Corps de l’article

Le prétexte de la parution aux éditions du Septentrion de cet ouvrage signé par Harold Bérubé, professeur en histoire à l’Université de Sherbrooke, est une série d’émissions diffusées sur les ondes radiophoniques de Radio-Canada entre 2017 et 2019. La structure même de l’ouvrage en huit chapitres renvoie à huit chroniques préparées et présentées par l’auteur lors de l’émission « Aujourd’hui l’histoire », animée par Jacques Beauchamp sur la chaîne ICI Première. C’est en partie ce qui explique l’éclectisme du livre, traitant d’une diversité de sujets, qui oscillent entre l’analyse de phénomènes sociaux et spatiaux. L’histoire, ou plutôt les histoires (sociales, politiques, urbanistiques et architecturales) dont il est question dans le livre se déroulent principalement selon deux phases s’étendant de la moitié du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, soit lors de la rapide formation des faubourgs de la ville nord-américaine générée par une forte croissance industrielle et démographique, puis par l’émergence et la généralisation de la banlieue pavillonnaire à l’échelle de l’agglomération. En ce qui a trait aux villes dont il est question dans le livre, l’auteur se concentre sur Montréal, bien qu’il fasse quelques incursions rapides vers les villes de la côte est (New York) et du centre des États-Unis (Chicago).

Trois chapitres à consonance plus sociologique se concentrent sur la constitution et la composition des quartiers bourgeois (« Les quartiers de la grande bourgeoisie : le cas du Golden Square Mile à Montréal »), des districts du vice (« Les red-light districts, quartiers du vice ») et des inégalités inhérentes aux grandes villes américaines (« Le redlining et la persistance des inégalités raciales aux États-Unis »).

Une approche plus spatiale et architecturale teinte l’analyse de la transformation de l’espace et de la morphologie de la ville nord-américaine durant les phases étudiées avec quatre chapitres qui traitent de l’émergence des réseaux de transport public (« Le tramway et la fin de la ville piétonne »), de l’aménagement des grands parcs dans la cité (« Les grands parcs urbains : de Central Park au parc du Mont-Royal »), assurant en partie l’embellissement de la ville nord-américaine au tournant de XIXe siècle (« Le mouvement City Beautiful ou le rêve d’une ville belle »). L’auteur fait également une incursion dans l’histoire de l’architecture en abordant l’apparition de l’archétype du gratte-ciel, édifices verticaux qui commencent à se multiplier rapidement durant les années 1920 et 1930 (« L’invention du gratte-ciel, cathédrale du Nouveau Monde »). Notons qu’un ouvrage sur l’évolution de cet archétype à Montréal aurait mérité de figurer dans les sources bibliographiques de ce chapitre, soit celui rédigé par Jacques Lachapelle et intitulé Le fantasme métropolitain : l’architecture de Ross et Macdonald, paru aux Presses de l’Université de Montréal en 2001.

Mentionnons également que l’auteur en profite pour présenter, à la fin de l’ouvrage, la vie d’une des icônes ayant marqué la profession de l’urbanisme au XXe siècle (« Jane Jacobs, urbaniste de terrain »). Cette diversité de chroniques plongeant le lecteur dans la vie quotidienne des villes d’Amérique en général, et de Montréal en particulier, constitue l’intérêt de cet ouvrage où chaque chapitre est agrémenté d’une iconographie et d’une bibliographie pertinentes. Ces chroniques vont permettre d’ouvrir des portes aux lecteurs désireux d’en savoir davantage sur les phénomènes observés et de creuser ces thématiques en consultant les suggestions de lecture de l’auteur. D’ailleurs, on perçoit aisément que l’auteur s’est appuyé sur les sources suggérées afin de rédiger ses chroniques et tirer les éléments les plus susceptibles d’intéresser les auditeurs et, par la suite, les lecteurs du livre.

Toutefois, cet assemblage de textes sous forme de chroniques constitue également la limite du livre, qui fait 174 pages, car bien souvent il est difficile pour le lecteur d’établir des liens entre les diverses « chroniques ». Celles-ci recoupent diverses approches méthodologiques (historique, sociologique, etc.) et analytiques (spatiale, statistique, etc.) et fournissent des niveaux d’information ne se recoupant pas nécessairement et qui ne se situent pas toujours sur le même plan. Un dialogue est pourtant amorcé entre les parties de l’ouvrage lorsque l’auteur aborde dans deux chapitres du livre, l’un à la suite de l’autre, à la fois l’oeuvre de Frederick Law Olmstead et le mouvement de pensée relatif au City Beautiful. L’auteur fait bien la nuance entre la vision néo-classique de l’idéalisation de la ville européenne des tenants du mouvement City Beautiful par rapport à la vision plus pittoresque des paysagistes comme Olmstead. L’auteur montre que cela n’empêche toutefois pas plusieurs villes d’établir des plans d’embellissement où une stratégie paysagère ordonnée selon un réseau de grands espaces verts plantés est privilégiée. Nous aurions aimé que l’ensemble des chapitres puisse être mieux arrimé entre eux en utilisant, par exemple, la piste de la transformation spatiale inhérente à la ville nord-américaine au tournant du XIXe siècle (densification, transport, etc.), problématique sur laquelle peuvent se greffer divers phénomènes sociaux et politiques comme sources explicatives. De plus, le lecteur peut se demander si le livre couvre véritablement l’ensemble des villes nord-américaines comme stipulé dans le titre. Enfin, certains phénomènes sont davantage liés aux villes américaines que canadiennes sans que l’auteur nuance ces différences. Pensons notamment à la question de la ségrégation raciale propre aux États-Unis.

L’éclectisme de ce livre s’explique sans doute par la formule qui l’a généré. En effet, nous concevons qu’il n’est pas axé sur une recherche avec hypothèses, méthodes d’analyse définies a priori, mais résulte d’une commande médiatique. Il pourrait en ce sens se comparer à un ouvrage collectif. La principale qualité du livre, c’est qu’il se lit comme si le lecteur « écoutait » la chronique en fonction de ses intérêts du moment ou de ses humeurs. Cette « écoute » ne se fait pas de manière linéaire, selon un objectif d’approfondissement, mais plus par touches colorées. Ce livre est un premier échelon montrant l’intérêt d’entreprendre un effort de recherche plus approfondi et plus cohérent sur l’histoire de la ville nord-américaine. Le livre montre l’importance de déterminer dès le départ de quelle histoire il sera question : celle de la forme et des espaces typiques de la ville nord-américaine, des courants de pensée qui ont affecté sa transformation, des phénomènes sociaux et politiques qui ont accéléré ou freiné son urbanisation, et ce, du milieu du XIXe au début de XXIe siècle. La publication d’un ouvrage de fond rédigé en langue française sur l’histoire des villes nord-américaines se fait toujours cruellement attendre…