Résumés
Résumé
En 1976, An Antane Kapesh fait publier en collaboration avec l’anthropologue José Mailhot le livre coup de poing Je suis une maudite sauvagesse – Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu aux éditions Leméac. Le texte est alors révolutionnaire dans le monde de l’édition québécoise : c’est la première fois qu’une langue autochtone obtient, avec un écrit contemporain, le statut de « langue littéraire ». Le bilinguisme de l’oeuvre amène à réfléchir à la traduction, ici en particulier par des femmes – Mailhot traduisant Kapesh et, dans une version récente en anglais, Sarah Henzi traduisant le texte français. La question qui anime cet article est l’enjeu que prend le genre (et le colonialisme) dans l’acte traductif d’une langue peu ou pas genré (comme l’innu-aimun) à une langue très genrée. L’objectif n’est pas de comparer les versions pour y déceler des « erreurs » de langue, mais plutôt, pour employer l’expression d’Antoine Berman, de comprendre la « position traductive » des traductrices face à un tel texte.
Mots-clés :
- Littérature autochtone,
- traduction féministe,
- position traductive,
- An Antane Kapesh,
- langue innue
Corps de l’article
En 1976, An Antane Kapesh (nom alors francisé en Anne André[1]) fait publier en collaboration avec l’anthropologue José Mailhot le livre coup de poing Je suis une maudite sauvagesse – Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu aux éditions Leméac. Le texte révolutionne alors le monde de l’édition québécoise : c’est la première fois qu’une langue autochtone obtient, avec un écrit contemporain, le statut de « langue littéraire ». Le fait que l’oeuvre soit bilingue nous force à remarquer que c’est par la traduction que cette révolution pouvait alors avoir lieu. Ce constat nous amène à réfléchir à la traduction de ces femmes – Kapesh traduite et Mailhot traductrice – en mettant l’accent sur l’usage du genre en traduction. À ces deux femmes peuvent s’ajouter plusieurs autres que nous aborderons au cours de ce texte, celles qui ont continué à le faire vivre à travers les multiples éditions, jusqu’à Sarah Henzi qui a traduit le texte français en anglais (2020). Devant ce constat – la très grande présence de femmes –, nous nous sommes demandé comment le genre avait pu être un enjeu dans la traduction de cette oeuvre. En effet, considérant que la langue originale du texte, l’innu-aimun, est structurée selon la distinction animé/non animé, est-il pertinent de se demander si le passage vers le français a créé des effets de genre particuliers? Une interrogation similaire, mais inverse, peut se faire avec le passage cette fois du français vers l’anglais, une traduction qui a tendance à neutraliser la distinction du genre. Ces questions nous ont motivées[2] à explorer la question du genre dans ce qu’en ont dit les femmes ayant participé aux éditions de l’oeuvre. Notre objectif n’est donc pas de comparer les versions pour y déceler des « erreurs » de langue, mais plutôt, pour employer l’expression d’Antoine Berman, de comprendre la « position traductive » (Berman, 1995), qui doit forcément se comprendre à partir de l’horizon d’attente du public. Comme il s’agit d’une oeuvre écrite par une Autochtone, il nous semble nécessaire d’inclure la dimension coloniale. Cette oeuvre, comme le dit explicitement le titre de Kapesh, se trouvant au carrefour des enjeux du genre et du colonialisme, nous croyons nécessaire d’avoir recours à un cadre intersectionnel (Crenshaw, 1990) pour l’analyser.
Dans un premier temps, nous considérons qu’il est important de présenter d’abord l’autrice et le parcours éditorial du livre, assez peu connu. Nous expliciterons par la suite les éléments théoriques utiles à notre analyse de la traduction du genre. Cette section est aussi l’occasion de discuter brièvement des caractéristiques d’une langue algonquienne comme l’innu-aimun. Nous présenterons finalement ce que nous appelons la posture de la traductrice en donnant quelques exemples tirés des versions. Nous terminerons en discutant des enjeux coloniaux de ces traductions et des stratégies de ces femmes ayant participé à l’édition des différentes versions.
Présentations de l’autrice et de l’oeuvre bilingue
An Antane Kapesh naît en 1926 à proximité de Kuujjuaq, alors appelé Fort Chimo, dans ce qu’on nomme parfois le « Grand Nord ». Elle reçoit une éducation innue (innu-aitun) et vit de façon traditionnelle jusqu’en 1953, où elle doit s’installer avec sa famille sur la réserve de Maliotenam (aujourd’hui orthographiée Mani-utenam), située près de Sept-Îles sur la Côte-Nord. En 1956, la famille décide de retourner dans son territoire et s’installe dans un campement près de Schefferville, mais y est chassée par l’entreprise Iron Ore. Commence alors une longue bataille pour la reconnaissance des droits sur le territoire et pour la revendication de la culture innue. Kapesh devient ensuite la première femme cheffe du conseil de bande de la réserve de Matimekosh (aujourd’hui orthographiée Matimekush), de 1965 à 1967. C’est à partir de ces expériences de déracinement et de violence, ainsi qu’à partir de la reconnaissance de tout son savoir traditionnel et de sa valeur, que l’autrice décide d’écrire son histoire. Ce n’est pas une décision facile puisque, comme elle l’explique dans son préambule, l’écriture ne fait pas partie de sa culture. Malgré cette difficulté, le désir de réappropriation et d’affirmation culturelle ainsi que la nécessité de dénoncer les abus sociaux vécus l’amènent à prendre la plume.
