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« Le Conte de l’oiseau »
Lorsque j’étais aussi jeune que tu l’es, j’ai appris à sauver ma vie. Tu crois que je t’ai sauvée, mais la vérité, c’est que le besoin que tu avais de moi m’a appelée ici. C’est un oiseau qui m’a aidée jadis, mais c’aurait pu être n’importe quoi : un bâton, une roche, tout ce qui se trouvait à portée. L’idée, c’est de prendre sa vie en main.
Enfant, j’ai soupesé ma vie, et je ne l’ai pas crue valable. Un jour que je frottais le grand escalier, j’ai trouvé un vieux couteau de cuivre tordu. Dans sa courbe corrodée, ma réflexion était à peine haute comme un ongle de pouce. Je tenais désormais pour sûr que j’étais parmi les moindres de ce monde. Chiens et chats importaient plus que moi. Ils avaient leur place sur la terre ; ils méritaient leur toilettage, leur nourriture, ou leur noyade ; personne ne mettait en question leur existence. Alors que moi, je n’étais pas un animal nécessaire.
Il y avait un homme que j’avais appris à appeler père. Il s’occupait des chevaux dans les grandes écuries, de leurs bouches vives et de leur choeur métallique ; ses yeux ne descendaient jamais à mon niveau. Il y avait une femme qui s’appelait ma mère. Elle portait un tablier comme un nuage de neige ; ses mains rougissaient, comme honteuses. Je n’arrivais pas à imaginer que j’avais émergé de sa chair plantureuse ; il semblait plus probable qu’elle m’ait découverte dans une bouse, derrière un tonneau de pommes, ou en nettoyant un piège à souris. Un jour, écoutant à la porte de la buanderie, je l’ai entendu dire à une voisine qu’elle avait passé vingt ans à se languir d’un enfant. Je pouvais à peine être ce qu’elle avait eu en tête.
Vous devez comprendre : je n’étais pas maltraitée ; personne ne perdait haleine à me lancer des insultes par la tête. Je ne me sentais pas appartenir à cette famille, c’était tout. Pas plus que ne m’appartenait quoi que ce soit ; ma vie était une vie empruntée. Me considérant comme une punaise dans leur lit, un coucou dans leur nid, je ressentais une réticente gratitude envers eux pour la nourriture et le toit qu’ils m’accordaient. Je portais les restes de tout le monde : mes souliers avaient été taillés dans les gants du jardinier, ma robe-fourreau, dans de vieux mouchoirs. Mes noms étaient eux aussi usagés, communs : fille, la créature, mais le plus souvent, toi, là.
Toute histoire que j’avais entendue sur des enfants échangés à la naissance ou abandonnés dans les roseaux, je me la répétais le soir afin de glaner son message secret. Mais je n’avais pas idée de la manière dont j’avais dérivé jusque dans le chemin de ces géants indifférents appelés père et mère, et je n’osais m’en enquérir.
Dans les champs, je retrouvais un sentiment de proportion. Je savais alors que nous étions tous également minuscules sous l’oeil liquide du ciel, et toutes également précieuses sous son regard. J’avais l’habitude d’être si tranquille que même les lapins ne me remarquaient pas. Des goélands tournoyaient au-dessus, s’égosillant dans leur faim. Des hirondelles décrivaient des lettres sur le ciel, trop brèves pour être lues. J’ai une fois passé une journée entière aux champs, un brin d’herbe dans chaque main pour m’ancrer à la chaude terre. J’ai regardé le soleil se lever, décrire sa course au-dessus de ma tête, puis se coucher. Des coccinelles s’accouplaient sur ma jointure ; une musaraigne grignotait ma chaussette, et je tentais de ne pas rire. Une telle journée valait n’importe quelle punition.
