Résumés
Résumé
Dans « Entre queer et féminisme : traduire l’ironie dans Hench de Natalie Zina Walshots », nous nous intéressons aux affinités entre traductions féministe et queer en explorant d’abord les théories qui s’éloignent des systèmes binaires. Par la suite, des stratégies féministes et queers seront analysées, puis employées dans la traduction de Hench pour que la volonté féministe apparente du texte ne soit pas perdue en contexte queer.
Mots-clés :
- Féminisme,
- queer,
- traduction et intersectionnalité,
- super-héros
Corps de l’article
Roman canadien apparu sur la liste longue, puis la liste courte, de la vingtième édition du Canada Reads organisé par CBC en 2021, Hench de Natalie Zina Walshots présente une histoire de superhéros qui déroge de la norme. C’est le point de vue des super-vilains, et même plus précisément de leurs sbires, qui est étudié dans cet univers complètement queer. Anna, protagoniste et narratrice de Hench, fait de la saisie de donnée pour un super-vilain de bas étage[1] quand elle se retrouve malgré elle dommage collatéral d’une bataille engagée contre un super-héros. C’est après cet incident qui la laisse en congé de maladie sans solde qu’Anna commence à comptabiliser le coût des super-héros qui n’hésitent pas à mettre hors d’état de nuire plusieurs vilains pour sauver un seul innocent. Ce calcul des vies humaines gaspillées par les super-héros, disponible en ligne, amène le plus grand des super-vilains, Leviathan, à s’intéresser à Anna et à l’embaucher afin qu’elle mène un combat pour détruire les superhéros, en retournant l’opinion publique contre eux.
Je me pencherai dans cet article sur les enjeux féministes et queers soulevés dans cette oeuvre ironique, et leur traduction en français. Pour ce faire, je commencerai par analyser les aspects théoriques communs aux traductions féministes et queers. Ces points communs me serviront de pistes, car cet ouvrage utilise des personnages et des contextes queers qui, par moment, invisibilisent la voix des femmes malgré une volonté féministe apparente du texte. Par la suite, j’aborderai différentes stratégies qui permettent de traduire un texte ironique féministe en contexte queer.
S’extraire de la binarité
Bien souvent, les choix en traduction sont représentés selon une dichotomie où les idées du texte de départ influenceront jusqu’à un certain point le texte d’arrivée : traductions sourcières ou ciblistes, ou, selon Lawrence Venuti, traductions domestiquantes ou étrangéisantes (1995 : 15). Ce système binaire représente en lui-même une difficulté pour certains types de traduction, dont ceux qui nous intéressent particulièrement dans cet article, soient la traduction féministe et la traduction queer.
Le texte de départ (ou l’oeuvre originale) et le texte d’arrivée (ou la traduction) sont deux entités représentées de manières bien différentes dans l’imaginaire collectif. Selon les valeurs de ce système binaire, l’écriture originale est souvent associée à l’autorité masculine, et la représentation du féminin, au travail secondaire de traduction (Chamberlain, 1988 : 455). Cette conception de la traduction a de véritables conséquences dans la manière de percevoir les travaux des traductrices, comme on peut le constater dans le célèbre surnom de l’époque « des belles infidèles », où les belles femmes comme les belles traductions ne peuvent qu’être infidèles, les unes à leurs conjoints, les autres à l’original (von Flotow, 1991 : 82), tandis que les représentations masculines ne peuvent qu’être parfaitement fidèles. Toutefois, plus concrètement, selon la Loi sur le droit d’auteur en vigueur au Canada, les traductions littéraires canadiennes font de leur traductrice l’autrice originale de l’oeuvre traduite, au même titre qu’un auteur le serait pour une oeuvre originale. Cependant, la rémunération et le capital symbolique acquis sont loin d’être les mêmes, et ainsi perdure la perception de la traduction comme un travail secondaire (Buzelin : 2020).