Le livre est édité en 1976 aux éditions Leméac, en format bilingue où la page de gauche présente l’innu-aimun et celle de droite le français. La version française a été traduite par José Mailhot, anthropologue québécoise qui a travaillé de pair avec Kapesh non seulement sur la traduction, mais aussi sur plusieurs autres aspects de l’édition : « [J]’ai joué plusieurs rôles en plus de celui, officiel, de traductrice : conseillère littéraire, réviseuse linguistique, secrétaire, correctrice d’épreuves et même agente de liaison avec un organisme subventionnaire et un éditeur commercial, ainsi que chargée des relations publiques. » (Mailhot, 2021 : 12) Dans le dernier livre de Mailhot (publié juste après son décès), elle narre de manière très touchante la découverte de l’écriture par Kapesh, qui ne va pas sans une forme d’angoisse, celle de savoir que ce qui est écrit pourrait être dit autrement :
[Kapesh] a pris conscience de la véritable nature de l’écriture. Cette découverte la traumatisait. Elle passait alors de longs moments à réfléchir devant une ligne ou deux qu’elle venait d’écrire. « C’est très difficile d’écrire, m’a-t-elle dit un jour, et ceux qui n’écrivent pas n’en ont aucune idée. Quand j’ai commencé ce livre, je croyais qu’il suffirait de mettre par écrit ce que je dirais en parlant – mais ce n’est pas cela du tout! »
Mailhot, 2021 : 22
Kapesh écrit par la suite un deuxième livre, cette fois un conte, Qu’as-tu fait de mon pays? (Kapesh, 1979), lui aussi bilingue (mais en deux volumes séparés), parfois réédité en même temps que Je suis une maudite sauvagesse.
En 1982, la maison d’édition parisienne Des Femmes publie une édition du livre comportant seulement la version française, sans mention de la traductrice, ni du fait qu’il s’agit d’une traduction de l’innu-aimun. Seul un passage, en toute fin du livre, permet de saisir que le texte avait peut-être été originellement écrit dans une autre langue. On retrouve sur la couverture la photo d’une jeune femme, qui n’est pas Kapesh. José Mailhot – qui n’est pas du tout mentionnée dans cette édition qu’elle n’a pas autorisée – commente cette photo : la jeune femme a « [une] allure exotique – portant de jolis pendants d’oreilles – dont l’origine ethnique ne se laisse pas deviner, mais qui n’a rien à voir avec la tête de l’auteure (qui apparaissait sur la couverture de l’édition originale) » (Mailhot, 2021 : 34). Outre le fait que le public européen ne possédait peut-être pas les outils critiques et linguistiques nécessaires pour accueillir le texte en innu-aimun, le but de la maison d’édition semblait être surtout de diffuser les luttes des femmes autour du monde (St-Gelais, 2018 : 144).
Pendant plusieurs années, le livre est resté peu connu dans le milieu littéraire québécois et difficile à se procurer. Ce n’est qu’en 2015 que les Éditions du Centre d’amitié autochtone du Saguenay décident de le rééditer, dans une version bilingue révisée par Geneviève Shanipiap McKenzie-Siouï. Cette édition produite en milieu autochtone présente tout le texte complet en innu-aimun d’abord (des pages 5 à 85), lui donnant priorité sur le français qui suit (des pages 87 à 155). D’ailleurs, plusieurs changements importants ont été faits dans cette nouvelle version. Par exemple, le mot « innu » (qui peut signifier à la fois l’être humain mais aussi le membre de la nation innue), traduit préalablement par José Mailhot comme « Indien », a été remplacé par « Innu » dans la version française. Cette réédition est aussi l’occasion de rééditer le livre Qu’as-tu fait de mon pays?
En 2019, Mémoire d’encrier réédite l’ouvrage, préfacé par l’écrivaine Naomi Fontaine, dans le cadre d’une reconnaissance collective de la figure de Kapesh comme prédécesseure des écrivaines autochtones contemporaines et d’une consécration publique de son oeuvre. Cette édition reprend le format bilingue original avec page en regard. La version en innu-aimun a été révisée et adaptée selon la normalisation de l’orthographe innue ; la version en français a été également corrigée par José Mailhot, qui signe la postface avec une note de traductrice. Toutefois, le livre reste plus proche de l’original de 1976 que des autres : certains changements, comme celui de remplacer le mot « Indien » par « Innu » dans l’édition de 2015, n’ont pas été conservés dans cette nouvelle publication. Encore une fois, le livre Qu’as-tu fait de mon pays? est réédité pour l’occasion.