Ma mère et mon père me battaient quand ils en ressentaient le besoin ; seulement en règle générale, les mots ne brisent pas les os[1]. Ce qu’ils voulaient, je crois, ce n’était pas de me blesser ; c’était de me montrer l’ordre des choses. La leçon était simple, et si je ne l’apprenais pas, je n’avais que moi à blâmer. La verge de bouleau l’écrivait bien assez souvent sur la peau de mon dos. Restreins tes horizons, réduis tes attentes, et tu ne seras jamais déçue. Garde ton coeur infiniment petit, et le chagrin ne l’espionnera jamais, n’y plongera jamais, ne s’envolera jamais avec ton coeur dans ses serres.
Alors quand un beau printemps, en dépit de tous ces bons conseils je suis tombée amoureuse, l’amour ressemblait à un désastre. J’en ai pris une petite bouchée, qui a explosée dans mon estomac. L’amour s’est propagé dans chaque recoin, s’est hissé sur chaque muscle, a déverrouillé chaque articulation. J’étais si étonnée que je me sentais haute de deux mètres. Les épaules me démangeaient comme si des ailes allaient en sortir.
Petite, ta peau est si douce, disait l’homme en me caressant la joue avec son énorme pouce.
Je commençais à frémir dès que je l’entendais cogner à la porte ; lorsque j’ouvrais et faisais une révérence, mes genoux plongeaient vers le sol comme ceux d’une grenouille ; son premier sourire me faisait bégayer. Ses yeux, sous des volutes de cheveux noirs, étaient sa seule faiblesse. Il me reconnaissait toujours à mon souffle.
Un jour, j’ai frotté le même coin pendant trois heures, et quand l’homme est finalement passé, j’ai renversé le seau de mousse sale, qui s’est étalée dans le couloir. Il a aussitôt reculé, mais ses chaussures de cuir luisant avaient été éclaboussées comme des roches sur le rivage.
J’ai tenté de les essuyer avec mon tablier, mais il m’a relevée. Il y avait une telle force dans son avant-bras, un tel visu dans l’arbalète de son coude, un tel délice dans l’arc de ses épaules. Sur ses mains poussait un duvet noir. Il était comme le rocher qui sépare la rivière, et il sentait les pommes restées dans l’obscurité tout l’hiver.
Moi qui n’avais rien ni aucun droit, je l’aurais pour moi.
Ainsi, d’une manière ou d’une autre, la chose s’était réalisée, comme dans les plus belles histoires, comme dans le rêve auquel on s’accroche, comme à une couverture déchirée un matin glacial où il est passé l’heure de se lever. Mon père, ses mots émoussés de soupçon, m’a annoncé qu’un grand homme m’avait demandée. Ma mère m’a alors présenté un gros panier de tissu et une aiguille. Sans parler, nous avons commencé à tailler et à coudre ma nouvelle vie.
Je serais une tache sur la descendance de mon mari ; je savais cela sans qu’elle le mentionne. Si son caprice à lui était de s’abaisser pour me relever, alors il ne fallait pas m’illusionner en croyant que je le méritais. Je devais garder en tête la minuscule image enfumée de la créature insignifiante que j’étais avant d’être honorée par son regard.
Mais lorsqu’on m’a présentée à lui dans ma nouvelle robe, il m’a fait oublier toutes mes craintes. Il a découvert ma main dans ma longue manche et a commencé à compter mes doigts. À peine mes parents s’étaient-ils éloignés à reculons qu’il se penchait sur moi pour plonger son visage dans ma chevelure. Son murmure a rugi : qu’est-ce qu’ils nous étaient, maintenant, et que leur étions-nous désormais? Son oreille contre ma joue dégageait une surprenante chaleur ; mon doigt s’est mis à ramper le long de ses conduits velus comme une abeille aventurière. Il me sortirait de tout ceci, promettait-il, me donnerait un nouveau nom, ne laisserait rien me blesser. J’ai commencé à frémir de plaisir.
