old city of Tainan sits along a wide coastal plain. Once Taiwan’s capital, its streets are lined with historical temples, its shoreline with the remnants of fisheries. I’ve grown accustomed to thinking of the sea and sky as opposite things, cut through by a border. But the western flatlands blur these boundaries. Where water breathes in waves upon the shore, birds descend and speckle the shallows.

Lee, 2020 : 51, je souligne

La subjectivité de la réflexion personnelle quant à la relation entre la mer et le ciel est mise en évidence par la présence, dans la phrase où elle se trouve, de la seule marque de la première personne du paragraphe. Il se crée une tension entre la subjectivité de cette phrase et la description quasi objective de la région de Tainan au sein de laquelle elle est insérée.

Selon Pascal Riendeau (2004), la narration est aussi un trait générique de l’essai même si elle n’en est pas le mode prépondérant. Robert Vigneault défend le même point de vue et affirme que, dans ce qu’il appelle le registre introspectif de l’essai, « l’énonciateur est non seulement sujet mais aussi objet de son discours, qui se caractérise par la confidence ou la confession. » (1994 : 95).

L’essai n’exclut donc pas toute narration, mais il doit s’agir d’une narration mise au service de l’argumentation. Or, dans TTMF, les séquences narratives sont si nombreuses qu’on peut difficilement y voir un simple glissement occasionnel vers le récit mis au service de l’argumentation ; en fait, l’enchevêtrement de séquences narratives et essayistiques y est tel qu’on ne peut identifier de genre prépondérant. TTMF est en somme un cas fort complexe de mélange de genres, dont il me faut comprendre les mécanismes avant d’entreprendre sa traduction.

Dans un article où il est notamment question du Livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera, Vaugeois offre une perspective intéressante sur l’hybridation générique[5] :

La double identité générique de ce roman-essai ne semble pas devoir être envisagée en termes de jeu subversif avec les règles, mais comme la proposition de deux modèles finalement assez complémentaires d’un même ouvrage, deux descriptions abordant le texte sous des angles dont la différence ne fait qu’enrichir notre compréhension.

2007 : 226-227

De même, analyser l’hybridation du récit et de l’essai dans Two Trees Make a Forest, c’est enrichir ma compréhension de l’oeuvre avant de la traduire. De quelle façon le livre combine-t-il les deux genres? Selon le thème dont traite l’autrice, le texte bascule-t-il clairement d’un côté ou de l’autre?

La quête identitaire de l’autrice, la découverte de l’histoire de la branche maternelle de sa famille, la vie de son grand-père en Chine continentale et à Taiwan sont principalement traitées sur le mode du récit. Les extraits 2 et 3, qui abordent sur le mode narratif cette quête identitaire, en sont des exemples.

Lorsqu’il est question de la géologie de l’île, de l’histoire de sa colonisation ou de son histoire récente, le propos, quasi scientifique, est le plus souvent caractéristique de l’essai. C’est le cas des extraits 1 et 4, qui traitent respectivement de la colonisation de Taiwan et de l’histoire de son environnement.

Certaines séquences de plusieurs pages appartiennent exclusivement à l’essai ou au récit. Ailleurs, en revanche, on observe un enchevêtrement complexe des deux genres et de divers thèmes. M’inspirant d’une recherche de Jean-Marcel Paquette (1985) portant sur les points précis de passage du récit à l’essai puis de retour au récit dans des oeuvres de Jacques Ferron, j’ai cherché à démêler les fils de l’entrelacement générique et thématique dans un long extrait de TTMF, que j’ai divisé en cinq sections :

EXTRAIT 5

5.1 Languages become a home. In English, I find my mind, and in German, my present life in Berlin. But my earliest words in childhood were in Mandarin, my mother’s tongue. I know them still. 狗 gou (“dog”), 老虎 laohu (“tiger”) , 愛 ai (“love”) and especially:

Po

Grandmother.

Gong

Grandfather.

5.2 Po and Gong had moved from China—from homesteads no one had left since generations—to Taiwan, where they lived for nearly four decades, unable to return to the mainland. They arrived in the year after the Second World War, along with more than 1 million other mainland Chinese when Chiang Kai-shek’s Nationalist (Kuomintang or KMT) government fled to Taiwan at the end of the civil war.

