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Le dernier livre du chercheur en littérature Alex Gagnon nous arrive habillé d’un bandeau rouge à la formule accrocheuse. « Des vedettes bien de chez nous », annonce-t-il en grosses lettres. Les Presses de l’Université de Montréal ont de la suite dans les idées. Quatre ans après la parution, également dans la collection Socius, de La communauté du dehors (2016), son ouvrage sur « des crimes bien de chez nous », Gagnon propose une nouvelle exploration de l’imaginaire social québécois, cette fois-ci à partir de quatre personnalités qui ont acquis une forte notoriété dans la province : le pilote Robert Piché, propulsé sous le feu des projecteurs en 2001 après un atterrissage d’urgence qui a sauvé les passagers et membres d’équipage de son avion de ligne ; le chanteur André « Dédé » Fortin qui, à la tête du groupe les Colocs, a fait danser le Québec jusqu’à son suicide en 2005 ; l’homme fort Louis Cyr, dont les prouesses physiques au XIXe siècle sont entrées dans la légende ; et la criminelle Karla Homolka, installée dans la région de Montréal après avoir purgé une peine de prison pour des meurtres qui ont choqué le Canada au début des années 1990. Gagnon fait le pari de rapprocher ces quatre incarnations contemporaines de la célébrité et de la grandeur – grandeur dans le registre du bien pour les premiers, dans celui du mal pour la dernière – pour montrer qu’ensemble, elles ont « un pouvoir de révélation majeur » et permettent de « restituer un état de l’imaginaire » (p. 21). Ce pari, disons-le tout de suite, est tenu avec brio.
L’ouvrage se divise en quatre parties, chacune consacrée à l’une des personnalités. Loin de faire leur biographie, Gagnon s’attache à suivre l’élaboration de leur figure publique dans une perspective d’histoire culturelle. Par figure publique, il entend non pas la personne célèbre en elle-même, mais « l’image d’elle que se construisent les membres d’une collectivité en produisant, en recevant et en assimilant, pour les agréger au sein d’une représentation englobante, la totalité des signes qui la concernent » (p. 21-22). Ce qui l’intéresse, c’est par conséquent la figure engendrée par les multiples médiations qui s’interposent entre un individu et les membres de son public, la « tierce instance constituée par l’ensemble des représentations qui ont été mises en circulation » (p. 21).
Gagnon est toujours soucieux de remonter à l’origine des discours, de restituer les circonstances de leur énonciation et de leurs inflexions au fil du temps. De manière générale, sa démonstration suit la chronologie. Elle trace des parcours similaires qui commencent à chaque fois avec un événement déclencheur inaugurant plus ou moins subitement l’existence médiatique de la personne auparavant inconnue. Cette visibilité connaît ensuite des pics au gré de l’actualité, chaque apparition contribuant à forger des représentations qui seront finalement cristallisées et popularisées par des oeuvres d’inspiration biographique et dans le cas de personnes décédées, par des hommages posthumes. Par sédimentation, le « héros » Robert Piché, dont l’alcoolisme et la condamnation pour trafic de drogue sont devenus de notoriété publique, en arrive à apparaître comme un exemple de ténacité au nom de la rédemption qu’il a trouvée en puisant dans ses dispositions intérieures, le « génie » Dédé Fortin comme un poète authentiquement québécois qui a succombé à la malédiction littéraire, le « champion » Louis Cyr comme un simple Canadien français dont la force du corps et de l’esprit a fait contrepoids à l’humiliation de son peuple, et le « monstre » Karla Homolka comme un mystère dont la féminité a obscurci son statut soit de victime sous l’emprise d’un conjoint meurtrier, soit de complice des crimes de ce dernier.
Le choix de faire le récit du « déploiement médiatique de la célébrité » (p. 269) n’évite pas la redondance par moments. Il faut l’accueillir, la réitération inlassable des mêmes motifs, anecdotes et métaphores étant un phénomène constitutif de la célébrité. De plus, ce choix permet de montrer que la saturation du discours n’empêche pas d’infimes évolutions que seule une lecture serrée des sources peut mettre en évidence. Le parti pris de Gagnon est cohérent avec sa conception de la célébrité comme processus, comme résultante d’opérations hautement contextuelles. Sans jamais craindre le néologisme, il désigne souvent ces opérations à l’aide de mots formés par dérivation suffixale : le lecteur suit au plus près la « sensationalisation » de l’atterrissage de Piché dans les premiers comptes rendus des journalistes, la « littérarisation » de Dédé Fortin lorsque ses textes s’autonomisent de la chanson, la « lexicalisation » de Louis Cyr lorsque son nom entre dans le vocabulaire courant, la « montréalisation » de l’Ontarienne Karla Homolka lorsque sa libération sème la peur dans la métropole, etc.