Le lendemain de nos noces, j’étais couchée près de la chaude montagne qu’était mon mari. Je traçais les motifs marrons que nous avions laissés sur les draps : était-ce une fleur, une griffe, un flocon? J’ai fini par décider que c’étaient deux feuilles qui croissaient l’une autour de l’autre. Je lui appartenais désormais, et lui m’appartenait.
Avec une aisance déconcertante, j’ai appris à gérer une maison plus vaste que celle que j’avais frottée pour ma croûte. Je savais enfin qui j’étais : c’était pour cela que j’étais née. J’aimais arpenter les corridors avec ma traîne qui balayait les dalles ; je me délectais de chaque vitre que je n’aurais jamais à nettoyer. Quand, le mois suivant, je me suis retrouvée enceinte, chaque miroir semblait faire écho à ma grandeur. Sans vergogne, je voulais le paraître, être de la forme d’une pomme ou du soleil à midi.
Un matin au milieu de l’été je me suis levée tôt et songeais à sortir voir l’herbe pousser et les oiseaux se lever, comme à l’époque où c’était ma seule consolation. Puisque j’étais désormais différente, devenue riche en esprit et en chair, ma peau me semblait étirée comme un tambourin. Puis mon mari a jeté un coup d’oeil endormi par-dessus son épaule et m’a demandé où j’allais.
Comme il me l’expliquait lorsque j’étais assise au bord du lit, cela avait du sens : le danger de se promener sous le soleil cinglant, le risque d’être exposée à des hommes rudes dans les champs de maïs, l’impropriété d’une telle situation. J’ai hoché la tête, j’ai ri avec lui, et ce matin-là, il était vrai que je préférais grimper dans la caverne de ses bras et me combler de félicité.
Mais à mesure que mes hanches s’élargissaient, la grande maison me paraissait rapetisser. J’ai arpenté les corridors jusqu’à les connaître par coeur ; j’ai appris chaque angle de la cour. Dans leur cuir souple, mes pieds s’impatientaient de retrouver le chaume des grands champs, mes yeux s’élançaient vers l’horizon lointain.
J’allais repartir un dimanche, quand il ne pouvait se trouver d’hommes dans les champs, mais mon mari a encore refusé ; cette fois, ses yeux montraient de la perplexité. J’ai de nouveau tenté de me rendre aux champs quand il était parti vaquer à ses affaires, mais la ménagère me refusait la clé du portail. Je me suis faufilée un autre jour, quand il comptait son argent, et il a montré de la sympathie lorsqu’ils m’ont ramenée, mais je voyais la colère s’étirer entre ses sourcils. Une fois de plus, il a parlé en des termes qu’un enfant comprendrait. Il a pris mes deux mains dans l’un de ses énormes poings, et a embrassé les larmes sur mes joues.
J’ai acquiescé. J’ai essuyé mon visage. Je savais qu’il était déraisonnable de tant se languir d’une promenade au soleil. Mon mari riait doucement, et se demandait tout haut ce qu’une femme gestante demanderait ensuite : un cerf-volant, un renard comme animal domestique, un charbon à mâcher? Ce n’est qu’à ce moment, en regardant dans le bleu de ses yeux, que ça m’est devenu clair, et la terreur m’a arrêtée net de parler.
Oh, mon mari n’était pas un tyran ; il n’aurait jamais vendu mes bijoux, ou mes enfants, ni ne m’aurait tranché la tête. Mais désormais je savais que ce qu’il voulait pour moi n’était pas ce que je voulais. Ce que cet homme bon avait juré d’éloigner de moi n’était pas ce que je craignais. Je savais qu’il ne laisserait jamais rien me blesser, mais il ne laisserait rien me toucher non plus.
L’été avait décliné vers un automne froid. De ma fenêtre, je voyais des volées d’oiseaux se former en pointes de flèches, visant le sud. Par moments, ils échouaient, quittaient la formation, s’en dégageaient comme de la grêle, mais toujours ils revenaient ensemble.