5.3 Taiwan had changed hands repeatedly: Though its indigenous inhabitants had lived there for thousands of years, the arrival of the Spanish and the Dutch East Asia Company in the seventeenth century spurred a continuous scramble for the island. The Dutch and Spanish both set up trading posts on the Western shores and were succeeded by Chinese colonists, who held the island for over two centuries. After the First Sino-Japanese War, Japan ruled the island from 1895 until 1945, when it was transferred back to China.

5.4 When my grandparents arrived, the decades of cultural separation were an even greater gulf to cross.

5.5 People like my grand-parents and their descendants became known in Taiwan as 外省人 waishengren (literally “people from outside the province”, meaning mainlanders), a term so imprecise that even now I wonder how to explain our origins. Our histories stretched across places imprecisely until our borders grew too hazy to define. Eventually, with my mother, my grandparents immigrated to Canada, where I was born.

Lee, 2020 : 9-10

La section 5.1 fait partie du récit de la vie de l’autrice ; elle est reliée au thème de l’identité, repris tout au long du livre. La section 5.2 appartient aussi au genre du récit, mais il s’agit d’un autre récit, celui de la vie des grands-parents. Sa dernière phrase opère une transition vers la section 5.3, nettement essayistique et en apparence purement informative, mais qui participe en fait d’une argumentation reliée au thème de la colonisation parcourant tout le livre. La dernière phrase du paragraphe (5.4) marque le retour au récit de la vie des grands-parents, qui se poursuit au paragraphe suivant (5.5). Les deux récits fusionnent à la fin de l’extrait.

De façon quelque peu mystérieuse, l’autrice parvient à maintenir la cohérence de son oeuvre malgré la complexité de cet enchevêtrement. Je chercherai à trouver une réponse à cette énigme dans l’analyse des faits énonciatifs du texte.

Énonciation et subjectivité dans le langage

Charles Bally (2018) [1909], Roman Jakobson (1963), TzvetanTodorov (1970) et surtout Émile Benveniste (1966, 1974) ont étudié les caractères formels de l’énonciation, c’est-à-dire ce qui permet la subjectivité dans le langage, que Benveniste définit comme « la capacité du locuteur à se poser comme “sujet” » (1966 : 259). Cette appropriation individuelle du langage a comme points d’ancrage principaux le je et le nous, qui s’opposent au tu et au vous. À ces pronoms personnels s’ajoutent d’autres classes de mots « qui organisent les relations spatiales et temporelles autour du “sujet” pris comme repère » (1966 : 262). Il s’agit des possessifs de première et deuxième personnes, de démonstratifs, d’adjectifs, d’adverbes et de désinences verbales, de marqueurs de localisation spatiale ou temporelle, de termes de parenté et de relations sociales. Ces mots appartiennent à une même classe d’individus linguistiques, les déictiques[6], qui, chaque fois qu’une énonciation est proférée, « désignent à neuf » (Benveniste, 1974 [1970] : 83).

Le respect de la voix d’une autrice dans la traduction d’une séquence textuelle donnée exige d’accorder une grande importance à ces déictiques, comme on le constate en comparant mes deux traductions de l’extrait 6 :

EXTRAIT 6

Languages become a home. In English, I find my mind, and in German, my present life in Berlin.

Lee, 2020 : 9, je souligne

TRADUCTION I

Les langues deviennent un chez-soi. L’anglais est la langue de ma pensée, et l’allemand, celle de ma vie actuelle à Berlin.

TRADUCTION II

Les langues deviennent un chez-soi. En anglais, je retrouve mes pensées[7], et en allemand, ma vie actuelle à Berlin.

Si les deux traductions sont quasi identiques du point de vue sémantique, seule la seconde inscrit l’autrice au sein de son texte de façon comparable à ce qu’on observe dans le passage original. Cette différence paraît mineure, mais, par effet d’accumulation, un manque d’attention portée aux déictiques pourrait en venir à modifier significativement l’inscription de la voix de l’autrice dans la subjectivité.

