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Professeur émérite au département d’histoire de l’Université de Montréal et lauréat du prestigieux prix Gérard-Parizeau pour sa contribution à l’histoire économique et sociale du Québec, Jacques Rouillard livre ici une importante synthèse de la contribution du Conseil des métiers et du travail de Montréal (CMTM) au développement d’une social-démocratie québécoise dans le premier tiers du vingtième siècle. Bien connu pour son opposition à une certaine histoire convenue selon laquelle le Québec d’avant les années 1950-60 « vivait sous l’emprise cléricale et était réfractaire à l’industrialisation et à la modernité » (p. 209), l’auteur d’une magistrale histoire du syndicalisme québécois[1] veut montrer au contraire que, à l’instar des sociétés nord-américaines, le Québec a vu naître une idéologie sociale-démocrate bien avant la « Révolution tranquille » et que les syndicats internationaux et le CMTM, en particulier, en ont été les influents promoteurs.
L’ouvrage est divisé en huit chapitres. Les deux premiers abordent la naissance (1897) et le développement du CMTM, son fonctionnement et le rôle dominant du Conseil dans la vie politique et sociale de la métropole et du Québec tout entier. Le CMTM a joué ce rôle en raison de ses effectifs imposants (42 000 membres en 1921) et de sa pénétration dans tous les secteurs de l’activité économique montréalaise, et ce en l’absence d’une organisation provinciale des travailleurs membres des syndicats internationaux ; la création de la Fédération provinciale des travailleurs du Québec (FPTQ), en 1937, viendra en partie combler ce vide.
D’entrée de jeu, Rouillard prend bien soin de définir la social-démocratie telle qu’elle s’applique au Canada anglais, avec l’expérience de la Cooperative Commonwealth Federation (CCF), inspirée par le travaillisme britannique, et au Québec, avec les réformes mises en place par le gouvernement libéral d’Adélard Godbout (1939-1944). Ces dernières sont vues comme l’aboutissement, entre autres, de l’engagement des syndicats internationaux pour ces réformes entre 1900 et 1940. Le chapitre 2 présente quelques-uns des principaux dirigeants du Conseil, les Joseph-Alphonse Rodier, typographe et chroniqueur ouvrier à La Presse et à La Patrie, Joseph Ainey, charpentier-menuisier et candidat pour le Parti ouvrier, Gustave Francq, typographe, également fondateur, en 1916, du journal Le Monde ouvrier (aujourd’hui organe de la Fédération des travailleurs du Québec) et John Thomas Foster, machiniste et président du Conseil de 1912 à 1934[2]. C’est dans ce chapitre que le rôle du Conseil en matière d’éducation et de représentation de la classe ouvrière auprès des gouvernements est campé. Que ce soit lors des rencontres annuelles avec le gouvernement québécois, lors de la fête du Travail du premier lundi de septembre, qui voit défiler entre 10 000 et 30 000 travailleurs dans les rues de Montréal de 1900 à 1930, ou lors des campagnes d’appui au Parti ouvrier, le CMTM s’affirme comme la force dominante dans la vie syndicale à Montréal et pour l’ensemble de la province (p. 75). Les six chapitres thématiques suivants présentent les revendications et les actions du Conseil.
Les revendications démocratiques (chapitre 3) englobent la défense et l’élargissement de la démocratie libérale (extension du suffrage universel, abolition du suffrage censitaire à Montréal, droit de vote des femmes, abolition du sénat, protection des libertés individuelles, liberté de presse, de parole et de manifestation, etc.) et le combat contre le nationalisme canadien-français conservateur et le cléricalisme qui le soutient.
Mobilisé contre la création des syndicats catholiques (qui divise les travailleurs sur des bases confessionnelles), le Conseil en vient toutefois à négliger l’appartenance nationale des ouvriers canadiens-français et à rejeter les revendications légitimes sur l’octroi d’un jour férié pour la Saint-Jean-Baptiste et sur la reconnaissance du français dans les institutions fédérales. Rouillard reprend ses propres travaux et ceux de Céline Bastien, Thérèse Hamel et Éric Leroux pour rendre compte du combat acharné du CMTM pour la démocratisation du système d’éducation (chapitre 4). Ici, les revendications sont nombreuses, car le Québec creuse son retard en cette matière sur les autres sociétés occidentales. Ainsi, le Conseil réclame l’éducation gratuite et obligatoire jusqu’à 14 ans, la nomination d’un ministre de l’Éducation, la gratuité et l’uniformité des manuels, la fusion des commissions scolaires de Montréal (il y en avait plus d’une trentaine…) et l’élection des commissaires au suffrage universel (obtenue en 1972… et annulée par la création des conseils scolaires francophones par la Coalition Avenir Québec en 2020).