Finalement, en 2020, une édition en anglais combinant les deux livres de Kapesh traduits par Sarah Henzi est publiée par Wilfrid Laurier University Press. Contrairement au travail de traduction de José Mailhot, Henzi a procédé à une traduction-relais, traduisant donc du français de Mailhot et avec son aide, plutôt que du texte original en innu-aimun. L’original devient ainsi la publication de 1976 et ses corrections de 2019, ce qu’elle justifie dans sa postface :
[T]he process through which the French versions came to be—a close collaboration between Kapesh and Mailhot over many years—gave me the assurance that working from them was almost (but of course, never entirely) as acceptable as translating from the original Innu.
Henzi dans Kapesh, 2020 : 275
Grâce à ce travail, elle a reçu le prix de Traduction de la Fondation Cole en 2021.
Notons finalement un changement d’orthographe dans le titre innu : les versions de Mémoire d’encrier (2019) et celle traduite par Henzi (2020) modifient matshimanitu pour ajouter un trait d’union (matshi-manitu, montrant l’aspect adjectival de matshi : « mauvais ») et enlèvent le trait d’union au terme traduisant « sauvagesse » (innu-ishkueu, littéralement « femme innue », devient innushkueu, littéralement « une innue ») (Innu-aimun.ca, 2014, pour les informations linguistiques).
Quelques éléments théoriques de traduction féministe
La notion de « traduction féministe » peut avoir plusieurs acceptions. Nous avons été influencées par les écrits de Luise von Flotow (Von Flotow, 1991 ; 1998 ; 2016) qui s’est intéressée notamment à la traduction du français vers l’anglais. Dans le cas de ce type de traduction, l’enjeu n’est pas tellement de « féminiser le texte » ou de lui enlever son caractère genré (comme on le propose souvent dans la réflexion sur le rôle de la langue genrée dans la perpétuation des rapports de force ou des imaginaires patriarcaux), mais bien de conserver le genre parce qu’il joue un rôle dans le texte original. Dans son article majeur de 1991, Von Flotow propose trois grandes stratégies de traduction féministe : 1) la supplémentation (supplementing) comme intervention dans le texte, une stratégie qui consiste à ajouter des éléments linguistiques pour conserver le caractère féminin ; 2) l’usage de préface et de notes de bas de page comme intervention paratextuelle, il s’agit ici de se rendre visibles comme traductrices féministes et du même coup rendre visibles les interventions du texte, par exemple en les justifiant ; et finalement 3) le détournement (hijacking) qui va un peu plus loin que les deux autres stratégies car il s’agit ici de s’approprier le texte, de le faire sien, de le rendre plus féministe si cela est nécessaire, avec ou sans l’accord de l’auteur ou de l’autrice (pour toutes ces stratégies, voir Von Flotow, 1991 : 74‑80).
Le cas particulier de Kapesh, à savoir la traduction d’une langue non genrée à une langue genrée puis un retour à une langue non genrée, rend manifeste la difficulté d’une traduction qui veut prendre en compte le genre puisque, comme nous l’avons déjà dit, l’innu-aimun et l’anglais sont réputés, bien que de manières différentes, pour être peu ou pas genrés. Il est toutefois un peu facile de voir dans ces langues une absence de rapport de force basé sur le genre. Commençons par une explication rapide de l’innu-aimun ; nous passerons par la suite à l’anglais.
L’innu-aimun est une langue de la famille linguistique algonquienne traditionnellement parlée dans les régions québécoises de la Côte-Nord, du Saguenay–Lac-Saint-Jean, du Nord-du-Québec (Nunavik), ainsi qu’au Labrador (partie continentale de la province de Terre-Neuve-et-Labrador). La langue fait partie d’un continuum cri-innu-naskapi-atikamekw, c’est-à-dire qu’elle possède des caractéristiques très semblables à ces autres langues. Selon le recensement de 2016, environ 11 500 personnes déclarent parler la langue (Anderson, 2018). Comme toutes les autres langues algonquiennes, les noms de l’innu-aimun divisent en deux classes qu’on nomme « les animés » et « les inanimés » qui correspondent généralement aux personnes et aux animaux pour la première, aux objets, aux plantes et aux concepts abstraits pour la seconde, mais « sans toutefois les épouser parfaitement » (Drapeau, 2014 : 12). Cette notion d’« animation » n’est pas propre aux langues algonquiennes. En fait, des spéculations historiques sur l’origine du genre féminin ont déjà pu faire un lien entre l’animation et la division sexuelle[3].