J’ai mentionné plus tôt que la tension entre objectivité et subjectivité est un trait constitutif de l’essai et que l’apparition d’un déictique au sein d’une séquence informative participe de cette tension (cf. l’extrait 4). Ailleurs, les déictiques marquent plutôt l’appartenance d’une séquence au récit, et leur absence temporaire, l’insertion d’une séquence essayistique en son sein. C’est le cas dans l’extrait 7, où les déictiques sont soulignés et la séquence essayistique, mise en caractères gras :

EXTRAIT 7

Many of my days roaming these slopes were shrouded in trees, and on the occasions that I rose beyond them, I found myself in cloud. The tree line herewas a good thousand meters higher than on the European mountains Id grown used to, up to 3,500 meters altitude, a remarkable thing when traveling the island’s short span from sea level to the mountains. The geology of Taiwan tells a complex tale of emergence into air and compaction over time, of magmatic flows and stark coral limestone thrust from salt water. But on shattered slopes—made worse by tree clearance, mining, and mono-crop plantations—I saw the damage brought by typhoons and quakes, the slow steadiness of stone diminished to scree, the tracks of graveled mud left in the flow of landslides. Mountains could be rattled all too quickly, their timeline fractured in mere moments.

Lee, 2020 : 24-25, je souligne

Outre la présence de pronoms et de possessifs de première personne, on note celle de la désinence verbale déictique -ing, qui renforce l’inscription de l’autrice au sein de l’énoncé dans la première phrase, tout comme le font, dans la deuxième, la forme verbale du passé was et l’adverbe de lieu here, qui rattachent tous deux directement le propos informatif à la narration. La séquence essayistique se distingue quant à elle par l’emploi du présent de vérité, qui s’oppose au passé de la narration. Cette opposition temporelle et ces déictiques se trouvent aussi dans la traduction que je propose :

TRADUCTION DE L’EXTRAIT 7

Plusieurs de mes journées à parcourir ces pentes se passaient à l’ombre des arbres, et si parfois j’allais plus haut que leur limite, je me retrouvais dans les nuages. Il mefallait ici, pour atteindre cette limite, aller mille mètres plus haut que dans les montagnes européennes auxquelles jétais habituée, jusqu’à une altitude de 3500 mètres, chose remarquable lorsqu’on ne parcourt que la courte distance qui mène de la côte aux sommets. La géologie de Taiwan raconte une histoire complexe de terres qui ont émergé de la mer et se sont compactées avec le temps, de flots magmatiques et de calcaire corallien poussés hors de l’eau salée. Mais sur les versants dévastés, j’ai vu les dommages causés par les typhons et les tremblements de terre – empirés par la coupe du bois, les mines et la monoculture –, la calme constance de la roche réduite à des éboulis, les coulées de boue graveleuse laissées par les glissements de terrain. Les montagnes peuvent se voir ébranlées subitement, leur chronologie rompue en quelques instants.

Catherine Kerbrat-Orecchioni approfondit les analyses de l’énonciation de ses illustres prédécesseurs. Elle résume ainsi la problématique de la subjectivité :

Lorsqu’un sujet d’énonciation est confronté au problème de la verbalisation d’un objet référentiel, réel ou imaginaire, et que pour ce faire il doit sélectionner certaines unités dans le stock lexical et syntaxique que lui propose le code, il a en gros le choix entre deux types de formulations :

Le discours « objectif », qui s’efforce de gommer toute trace d’un utilisateur individuel ;

Le discours « subjectif », dans lequel l’énonciateur s’avoue explicitement (« je trouve ça moche ») ou implicitement (« c’est moche ») comme la source évaluative de l’assertion.

1999 [1980] : 80

Kerbrat-Orecchioni innove en formalisant l’étude des termes qui, contrairement aux déictiques, ne sont qu’implicitement énonciatifs mais constituent des opérateurs efficaces de subjectivité. Elle les regroupe dans la catégorie des subjectivèmes, qu’elle divise en quatre sous-ensembles selon le type de subjectivité qu’ils expriment. Je donne ici un exemple de chacun, tiré de TTMF, suivi de ma traduction de la phrase où il se trouve :

Les évaluatifs non axiologiques, c’est-à-dire sans jugement de valeur ;

« Moving south, thick tropical jungle grows »

Lee, 2020 : 6

« Plus au sud se déploie une dense jungle tropicale »

Les évaluatifs axiologiques, c’est-à-dire avec jugement de valeur ;

« To me, Po had simply always been my irascible, difficult grandmother. »