Mon ventre grossissait de jour en jour, mais le reste de moi rapetissait. Mon mari avait pris l’habitude de s’adresser à moi comme si j’étais quelqu’un d’autre. Comment se porte ma chère épouse aujourd’hui? demandait-il. Je le regardais, muette, et songeais : Je ne sais pas, comment va-t-elle? Où est-elle? Qui est-elle? Amène-là ici, que je lui demande comment vivre cette vie.
Un jour, il m’a trouvée à genoux dans un des corridors, penchée sur un amas de plumes brunes. C’était une petite alouette ; elle avait dû se prendre dans la cheminée, s’y heurter à mort dans sa chute. Je sanglotais si fort qu’il a cru mon temps venu ; il partait d’un pas hésitant chercher la sage-femme quand je me suis retournée et lui ai montré mes mains. Il scrutait l’oiseau, son visage touchant presque les plumes de travers, et un instant, j’ai cru qu’il allait rire, mais son expression était grave quand il a levé le visage vers moi. Mon amour, a-t-il dit, que nous est un oiseau, et que sommes-nous pour un oiseau?
Je n’avais pas de réponse à lui fournir. Quand il a essayé de me lever, j’étais trop lourde pour lui ; mes jambes étaient figées de froid au sol.
Agenouillée là, consciente que ses pas s’éloignaient peu à peu, j’ai senti un tremblement sous mes pouces. Lorsque j’ai rapproché l’oiseau de mon visage, j’ai senti une minime pulsation. Pas tout à fait mort, alors, à mi-chemin.
Au cours des semaines qui ont suivi, j’ai nourri la fragile créature de gouttes de lait du bout de mon petit doigt, et l’ai gardée au chaud dans mon col de fourrure. Tout était en attente. Je refusais de songer à moi : ma fortune exceptionnelle, ma maison parfaite, mon excellent mari, qui pouvait rendre toute femme heureuse, si elle le laissait faire. J’attendais simplement de voir si l’oiseau vivrait.
Un jour, il a avalé. Un autre jour, il s’est tenu sur ses pattes. Un autre jour encore, il a volé, et le jour suivant, il a aperçu un coin de ciel, puis a tenté de fracasser la vitre. J’aurais pu le garder avec moi, un jouet aux liens de soie, mais dans quel but?
Je l’ai amené à la plus haute fenêtre de la maison et l’ai laissé sortir. Le battement de ses ailes était étonnamment puissant. L’air sentait la gelée, mais il y avait du temps pour rejoindre l’été. Je suis restée là, à regarder l’oiseau tournoyer au-dessus des toits. La chair m’appesantissait comme une lourde robe. L’enfant en moi donnait des coups, une clameur muette exigeant libération.
La prochaine fois. L’année suivante. Je partirais d’une façon ou d’une autre, à un moment donné, avec ou sans cet enfant, vers un endroit dont je ne connaissais rien sinon que le soleil brillerait sur ma tête nue. Je serais blessée et j’aurais peur, mais plus jamais je ne serais enfermée.
J’avais ma vie entre mes mains, désormais, mon coeur battant faiblement, encore trop infime pour que quiconque le remarque. J’ai gardé la liberté en mon sein. Je la nourrirais, je l’aimerais ; elle grandirait suffisamment pour m’emporter.
L’arc de l’oiseau l’a ramené devant ma fenêtre ; l’oiseau y est resté un moment, comme s’il avait quelque chose à dire.
Dans un murmure j’ai demandé :
Qui étais-tu avant de prendre ton envol?
L’oiseau a répondu :
Te raconterais-je mon histoire?
C’est le conte de la rose.
« Le Conte de la rose »
Dans cette vie je n’ai rien d’autre à faire que de m’ébattre au vent, mais dans la précédente, mon destin était de naître femme.