C’est avec Louis Cyr que le procédé est le plus stimulant, car sa figure publique présente une épaisseur historique que les trois autres n’ont pas encore. De 1884 à aujourd’hui, sa longue persistance permet de proposer un découpage temporel plus lâche. Il en ressort une mise en perspective très intéressante des mécanismes par lesquels le « Samson canadien » est resté un contemporain à la faveur de ses appropriations à chaque génération, que ce soit dans le milieu politique depuis qu’une partie de l’élite nationaliste a vu dans sa virilité un antidote à la dégénérescence de la « race » canadienne-française, dans le milieu du sport, où il représente une sorte d’âge d’or pour les athlètes, par la publication successive de cinq biographies flirtant toutes avec le panégyrique, ou encore par la diffusion ininterrompue de son image, depuis l’émergence des premiers moyens de reproduction de l’illustration dans la presse écrite jusqu’à l’éclatement de la culture matérielle et des supports médiatiques. Ici, on sent mieux qu’ailleurs la filiation avec Les yeux de Maurice Richard (2006), essai remarqué de Benoît Melançon – par ailleurs directeur de la collection Socius – dont tout le livre porte l’influence, par exemple dans de longs développements sur le regard de Karla Homolka, qui a été érigé en marque de sa perversité supposée comme celui du hockeyeur l’avait été en marque de sa fougue.
Alex Gagnon est issu des études littéraires. Sa démarche, servie par une plume généreuse et par un réel plaisir de la lecture, est avant tout une plongée vertigineuse dans le texte et dans tout ce qui peut être interprété comme tel en tant que cela fait signe et fait sens : chanson, publicité, oeuvre d’art, objet manufacturé, commémoration… Mais elle repose aussi sur une fine connaissance du système des médias et de la célébrité, notamment à travers les travaux d’Antoine Lilti et de Nathalie Heinich, et sur l’ambition de comprendre les conditions sociohistoriques d’existence des quatre figures. C’est ici qu’entre en jeu le concept d’imaginaire social. Car l’imaginaire ne se serait pas emparé de Robert Piché sans l’idéalisation des exploits passés de grands noms de l’aviation comme Saint-Exupéry, ni de Louis Cyr sans l’essor d’une culture sportive et circassienne au XIXe siècle, ni de Dédé Fortin sans la réactivation du topos romantique de l’artiste martyr et bohème. Gagnon débusque ces références avec une virtuosité un brin minutieuse, réservant d’ailleurs à « l’écologie » de l’affaire Karla Homolka un chapitre entier qui fait honneur à ses recherches sur le crime.
En retour, la confrontation des quatre figures, sans donner lieu à une véritable analyse comparative, met en évidence quelques points qui les rapprochent. Elles ont en commun « l’économie morale de la dette », qui régirait la fabrication de la grandeur dans une logique de dons et contre-dons avec le public, ainsi que la dialectique entre l’ordinarité et l’extraordinarité des personnes célèbres, lesquelles apparaissent toujours comme familières et semblables au commun des mortels, exceptionnelles et banales à la fois. Les représentations de Maurice Richard, Céline Dion et Émile Nelligan, qui ont déjà été étudiées respectivement par Benoît Melançon, Frédéric Demers et Pascal Brissette, accréditent l’idée qu’il y aurait là une spécificité de l’identité québécoise : « Au Québec, les figures de la grandeur sont celles qui, dans leur grandeur même, gardent un air familier. Rester “proche”, s’enraciner dans la communauté est, peut-être plus qu’ailleurs, le prix à payer pour que sa singularité soit aimée et célébrée » (p. 568).
Un dernier mot au sujet des sources. Le livre s’appuie sur l’idéal de réunir tout ce qui a rendu « lisible », « visible » et « audible » les quatre personnalités. On comprendra l’ampleur de la tâche en soulevant l’épais livre quatre-en-un sur lequel cette entreprise a débouché. Parmi les perles recueillies, citons les messages de condoléances de fans laissés au pas de la porte de Dédé Fortin au lendemain de son suicide et aujourd’hui conservés par la famille, des lettres envoyées par des citoyens au Solliciteur général en réaction au procès de Karla Homolka, et un entretien réalisé avec Robert Piché. Il faut saluer également le bon usage d’archives audiovisuelles, pourtant difficiles d’accès pour certaines. Il reste que l’essentiel du corpus se compose d’articles de presse. Ils se prêtent bien à l’analyse qualitative et, parfois, quantitative pour mesurer la notoriété fluctuante de la personne et son traitement différencié dans les espaces francophone et anglophone.
Avec la numérisation croissante des périodiques, il devient de plus en plus facile d’exploiter ainsi un matériau journalistique abondant. Les études comme celles-ci n’en seront peut-être que plus nombreuses. Après le héros, le génie, le champion et le monstre, on se plairait à lire au sujet du saint, ce qui permettrait d’explorer une intuition formulée en conclusion, celle de la spécificité québécoise de l’imaginaire religieux qui irrigue les quatre figures. Gagnon n’y échappe pas lui-même, lui qui est parti en quête des « reliques » d’un Louis Cyr et d’un Dédé Fortin désormais patrimonialisés. Qui de mieux pour incarner cette métamorphose de la grandeur dans notre société aux prises avec son héritage catholique que le Frère André, dont on a dit au moment de sa canonisation en 2010 qu’il est « le Maurice Richard de la foi » ? Avis aux intéressés.