Lee, 2020 : 14

« Pour moi, Po avait toujours été simplement ma grand-mère, irascible et difficile. »

Les modalisateurs, par lesquels l’énonciatrice exprime son attitude face à un énoncé ;

Of course, as Teng is quick to note, the success of the current “One China” view claiming that Taiwan is part of the Chinese territory can be “measured by the disappearance from the Chinese collective memory of the pre-Qing conviction that Taiwan was ‘beyond the pale’”

Lee, 2020 : 41

Bien sûr, comme Teng s’empresse de le souligner, le succès du concept actuel d’« une seule Chine » selon lequel Taiwan fait partie du territoire de la Chine « se mesure à la disparation, dans la mémoire collective chinoise, de la conviction, antérieure à la dynastie Qing, que Taiwan était “hors limites” ».

Les affectifs, qui expriment une réaction émotionnelle de l’énonciatrice face à un objet ;

« Their existence broke my heart doubly, for I could not read them»

Lee, 2020 : 35

« Leur existence me brisait doublement le coeur, car je ne pouvais pas les lire. »

On ne saurait évaluer la subjectivité d’une séquence textuelle selon une analyse exclusivement quantitative des lieux d’inscription de la subjectivité : ce serait imposer un système de classification binaire objectif/subjectif à cet axe d’opposition qui est en réalité graduel. Le degré de subjectivité varie d’abord selon le type de subjectivème ; ainsi, l’évaluatif non axiologique « dense » est porteur d’une subjectivité moins forte que celle des axiologiques « irascible » et « difficile ». La valeur subjective d’un terme varie également en fonction de critères tels que le contexte, la relation qu’il entretient avec d’autres subjectivèmes et divers facteurs comme la visée et la tonalité d’un texte. Enfin, la frontière entre deux catégories n’est pas toujours nette, comme c’est le cas dans l’extrait 8, dont je propose une traduction :

EXTRAIT 8

Half the world away, in a different country, I watched Gong fold dumplings the way he had learned at his mother’s hip seven decades earlier. He was nimble-fingered and gentle, and each dumpling was perfect on the plate. He shaped and laid out each folded bundle with care, offering them, perhaps, for inspection to a friendly, familiar ghost.

Lee, 2020 : 59, je souligne

TRADUCTION DE L’EXTRAIT 8

À l’autre bout du monde, dans un pays différent, j’ai observé mon grand-père replier des dumplings comme il avait appris à le faire sur la hanche de sa mère, sept décennies plus tôt. Il était habile de ses doigts et délicat, et chaque dumpling qu’il déposait dans l’assiette était parfait. Il formait et disposait avec soin les petits paquets pliés et les présentait pour que, peut-être, les inspecte un fantôme familier, amical.

Les adjectifs nimble-fingered, gentle et perfect ont une valeur évaluative axiologique intrinsèque, mais comme ils se trouvent dans une partie du livre où se manifeste la tendresse de l’autrice à l’égard de son grand-père, ils acquièrent ainsi une valeur affective secondaire, appuyée par l’emploi, dans la phrase précédente, de Gong, terme plus chargé émotivement dans TTMF que le terme grandfather avec lequel il alterne.

Dans certains cas, la présence d’un seul terme peut révéler la véritable visée d’un passage :

EXTRAIT 9

Names here are buried and written-over things, erupting from the ground underfoot the way faults emerge from a quake. 中華民國 Zhonghua Minguo, ‘Republic of China’ as the country as been officially known since 1945. Or that incendiary marker, ‘Taiwan, Province of China’.

Lee, 2020 : 11, je souligne

Cette séquence paraît d’abord purement informative, mais à la dernière phrase, l’emploi de l’évaluatif axiologique incendiary¸ particulièrement efficace, révèle la visée argumentative du passage. Par l’emploi de ce seul mot, Lee laisse entendre qu’elle s’oppose à l’annexion de Taiwan par la Chine, position qu’elle exprimera plus clairement par la suite.

Ancrage de la voix de l’autrice dans la subjectivité

La question de la subjectivité s’inscrit ici dans le contexte plus large de la traduction de la voix de l’autrice. Theo Hermans (2014 : 294) souligne que la traduction littéraire crée l’illusion de la présence de la voix originale, alors que c’est la voix de la traductrice qui s’y trouve ou, plus précisément, une voix hybride. Selon Barbara Folkart (1991 : 393-398), la traductrice constitue inévitablement une instance énonciatrice qui filtre le texte original[8]. Il serait donc possible d’identifier les caractéristiques de la voix d’une traductrice par la lecture attentive de sa version d’oeuvres littéraires de diverses autrices.