Sans distinction entre le genre féminin et le genre masculin, l’innu-aimun n’est pourtant pas libre d’un certain « sexisme du langage » (Spender, 1980 : 14 ; cité dans Mailhot, 1983 : 291). Tout comme l’anglais, lui aussi sans genre nominal, l’innu-aimun colporte des stéréotypes associés à certains genres[4]. Toutefois, contrairement à l’anglais qui rabaisse sémantiquement les femmes, les langues algonquiennes de l’Est « opère[nt] ce qu’on pourrait appeler une mélioration du morphème signifiant “homme” » (Mailhot, 1983 : 295) :
Le morphème signifiant « mâle » prend dans ces langues [cri de l’Est et innu-aimun] les acceptions de « brave », « autoritaire », « actif », « entreprenant », « capable », « bon », « exagéré », « remarquable », « spectaculaire ». Le morphème signifiant « femelle » est en général non marqué sémantiquement. Dans le seul terme sexiste où il survient, il a l’acception de « passive », « inactive »
Mailhot, 1983 : 295[5]
Notre méconnaissance de l’innu-aimun nous a empêchés de procéder à un examen systématique du texte original. Au demeurant, l’intervention de José Mailhot elle-même dans la version française pourrait indiquer qu’elle a tenu à atténuer ce sexisme de la langue. Il faut quand même rester alerte dans notre analyse du caractère genré et même sexiste des langues sans genre nominal, et ne pas tomber dans une fausse croyance qui énoncerait qu’une langue sans genre est nécessairement exempte de toute forme de suprématisme mâle.
La posture de la traductrice
Dans son ouvrage classique sur la critique des traductions de John Donne, Berman expose une « méthode » pour lire les traductions à partir de trois composantes (ou « moments », au sens où ce sont des étapes de l’analyse) : la position traductive, le projet de traduction et l’horizon du traducteur. Ces trois composantes sont essentielles pour procéder à une lecture analytique de la traduction, pour comprendre les contraintes à partir desquelles exercent les traductrices. Nous les décrirons rapidement et passerons par la suite à une analyse des versions, un exercice qui permettra de mieux comprendre la posture de la traductrice.
La position traductive (Berman, 1995 : 74‑75) se réfère à la manière qu’ont les traductrices et traducteurs de répondre à leur pulsion de traduire, à la tâche qui leur incombe, à la façon dont ils et elles ont internalisé le discours ambiant sur la traduction, ses normes ou les idéologies qui en dominent le discours. Cette position, nous dit Berman, « n’est pas facile à énoncer et n’a d’ailleurs nul besoin de l’être ; mais peut aussi être verbalisée, manifestée, et se transformer en représentations » (1995 : 75, l’auteur souligne). Le projet de traduction (1995 : 76‑79) quant à lui désigne la manière dont les traducteurs-traductrices accomplissent le transfert du texte de la littérature source à la littérature cible, l’explication de son adaptation, ou de son mode de traduction. Le projet peut lui aussi être énoncé (dans les paratextes, par exemple). Finalement, l’horizon du traducteur (1995 : 79‑82) comprend l’ensemble des paramètres langagiers, littéraires, culturels et historiques qui déterminent comment la personne qui traduit « sent ou pense la traduction », ce qui comprend l’attente du public, l’état de la littérature, l’existence d’autres traductions avec lesquelles il faut se situer. Ces trois « moments » forment évidemment un tout, mais on peut tout de même essayer, analytiquement, de les séparer pour mieux comprendre les versions à l’étude.
José Mailhot comme traductrice et Sarah Henzi participent toutes deux à un projet de traduction lié à la diffusion de la langue et la culture innue tant auprès de la nation innue que chez les allochtones, dans la mesure où le public visé est double. En effet, Mailhot explique :
Concernant le public qu’elle voulait rejoindre dans les deux cas, il était clair dans son esprit [de Kapesh] que son interlocuteur serait le colonisateur blanc – et qu’elle devait s’adresser à lui en français –, mais elle s’est déclarée favorable à ma suggestion de publier ses livres aussi en langue innue, ce qui permettrait aux aînés unilingues et aux jeunes insuffisamment scolarisés en français d’avoir accès à leur contenu
Mailhot, 2021 : 18
Henzi affirme, de son côté, que « what truly mattered to me in this project was to make these groundbreaking texts available to as many readers and language learners as possible » (dans Kapesh, 2020 : 276)[6]. Comme on le verra, la version en anglais reflète une position traductive consciente des rapports de force présents dans la relation colonisées/colonisateur, mais consciente également que cette distinction ne peut pas échapper aux rapports de force établis dans la distinction de genre.
Quant au projet de traduction, on peut distinguer les versions françaises de 1982 et de 2015 des deux autres par leur visée singulière. Pour ce qui est de la version des éditions Des Femmes, il est clair, à voir l’absence de mention du nom des intervenantes du texte original (la traductrice José Mailhot, mais aussi ses collaboratrices), que ces personnes n’importaient pas vraiment (Mailhot n’a jamais été informée de cette publication). Cette publication fait partie de la collection « Luttes de femmes » qui veut donner un portrait de la situation des femmes dans différents pays (Inde, Brésil, Chili, El Salvador, Nicaragua, Albanie, le monde arabe, etc.), avec un fort accent internationaliste de gauche prolétarienne. L’ajout de la photographie d’une « Indienne d’Amérique du Nord » comme l’annonce la page couverture, ne prend pas en compte la perception que les lectrices pourraient avoir du portrait, imaginant probablement qu’il s’agit de Kapesh. Cela montre assez qu’il ne s’agissait pas ici de mettre l’accent sur l’autrice et toutes les autres femmes derrière l’édition du livre : ce qui compte est la parole brute de la combattante, relayée à Paris, capitale du monde cosmopolite. Exit l’innu-aimun, sauf pour une petite touche exotique, en toute fin de volume.