J’étais belle, du moins est-ce ce que mon père me disait. Mon miroir ovale reflétait un visage sur lequel rien n’était écrit. J’avais bien des soupirants, mais n’en voulais aucun : leur dévotion de chien me semblait trop aisément acquise. J’avais, même alors, un appétit pour la magie. Je voulais quelque chose d’aussi improbable et parfait qu’une rose à peine éclose.
Puis, lors d’une tempête printanière, les navires de mon père ont fait naufrage, et mes prétendants n’ont plus voulu de moi. J’ai regardé dans le miroir, et j’ai vu, non pas moi-même, mais chaque endroit où je n’avais jamais mis les pieds.
Du jour au lendemain, les serviteurs avaient disparu ; ils semblaient s’être fondus dans le paysage. Dans la cour, le vent emportait les feuilles mortes et les papiers de l’année passée pendant que nous nous pliions bagages. Mon père soulevait des malles si lourdes que des veines brodaient son front. Mes soeurs levaient leurs pâles, fins doigts, et se plaignaient au vent. Comment pouvait-on s’attendre à ce qu’elles travaillent de leurs mains?
J’ai relevé mes jupes et me suis mise à l’ouvrage. Cela me donnait un étrange plaisir de sentir sous quoi mon dos pouvait fléchir, ce que mes bras pouvaient supporter. Je n’étais pas meilleure que mes soeurs, je voyais seulement plus loin.
Notre nouveau chez-nous était une petite maison de campagne. Mon père m’avait montré comment clouer le miroir au mur qui s’écalait. Il y avait de l’herbe, bonne et mauvaise, mais pas de roses. À la rivière, où je battais les chemises blanches de mon père contre les roches noires, je trouvais une sorte de paix. Mes mains s’engourdissaient et ma chevelure sombre s’emmêlait sous le soleil. Je lavais mon vieux moi à grande eau ; au plus fort de l’été, j’étais presque prête.
Mes soeurs se tenaient sur le seuil, au cas où un prince passerait à cheval. La chaude brise portait parfois jusqu’à moi un rire méprisant.
Au moment où l’été nous quittait avec les oiseaux, on a fait savoir à mon père que l’un de ses navires était arrivé à destination. Ses yeux pâles ressortaient comme des oeufs. Ce qu’il désirait le plus au monde, disait-il, c’était de nous rapporter à chacune ce que nous désirions. Mes soeurs ont demandé de lourdes robes, des houppelandes doublées, des bottes bordées de fourrure, n’importe quoi pour protéger du vent. Je savais que rien ne pourrait nous prémunir contre le vent, alors j’ai demandé une rose rouge à peine éclose.
La première neige était tombée avant que mon père ne revienne, mais il avait trouvé une rose pour moi. Mes soeurs attendaient sur le seuil, les bras croisés. J’ai accouru pour l’accueillir, cet arbuste rabougri qu’était mon père avançant pas à pas dans la neige. J’ai pris la rose avant qu’elle ne s’échappe de ses doigts ; mon père venait de tomber. Les pétales étaient écarlates sous leur peau de frimas.
Nous avons empilé toutes nos couvertures sur lui, mais ses tremblements secouaient le lit. Mes soeurs pleuraient et maudissaient le sort, mais il ne les entendait pas. Elles se sont endormies en pleurs devant l’âtre.
Cette nuit-là, dans son délire, mon père s’emportait à propos d’un blizzard et d’un château, d’une rose volée et d’une bête encagoulée. Puis, subitement, il était bien éveillé. Il a agrippé mon poignet et m’a dit : Ma fille, je t’ai vendue.
L’histoire m’est parvenue pleine de fureur et de détours, de soudaines lancées et de mots en rafales. J’écoutais, rassemblant les pièces déchirées de mon avenir. Pour une rose rouge, sa vie et une boîte de pièces d’or, mon père avait promis à la bête la première chose qu’il verrait à son arrivée à la maison. Il avait pensé que ce serait un chat. Il avait espéré que ce serait un oiseau.