Mais qu’est-ce que la voix d’une autrice? Il s’agit, selon Folkart, « [de] l’ensemble des lieux où l’énonciateur s’inscrit, en tant que subjectivité, dans l’énoncé qu’il produit » (1991 : 458). Au niveau de la microstructure, cette voix se manifeste à travers des marqueurs sociologiques, des qualités rhétoriques et stylistiques et l’emploi de certains subjectivèmes constitutifs de l’idiolecte d’une autrice.

Eu égard à la place centrale que prend la subjectivité dans la définition de la voix que propose Folkart, il semble paradoxal de parler du double ancrage, dans l’objectivité et dans la subjectivité, de la voix de Jessica J. Lee. Je considère toutefois que les déplacements sur l’axe d’opposition objectif/subjectif sont une caractéristique macrostructurelle de sa mise en forme du discours qui participe de l’originalité de sa voix.

La compréhension de la façon dont les lieux d’ancrage de la subjectivité opèrent dans TTMF constitue une étape essentielle de ma démarche visant à limiter le plus possible la superposition de ma voix de traducteur à celle de l’autrice. Avec en tête cet objectif, je propose ci-dessous une analyse de ces lieux d’ancrage dans les premiers paragraphes de TTMF et dans la traduction que j’en propose. Les déictiques y sont soulignés, les subjectivèmes évaluatifs non axiologiques y sont en caractères gras et les évaluatifs axiologiques, en italiques. Cet extrait ne comprend pas de subjectivèmes affectifs ou modalisateurs.

EXTRAIT 10

I have learned many words for “island”: isle, atoll, eyot, skerry. They exist in archipelagos or alone, and I have always understood them by their relation to water. The English word “island”, after all, comes the German “aue”, from the Latin “aqua”, meaning “water”. An island is a world afloat ; an archipelago is a place pelagic.

The Chinese word for island knows nothing of water. For a civilization grown inland from the sea, the vastness of mountains was a better metaphor: 岛 dao (“island”, pronounced “to” in Taiwanese) is built from the relation between earth and sky. The character contains the idea that a bird 鸟 (niao) can rest on a lone mountain 山 (shan).

Taiwan is just eighty-nine miles wide, but in that distance it climbs nearly thirteen thousand feet from sea level. The jump to precipitous peaks creates a wealth of habitats, such that the island sustains a range of forests much vaster than its small footprint. The coasts are muffled with salt- and sun-soaked mangroves, and moving south, thick tropical jungle grows. The wet heat of tropical rain forest thrums to temperate trees, and their hardwoods climb to pines. Boreal forests—with towering, size-of-a-house cathedral trees—grow up from the middle slopes of the island. Beyond the tree line, the mountains peter out to prairie, cane grasslands widening toward an alpine sky. Like topographical rings on a map, the trees array themselves by elevation.

Born into conflict at the junction of two volcanic arcs, Taiwan is an unstable landmass in perpetual confrontation. Set along the Ring of Fire—the Pacific zone plagued by quakes and eruptions—southeast of China, west of Japan, north of the Philippines, the island marks the border of two tectonic plates: this is known to geologists as a destructive plate boundary. The collision of the Eurasian and Philippine Sea plates forced the island into being some 6 to 9 million years ago, during the Miocene epoch. Such collisions are powerful, with one plate thrust beneath another, raising land from the sea and into the air. But these borders can be devastating, too.

Lee, 2020 : 5-6, je souligne

TRADUCTION DE L’EXTRAIT 10

J’ai appris plusieurs mots ayant le sens d’« île » : îlet, atoll, javeau, récif. Elles peuvent former des archipels ou se trouver isolées, et c’est toujours dans leur rapport avec l’eau que je les ai comprises. Après tout, le mot anglais « island » vient de l’allemand « aue », du latin « aqua », qui veut dire « eau ». Une île est un monde flottant ; un archipel est un lieu pélagique.