Cependant ce système original-traduction à deux valeurs peut également être étudié d’un point de vue queer. Ainsi, la traduction, comme le queer, « insiste sur l’importance de l’infiltration et de la contamination, de l’hybridité, de cet espace entre-deux et de son indétermination » (Epstein et Gillet, 2018 : 4, ma traduction). Autant en traduction féministe qu’en traduction queer, donc, les modèles théoriques qui tentent de s’éloigner de cette dualité commencent à émerger et entraînent des réflexions importantes.
Plusieurs autrices et auteurs en traduction s’intéressent à ce genre de modèle, dont le premier texte est peut-être la presque centenaire Tâche du traducteur de Walter Benjamin. Car il tente justement de questionner la fidélité au texte original et propose une vision où la traduction survit à l’original, puisqu’elle peut « à chaque fois faire sonner l’écho d’une oeuvre écrite en langue étrangère » (Benjamin, 1991 : 155).
Bien plus près de nous et d’un point de vue queer, William J. Spurlin évoque justement le travail des échos qui, plutôt que de simples copies, font s’immiscer des touches queers dans le texte (Spurlin, 2014 : 202). Ces échos ouvrent la possibilité à de multiples traductions qui ne sont pas de simples équivalents de l’original, ce qui brise le moule de la dualité.
Une autre manière de voir la traduction à l’extérieur de la binarité est résumée par Lori Chamberlain, dans son désormais classique « Gender and the Metaphorics of Translation » : après qu’elle a démontré la relation toujours secondaire du rôle de la traductrice, elle examine la relation entre traductrice et autrice pour y concevoir le lieu d’un travail collaboratif, où la traduction est autant un original qu’un travail secondaire (Chamberlain, 1988 : 470). C’est pour déconstruire l’infériorité représentée dans le rôle de traductrice et chez la femme que Karin Littau présente, de son côté, la nature sérielle du processus de traduction, où la binarité original-traduction est déconstruite pour céder la place à une série de traductions qui engendreront à leur tour d’autres textes (Littau, 2000 : 26). La traduction, dans cette vision sérielle, n’est plus considérée comme une perte, mais comme une preuve qu’elle ajoutera toujours quelque chose de version en version.
Bien que les théories en traduction féministe et queer se rejoignent sur certains points, comme dans l’abolition de la dualité en traduction, certaines craintes demeurent. Parce que même si ces deux courants de pensée ont en commun « la critique des normes et visent l’éclatement du bicatégorisme […] dans une optique d’autodétermination » (Boisclair [et al.], 2020 : 9), dans la traduction elle-même, il peut être difficile d’appliquer les deux. On pourrait par exemple penser que les études queers en traduction diminuent ou même dispersent complètement la catégorie des femmes (von Flotow, 2012 : 131).
Traduire en mode queer féministe
Comme la langue anglaise a une manière particulière d’exprimer le genre, et donc d’utiliser les marqueurs de genre (Epstein et Gillet, 2018 : 2), certains changements seront inévitables dans une traduction qui souhaite conserver un caractère queer et féministe. En effet, parce que si la langue française n’est pas sexiste en elle-même, elle est en revanche plus genrée que l’anglais et « [c]ette limite intrinsèque l’empêche de répondre aux désirs de celles et ceux qui voudraient ne pas être identifié.es comme femme ou homme, ou qui souhaiteraient de la “fluiditié” entre les genres » (Viennot, 2017 : 129). En traduisant dans une optique féministe, la traductrice est également complice de l’autrice, qui cherche à mettre en lumière les sens multiples du texte de départ, qui seraient autrement perdus (von Flotow, 1991 : 76). Pour toutes ces raisons, des ajouts au texte de départ me semblent inévitables.
Particulièrement pour les aspects féministes, la volonté apparente du texte m’incite à l’adapter afin de refléter les aspects nécessitant d’être féminisés ou traitant d’un caractère plus féministe. Ainsi, la seconde partie de cet article fera état de mes choix de traduction dans certains extraits de Hench que je trouvais particulièrement intéressants pour leurs aspects queers et féministes. Par souci de clarté, je diviserai mes choix de traduction selon leurs caractéristiques queers ou féministes, mais il faut évidemment garder en tête que ces deux aspects sont indissociables dans le cas présent. Comme les questions traductologiques qui se recoupent à même les traductions féministe et queer pour s’extraire de la binarité, certaines stratégies de traduction leur sont communes.