La version de 2015 met au contraire au centre de son projet l’innu-aimun, d’abord en modernisant l’orthographe du texte (mais sans l’autorisation ni de l’autrice, alors décédée, ni de José Mailhot). La disposition du texte est unique dans le parcours de ce livre : l’innu-aimun prend la première moitié du livre (plutôt que d’apparaître sur la page en regard). Cela laisse penser que l’édition était moins destinée à des apprenantes de la langue (comme le propose Henzi), qu’à des locutrices de langue maternelle.
Cette édition de 2015 marque une autre différence qui ne sera pas répétée ailleurs : on « corrige » certains termes (français en l’occurrence) du texte original. En effet, on retrouvait dans les premières versions des termes comme « Indiens » ou « Montagnais » (l’expression en innu-aimun de ce dernier terme est « Mutania », elle est utilisée à quelques reprises par Kapesh dans le texte innu). Ces termes disparaîtront en grande partie, généralement remplacés par « Innu » (on n’accorde jamais, respectant strictement la graphie innue), sauf dans les cas d’institutions (« pensionnat indien », « Ministère des Affaires indiennes »), lors de mentions d’Autochtones en général ou encore lorsque Kapesh fait parler les Blancs. La version postérieure de Mémoire d’encrier reprendra certains de ces termes, faisant voir aux lectrices l’aspect historique du texte, son âge. Henzi reprendra généralement ce que fait la version de 2015, mais, contrairement à cette version, elle conserve quelques occurrences du terme « Montagnais », lorsque Kapesh utilise « Mutania ». L’horizon des traductrices est ainsi discernable : les contraintes des différentes intervenantes ne sont pas les mêmes, mais surtout, l’usage ou non de termes montre une certaine volonté, dans le cas de la version de Mémoire d’encrier, de refuser un certain « polissage » de la langue. Sans être nécessairement très explicite, il s’agit pour le projet de traduction de la version de 2019 de se démarquer de la version de 2015 et, pour José Mailhot, de réaffirmer son rôle dans l’édition de ce texte.
Résister à la langue coloniale par l’intervention féministe
Dans son livre, Kapesh fait constamment appel à la figure du « Blanc », qu’elle identifie comme le responsable de la dépossession vécue par sa communauté. Selon Amélie-Anne Mailhot, il ne s’agit pas d’une catégorie ethnique ou raciale, mais politique, liée à une forme d’habitation qui « correspond à un mode de vie rivé aux fictions effectives de la structure de souveraineté étatique » (Mailhot, 2017 : 42), guidé par les principes de l’extractivisme, de la propriété privée et des institutions. « Le Blanc » occupe également la place d’un interlocuteur nécessaire dans le processus de reconstruction de l’Histoire du point de vue innu. Kapesh l’inclut dans son récit pour mettre en scène l’écart entre ses mots et ses actions, la manipulation des Innus à travers son discours, et aussi pour imaginer ce qu’il aurait dû leur dire s’il avait eu l’intention de dire la vérité :
Le Blanc ne nous a jamais dit :
Vous les Indiens, êtes-vous d’accord que j’aille vous rejoindre dans votre territoire? Êtes-vous d’accord que j’exploite votre territoire? Êtes-vous d’accord que je détruise votre territoire? Êtes-vous d’accord que je construise des barrages sur vos rivières et que je pollue vos rivières et vos lacs? Avant que vous n’acceptiez ce que je vous demande, réfléchissez bien et essayez de bien comprendre. Il pourrait arriver que vous regrettiez dans l’avenir de m’avoir permis d’aller vous trouver chez vous
Kapesh, 2019 : 19[7]
Considérant que le texte a été traduit en français, et surtout dans le contexte d’une réédition en 2019, « le Blanc » est également un interlocuteur, un destinataire du texte qui se verra inévitablement interpellé, sinon bouleversé, en raison des faits racontés par l’autrice : « Ses observations sur l’habitation politique du “Blanc” se posent enfin comme des indications claires aux personnes non innues quant aux comportements et aux attitudes à éviter, et ce, pour ne pas perpétuer la violence coloniale » (Mailhot, 2017 : 43).
En innu-aimun, le mot utilisé est « kauapishit », que le dictionnaire en ligne définit comme « Un Blanc, une personne de race blanche » et en anglais « White person, person of the White race ». Puisque l’innu-aimun ne possède pas de genre masculin ou féminin, la traduction vers le français implique forcément une décision sur cette distinction – une décision qui a également eu un impact sur la retraduction vers l’anglais. Nous pouvons penser que la décision d’écrire « le Blanc » en français peut répondre, pour José Mailhot aux années 1970, à une généralisation en masculin dit « neutre », le rendant équivalent au concept de « personne de race blanche ». Il est possible aujourd’hui de contester cette utilisation à partir des perspectives féministes du langage et de la traduction, qui critiqueront cette masculinisation du langage et qui proposeront des interventions actives dans le texte de la part du sujet traduisant.