Mais le mot chinois qui signifie « île » ignore tout de l’eau. À une civilisation qui s’était construite de la mer vers l'intérieur des terres, la vastitude des montagnes offrait une meilleure métaphore : le caractère 岛 dao (« île », prononcé « tou » en taiwanais) met en relation la terre et le ciel. L’idée qu’un oiseau 鸟 (niao) peut se reposer sur une montagne isolée 山 (chan) se trouve en son sein même.

Taiwan n’est large que de 142 km, mais sur cette distance l’île s’élève à près de 4000 mètres[9] au-dessus du niveau de la mer. Cette montée rapide vers les sommets escarpés crée une grande diversité d’habitats ; aussi la taille de l’île est-elle sans commune mesure avec la variété impressionnante de ses forêts. Des mangroves gorgées de sel et de soleil couvrent les côtes, et plus au sud se déploie une dense jungle tropicale. La chaleur humide de cette forêt pluviale se déverse sur une forêt tempérée. Plus haut, les bois francs cèdent la place aux peuplements de pins. Puis c’est le domaine de l’imposante forêt boréale, avec ses arbres cathédrales, grands comme des maisons. Au-delà de la limite des arbres, les montagnes deviennent des prairies, étendues de bambous sur fond de ciel alpin. Les arbres marquent l’altitude telles les courbes de niveau d’une carte topographique.

Née du conflit entre deux arcs volcaniques, Taiwan est une masse instable, soumise à une confrontation perpétuelle. Située au sud-est de la Chine, à l’ouest du Japon et au nord des Philippines, directement sur la Ceinture de feu – zone du Pacifique sujette aux séismes et aux éruptions volcaniques –, l’île se trouve à la frontière entre deux plaques tectoniques, que les géologues connaissent sous le nom de frontière convergente destructrice. La collision des plaques de l’Eurasie et de la mer des Philippines a forcé la naissance de l’île au début[10] du Miocène, il y a entre six et neuf millions d’années. De telles collisions sont puissantes : l’une des plaques glisse sous l’autre, élevant vers le ciel des terres enfouies sous la mer. Mais ces frontières peuvent aussi être dévastatrices.

On observe une grande différence, quant aux problèmes de traduction que ces extraits posent, entre les types de lieux d’ancrage de la subjectivité. Les déictiques qu’emploie l’autrice l’ancrent d’entrée de jeu dans son texte, et le respect de cet ancrage est une simple question de vigilance. En revanche, dans le cas des subjectivèmes, une évaluation de la teneur et de la force subjectives de chaque terme s’impose. J’ai traduit les évaluatifs non axiologiques vastness, wet, thick et powerful, entre autres, par les équivalents « vastitude », « humide », « dense » et « puissante ». Mais le respect de la subjectivité n’interdit pas la prise en compte de l’idiomaticité ; aussi ai-je préféré traduire soaked par « gorgées » plutôt que par « trempées »[11]. Par ailleurs, il est souhaitable, à mon avis, de tenir compte du contexte d’emploi d’un terme donné au moment d’établir une correspondance entre la subjectivité des deux versions. Ainsi, j’ai utilisé l’évaluatif axiologique « imposante » comme équivalent de l’axiologique towering, mais j’en ai fait le qualificateur de « forêt » plutôt que de « arbres » afin d’éviter le pléonasme « imposants, grands comme des maisons ». J’ai aussi remplacé l’évaluatif axiologique plagued par l’évaluatif non axiologique « soumise », que j’ai préféré aux axiologiques « souffrir » ou « tourmenter » parce que ceux-ci impliquent une forme de personnification de l’île qu’on ne trouve pas dans la phrase anglaise. Pour respecter la fréquence des évaluatifs axiologiques de la version originale, j’ai toutefois remplacé l’évaluatif non axiologique vaster par l’adjectif « impressionnante », évitant par la même occasion l’emploi d’un comparatif, dont le français est peu friand. En somme, par ces choix de traduction, j’ai pu respecter la subjectivité du texte original tout en évitant les maladresses qui peuvent résulter d’une traduction trop littérale.