Ainsi, plusieurs stratégies de traduction féministe sont avancées par des pionnières du mouvement (Lotbinière-Harwood, 1991 ; von Flotow, 1991) qui, à mon sens, peuvent également s’utiliser en traduction queer. Par exemple, la supplémentation (ou supplementing) permet de traduire davantage que ce que le texte original présentait dans le but de rendre les exemples pertinents d’une langue à l’autre ou de souligner le féminisme (ou le caractère queer) de certains passages pour en compenser d’autres perdus dans la traduction. Une autre stratégie consiste à utiliser la note de la traduction et la préface, lieux de prédilection pour la traductrice féministe ou queer, pour faire ressortir les enjeux féministes ou queer du texte. Une dernière stratégie, le détournement (ou hijacking), servira à rendre un texte féministe, bien que son original ne le soit pas nécessairement. Susanne de Lotbinière-Harwood avance également que les modifications au texte original ont leurs limites selon le contexte et le lieu de la traduction. Elle étudie également deux éléments incontournables de la traduction féministe : la reconnaissance des femmes comme agentes morales, donc capables de faire des choix, et l’utilisation de l’expérience des femmes comme point de départ (Lotbinière-Harwood, 1991 : 72-73).
De manière encore plus concrète, sur le plan de la rédaction, l’écriture inclusive sera une stratégie incontournable d’un texte « libre de toute forme de discrimination et qui vise à réellement inclure toutes les personnes » (Guilbault Fitzbay, 2021 : 14). Voici les trois types d’écritures inclusives qui seront utilisés comme stratégie dans les extraits de traduction qui suivront : l’écriture épicène, où seuls les mots non genrés sont utilisés pour désigner des personnes, la féminisation, où l’équilibre lexical entre hommes et femmes est visé en mettant de l’avant les termes qui désignent les femmes, et l’écriture non binaire où aucun genre n’est assigné aux termes en utilisant principalement des néologismes.
Traduire le queer
Plusieurs aspects de Hench sont visiblement queers : l’attirance qu’éprouve Anna pour des personnages de son sexe et de sexe masculin ; sa transition vers la communauté des vilains, qui rappellent le concept de coming out (Sedgwick, 2008) ; le repaire de son patron super-vilain comme hétérotopie (Calderón et Beneventi, 2015) ; ou l’acquisition du surnom de super-vilain, qui rappelle le mot queer lui-même par son antiparastase[2]. Cependant, un aspect particulièrement important par sa visibilité dans la traduction consiste en les caractéristiques queers de certains personnages comme Molly et Darla. Ces deux personnages sont non binaires et utilisent les pronoms they/them dans la version originale.
Ainsi, dans les extraits traduits, j’ai décidé d’utiliser une écriture non binaire, entre autres en employant le pronom iel, fraîchement entré dans Le Petit Robert malgré les controverses (Larocque, 2021), pour les personnages de Molly et Darla. Malheureusement, le texte traduit contient beaucoup moins d’occurrences des pronoms neutres, ce qui aurait pu devenir problématique, puisque conserver cet aspect queer était dans mes objectifs au début de la traduction. Heureusement, j’ai pu remettre de l’avant cet aspect en utilisant des pronoms personnels encore moins connus que « iel » comme « ellui ». Si je considère l’avoir bien employé dans la phrase suivante : « […] dont un appelé Information & Identité et qui serait selon ellui là où je me sentirais chez moi. » Certaines autres utilisations de ce pronom auraient pu être faites sans être tout à fait justes. En effet dans la phrase « Je lui ai montré le Rapport d’incident et toutes les recherches que j’avais faites […] », j’ai pensé à utiliser « ellui » au détriment de « lui », mais ce dernier est un « pronom personnel de la troisième personne du singulier des deux genres, représentant un nom de personne ou d’animal » (Le Petit Robert, 2021). J’ai pensé à faire ce choix parce que les pronoms neutres anglophones they/them se retrouvent treize fois en cinq pages pour le personnage de Molly et que ma traduction, elle, ne comporte que six utilisations des pronoms neutres – je croyais devoir ajouter un caractère queer en utilisant ellui même si lui aurait parfaitement convenu.