Pourtant, la problématique peut être interprétée d’une autre manière : dans la version anglaise de 2020, Sarah Henzi a choisi de traduire « kauapishit », et donc « le Blanc », par « the White Man ». Conformément à son projet de traduction, elle explique sa décision dans une note :
I have chosen to use “the White man” for the sake of grammatical clarity, but also to call attention to the paternalistic and gendered aspects of colonialism, especially in cases of land conquest and expropriation. The Innu word, kauapishit, translates as “White person, person of the White race” (Online Innu Dictionary). In other instances, for example in Chapter 3, when Kapesh deplores how “le Blanc” treated the Innu children, this should be read rather as all-encompassing of settler society, as the Innu word suggests
dans Kapesh, 2020 : 197 n 3
Ainsi, la traductrice rend explicite la marque de genre qu’elle lit dans la première traduction française et qu’elle insère dans sa version grâce à sa compréhension du contexte historique. La décision représente forcément une prise de position politique, puisqu’elle dénonce l’aspect genré du colonialisme, adoptant une perspective intersectionnelle (Crenshaw, 1990). En même temps, cette intervention, accompagnée de la note qui l’explique, la rend visible en tant que traductrice au sein de son texte. Le processus de traduction est désormais visible pour le lectorat, qui est invité à réfléchir de façon métadiscursive non seulement sur les enjeux de genre dissimulés à l’intérieur des langues, mais aussi sur les possibilités offertes par la traduction quand elle est conçue comme un outil de création et d’intervention politique en contexte littéraire[8].
Un autre passage de la version de Henzi laisse voir une intervention directe sur la question du genre. Le passage provient de la préface (renommé préambule dans la version de 2019), où Kapesh explique le défi qu’a pu représenter l’écriture. Dans ce cas, il faut montrer l’une après l’autre la version française et sa traduction :
Quand j’ai songé à écrire pour me défendre et pour défendre la culture de mes enfants, j’ai d’abord bien réfléchi, car je savais qu’il ne fait pas partie de ma culture d’écrire et je n’aimais pas tellement partir en voyage dans la grande ville à cause de ce livre que je songeais faire. Après avoir bien réfléchi et après avoir une fois pour toutes pris, moi une Indienne, la décision d’écrire, voici ce que j’ai compris : toute personne qui songe à accomplir quelque chose rencontrera des difficultés mais en dépit de cela, elle ne devra jamais se décourager
Kapesh, 2019 : 13 ; nous soulignons
When I thought about writing to defend myself and to defend the culture of my children, I had to first think carefully because I knew that writing was not a part of my culture and I did not like the idea of having to leave for the big city because of this book I was thinking of doing. After carefully thinking about it and after having made, me, an Innu woman, the decision to write, this is what I came to understand: any person who wishes to accomplish something will encounter difficulties but nonetheless, she should never get discouraged
Kapesh, 2020 : 7 ; nous soulignons encore une fois
Qui connaît les bases de la traduction générale verra immédiatement l’erreur : on pourrait penser que la traductrice a mal analysé le pronom qui, ici, se réfère à « person », un mot qui n’est pas plus féminin que masculin en anglais, contrairement au français. Bien évidemment, l’« erreur » de traduction est volontaire, comme l’explique la traductrice :
English does not impose the same grammatical constraint as the French, thereby giving me an option: I find it interesting to use “she” here in translation, rather than the generic “he,” given that the author is a woman speaking of her experience, but bearing in mind that this is an experience that can extend to any potential writer.
dans Kapesh, 2020 : 197 n 2
L’intervention féministe de Henzi ressemble fort aux suppléments analysés par Von Flotow (par exemple celle de Howard Scott traduisant L’Euguélionne de Louky Bersianik [Von Flotow, 1991 : 75]). Mais ici, rien n’indique vraiment que c’était la volonté de l’autrice (Kapesh utilise le terme kassinu qu’on peut traduire par « chacun, chaque, tout, tous »). On passe ainsi d’une supplémentation du genre féminin dans une langue peu genrée à un certain détournement du texte original. La visée de ce détournement n’est pourtant pas contraire aux intentions probables de Kapesh : elle révèle peut-être une idée en germe. Cet exemple montre en tout cas qu’une traduction est toujours située, elle doit toujours recontextualiser les objectifs du texte.
Notre propos ne vise pas à critiquer les interventions féministes possibles. Au demeurant, Lori Chamberlain (Chamberlain, 1988) a bien montré l’importance de la réappropriation du texte par les traductrices ou, a contrario, le caractère patriarcal d’une vision idéalisée d’un original intact. Comme c’est souvent le cas, à titre de traductrices, il faut simplement être franches et rendre visible l’argumentaire derrière un choix de traduction qui peut différer de la « norme ».