Mon coeur cognait contre l’enclume de mon sternum. Père, lui ai-je répondu, que signifie une promesse faite à un monstre?
Il a clos ses paupières frémissantes. Cela ne sert à rien, a-t-il articulé, la langue sèche. La bête nous trouvera, nous suivra, nous flairera, où que nous allions. De l’eau s’est mise à couler sur ses joues comme si ses yeux se dissolvaient. Ma fille, a-t-il plaidé d’une voix de vieux bois qui craque, pourras-tu un jour me pardonner?
Je ne pouvais que répondre à sa question par une autre. Déposant ma main sur sa bouche, j’ai murmuré : Qui de nous ne vendrait pas tout pour rester vivant?
Il a tourné son visage vers le mur.
Père, lui ai-je dit, je serai prête à partir au petit matin.
Vous me direz que j’aurais dû me sentir trahie, mais je tremblais d’excitation. J’aurais dû me sentir comme une possession, mais pour la première fois de ma vie, je semblais être en possession de moi-même. Je suis partie en tant qu’otage, mais c’était comme si je fonçais vers le champ de bataille.
J’ai laissé la rose sécher contre mon miroir, au cas où je reviendrais un jour à la maison. Mes soeurs, les yeux remplis de larmes, nous ont regardé partir à l’aube. Elles ne comprenaient pas pourquoi mon père ne portait pas de fusil pour tuer la bête. Pour elles, une parole n’était pas quelque chose qu’on tenait.
Le château était au milieu d’une forêt où le soleil ne pénétrait jamais. Tous les villageois que nous arrêtions pour leur demander notre chemin crachaient devant eux à ouïr notre destination. Il n’y avait eu ni mariage ni baptême dans ce château durant une génération. La jeune reine avait été exilée, emprisonnée, dévorée (ici, les versions divergeaient) par une bête encagoulée qu’on voyait au crépuscule arpenter les remparts. Personne n’avait jamais vu le visage du monstre ou survécu pour en témoigner.
Nous nous sommes arrêtés pour nous reposer quand le jour tombait. Mon père repérait les sentiers à travers les arbres, tentant de se rappeler son chemin. Ses yeux tournaient dans leurs orbites comme ceux d’un agneau quand les loups l’encerclent. Il a respiré profondément puis a commencé à parler. Mais je lui ai dit chut.
La nuit est tombée avant que nous atteignions le château, mais la lumière s’échappant des grandes portes traçait un chemin à travers les arbres. La bête attendait en haut de l’escalier, dos à la lumière, enveloppée d’obscurité. Je m’efforçais de distinguer les contours du masque. J’imaginais une nouvelle difformité pour chaque épaisseur de tissu noir.
La voix, quand elle est apparue, n’était pas cruelle, mais plutôt enrouée, comme si elle n’avait que rarement été utilisée en vingt ans. La bête m’a demandé : Est-ce que tu arrives consentante?
C’était le cas. J’avais mal au ventre, mais j’étais consentante.
La bouche de mon père s’est ouverte et refermée quelques fois, comme s’il lâchait des mots que le froid avalait. J’ai embrassé ses joues de papier, et l’ai regardé s’en retourner. Son visage était enfoui dans la crinière du cheval.
Bien que j’aie exploré le château de fond en comble dans les jours qui ont suivi, je n’ai pas trouvé trace de la reine disparue. Il y avait une porte sur laquelle était inscrit mon nom, et les murs de ma chambre étaient tendus de satin blanc. Cent robes étaient coupées à ma taille. Le grand miroir me montrait tout ce que je voulais voir. J’avais les clés de toutes les pièces du château sauf celle où dormait la bête. Le premier livre que j’ai ouvert disait en lettres dorées Tu es la maitresse : demande ce que tu veux.
Je ne savais pas quoi demander. J’avais une chambre à moi, du temps et des trésors à ma disposition. J’avais tout ce que je pouvais désirer sauf la clé de l’histoire.