Cependant, la mise en relief du queer ne doit pas se faire au détriment de la lisibilité. En effet, comme il est mentionné dans le guide et politique d’écriture inclusive Apprendre à nous écrire :
Il y a une multitude de néologismes non binaires qui circulent. C’est notamment ce qui fait la beauté de l’écriture non binaire et de l’écriture inclusive en général, où personne ne fait figure d’autorité sur ce qui peut être mis en circulation. Pour cette raison, il est préférable de s’assurer de la compréhension de tou.te.s. Si l’écriture inclusive doit gagner du terrain, il faut songer à la réalité des personnes avec des difficultés de lecture ou d’apprentissage, des personnes n’ayant pas le français comme langue maternelle ou en apprentissage du français, et ne pas en faire fi. Pour ce faire, il est possible de recourir à une note de bas de page, à un lexique en début de texte ou à un préambule au texte.
Guilbault Fitzbay, 2021 : 70
J’ai donc décidé de mettre de l’avant la non binarité des personnages, sans pour autant utiliser des astuces qui brouilleraient encore plus le texte, comme en utilisant le pronom ellui quand lui est parfaitement acceptable. J’ai plutôt décidé de faire des ajouts au texte, comme avec le personnage de Darla, dont le genre non binaire aurait disparu dans la traduction francophone sans un ajout de ma part. J’ai donc utilisé une supplémentation pour compenser la perte d’un passage queer dans la traduction :
En ce qui concernait Darla, iel avait commencé sa carrière en Technologie, mais après m’avoir aidée à maintes reprises à m’introduire dans des systèmes auxquels nous ne pouvions accéder malgré nos accès et notre charme, je lui ai proposé de rejoindre le I&I à temps plein. [Mes ajouts en italique].
J’adjoindrai également un préambule ou un lexique à la traduction qui expliquera mes choix d’écriture. C’est également dans ce préambule que je pourrai expliquer mes choix quant aux accords des participes passés neutres. J’ai opté pour une approche modulaire, qui utilise entre autres les points médians, puisqu’elle est « habituellement plus facile à adopter et à apprendre à cause de sa flexibilité » (Ashley, 2019 : 6). Mon but vise à habituer le lectorat à une traduction non binaire, tout en conservant une excellente lisibilité. En ce sens, l’approche modulaire qui suit semble la plus à propos :
Pour ce qui est de garder le genre/sexe de la plupart des personnages figurants inconnus du lectorat, c’est une autre paire de manches, comme on dit dans le parler local. Je m’y attendais, évidemment, mais je n’avais pas pensé à la quantité importante de passages où il me faudrait traduire avec, cette fois-ci, une écriture épicène, qui nécessite souvent des reformulations complètes. Dans l’extrait suivant, j’ai fait un ajout au texte original en employant le nom collectif « équipe » pour camoufler le genre des personnes concernées : « C’est seulement à la suite du feu vert de mon équipe de physiothérapeutes, de médecins, de psychiatres (tous les nouveaux membres du personnel doivent se soumettre à une évaluation psychologique rigoureuse) et de spécialistes en chirurgie orthopédique que j’ai pu vivre ma première expérience de travail. » Un autre exemple d’écriture épicène est la phrase suivante : « The COO of Total Eclipse Computing was the alter ego of Absolute Zero, a hero with heat-sucking powers » (Walshots, 2020 : 107) qui, en anglais, est totalement neutre. En français, ma première traduction donnait ceci : « Le président d’Éclipse Totale Informatique était l’alter ego de Zéro absolu, un héros capable d’aspirer la chaleur. » Par deux fois je trahissais le genre de cette personne, alors que je souhaitais ne pas le faire ressortir. À mon deuxième essai, je suis arrivée à quelque chose de mieux, en remplaçant le nom concret par le substantif abstrait « présidence », puis en insistant sur le pouvoir particulier de la personne plutôt que sur sa qualité héroïque : « La présidence d’Éclipse Totale Informatique était assurée par l’alter ego de Zéro absolu, dont le pouvoir était d’aspirer la chaleur. » Je réussis donc à camoufler le genre de Zéro absolu, mais je module son statut de héros en parlant de son « pouvoir ».