La vie économique (chapitre 5) occupe sans surprise une grande place dans l’activité et le programme du Conseil. D’une part, ce dernier défend la liberté de négocier, la nationalisation des entreprises de services publics comme les chemins de fer, les transports en commun municipaux, l’électricité (le combat contre « le trust de l’éclairage » de la Montreal, Light, Heat and Power Company conduira à l’annonce de sa nationalisation par le gouvernement d’Adélard Godbout en 1943), l’eau et l’établissement de normes minimales de travail. D’autre part, le Conseil réagit négativement à l’arrivée de 700 000 immigrants au Québec entre 1901 et 1930. Ces derniers sont accusés d’éroder le niveau des salaires et d’enlever du travail aux ouvriers canadiens. Dès 1900, le Conseil appuie le gouvernement canadien qui hausse de 100 à 500 dollars la taxe spéciale qui est imposée à chaque immigrant.e chinois.e s’établissant au Canada (p. 144)[3]. Ouvert davantage à l’immigration en période de croissance, le Conseil a sans doute rejeté toute forme d’immigration lors de la crise économique de 1929, ce que Rouillard n’aborde pas cependant.
Les trois chapitres suivants présentent les revendications du Conseil en matière sociale, au coeur de la social-démocratie qu’il préconise. Les thèmes qui retiennent l’attention au chapitre 6 sont la protection sociale et les normes minimales de travail. Ainsi, les revendications tournent autour du travail des enfants, des salaires et de la durée du travail (la bataille pour la journée de huit heures s’étire sur toute la période et après), du travail et du salaire des femmes (qui travaillent 72 heures par semaine dans l’industrie des munitions en 1916), des accidents de travail, et des bureaux de placement publics et gratuits. Le chapitre 7 aborde les combats pour un filet de sécurité sociale, que le Conseil mène surtout après la Première Guerre mondiale. Tout au long des années 1920 et 1930, le Québec recule en matière sociale face aux autres provinces et au gouvernement fédéral. Que ce soit avec la sécurité de la vieillesse (le Québec devient en 1936 la dernière province à en bénéficier), l’aide aux mères nécessiteuses (les Québécoises attendront jusqu’en 1937 alors que les autres provinces l’instaurent parfois dès 1916), l’assurance-chômage au fédéral (que l’autonomiste Duplessis combattait) et l’assurance-maladie, farouchement combattue par le régime Duplessis. Enfin, le chapitre 8 est consacré à l’environnement social montréalais, caractérisé notamment par l’augmentation très rapide de la population entre 1900 et 1930, qui « se traduit par une foule de problèmes liés à l’aménagement de la ville, aux logements ouvriers, à leur salubrité, à l’urbanisme, à l’hygiène publique, au soin des enfants et à la dégradation de l’environnement » (p. 197-198). Ainsi, loin de se cantonner aux revendications salariales classiques des syndicats, le Conseil jouait le rôle d’une conscience sociale de la classe ouvrière montréalaise au cours du premier tiers du vingtième siècle et plus, ce qui rejoint les conclusions de notre thèse de doctorat[4] sur le rôle du CMTM dans la lutte pour l’instauration d’une social-démocratie québécoise au cours des années 1938-1958.
En conclusion, l’auteur a bien mesuré l’impact des doléances du CMTM et des syndicats internationaux sur trois fronts : les libertés individuelles et l’élargissement du caractère démocratique des gouvernements ; la place de l’État dans l’économie ; et l’instauration, pièce par pièce, d’un filet de sécurité sociale au bénéfice des travailleurs. Selon lui, cela révélerait une « facette méconnue » de l’histoire du Québec en faisant ressortir le rôle du mouvement syndical dans la mise en place des balbutiements de la social-démocratie dans les années 1900-1930 au Québec. Dorénavant, l’importance du Conseil montréalais, « lieu principal de gestation et de débats démocratiques des réclamations des travailleur-euses » (p. 21), ne saurait être minimisée ou oblitérée dans l’historiographie du mouvement ouvrier québécois.
Parties annexes
Notes
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[1]
Jacques Rouillard, Le syndicalisme québécois : deux siècles d’histoire, Montréal, Boréal, 2004, 329 p.
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[2]
On nous permettra de déplorer ici l’absence d’un index que l’éditeur aurait dû fournir pour faciliter le repérage des protagonistes de cette histoire.
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[3]
Le gouvernement de Stephen Harper offrira ses excuses aux ressortissants chinois en 2006.
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[4]
Bernard Dionne, Les « unions internationales » et le Conseil des métiers et du travail de Montréal, de 1938 à 1958, Thèse de doctorat (histoire), Université du Québec à Montréal, 1988, 854 p.