Je n’avais de compagnie qu’au souper. La bête aimait me voir manger. Je ne m’étais jamais vu manger; à chaque bouchée, je rougissais.
Au souper du septième soir, la bête a parlé. J’ai bousculé mon verre, du vin rouge courant le long de la table. Je ne me rappelle pas ses mots. La voix parvenait étouffée et rêche derrière le masque.
Après deux semaines, nous parlions comme le vent et les ardoises du toit, les roseaux et la rivière, le chat et la souris. La bête était toujours courtoise. Je me demandais quel dédain voilait cette courtoisie. La bête était toujours douce ; je me demandais quelle violence se tapissait sous cette douceur.
J’avais froid. Le vent se faufilait entre les volets. Je me sentais seule. Dans tout ce domaine il n’y avait personne comme moi. Mais je ne m’étais jamais sentie aussi belle.
J’étais dans ma chambre aux murs tendus de satin, devant le miroir doré. J’ai regardé profondément dans l’eau de mon visage, et tenté d’imaginer de quoi la bête avait l’air. Plus ce que j’imaginais était hideux, plus mon visage semblait rayonner. Parce que je croyais que la bête était tout ce que je n’étais pas : obscure devant ma lumière, rude devant mon lisse, rauque devant ma douceur. Quand je me suis promenée sur les remparts sous la lune décroissante, la bête était l’ombre grotesque projetée derrière moi.
Un jour, au souper, la bête a dit : Tu n’as jamais vu mon visage. Me vois-tu toujours comme un monstre?
C’était le cas. La bête le savait.
De jour, je m’asseyais près du feu dans ma chambre aux murs de satin et lisais des contes merveilleux. Il y avait tant de livres sur tant d’étagères que je pourrais devenir vieille sans être parvenue à les lire tous. Le son des pages qui tournaient était celui de la magie.
Un soir, au souper, la bête dit : tu n’as jamais ressenti mon toucher. Est-ce que tu recules toujours devant cette idée?
C’était le cas. La bête le savait.
Au crépuscule, j’aimais m’envelopper de fourrures et me promener dans la roseraie. Les jours s’allongeaient, la lumière s’attardait quelques minutes de plus chaque soir. Les rosiers étiraient leurs doigts d’épines contre le ciel jaune, m’encageant.
Un soir au souper, la bête a demandé : Et si je te laissais partir? Resterais-tu de ton plein gré?
Je ne resterais pas. La bête le savait.
Lorsque j’ai regardé dans le grand miroir doré ce soir-là, j’ai cru voir la silhouette de mon père alité, son visage fiévreux tourné vers le plafond. Le livre avait dit que je pouvais demander ce que je voulais.
Je suis partie au petit matin. J’ai promis de revenir le huitième jour, et j’avais l’intention de respecter ma parole.
Prenant congé de moi dans l’escalier, la bête a dit : je dois te dire avant que tu ne partes : je ne suis pas un homme.
Je le savais. Tous les contes de farfadets, de trolls, d’ogres que j’avais déjà entendus me remontaient aux lèvres.
La bête a ajouté : Tu ne comprends pas.
J’avais déjà monté mon cheval et me mettais en route.
Le trajet était long, mais dans mon sang résonnaient des cloches. Il faisait noir lorsque j’ai atteint la maison. Mes soeurs chuchotaient par-dessus le bouillon. Mon père a tourné son visage vers moi, des larmes s’y frayant un chemin. La rose, rigide contre le miroir, était toujours rouge.
Le troisième jour, mon père arrivait à s’asseoir dans mes bras. Le cinquième, il mangeait à table et me tapotait le genou. Le septième, mes soeurs ont murmuré que si je retournais au château, notre père mourrait sûrement. Maintenant que j’avais payé ma rançon, disaient-elles, qu’est-ce qui pouvait me prendre de retourner au château vers un monstre? Les yeux de mon père me suivaient dans la maison.