Traduire le féminisme
Une fois le contexte queer bien établi et traduit, les enjeux derrière la traduction féministe du texte deviennent plus apparents. En effet, un des principaux enjeux visibles dans ce cas précis est que l’autrice a pris la décision d’effacer les traces de genres dans son univers anglophone. Plusieurs extraits vont dans ce sens, dont le suivant, qui relate des actions se déroulant quelques décennies plus tôt : « Doc Proton used a lamppost like a javelin to stop Lady Sonorous (it was a different time) from taking off in her supercar[3]. » (Walschots, 2020 : 244) Ainsi, les anciens surnoms des super-héros/super-vilains pouvaient marquer le genre de leur propriétaire, mais ce n’est plus le cas dans la chronologie où se situe Hench. Les deux personnages féminins les plus importants ont, par exemple, des surnoms neutres comme The Auditor, pour Anna, et Quantum Entanglement, pour l’une des plus grandes super-héroïnes.
Pourtant, nous pouvons également considérer Hench comme une oeuvre féministe en ce qui concerne le développement de ses personnages, puisque justement la super-héroïne Quantum Entanglement est, au tout début de l’intrigue, constamment dans l’ombre de son partenaire, Supercollider. Ce dernier est reconnu pour sa force incroyable et sa capacité à voler, ce qui fait de lui le super-héros le plus connu et le plus puissant de cet univers. Il est également la cible ultime d’Anna, qui tente de l’isoler en éloignant ses alliés de lui, comme sa femme, Quantum Entanglement. Finalement, Quantum se retourne contre son mari et décide de s’allier à Anna pour le détruire, mais cette fois littéralement. C’est la reprise de contrôle de Quantum sur ses propres pouvoirs (qui étaient, entre autres de contrôler le corps de Supercollider pour donner l’impression qu’il avait la capacité de voler) et sur son propre corps qui indique un sous-texte féministe. Plusieurs conversations entre la narratrice Anna et Quantum illustrent également un point de vue féministe sur la question, comme la suivante :
I had no way to let her know how grateful I was in that moment, so I said, “You know what’s more criminal than anything I have ever done? That you’ve been overshadowed by that lantern-jawed cock-wit when you’re obviously better than him in every imaginable way.”
Pain crossed her face. “Well. No one is willing to make some bitch the head of the greatest superhero team in the world[4].”
Walschots, 2020 : 341
Afin de respecter ce contenu féministe dans un univers queer, j’avance que pour traduire selon la volonté apparente du texte, je vais parfois devoir faire des changements au texte. Puisque même si le monde dans lequel habitent les personnages de Hench semble avoir évolué vers une réalité où les marques de genre ne sont plus nécessaires, ce n’est pas encore le cas dans notre société, et encore moins en langue française. Comme l’affirme Éliane Viennot dans son ouvrage Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin en parlant de la langue française :
Il me semble pourtant que l’effort pour la rendre plus égalitaire passe nécessairement par le renforcement du féminin dans l’ensemble du matériel linguistique. […] C’est à cette tâche qu’il faut s’atteler en priorité, j’en suis persuadée, car ses progrès ne peuvent que servir la cause de l’égalité. L’indifférence viendra plus tard.