Toutefois, si on nous autorisait à « critiquer » la traduction de Henzi, à tout le moins à présenter une possibilité nouvelle quant à un des aspects les plus difficiles du texte original, nous aimerions terminer en nous demandant si le terme, si choquant au premier abord, de « sauvagesse », a bien été rendu par l’anglais savage. Henzi mentionne elle-même cette difficulté dans un passage de sa postface sur les termes, parfois racistes, associés aux peuples autochtones :
Of note, too, is that the original French title uses the word “sauvagesse” – a very gendered (the female version of “sauvage”) and racist term that cannot be rendered as such in English (“savage” thus being the best to be found)
dans Kapesh, 2020 : 293
Reconnaissant l’aspect genré du terme, en plus de sa charge raciste, Henzi ne parvient pas à trouver un équivalent formel, même si le terme pourrait être littéralement rendu par « savage woman » (la séparation des deux entités était déjà présente dans le titre original en innu-aimun : innu-iskueu). On comprend pourquoi : le terme « sauvagesse », par sa brièveté, possède un caractère percutant, c’est une insulte vive. On pourrait peut-être faire une suggestion : garder le terme français et en faire un intraduisible : I am a damn Sauvagesse. Cette solution qui semble de facilité peut pourtant être justifiée par l’emploi que faisait Kapesh du terme français. Comme le rappelle Henzi (dans Kapesh, 2020 : 201), « sauvagesse » est un des seuls termes français à se retrouver dans le texte en innu-aimun. La postface du livre utilise explicitement l’expression :
Nin eukuan matshi-manitu innushkueu. Kashikat pieta-mani eshinikatikauian sauvagesse nimishta-ashinen. […] Tshima nanitam petuk kauapishit tshetshi ishinikashit sauvagesse
Kapesh, 2019 : 202 ; 2020 : 194
Je suis une maudite Sauvagesse. Je suis très fière quand, aujourd’hui, je m’entends traiter de Sauvagesse. […] Puisse le Blanc me toujours traiter de Sauvagesse
Kapesh, 2019 : 203
I am a damn Savage. I am very proud when, today, I hear myself being called a Savage. […] May the White man always call me a Savage
Kapesh, 2020 : 195
Relisant tour à tour ces passages, on serait tentés de dire que le terme français est l’« origine » du livre, au sens où c’est pour répondre à cette insulte que Kapesh écrit son essai (en ce sens, l’innu-aimun innu-iskueu ou innushkueu est la traduction du français « sauvagesse », et pas le contraire). Comme on l’a plusieurs fois remarqué, il s’agit pour Kapesh de se réapproprier un terme péjoratif, de subvertir son sens – notamment en reprenant son sens étymologique[9] –, et de le réaffirmer fièrement. En ce sens, le caractère à la fois genré et racial du terme est essentiel, car à la jonction du sexisme et du colonialisme.
Traduire n’est jamais une « activité neutre ». Au contraire, chaque décision que les traductrices prennent sur leur texte relève d’un positionnement politique, qui débute par le choix du texte à traduire. Cette conception de la traduction peut révéler des problématiques liées aux idées véhiculées par le texte sur le genre, même dans le cas des langues qui ne le marquent pas grammaticalement, telles que l’innu-aimun ou l’anglais.
Dans le cas de l’oeuvre de Kapesh, une lecture féministe de son texte et de ses traductions s’impose : d’abord, leurs mises en écrit sont le fruit du travail d’une chaîne de femmes qui se sont visiblement entraidées pour les rendre possibles. Ensuite, il faut considérer le caractère révolutionnaire des idées transmises par l’autrice. Enfin, les démarches mises en place par les traductrices témoignent d’une prise de position vis-à-vis de l’explicitation des marqueurs de genre dans le texte.
En particulier, la traduction de Henzi fait preuve de stratégies qui relèvent de la volonté de rendre visible le sexisme du langage et, en même temps, elles mettent en relief le rôle de la traductrice dans la création du texte, tant par ses interventions dans le texte que par ses notes et postfaces.
Parties annexes
Notes biographiques
Ana Kancepolsky Teichmann possède un diplôme de traductrice en langue et littérature françaises de l’Université nationale de La Plata (UNLP), Argentine. Elle fait partie du groupe de recherche « Crear(se), reescribir(se), traducir(se): posturas literarias y posturas políticas en autoras y traductoras contemporáneas » (IdIHCS, UNLP), dirigé par María Leonor Sara et Claudia Moronell, où elle se consacre à l’étude de phénomènes d’écriture et de traduction d’oeuvres littéraires contemporaines issues de femmes des Premiers Peuples du Québec.
René Lemieux est professeur adjoint de traduction et de traductologie à l’Université Concordia. Il enseigne la traduction des sciences humaines et sociales et les théories traductologiques. Il possède une formation en pensée politique (Université d’Ottawa et UQAM), en sémiologie (UQAM) et en droit (Université d’Ottawa). Ses recherches portent principalement sur les théories de la traduction et de la réception, sur l’histoire des idées politiques, sur la philosophie politique contemporaine (en particulier Gilles Deleuze et Jacques Derrida), sur les droits linguistiques autochtones et sur la traduction des langues et des cultures autochtones.
Notes
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[1]
Il est convenu aujourd’hui d’utiliser le seul nom « Kapesh » pour désigner l’autrice, ce que nous ferons désormais, mais il faut se rappeler que dans l’édition originale, « Antane » était son nom de famille (alors francisé en « André »).
