Création

Deux contes de Kissing the Witch. Old Tales in New Skins traduits de l’anglais par Nicole Côté[Notice]

  • Emma Donoghue

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  • Emma Donoghue

  • Traduits de l’anglais par
    Nicole Côté
    Université de Sherbrooke

Droits de traduction

Les droits de traduction non exclusifs des textes intitulés « Le Conte de l’oiseau » et « Le Conte de la rose », tirés du recueil Kissing the Witch. Old Tales in New Skins (© U.K., 1997 ; New York, Joanna Cotler Books, an inprint of Harper Collins, 1999) ont été gracieusement cédés par leur auteure, Emma Donoghue, pour les seuls besoins du numéro conjoint des revues Les Cahiers Anne-Hébert et Otrante intitulé Femmes et fantastique au Canada, publié en 2021. Tous droits de traduction réservés à Nicole Côté.

Lorsque j’étais aussi jeune que tu l’es, j’ai appris à sauver ma vie. Tu crois que je t’ai sauvée, mais la vérité, c’est que le besoin que tu avais de moi m’a appelée ici. C’est un oiseau qui m’a aidée jadis, mais c’aurait pu être n’importe quoi : un bâton, une roche, tout ce qui se trouvait à portée. L’idée, c’est de prendre sa vie en main. Enfant, j’ai soupesé ma vie, et je ne l’ai pas crue valable. Un jour que je frottais le grand escalier, j’ai trouvé un vieux couteau de cuivre tordu. Dans sa courbe corrodée, ma réflexion était à peine haute comme un ongle de pouce. Je tenais désormais pour sûr que j’étais parmi les moindres de ce monde. Chiens et chats importaient plus que moi. Ils avaient leur place sur la terre ; ils méritaient leur toilettage, leur nourriture, ou leur noyade ; personne ne mettait en question leur existence. Alors que moi, je n’étais pas un animal nécessaire. Il y avait un homme que j’avais appris à appeler père. Il s’occupait des chevaux dans les grandes écuries, de leurs bouches vives et de leur choeur métallique ; ses yeux ne descendaient jamais à mon niveau. Il y avait une femme qui s’appelait ma mère. Elle portait un tablier comme un nuage de neige ; ses mains rougissaient, comme honteuses. Je n’arrivais pas à imaginer que j’avais émergé de sa chair plantureuse ; il semblait plus probable qu’elle m’ait découverte dans une bouse, derrière un tonneau de pommes, ou en nettoyant un piège à souris. Un jour, écoutant à la porte de la buanderie, je l’ai entendu dire à une voisine qu’elle avait passé vingt ans à se languir d’un enfant. Je pouvais à peine être ce qu’elle avait eu en tête. Vous devez comprendre : je n’étais pas maltraitée ; personne ne perdait haleine à me lancer des insultes par la tête. Je ne me sentais pas appartenir à cette famille, c’était tout. Pas plus que ne m’appartenait quoi que ce soit ; ma vie était une vie empruntée. Me considérant comme une punaise dans leur lit, un coucou dans leur nid, je ressentais une réticente gratitude envers eux pour la nourriture et le toit qu’ils m’accordaient. Je portais les restes de tout le monde : mes souliers avaient été taillés dans les gants du jardinier, ma robe-fourreau, dans de vieux mouchoirs. Mes noms étaient eux aussi usagés, communs : fille, la créature, mais le plus souvent, toi, là. Toute histoire que j’avais entendue sur des enfants échangés à la naissance ou abandonnés dans les roseaux, je me la répétais le soir afin de glaner son message secret. Mais je n’avais pas idée de la manière dont j’avais dérivé jusque dans le chemin de ces géants indifférents appelés père et mère, et je n’osais m’en enquérir. Dans les champs, je retrouvais un sentiment de proportion. Je savais alors que nous étions tous également minuscules sous l’oeil liquide du ciel, et toutes également précieuses sous son regard. J’avais l’habitude d’être si tranquille que même les lapins ne me remarquaient pas. Des goélands tournoyaient au-dessus, s’égosillant dans leur faim. Des hirondelles décrivaient des lettres sur le ciel, trop brèves pour être lues. J’ai une fois passé une journée entière aux champs, un brin d’herbe dans chaque main pour m’ancrer à la chaude terre. J’ai regardé le soleil se lever, décrire sa course au-dessus de ma tête, puis se coucher. Des coccinelles s’accouplaient sur ma jointure ; une musaraigne grignotait ma chaussette, et je tentais de ne pas rire. Une telle journée valait n’importe …

Parties annexes