Georgina avait dix ans quand elle rencontra la Mort. Lorsqu’elle le vit pour la première fois, elle lisait au chevet de sa grand-mère. Alors que Georgina essayait de prononcer un mot difficile, elle entendit sa grand-mère gémir et leva la tête. Un homme barbu coiffé d’un haut-de-forme se tenait à côté du lit. Au revers de son veston était épinglée une fleur orangée, le genre de fleur que Georgina plaçait sur les autels le jour des Morts. L’homme sourit à Georgina de ses yeux de charbon. La grand-mère avait parlé de la Mort à Georgina et lui avait dit de se tenir prête à le chasser avec des ciseaux. Mais Georgina avait perdu les ciseaux le jour précédent, alors qu’elle découpait des animaux de papier avec son frère Nuncio. — S’il vous plaît, s’il vous plaît, ne prenez pas ma grand-mère, dit-elle. Elle sera tellement en colère si je la laisse mourir. — Nous finissons tous par mourir, répondit la Mort. Ne sois pas triste. Il se pencha, approchant ses longs doigts du visage de la grand-mère. — Attendez! Que puis-je faire? Que dois-je faire? — Tu ne peux pas faire grand-chose. — Mais je ne veux pas que grand-mère meure tout de suite. — Mmm, dit la Mort en tapant du pied tout en sortant un petit carnet noir. Très bien. J’épargnerai ta grand-mère. Sept ans, en échange d’une promesse. — Quel genre de promesse? — N’importe quelle promesse. Les promesses sont comme les chats. Un chat peut être rayé, il peut être noir, il peut être blanc aux yeux bleus et alors c’est un chat aveugle, ou ce peut être un chat siamois, mais ça demeure toujours un chat. Georgina regarda la Mort, et la Mort lui rendit son regard, sans cligner les yeux. — Je suppose…oui, marmonna-t-elle. — Marché conclu, dit-il. Maintenant, prends cette fleur. Et il lui offrit le cempoaalxóchitl orange vif. Cette première rencontre avec la Mort eut sur Georgina un profond effet. Comme elle craignait que la Mort réapparaisse et croyait qu’il l’attendait dans tous les recoins, Georgina ne prit aucun risque. Lorsque Nuncio se brisa le bras gauche et s’érafla les genoux, Georgina resta assise dans le salon sombre. Lorsque Nuncio monta son cheval avec frénésie, Georgina l’attendit patiemment sur le bord de la route. Finalement, lorsque les autres filles se mirent à se pâmer devant les jeunes hommes et à souhaiter que l’un d’eux inscrive leur nom sur une carte d’invitation à danser, Georgina refusa de se trouver un partenaire et de se joindre aux festivités. À quoi bon? Elle allait mourir d’un jour à l’autre, pourquoi tomber en amour? La Mort viendrait la chercher le lendemain, ou peut-être le surlendemain. Elle choisit la robe dans laquelle elle serait enterrée et dit à sa mère qu’elle voulait des lis blancs à ses funérailles. Elle marcha autour du mausolée et inspecta le lieu de son dernier repos. Des scénarios morbides de meurtre l’assaillaient. Elle se demandait si elle mourrait frappée par une voiture ou par la foudre, ou d’une manière plus remarquable encore. Sept années passèrent ainsi. La septième année, sa grand-mère mourut et on la mena au cimetière dans un grand corbillard noir puis on se rassembla dans le salon pour boire et pleurer. Georgina se tenait près du piano, songeant à la mort, aux diverses façons de mourir, de la balle au tremblement de terre, lorsque Catalina s’approcha d’elle, un sourire satisfait au visage. — Tu ne devineras jamais ce que j’ai entendu. Ignacio Navarrete va se marier avec toi. — Quoi? — Je l’ai entendu parler à Miguel. Il va …
« Cette étrange manière de mourir », nouvelle traduite de l’anglais par Yves Favreau[Notice]
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Silvia Moreno-Garcia
Nouvelle traduite de l’anglais par
Yves Favreau
Droits de traduction
Les droits de traduction non exclusifs de la nouvelle « Cette étrange manière de mourir », parue dans le recueil This Strange Way of Dying. Stories of Magic, Desire and the Fantastic, Toronto, Exile Editions, 2013, ont été gracieusement cédés par leur auteure, Silvia Moreno-Garcia, pour les seuls besoins du numéro conjoint des revues Les Cahiers Anne-Hébert et Otrante intitulé Femmes et fantastique au Canada, publié en 2021. Tous droits de traduction réservés à Yves Favreau.