Viennot, 2017 : 130
J’ai donc choisi de mettre en évidence la voix des femmes pour qu’elles ne soient pas effacées par une traduction purement queer en traduisant les surnoms des super-héros/super-vilains selon le genre de leur alter ego. Particulièrement pour les personnages principaux, il me paraît pertinent d’afficher leur sexe/genre connu, aussi parce que Leviathan, super-vilain et patron d’Anna, a déjà un surnom difficile à considérer comme neutre.
Leviathan, représentation biblique, philosophique ou même économique, est déjà communément traduit par Léviathan. Si, « dans son acception biblique, le Léviathan reste une entité menaçante et chaotique » (Fauvernier, 2017 : 135), c’est le philosophe anglais Thomas Hobbes qui lui donne un tout autre sens, celui qui « se chargera de punir ceux qui outrepasseront les dispositions du contrat [social pour l’accord de paix] » (Fauvernier, 2017 : 137). Ce personnage dans l’oeuvre de Hobbes « n’est rien d’autre qu’un homme artificiel, quoique d’une stature et d’une force supérieures à celles de l’homme naturel, pour la protection et la défense duquel il a été destiné » (Hobbes, 2002 [1651] : 8). Sans trop m’attarder ici sur le sujet, je considère que cette citation caractérise bien le personnage de Léviathan du roman, qui a subi des modifications génétiques effaçant la nature de son humanité et donnant à son corps une apparence reptilienne et une force supérieure. Ce surnom de super-vilain est donc foncièrement masculin : le Léviathan de Hobbes est représenté en frontispice de la première édition de son ouvrage avec des traits visiblement masculins ; par ailleurs, dans l’ouvrage, seul « l’homme » est considéré.
En ce qui concerne Quantum Entanglement, la traduction de son surnom est également difficilement neutre puisqu’il s’agit d’un concept déjà observé en science qui se traduit généralement par « Intrication quantique ». Cet étrange phénomène, qui se « réfère à l’existence d’un lien inextricable entre deux particules, quelle que soit la distance qui les sépare » (Corniou, 2018 : 1) marque l’aspect queer du personnage, mais peut difficilement être neutre en français, puisque le nom commun qui guide ce surnom est féminin.
C’est avec le surnom d’Anna, The Auditor, que le véritable choix de garder un surnom neutre devient important. Et pourtant, il peut également être perçu comme une solution facile, puisqu’Anna s’approprie ce surnom après une insulte qu’on lui lance (« Why would a supervillain keep this frigid auditor bitch around? No fun at all[5]. » [Walschots, 2020 : 156]), phrase qui aurait pu être difficile à traduire de manière neutre dans ce contexte. Pourtant, je vois dans cette possibilité l’occasion d’utiliser une stratégie de détournement qui me permet de remettre de l’avant un contenu féministe. Ce genre de détournement somme toute léger me semble également à privilégier, puisque « celle qui vit de sa pratique de traduction doit savoir doser ses stratégies de féminisation en s’adaptant à ce que j’appelle le “le seuil de tolérance” de l’employeur-e ou de la maison d’édition, et en tenant compte du lectorat ou du marché visé » (Lotbinière-Harwood, 1991 : 30). Dans une traduction que je considère donc comme aussi queer que féministe, Anna aura comme surnom L’Auditrice.
Afin de poursuivre mes efforts pour atteindre une traduction féministe en contexte queer, j’ai également employé la féminisation comme style d’écriture inclusive, dans le but de mettre de l’avant les femmes et tenter d’atteindre un équilibre lexical. Par exemple, dans l’extrait suivant j’ai décidé d’employer « cheffe », plutôt que « chef », pour démontrer de manière visible la place importante des femmes dans le roman : « Je me suis permis de prendre un air coupable avant de répondre : Je sais et je suis désolée. Je suis la pire des cheffes d’équipe. » En décidant de féminiser le texte à certains endroits précis, je mets de l’avant la voix importante des femmes tout en réservant l’écriture épicène pour des moments plus queers, comme je l’ai présenté plus haut.