Folkart (1991 : 388) insiste sur l’importance, pour la traductrice qui cherche à réduire autant que possible l’intrusion de sa propre voix, d’identifier clairement les déviances lexicales et syntaxiques caractéristiques du lyrisme de l’autrice qu’elle traduit. Proposer une analyse détaillée de ces déviances chez Jessica J. Lee dépasserait le cadre de cet article, mais je tenterai de démontrer par deux exemples qu’il se trouve dans TTMF des lieux d’interaction entre l’inscription de la voix de Lee dans la subjectivité et un aspect majeur du lyrisme de son discours, soit les figures de sonorités que sont l’assonance et l’allitération :

« Those first days in the cloud forest softened me to fog. »

Lee, 2020 : 16, je souligne

« Ces premiers jours dans la forêt de nuages m’ont rendue molle comme de la brume. »

La phrase contient l’évaluatif non axiologique softened, dont « ont rendue molle » rend adéquatement la valeur subjective. Mais softened me to fog contient aussi une figure de sonorités : la séquence phonémique // de la dernière syllabe est le miroir de la séquence /ɔf/ de la première. Le même effet de miroir se trouve dans les séquences // et /ɔm/ de « molle comme ».

« where rock had not yet relentedto root. »

Lee, 2020 : 16, je souligne

« où le roc résistait encore aux racines. »

Des allitérations et une assonance se trouvent dans had not relented to root. Passer de la forme passive à la forme active me permet de proposer une allitération dans « résistait encore aux racines » tout en respectant la valeur évaluative de l’expression et le sens de la phrase.

Je souligne ici que le sujet abordé dans le troisième paragraphe de l’extrait 10 – les écosystèmes d’un territoire – est généralement traité dans le respect de l’idéal de neutralité et d’objectivité du discours scientifique. Lee y inscrit au contraire fortement sa subjectivité, qu’elle appuie de nombreux éléments discursifs lyriques. Je vois cette façon originale de faire cohabiter propos scientifique, subjectivité et discours lyrique comme une forme de réappropriation du discours scientifique – encore dominé par un imaginaire masculin – qui témoigne de la démarche féministe de Lee.

Pour traduire une oeuvre telle que TTMF en respectant la voix originale de son autrice, il me faut minimiser l’intrusion de ma propre voix. La réalisation de cette tâche exige une saisie du texte allant au-delà de l’interprétation sémantique, de façon à mettre au jour les éléments constitutifs majeurs de la voix de Jessica J. Lee. Cette saisie révèle qu’il s’agit de l’hybridation générique, des variations subtiles du degré de subjectivité et du lyrisme de la prose.

L’hybridation générique caractéristique de TTMF est en bonne partie le reflet de la complexité de son organisation thématique. Lorsque Lee s’attache au même sujet, cette unité thématique se double d’une unité générique. En revanche, lorsque les deux genres s’entrelacent, c’est que la séquence textuelle présente un enchevêtrement thématique. Ces passages d’un genre à un autre et d’un thème à un autre sont principalement soulignés par des déplacements de l’énonciation sur l’axe allant de l’objectivité à la subjectivité, marqués par des variations quantitatives et qualitatives des lieux d’inscription dans la subjectivité. Par exemple, l’alternance entre récit et essai est mise en évidence par une réduction significative de l’emploi des déictiques dans les séquences essayistiques. Seul un respect sans failles de leur emploi original me permettra d’en refléter l’architecture générique dans ma traduction.

Les subjectivèmes doivent pour leur part faire l’objet d’une analyse qualificative rigoureuse, notamment dans les séquences essayistiques, où les axiologiques sont peu nombreux mais particulièrement efficaces, puisqu’ils agissent comme révélateurs de la visée argumentative de propos à première vue purement informatifs. Le respect de la voix l’autrice passe donc par la recherche d’équivalents français porteurs d’un même degré de subjectivité et de connotations semblables. Il passe aussi par le meilleur respect possible de l’interaction entre certains subjectivèmes et les éléments discursifs lyriques de la voix de Jessica J. Lee.

En somme, TTMF est traversé par tout un réseau de relations entre les niveaux de l’expression et ceux du contenu. Ma responsabilité, à titre de traducteur désireux de faire entendre la voix de Jessica J. Lee, est de reproduire les particularités génériques de TTMF, son inscription mouvante sur l’axe allant de l’objectivité à la subjectivité et les traits constitutifs de son lyrisme, mais aussi de les mettre en relation de façon à préserver la signifiance de l’oeuvre.