Les jours s’écoulaient lentement, puis c’était le printemps. Je battais des chemises sur les roches noires de la rivière. Je me sentais à nouveau jeune, comme si rien n’était arrivé, comme s’il n’y avait jamais eu de porte où mon nom était écrit.
Mais une nuit, je me suis réveillée assise devant mon miroir. Dans son eau sombre je croyais voir le jardin du château, une gelée tardive sur les arbres, une silhouette noire allongée dans l’herbe. Je me suis reconnue, ma vieille rose au poing s’effritant complètement.
Cette fois, je n’ai demandé la permission à personne. J’ai embrassé mon père qui sommeillait et lui ai murmuré quelques mots à l’oreille. Je ne savais pas s’il m’avait entendue. Je me suis mise en selle, et suis partie avec mon cheval avant les premières lueurs de l’aube.
J’ai atteint le château au crépuscule ; les portes en étaient grandes ouvertes. J’ai couru à travers le parc, cherchant derrière chaque arbre. Enfin, je suis parvenue à la roseraie, où les premiers boutons se recroquevillaient sous l’air du soir. C’est là que j’ai trouvé la bête, un ballot froissé rongé par la gelée.
J’ai tiré et tiré jusqu’à ce que le masque rembourré soit face au ciel. J’ai soufflé ma chaleur sur lui, et j’en ai embrassé la partie dégelée. J’ai enlevé les voiles un à un. Ce qui se trouvait là-dessous ne m’importerait sûrement plus.
J’ai vu des cheveux noirs comme des roches sous l’eau. J’ai vu un visage blanc comme du vieux lin. J’ai vu des lèvres rouges comme une rose à peine éclose.
J’ai vu que la bête était une femme. Et qu’elle respirait, ce qui me semblait le plus important.
C’était une étrange histoire que celle-là, qui requerrait la lecture d’un nouveau langage, que je ne pourrais pas lire à moins de lire l’histoire.
J’étais lente à apprendre mais entêtée. Ça m’a pris des jours pour comprendre qu’il n’y avait rien de monstrueux à cette femme qui avait vécu seule dans un château, offrant à tous ses prétendants des énigmes qu’ils n’arrivaient pas à déchiffrer. Il n’y avait rien de monstrueux à cette femme qui refusait les choses auxquelles les reines sont censées s’adonner, jusqu’au jour où, ne connaissant personne pour voir son vrai visage, elle s’était façonné un masque, et depuis, n’avait montré ce visage à personne. Cela m’a pris des semaines à comprendre pourquoi un masque sans visage et un nom de bête avaient pu être choisis plutôt que tout ce que le vaste monde avait à offrir. Après des mois de recherche, j’ai vu que la beauté était infiniment variée, et je l’ai trouvée derrière son visage blanc.
J’ai lutté pour trouver réponse à ces énigmes, pour donner un sens à notre histoire et, avant que je le sache, l’été était de retour, les roses rouges venaient d’éclore.
Au fil des ans, certains villageois parlaient aux voyageurs d’une bête et d’une beauté qui vivaient dans le château et qu’on pouvait voir se promener sur les remparts, et d’autres encore parlaient de deux beautés, ou encore, de deux bêtes.
Parties annexes
Note biographique
Née à Dublin, Emma Donoghue vit à London, en Ontario. Bien qu’elle ait touché à tous les genres, Donoghue est mieux connue pour sa fiction, traduite en 40 langues, et dont la plus célèbre est Room (2010), de laquelle on a tiré un film et une pièce de théâtre. Kissing the Witch (1997), dont il est question ici, et dont deux contes sont traduits en français dans ce numéro, a reçu une mise en nomination pour le James L. Tiptree Award, aujourd’hui renommé Otherwise Award.
Note
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[1]
En référence au proverbe : « Sticks and stones may break my bones, but words will never hurt me. » Je traduis : « Cannes et cailloux me cassent peut-être le dos, mais les mots jamais ne me briseront les os. »