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[2]
Nous utilisons le féminin générique pour désigner les autrices du présent texte.
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[3]
Le linguiste Antoine Meillet (1866-1936), partisan d’une motivation originelle à l’apparition des catégories grammaticales, pouvait affirmer au début du siècle dernier : « L’opposition du masculin et du féminin n’est qu’une subdivision du genre “animé”. Elle résulte de ce que, avec leur manière d’envisager des analogies superficielles, les demi-civilisés, qui avaient étendu déjà l’opposition d’“animé-inanimé”, ont, de même, étendu l’opposition des sexes. Par exemple, parmi les organes du corps, ceux qui agissent, comme le “pied” et la “main”, sont de genre “animé”, tandis que le “foie” est de genre “inanimé”. Mais le “pied” est tenu pour mâle, tandis que la “main”, qui reçoit, est tenue pour femelle. L’effet de ces conceptions oubliées subsiste encore aujourd’hui dans une langue comme le français, alors que les conceptions elles-mêmes ont disparu. » (Meillet, 1930 : 151 ; voir également Mathieu [2007] pour une critique d’une telle théorie)
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[4]
Sherry Simon rappelle dans son livre sur le genre en traduction le concept de « genre métaphorique » où, même pour des locuteurs d’une langue relativement peu genrée comme l’anglais, on n’hésite pas à attribuer spontanément un genre à des paires de mots, selon le contraste fort/faible, actif/passif (Simon, 1996 : 17). La linguiste Deborah Cameron a ainsi demandé à des participants anglophones d’attribuer un genre aux paires « knife/fork ; Ford/Chevrolet ; salt/pepper ; vanilla/chocolate » : « Strangely enough, people were able to perform this bizarre task without difficulty. Even more strangely, there was near total agreement on the “right” classification. Knife, Ford, pepper and chocolate were masculine, while fork, Chevrolet, salt and vanilla were feminine. » (Cameron, 1992 : 82 ; cité dans Simon, 1996 : 17) Roman Jakobson faisait également remarquer cette force métaphorique du genre dans son célèbre article sur la traduction (Jakobson, 1959).
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[5]
Mailhot met l’accent sur les divers degrés de sexisme des sociétés cries et innues, mais tient à ajouter que les données ethnohistoriques indiquent que la colonisation semble être responsable de ces inégalités entre les hommes et les femmes (Mailhot, 1983 : 296).
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[6]
Il faut comprendre ici par learners les apprenants de l’innu-aimun, principalement des Innus du Labrador, comme Henzi le mentionne lors du lancement de la traduction (Wilfrid Laurier University Press, 2020).
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[7]
En innu-aimun : « Kauapishit apu nita ut ishimit : Innitikᵘ ma tshitapuetenau tshetshi natuapamitikut anite tshitassiuat? Ma tshitapuetenau tshetshi apashtaian tshitassiuau? Ma tshitapuetenau tshetshi pikunaman tshitassiuau ? Ma tshitapuetenau tshishipimuaua tshetshi tshipaiman mak ashit tshetshi uinakamitaian tshishipimuaua kie tshishakaikanimuaua ? Eshkᵘ eka tapuetuiekᵘ ume eshi-natuenitamatikut, pitama minu-mamitunenitamukᵘ kie kutshipanitakᵘ tshetshi minu-nishtutamekᵘ » (Kapesh, 2019 : 16).
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[8]
Dans le même genre de questionnement, une tout autre proposition a été faite par l’anthropologue et traductrice Patricia Raynault-Desgagné du titre de l’essai The White Man’s Gonna Getcha de Toby Morantz. Raynault-Desgagné a proposé de traduire le terme du titre « White Man » par l’expression originale crie utilisée à Waskaganish pour menacer les enfants indisciplinés : « Kuchipweu », « un personnage complexe qui a subi des transformations de sens à travers le temps, mais qui peut être associé à un croque-mitaine, maraudeur et pilleur, parfois cannibale, qui pouvait avoir la figure d’un Blanc » (Raynault-Desgagné, 2020 : 78). Même si l’autrice a donné son accord à cette traduction, le titre proposé n’a pas été retenu par l’éditeur, « celui-ci étant probablement guidé par l’idée qu’un titre interpellant directement son public-cible majoritaire, c’est-à-dire, dans le cas présent, les lecteurs francophones non autochtones, serait plus vendeur. Selon cette logique, le lectorat serait davantage attiré par un titre qui, encore une fois, le mettrait à l’avant-plan, en parlant de lui en tant que White Man, l’homme blanc, plutôt que de devoir déchiffrer le mot Kuchipweu. » (Raynault-Desgagné, 2020 : 79) Ainsi, il faut garder en tête que les choix de traduction sont toujours le résultat d’un processus reliant un ensemble d’intervenantes.
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[9]
Kapesh réfère notamment à la vie en forêt, l’origine latine du terme « sauvage » : silvaticus, de silva, le bois, la forêt, le bosquet.
Bibliographie
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