Dans l’ensemble, Hench de Natalie Zina Walshots est un excellent texte pour explorer les enjeux de la traduction de l’ironie dans un contexte queer et féministe, jusque dans son titre. La traduction que je suggère pour Hench est Sbire, qui conserve le caractère queer de l’oeuvre, car le substantif est épicène. Même si le titre ne contient pas de touche féministe, le contexte féministe est conservé puisque la traduction met de l’avant la progression des protagonistes féminines qui commencent bel et bien avec un statut secondaire à celui des hommes.
Ainsi, c’est en s’éloignant des systèmes binaires en traductologie pour se concentrer, par exemple, sur une vision sérielle de la vie des oeuvres qu’une traductrice pourra s’ouvrir à une traduction queer ou féministe. Par la suite, plusieurs stratégies s’offrent à elle pour effectuer une traduction queer qui conservera son caractère féministe, selon la volonté apparente du texte. Elle a entre autres à sa portée des stratégies comme la supplémentation, la note de bas de page et la préface, le détournement et l’écriture inclusive. Tout est une question d’équilibre pour atteindre une traduction queer et féministe. Si Hench était un bon exemple, même s’il lui reste à explorer les rapports de races, pourtant essentiel pour contrer l’hégémonie blanche dans les milieux queers (Belkacem, Le Renard et Paris, 2016 : 643), chaque situation est différente et chaque choix compte pour que les voix des femmes et des personnes queers résonnent dans l’univers littéraire en traduction.
Parties annexes
Note biographique
Rachel Lestage est candidate à la maîtrise en littérature comparée à l’Université de Sherbrooke et s’intéresse à la traduction de l’ironie dans des oeuvres marquées par une intersectionnalité queer, féministe et de lutte de classe. Après l’obtention de son baccalauréat en traduction à l’Université Laval, elle se lance dans la traduction de romans queers, exercice qui l’amène à s’intéresser à la démocratisation des enjeux queers à travers la traduction littéraire.
Notes
-
[1]
En ce qui concerne l’éthique d’un tel travail, on peut par ailleurs se demander si travailler pour un super-vilain est aussi mal, par exemple, que de travailler pour une entreprise régulière qui déverse ses déchets dans l’océan.
-
[2]
C’est en reprenant une insulte comme son propre surnom de super-vilain, The Auditor, qu’Anna évoque une sensibilité queer. Cette antiparastase rappelle en effet le concept de queer lui-même, à l’origine « un mot d’argot, qui signifie littéralement louche, trouble, bizarre » (Dorlin, 2007 : 47) utilisé comme une insulte, puis récupéré par le groupe même auquel elle était destinée. En effet, dans les années 1980 et 1990, le mot est réapproprié par la communauté comme une stratégie d’antiparastase déjà bien connue d’autres mouvements, comme celui des noirs ou des lesbiennes féministes. C’est donc une « perspective radicalement politique » (Dorlin, 2007 : 48) que de reprendre une insulte et de la tourner en une partie propre de son identité.
-
[3]
Ma traduction : « Doc Proton avait attrapé un lampadaire comme javelot pour empêcher Lady Sonore (c’était une tout autre époque) de s’échapper dans sa super-voiture. »
-
[4]
Ma traduction : « À ce moment-là, je ne pouvais pas lui faire savoir à quel point je lui en étais reconnaissante, alors je me suis contentée de lui dire :
— Est-ce que tu sais ce qui est encore plus criminel que tout ce que j’ai pu faire dans ma vie? Te voir rester dans l’ombre de cet homme arrogant à la mâchoire proéminente alors que tu es visiblement meilleure que lui sur toute la ligne.
douleur envahit son visage pendant un instant.
— Eh bien. Personne n’oserait mettre une garce à la tête de la plus importante équipe de super-héros au monde. »
-
[5]
Ma traduction : « Mais pourquoi un super-vilain garderait cette garce frigide d’auditrice autour de lui? Ce n’est pas drôle du tout. »
Bibliographie
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